Blue Book frag.
30 déc. 2020
28 déc. 2020
L’inconscient révolutionnaire, d’Otto Gross à Félix Guattari
Selon la base de données cinématographique en ligne IMDB, l’histoire du film Schizopolis, de Steven Soderbergh, se résume ainsi :
« Fletcher Munson est un travailleur passif et léthargique pour une société d’entraide semblable à la Scientologie, appelée Eventualism. Après la mort d’un collègue, il est promu à la rédaction de discours pour T. Azimuth Schwitters, le fondateur et chef du groupe. Cette activité lui sert d’excuse pour s’éloigner de sa femme, qui, découvre-t-il, a une liaison avec son sosie, un dentiste nommé Dr Jeffrey Korchek. Alors que Munson fouille dans le discours et que Korchek devient obsédé par un nouveau patient, un exterminateur psychotique nommé Elmo Oxygen se promène dans la ville pour séduire des épouses solitaires et prendre des photos de ses organes génitaux. »
Les lignes ci-dessous ont d’abord été rédigées dans la perspective d’un scénario pour la suite, Schizopolis 2, film dans lequel, en lieu et place de Fletcher Munson, T. Azimuth Schwitters, Jeffrey Korchek et Elmo Oxygen, les personnages principaux sont Félix Guattari, Gilles Deleuze, Franz Kafka et Otto Gross.
De ce point de vue, c’est un ratage complet.
Félix Guattari est surtout connu pour avoir co-rédigé, avec Gilles Deleuze, les deux tomes de Capitalisme & Schizophrénie, L’Anti-Œdipe et Mille plateaux puis, dans une moindre mesure, Qu’est-ce que la philosophie ? Cependant son rôle a trop souvent été minoré, voire éludé. Certains, retenant avant tout l’Anti-Œdipe (AO) comme un brûlot anti-psychanalyse, négligent l’apport crucial de Guattari. Or, il est absolument déterminant pour l’orientation argumentative de l’AO. Cela tient à son parcours : psychanalyste, disciple hétérodoxe de Jacques Lacan, clinicien, il est engagé dans la « psychothérapie institutionnelle », avec Jean Oury et quelques autres à la clinique de La Borde. Cette forme inédite de psychothérapie peut être considérée comme le pendant français de l’antipsychiatrie, essentiellement anglo-italienne. Ayant participé avec assiduité au séminaire de Lacan depuis les années 1950, Félix Guattari contribue à en diffuser les recherches au sein de ce mouvement visant à renouveler la clinique psychiatrique, et soucieux de questionner les effets de l’institution, de son fonctionnement et de ses dysfonctionnements internes, sur les processus pathologiques. G&D ont également publié un ouvrage sur Kafka, publié en 1975, trois ans après l’Anti-Œdipe et dont il réactive les problèmes, les confrontant aux littératures mineures et plus généralement au devenir minoritaire.
L’auteur praguois a connu, dans le cadre du petit cercle décrit par son ami Max Brod, puis le temps d’un voyage dans le train de nuit Budapest-Prague, un étonnant psychanalyste, lui aussi minoritaire dans son champ, et successivement diagnostiqué « névrosé obsessionnel », puis atteint de « démence précoce », et enfin, à l’issue d’une évasion de la clinique où il était soigné, « fou accompli », par Karl-Gustav Jung : il s’agit de l’un des fondateurs du « freudisme de gauche », reconnu ultérieurement comme un précurseur du freudo-marxisme. Bien qu’ayant adhéré aux idées communistes, il a été un lecteur enthousiaste de Nietzsche et a manifesté dans son existence et dans ses écrits ses convictions libertaires. Il s’appelait Otto Gross.
Gross-Otto-sauvage-analyse-schizo
Un premier mode d’accès pour la découverte d’Otto Gross (OG) se trouve dans la lecture du Courrier Dada de Raoul Hausmann. Il y est cité quatre fois, plus cette note du regretté Marc Dachy :
« Otto Gross (1877-1920) était un disciple très brillant de Freud, un « homme génial » selon Jones. Le fondateur de la psychanalyse voyait en lui un homme précieux et un esprit remarquable mais il dut l’écarter, ainsi que d’autres analystes, en 1908. En 1912, Gross évoquait l’intention d’éditer un journal, « quelque chose du genre revue des problèmes psychologiques de l’anarchisme » dans lequel seraient présentés les résultats radicalement individualistes, mettant en question toutes les institutions existantes, auxquels conduit une exploration résolue de l’inconscient : cela constituerait une sorte de préliminaire intérieur de la révolution.
Les événements ne lui en laissèrent pas le temps. Il fut soudainement et illégalement interné en décembre 1912 dans un asile psychiatrique de Troppan (Silésie) à l’instigation de son père qui avait réuni contre lui un dossier accablant (…) ».
L’intérêt pour le psychanalyste autrichien se confirme alors par l’ouvrage de Jean-Paul Musigny, La révolution mise à mort par ses célébrateurs mêmes, dans lequel est évoqué le lien étroit qui unissait à OG certains dadaïstes allemands, surtout berlinois, ceux-là mêmes qui soutiendront quelques années plus tard la révolution spartakiste :
« dans la revue Revolution, qui s’inscrit dans la lignée de Der Sturm et Die Aktion, plus confidentielle mais également plus subversive, créée en 1913 à Munich par les [futurs] dadaïstes berlinois, « une campagne de solidarité (fut) organisée par l’écrivain Franz Jung en faveur de son ami Otto Gross, devenu célèbre par son opposition à Freud, son maître. Son père Hans Gross, juge d’instruction et criminologue, avait fait enfermer son fils rebelle dans une maison de santé. Ce conflit révéla aux artistes dadaïstes berlinois (Baader, Grosz, Hausmann, Höch, Herzfelde, Huelsenbeck, Franz Jung, Mehring, Carl Einstein) la dureté et la censure qui s’opposaient à leur radicalisme antibourgeois. Cette campagne de solidarité provoqua également des manifestations à Vienne (auxquelles) Erich Mühsam (anarchiste fondateur du journal Kaïn) se joignit » (RMMC, page 85).
S’il apparaît contestable qu’Otto Gross soit « devenu célèbre par son opposition » à Freud, c’est bien par ce conflit juridico-sanitaire avec son père pénaliste que l’intelligentsia, par-delà les frontières, s’est intéressée à son cas. Car Otto Gross acquît une notoriété européenne, comme l’illustre sa mention par Apollinaire comme « inventeur de la psychanalyse » ou, mieux encore, le Moravagine de Blaise Cendrars, roman dont le personnage central, fou dangereux, grand fauve humain, a été partiellement inspiré par le psychanalyste enfermé (l’autre source d’inspiration est Adolf Wöfli, schizophrène découvert par Jean Dubuffet, créateur d’art brut).
En 2011, cette relative notoriété a resurgi sous les traits de Vincent Cassel, qui incarne son personnage dans le film A Dangerous Method de David Cronenberg. Dans cette fiction cinématographique, narrant les relations de Freud, Jung et Sabina Spielrein, le fils du criminologue apparaît comme un cocaïnomane sociopathe dont le charisme se mêle d’une bonne dose de ridicule. Il est exact, c’est un fait avéré, qu’OG a contracté l’habitude de la poudre blanche lors de séjours entrepris en Amérique du sud, en tant que médecin de bord sur la ligne maritime Hambourg-Amérique latine. Il revint de ces voyages non seulement cocaïnomane, mais aussi morphinomane et opiomane, et ce sont ces addictions qui l’ont conduit à ses premières hospitalisations.
Enfin, la connaissance du destin hors du commun d’OG peut être complétée par l’ouvrage de Lionel Richard consacré à l’expressionnisme, D’une apocalypse à l’autre, dans lequel est relatée la polémique qui l’opposa à Ludwig Rubiner. Ce dernier, qui vécut à Berlin, à Paris puis en Suisse pendant la guerre 14-18, représenta le courant pacifiste dans le mouvement expressionniste, sur lequel il exerça une grande influence. Dans Die Aktion, le 7 mai 1913, Rubiner écrivit que les esprits créateurs avaient besoin « d’une nouvelle mythologie et non de psychologie » et que la psychanalyse ne pouvait servir qu’à guérir les caractères faibles, les artistes impressionnistes, les femmes. Il finit son article ainsi :
« En revanche la psychanalyse reste sans aucun sens pour des êtres qui sont dirigés par un esprit libre ; car chez eux la mémoire n’a pas à jacasser en vue d’une libération – elle procède au contraire d’une transposition, à l’intérieur d’objectifs qu’elle s’est consciemment fixés, en action directe ».
Une semaine plus tard, toujours dans Die Aktion, Otto Gross répond :
« Voilà de nombreuses années, au Congrès de psychanalystes qui eut lieu à Salzbourg, j’ai dit combien, avec la découverte du « principe psychanalytique », c’est-à-dire avec l’ouverture de l’inconscient, la perspective était orientée sur le problème d’ensemble de la culture et l’impératif de l’avenir. Il m’a été répliqué par Freud : nous sommes des médecins et nous voulons rester des médecins. (…).
Aujourd’hui la psychologie de l’inconscient est pour nous l’unique garantie, et la première solide, que des réponses réelles peuvent être apportées à des questions réelles, et des voies justes conduire à des objectifs justes – il existe déjà un organe [sans doute la revue Révolution, note de Lionel Richard] qui sur cette base tente, pour périlleux qu’ils soient, ses premiers pas. Bien entendu il est toujours loisible aux littérateurs de croire – de façon naïve et niaise : « Ce qui est seul important, c’est l’utilité grossièrement pratique de la psychanalyse, le résultat thérapeutique. »
Quant à nous, voici ce que nous pensons : le fait que maintenant les hommes sont autorisés à espérer se comprendre les uns les autres et qu’ils doivent y parvenir, le fait qu’ainsi l’infinie solitude dernière concernant l’individu peut être surmontée, que s’annonce une éthique avec un enracinement réel dans la vie – c’est en cela que consiste le résultat thérapeutique de la psychanalyse.
Il va de soi que c’est l’art qui jusqu’ici a jeté sa lueur anticipatrice sur la connaissance des rapports psychologiques inconscients, et il tient au pouvoir de l’artiste d’aller encore de l’avant sur de nouveaux chemins de connaissance. Un art qui n’ose pas traverser les problèmes les plus risqués de la psychologue de l’inconscient n’est plus art.
Nous autres qui voulons aller au-delà de la solitude, nous ne croyons plus que l’esprit législateur sera l’esprit créateur – bien entendu : l’idée en soi exerce une domination, elle fait violence – mais nous croyons que seule l’idée qui se trouve de l’autre côté de la solitude, c’est-à-dire dans l’amour, sera créatrice et libre, et donc esprit libre. L’esprit libre qui n’est pas dans l’amour libre sera toujours conservateur ou destructeur, Dieu ou diable, mais jamais esprit libre.
Ludwig Rubiner commet une erreur funeste en opposant la femme à l’esprit libre. Nous croyons que la première et réelle révolution sera celle qui en Un rassemblera la Femme, la Liberté et l’Esprit ».
Il apparaît avec la plus grande clarté, dans cette réponse mais surtout dans plusieurs de ses articles (« Comment surmonter la crise culturelle », « A propos d’une nouvelle éthique », « La symbolique de la destruction », « Situation des intellectuels », « Révolte et morale dans l’inconscient », « La formation intellectuelle du révolutionnaire »…), qu’OG, fortement influencé par l’anthropologue suisse Bachofen, non seulement détestait la misogynie, a fortiori lorsqu’elle trouve sa justification dans le statu quo du conservatisme patriarcal, mais souhaitait l’instauration d’une société matriarcale, assimilée au retour édénique du communisme primitif. La confirmation peut en être trouvée, dans cet extrait du Courrier dada :
« Il faut souligner ceci : Dada à Paris, d’après la formule de Georges Hugnet, était fixé « par son inclinaison vers le merveilleux (le « Wunderbare » des Romantiques allemands) et les profondeurs du subconscient récemment approuvé par Freud ». S’il est vrai que M. Breton est resté jusqu’à présent sous l’influence de Freud (de même que Tristan Tzara (…)), nous avions déjà tiré toutes les conséquences possibles de la psychanalyse entre 1916 et 1919. C’était, je le répète, Otto Gross qui avait dévoilé le conflit du moi et du toi, de l’en-soi propre et de l’autrui, de l’étranger, et c’était moi qui avais mis au jour les défauts de l’attitude « masculine-protestante » fondée sur les conflits proto-historiques, et l’attitude juridico-sociale, ainsi que la protestation amazonienne de la femme contre le « héros » ou complexe de Clytemnestre. » (Raoul Hausmann CRDD).
Raoul Hausmann le dadasophe [1], hurleur de poèmes phonétiques, photo-monteur, plasticien, photographe, activiste, a réalisé de ses mains « L’esprit de notre temps, tête mécanique » (1919), car « à quoi bon avoir de l’esprit dans un monde qui continue de toute façon à marcher comme une mécanique ? » , et pourrait être considéré comme un précurseur du cyberpunk, qui n’est pas qu’une arnaque [2], dans son décapant alliage entre l’humain et la machine.
Qu’est-ce que c’est, les machines désirantes d’Otto Gross, qu’est-ce qu’il l’a fait entrer dans ses machines, et sortir, comment ça marche, quels sont ses sexes non humains, ou grands Autres ?
La machine désirante d’OG est une vraie machine de guerre, assez bizarre en vérité, une sorte de machine à la Tinguely, qui apparaît à première vue plutôt compliquée, voire dysfonctionnelle, et sur laquelle sont embranchés des flux provenant de la bohème de Schwabing et de Monte Verita, de Munich et Ascona ; des flux artistiques expressionnistes et dadaïstes , anarchistes , sexuels , cosmiques , anti-familialistes , féministes , polygames , des flux de substances narcotiques, ceux-là même qui conduiront à son internement ; processus schizo stoppé net et dégradé en schizophrénie d’asile sous l’injonction d’un père criminologue et du psychanalyste dévoué à Wotan, CG Jung.
Jung, en effet, a rédigé, au jour le jour, le journal du traitement suivi par OG dans la clinique du Burghölzi. Parallèlement à la cure de désintoxication, Jung a entrepris de l’analyser. Le père Hans Gross a écrit personnellement à Jung pour lui demander de s’occuper de son fils. Or bien qu’OG soit son collègue et qu’il connaisse, par sa correspondance avec Freud, le fort potentiel qui a été détecté en lui, Jung se range sans restriction du côté du criminologue et considère son patient comme un dépravé aux mœurs condamnables. Il change deux fois de diagnostic à son sujet, toujours dans le sens de l’aggravation : d’abord « névrosé obsessionnel », puis atteint de « démence précoce », appellation désuète synonyme de schizophrénie, et enfin, après l’échec du psychanalyste suisse, outrepassant toute mesure, ainsi que la neutralité contrainte du lexique technico- médical : « fou accompli ! ». Car l’analyse va tourner court. Le 17 juin 1908, Jung note dans son journal de traitement : « Cet après-midi à 4 h. environ, il s’est enfuit par-dessus le mur du jardin. N’a pas d’argent sur lui ».
OG a expérimenté une ligne de fuite qui est aussi, du point de vue schizogéologique, une périlleuse ligne de crête. Le danger a pour un temps emprunté l’identité d’un père criminologue qui pensait que les « dégénérés », catégorie dans laquelle il rangeait les fous en tous genres, les inadaptés sociaux, les vagabonds et les révolutionnaires devaient être déportés en Afrique. La guerre à outrance entre père et fils apparut aux expressionnistes comme le psychodrame dont la réalité dépassait la fiction. Malencontreusement, le psychodrame ainsi saisi par ces artistes, contemporains de la naissance de la psychanalyse, était œdipien. Or, parmi les articles psychanalytiques publiés par le fils terrible, il est à noter que les occurrences à l’Œdipe sont quasiment inexistantes. Changeons donc de perspective, parlons plutôt de cosmodrame.
Ce cosmodrame, comment l’appréhender ? Les symptômes sont des oiseaux qui cognent du bec contre la fenêtre, a écrit FG. Dans le cosmodrame, tout ça atteint une autre dimension, celle du réel et du choc méga-traumatique. Le moyen le plus efficace serait de plonger dans un film de monstres japonais, du type Godzilla contre Mothra (Godzilla contre King Kong, Godzilla contre King Ghodorah etc… ) dont le scénariste, inspiré par « la Guerre des principes » d’Antonin Artaud (Héliogabale), ferait s’affronter Otto Gross et ses adversaires.
Cela donne : « Ottogrosszilla contre HansgrossKrimozilla « (Anarchie contre Principe Proto-Fasciste), « Ottogrosszilla contre KGJungKong » ( Principe Dionysos contre Principe Wotan), ou même « Ottogrosszilla contre Sigmundorah » ( Principe Astarté contre Principe Œdipe). Et à chaque fois, n’en doutons pas, Ottogrosszilla en sort vainqueur.
Guattari s’est lui-même intéressé au psychodrame, ayant participé aux premier et troisième congrès international consacré à cette pratique thérapeutique de groupe s’inscrivant dans la socioanalyse inspirée par JL Moreno.
La bohème de Monte Verita, dont Otto Gross s’affirma comme une sorte de guide existentiel, correspond à ce que Guattari appelle un groupe sujet, issue la plus favorable au groupe en fusion décrit par Sartre dans la Critique de la Raison dialectique. Comment se distingue un groupe sujet ? Contrairement au groupe assujetti ou groupe objet soumis, passif, réifié par l’ordre social, le groupe sujet libère des énergies transversales, des énergies libres exerçant une puissance régénératrice et dissolvante. Cette puissance, résultante des échanges se situant sur le plan de la communication pulsionnelle, permettent aux membres du groupe d’actualiser leurs multiples connexions dans les trajets imprévisibles et fluents du corps sans organe, dont l’autre nom est anti-principe, ou Anarchie ; et ainsi, ipso facto, d’embrouiller, voire d’annihiler les positions instituées par le Grand Programme Social (GPS). C’est pourquoi le groupe sujet tend vers l’auto-organisation, et s’active plus ou moins souterrainement dans une fabrique alternative de subjectivités déprogrammées, imprévisibles, échappant aux coordonnées du GPS.
« Un groupe-sujet […] est celui dont les investissements libidinaux sont eux-mêmes révolutionnaires ; il fait pénétrer le désir dans le champ social, et subordonne le socius ou la forme de puissance à la production désirante : producteur de désir et désir qui produit, il invente des formations toujours mortelles qui conjurent en lui l’effusion d’un instinct de mort ; aux déterminations symboliques d’assujettissement, il oppose des coefficients réels de transversalité, sans hiérarchie ni surmoi de groupe » (AO).
A Monte Verita, le psychanalyste autrichien exerça son influence sur la fine fleur des subjectivités de l’époque. Au sein de cette commune informelle, se nouaient et se dénouaient de la manière la plus libre, des liens affectifs, artistiques, intellectuels, sexuels entre des activistes, des artistes, des naturistes, des théosophes, des gymnosophistes, aguerris aux techniques d’inspiration et d’expansion, taoïstes ou tantriques ; s’y rencontrent et s’y mêlent Hugo Ball, Isadora Duncan, Hermann Hesse, Hannah Höch, Kropotkine…
Les commentateurs les moins avisés ont voulu voir dans cette libre communauté une manifestation de folklore « pré-hippie » composé d’ « idéalistes ». Cette interprétation est à mettre en parallèle avec ce que Pierre-Henri Castel [3] dit de l’Anti-Oedipe. Selon PHC, l’AO est une œuvre hystérique au sens de Lacan, car elle idéaliserait le désir sexuel. De l’idéalisation à l’idéalisme, le pas peut être allègrement franchi. C’est oublier un peu vite qu’il y a chez G&D un spinozisme de l’inconscient dans lequel le désir est certes sexuel mais pas que, car pris dans les flux du matérialisme historico-machinique. Ce matérialisme que l’on pourrait dire averti s’oppose en tous points à l’idéalisme vulgaire qui, obsédé par un « nouvel âge », s’accorde si bien avec les dernières extensions capillaires et marchandes du nihilisme capitaliste. Car s’il est certain que ce monde n’est pas gouverné par des idées, ce dont Otto Gross et Félix Guattari parviennent, chacun à leur manière, à nous convaincre, c’est qu’il est modelé par les désirs. Parfois pour le meilleur, et souvent pour le pire. L’économie politique et l’économie libidinale ne sont qu’une, sans solution de continuité. De ce point de vue, l’apport de Wilhelm Reich, si souvent cité et discuté dans l’AO, et sa démonstration du fait que le fascisme n’aurait pas été possible sans le désir des masses, se révèle indispensable.
Contrairement à Reich et, de ce point de vue encore, beaucoup plus proche de Guattari, l’atout d’Otto Gross consiste en ce qu’il a démontré, plus encore par sa trajectoire vitale que par ses écrits, la consonance contingente, et profondément nécessaire, liant désir et délire (ce qui sort du sillon, de la ligne droite). OG a tracé une arabesque existentielle. Son rapport avec les femmes, sa fascination pour le matriarcat, le fait qu’il ait eu, à quelques semaines d’intervalle, deux fils, et qu’il leur ait donné le même prénom, Peter, tout cela constitue un projectile lancé avec une virulence frondeuse dans l’honorable et respectable façade de la très catholique Autriche-Hongrie.
Proche des sœurs von Richtofen [4] et du cercle de Max Weber, OG attira sur lui l’attention réprobatrice du sociologue.
Contemporain du délitement de l’empire austro-hongrois et d’un temps où la Kulturkritk s’inquiétait de la décadence entendue comme phénomène social de grande ampleur, OG, issu de l’ aristocratie autrichienne, excellent élève ayant bénéficié d’un environnement familial socialement privilégié, scolarisé dans l’enseignement privé auquel s’est ajouté la présence de précepteurs, aurait pu prétendre à exercer une carrière, encouragée par son père, qui aurait confirmé en tous points son appartenance à une majorité occupant sans conteste une position de pouvoir et de domination. Bien au contraire, par une volte-face qui s’apparente à une révolte, nous affirmons, pour parler le guattaro-deleuzien, que : « ses investissements libidinaux impulsèrent dans une toute autre direction ses investissements préconscients d’intérêt, pour l’emporter dans un processus de devenir minoritaire » ; et de traîtrise à l’égard de sa caste.
Par cet aspect il rejoint Franz Kafka, tel qu’il fut lu et compris par G&D.
OG, à l’issue d’années noires marquées par la guerre, l’errance, la misère, la solitude et la drogue, est retrouvé affaibli par la faim et le froid ; soigné pour pneumonie au sanatorium, mais meurt deux jours plus tard, en février 1920, puis est inhumé par erreur dans le cimetière juif de Berlin.
Dans une lettre à Milena, écrite en 1920, Franz Kafka raconte un épisode de sa rencontre avec Gross en 1917. Milena venait sans doute d’annoncer la mort d’OG. Kafka répond :
« J’ai à peine connu Otto Gross ; mais j’ai senti que quelque chose d’important tendait la main vers moi sur fond de ridicule. L’air désemparé de ses amis et de sa famille (sa femme, son beau-frère, et même le nourrisson mystérieusement silencieux au milieu des sacs de voyage – il ne fallait pas qu’il tombe de son lit quand il restait seul – qui buvait du café noir, mangeait des fruits, mangeait tout ce qu’on voulait) me faisait un peu penser au désarroi des disciples du Christ debout au pied du crucifié. Ce jour-là je rentrais justement de Budapest où j’avais accompagné ma fiancée et je faisais route, complètement épuisé, vers Prague où m’attendait l’hémorragie. Gross, sa femme et son beau-frère avaient pris le même train de nuit […] Gross m’a raconté quelque chose pendant presque toute la nuit (à part quelques petites interruptions pendant lesquelles vraisemblablement il se faisait des injections) ; du moins c’est ce qui m’a semblé, car à vrai dire je n’en ai pas compris le moindre mot. Il m’expliquait sa doctrine à partir d’un passage de la Bible que je ne connaissais pas, mais par lâcheté et par fatigue je ne lui ai pas dit. Sans interruption il analysait ce passage, sans interruption il apportait de nouveaux éléments, sans interruption il quêtait mon approbation. Je hochais mécaniquement de la tête alors que son image se brouillait devant mes yeux. D’ailleurs je crois que, même l’esprit clair, je n’aurais pas compris ce qu’il me disait, ma pensée est froide et lente […]. A Prague je ne l’ai revu que fugitivement » (cité par Jacques Le Rider, RSDV).
Le passage de la bible en question est probablement celui sur Caïn, le fils aîné d’Adam et Eve (Genèse, livre IV), voué au labeur agricole, qui tue son frère Abel, devenant le premier homicide, et est condamné à fuir perpétuellement.
C’est en référence à ce fils maudit d’Adam et Eve que l’anarchiste Erich Mühsam, partisan, sous l’influence d’OG, de l’intégration des classes dangereuses dans les forces révolutionnaires, intitula sa revue, laquelle publia plusieurs textes d’OG. Erich Mühsam est par ailleurs l’auteur d’une lettre à Freud dans laquelle il vante les mérites du « Docteur Gross », qui l’a complètement guéri en l’espace de six semaines des symptômes dont il souffrait, et attribue cette « réussite extraordinaire » à la « psychologue de génie » de Freud (PSYPO).
L’intercesseur Franz Kafka machine à rêves
« L’individu humain se débat au centre d’un jeu de forces dont il a généralement renoncé à démêler le sens et son manque total de curiosité à cet égard paraît bien être la condition même de son adaptation à la vie sociale […] ». (André Breton, Anthologie de l’humour noir, introduction aux textes choisis de Kafka).
OG finit sa vie en dormant sous les ponts, pendant que s’écroulaient les deux royaumes qui représentaient, eux aussi, une jonction : celle reliant l’Europe occidentale et l’Orient, comme en témoigne les propos pontifiants suscités par les célébrations de la Cacanie dans L’homme sans qualités de Robert Musil.
Kafka a rédigé un court texte intitulé « Le pont », issu des récits posthumes :
« J’étais dur et froid, j’étais un pont, j’étais tendu au-dessus d’un ravin. Mes orteils d’un côté, mes doigts crispés de l’autre, je m’étais encastré solidement dans l’argile croulante. Les pans de mon habit flottaient à mes côtés. Loin au-dessous grondait le torrent glacé. Aucun touriste ne s’égarait vers ces hauteurs inaccessibles ; le pont n’était encore mentionné sur aucune carte. Aussi je restais tendu et j’attendais ; je ne pouvais faire autre chose qu’attendre. A moins de tomber, aucun pont, une fois en place, ne peut cesser d’être un pont. […]
Il vint ; il éprouva ma solidité avec la pointe de fer de sa canne ; puis avec cette même pointe, il releva et arrangea derrière moi les pans de mon habit. […] Mais soudain, il sauta au milieu de mon corps à pieds joints. Je ressentis une violente douleur, sans comprendre ce qui arrivait. Qu’était-ce donc ? Un enfant ? Un rêve ? Un voyageur ? Un suicide ? Un esprit de tentation ou de destruction ? Et je me retournai pour me rendre compte. Un pont, se retourner ? Je n’avais pas achevé mon mouvement que, déjà, je commençai à tomber, que je tombai, et qu’en un instant je fus déchiré et transpercé par les roches aiguës qui m’avaient toujours si paisiblement regardé d’en bas à travers la ruée des flots ».
Y-aurait-il un devenir pont chez Kafka, tout comme il y a un devenir animal et un devenir minoritaire, tels qu’ils ont été saisis par G&D ?
Ce texte, quoi qu’il en soit, présente une forte analogie avec les récits de rêves, dont Kafka était coutumier, à tel point que FG, fasciné, préparait une anthologie « soixante-cinq rêves de Franz Kafka », rêves qu’il analysait sans relâche. Si la vie de FK s’est apparentée à un rêve, il est resté réticent à l’égard des interprétations psychanalytiques, et l’on peut dire avec FG que « là où l’interprétation freudienne s’arrêtait – avec « l’ombilic du rêve »- tout commence pour Kafka.
« Renonçant à faire passer leurs points de non-sens sous le joug d’une quelconque herméneutique, il les laissera proliférer, s’amplifier, pour engendrer d’autres formations imaginaires, d’autres idées, d’autres personnages, d’autres coordonnées mentales, sans surcodage structural d’aucune sorte. S’instaure alors le règne de processus créateurs antagonistes à l’ordre établi des significations. Processus de production d’une subjectivité mutante, porteuse de potentialités susceptibles d’enrichissements indéfinis ».
Bien loin de la réception existentialiste, le présentant, à l’instar de Kierkegaard, comme un précurseur ; loin également du débat politique autour de son supposé antitotalitarisme ou anti-stalinisme par anticipation, et de toutes les lectures thétiques ou thématiques, dont le symptôme le plus évident est l’adjectif « kafkaïen », qui dénaturent la puissance sauvage et disloquée de l’œuvre, le branchement deleuzo-guattarien connecte directement au devenir animal, passant évidemment par la métamorphose de Gregor Samsa en cancrelat, mais pistant plus avant, et plus loin, pour traquer cet humour féroce assimilable à l’effet K, tout comme les Curie ont détecté et nommé l’effet de la radioactivité.
L’œuvre de Kafka, et pour cause, produit sans trop d’effets « littéraires » ni d’affectation, un effet sur le processus primaire de l’inconscient trans-individuel de ses lecteurs ; elle est tout entière, dans son inachèvement fragmentaire, production d’intensités affectives.
A ce titre, le témoignage filmé de Max Brod, en 1968, est particulièrement intéressant : « Je peux montrer que Franz Kafka était plein de tendresse à travers une histoire à propos de mon père. Mon père dormait sur le canapé après le dîner et Franz qui me rendait visite a dû traverser cette pièce ; mon père a fait quelques mouvements alors qu’il était à moitié endormi, Kafka a levé les bras et a dit : « considérez-moi comme un rêve », puis il s’est faufilé sur la pointe des pieds dans ma chambre. Et c’est donc une indication claire de la façon dont la vie de Kafka, et la poésie, et la fantaisie, ont fusionné en dépit des limites habituelles que l’on a trop souvent tendance à accentuer, car pour lui ces limites s’effacent, il a vécu comme celui qui écrit et a écrit comme celui qui vit ».
« Considérez-moi comme un rêve ». Le problème n’est donc pas de savoir si, d’un point de vue biographique, le comportement de Kafka était celui d’un doux rêveur, lunatique qui n’aurait pas les pieds sur terre, assurément ce n’était pas son cas ; le problème n’est pas non plus d’identifier quels mécanismes sociologiques ont pu le conduire à adopter ce style qui tranche par son réalisme à caractère clinique, dans un genre fantastique dont la ville de Prague était prodigue, et très certainement son activité professionnelle liée au secteur des assurances l’a incité à développer cette tonalité si particulière du rapport factuel ; le problème est bien de saisir, ou mieux de sentir et de ressentir, en trouant le filtre intellectuel-rationnel, quels sont les embranchements, les connexions et raccordements qui incite le lecteur, confronté à la machine à rêve nommée Kafka, à se laisser emporter, glisser, charrier, sans espoir de retour indemne, dans les grands et forts courants du fluent onirique.
Contre Marthe Robert, et sa piteuse théorie du roman comme récit familial du névrosé, monnayable sur le marché des triangulations rances et des divans chancis, fausse monnaie de la norme marchande, misérable étalonnage de la littérature-de-grande-tête-molle-de-gondole, il est aisé de démontrer que si la lettre au père est si hyperboliquement œdipienne, cela ne relève nullement du hasard. Car c’est précisément l’hyperbole, et son effet de décalage, de recul, qui doit attirer l’attention.
Et encore, après avoir pisté l’animal, le mouvement continue par la traque des fantômes, et l’œuvre de Kafka en est pleine, dans son rapport fantomatique à l’existence qui passe par la relation épistolaire, laquelle, contrairement à l’aéroplane, au tramway, au train, moyens modernes de rapprochement physique des individus ou des amants, a la vertu de conjurer la proximité conjugale. Ainsi s’opère la césure salutaire entre le sujet d’énonciation et le sujet d’énoncé, césure qui ressemble à des schizes, et des lignes de fuite, puis les assemble en une cartographie mouvante, encore renouvelée, toujours à renouveler. La perversion innocente de K. dans ses rapports avec les femmes, n’est rendue possible que par ces lignes, discrètes secousses sismiques.
Ce n’est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu’on devient révolutionnaire ; c’est en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu’on invente un devenir spécifique autonome imprévu (G&D, Mille Plateaux, p.134-135).
Le concept de littérature mineure comporte un enjeu politique à même l’analyse stylistique : créer la forme d’énonciation collective d’un peuple qui n’existe pas encore, aboutir ainsi à une déterritorialisation de la langue.
Emancipation, libération, Libéria ; cette déterritorialisation de ce peuple dont l’existence est à venir, peut aussi tourner à la farce, précédée par une tragédie de fiction. Ainsi le point de vue de Max Brod sur Otto Gross, qui s’exprime dans le roman « Le grand défi » de 1918, plus que négatif, fait directement écho à ce péril. Durant une guerre massivement dévastatrice, quelques rares déserteurs et réfugiés ont fondé une colonie utopique, Libéria, régie par un certain Dr. Askonas. Ce personnage, marié mais entouré de maîtresses, prêche la libération intérieure des individus : « Je me défie de tout acte qu’un homme s’inflige contre lui-même. Se vaincre soi-même – oui, si pareille victoire n’était pas en même temps une défaite qu’on réserve à soi-même. La décomposition de l’amour, une humanité castrée et cadastrée, l’écroulement du monde dans les abstractions, - voilà où aboutissent les victoires sur soi-même !... A ce jeu-là on sacrifie l’amour et la bonté ! ». Ce docteur Askonas excite la méfiance du héros du roman : « Qui est ce Docteur Askonas ? Un rédempteur, qui se sacrifie à son rêve ? Ou un traître, un criminel qui défoule ses sombres instincts sous le manteau du messianisme ? ». L’histoire aboutit au drame. On s’aperçoit bientôt que Libéria est un camp d’enfermement où règne une autorité effrayante. Les habitants de Libéria se révoltent contre Askonas ; le camp est finalement anéanti par la guerre environnante. Constatant la faillite de son utopie, Askonas s’écrie : « On ne devrait songer à sauver l’humanité qu’après s’être acquitté de la tâche qui consiste à faire la pureté en soi-même ». (RSDV).
Il y a un étrange humour, certainement volontaire, par le truchement duquel le moraliste Max Brod attribue à cette colonie utopique, un nom, Libéria, qui est celui d’un Etat existant déjà depuis près d’un siècle en 1918, puisque fondé en 1822 par une société « philanthropique » américaine, aboutissant de fait à une république coloniale, peuplée d’esclaves noirs affranchis, avec l’objectif de diminuer le nombre des Afro-Américains aux Etats-unis d’Amérique. Il s’agit donc d’une parodie d’émancipation, d’autant plus déplorable qu’elle s’est effectuée au détriment des populations africaines autochtones.
La description de cette colonie utopique, imaginée par Max Brod, évoque surtout les échecs des premières communautés utopiques inspirée de Fourier ou de Saint-Simon, celles du Texas par exemple, et plus encore, par anticipation, le cauchemar de certaines communes hippies ou parareligieuses dont celle, emblématique, du pasteur Jim Jones. Son « Temple du peuple », mené d’une main de fer et re-territorialisée au Guyana sous la forme d’un proto-Etat, aboutit en 1978 à un immense suicide collectif par absorption de cyanure.
L’un des principaux enjeux de l’Anti-Œdipe, suite au reflux contre-révolutionnaire ayant succédé à l’après mai 68 : analyser comment certaines tentatives moléculaires, visant à inventer de nouvelles possibilités de vie, pouvaient se retourner. Au point d’aboutir, par l’absorption dans un pôle paranoïaque et fascisant, au fiasco molaire du surcodage barbare et/ou étatique.
« On voit mal ce que serait un Etat-amazone, un Etat des femmes, ou bien un Etat des travailleurs précaires, un Etat du « refus ». Si les minorités ne constituent pas des Etats viables, culturellement, politiquement, économiquement, c’est parce que la forme-Etat ne convient pas, ni l’axiomatique du capital, ni la culture correspondante. On a souvent vu le capitalisme entretenir et organiser des Etats non viables, suivant ses besoins, et justement pour écraser les minorités. Aussi la question des minorités est-elle plutôt d’abattre le capitalisme, de redéfinir le socialisme, de constituer une machine de guerre dont le but n’est plus la guerre d’extermination ni la paix de la terreur généralisée, mais le mouvement révolutionnaire (connexion des flux, composition des ensembles non dénombrables, devenir-minoritaire de tout le monde) » (G&D Mille Plateaux, p.590).
Le premier patient traité par Félix Guattari, étonnamment, stimule aussi l’intérêt quasiment obsessionnel du schizo-analyste pour Kafka : « Le cas de R. A., mon premier schizo, me prenait au minimum quatre à cinq heures par jour. Tout y passait. Y compris mes copains et même mes petites amies. Identifié bon gré mal gré à mon auteur préféré je lui faisais recopier Le Château. Il en vint même à se déguiser de façon incroyable en Kafka lui-même ».
Guattari inventa à cette occasion la technique « magico-machinique du magnétophone », en proposant au patient la lecture et l’enregistrement du roman. La schizoanalyse ait commencé par la rencontre avec le double schizo de Kafka. L’auteur tchèque l’a par ailleurs inspiré en différents moments de son œuvre ou de sa vie, ébauchant parfois des touchants devenirs-Kafka » (PP Pelbart, devenir Kafka, Chimères).
Là où / et le ça / et l’inconscient réel
« La psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution », écrit OG. « Le processus schizophrénique est le potentiel de la révolution », répondent G&D, et grâce à cette reformulation, nous avons une nouvelle fois une excellente raison d’affirmer que, comme l’avait déjà démontré Isidore Ducasse, le progrès existe.
Mais de quel inconscient, de quel processus s’agit-il ?
Dans son séminaire de 1981, Félix Guattari délimite « quatre types d’inconscients :
– l’inconscient subjectif
– l’inconscient matériel
– l’inconscient territorial
– l’inconscient machinique.
l’inconscient subjectif , lié aux structures d’expression, cherche un certain type d’équilibre, d’expression, de mode de sémiotisation, d’où ses affinités avec les structures névrotiques ; l’inconscient matériel, tourné plutôt vers les dimensions de contenu, et de composantes hétérogènes que j’ai baptisées de psychotiques, est, quelque part, en contre-dépendance de l’inconscient névrotique ; l’inconscient territorial, celui de la famille, des champs territoriaux, des corps, des objets partiels, des rapports systémiques de famille, etc., est aussi, quelque part, à la recherche d’une pseudo-identité, même si cette identité est déterritorialisée à bien des égards, ne serait-ce que dans son fonctionnement systémique.
L’inconscient machinique, celui des champs possibilistes, celui des micro-politiques moléculaires, et aussi – puisqu’on ne se gêne pas, ici dans les formules à l’emporte-pièce – l’inconscient loin des équilibres stratifiés. Ce en quoi il diffère des autres : Tandis que l’inconscient machinique n’a pas de clef sémiotique en tant que telle ; il n’est pas hanté non plus par une sorte de paradis perdu, qui serait celui de l’inconscient psychotique, ni par des territoires. Il est fait de l’ensemble des possibles qui peuvent habiter toutes les dimensions de l’agencement.
Si vous voulez, par exemple, pour ceux qui ont lu l’Anti-Œdipe ce serait une dissociation de la notion d’inconscient schizo. Avec Gilles, on s’est débattu pendant des années, pour dissiper des malentendus terribles : « Quand on parle d’une entité schizophrénique ou d’un schizophrène d’hôpital, c’est différent du processus schizo », répétions-nous. On nous disait : « Ouais, vous avez découvert une nouvelle race de révolutionnaires, les schizophrènes d’hôpital, vous nous faites bien rigoler, ce sont des gens qui sont malheureux comme les pierres ! ». Nous disions : « Oui, oui, on sait bien », mais ça tournait toujours assez mal.
L’inconscient psychotique est celui du deuxième niveau dont j’ai parlé, celui de la dimension de contenu des agencements.
Tandis que le quatrième, l’inconscient machinique, est l’inconscient schizo, en tant qu’inconscient processuel ».
La triade lacanienne du réel, de l’imaginaire et du symbolique peut être comprise comme une reformulation des trois instances énoncées par la deuxième topique freudienne : ça, moi, surmoi. La caractéristique de G&D, comme du dernier Lacan, est d’accorder le primat, aux dépends du moi imaginaire et du surmoi symbolique, à l’inconscient réel, dans lequel production et désir sont inextricablement liés, production de désirs et désirs productifs. Or, ce réel occupe la même position que le quatrième inconscient, l’inconscient machinique, décrit ici par FG : ça machine. En effet, comme le précisent Guillaume Sibertin-Blanc (Deleuze et l’Anti-Œdipe) dans une perspective théorique, et Florent Gabaron-Garcia (L’héritage politique de la psychanalyse), d’un point de vue d’avantage orienté vers la clinique, le réel, continuum, flux, n’a de cesse de faire l’objet de prélèvements et de coupures, dans la plus parfaite univocité, sans stratification ontique, au sein de la machine, laquelle est simultanément machine historico-sociale, machine désirante, machine de machines.
Cette insistance sur les catégories de production et de machine a suscité la critique de Baudrillard, dans le Miroir de la production (1975), assimilant l’AO à un discours productiviste, et faisant du schème de la production le stade du miroir de l’espèce humaine.
Soulignons que ce miroir, s’il existe chez G&D, est singulièrement diffracté, et ressemble beaucoup moins à ce miroir ordinaire où l’enfant reconnaît son reflet, premier temps de la construction de son identité subjective, qu’aux miroirs de la Dame de Shanghai, tombant un à un sous les balles d’Orson Welles.
En effet, s’il est exact que la production (synthèse connective) et la reproduction du cycle de production exercent, par rapport à l’enregistrement (synthèse disjonctive) et à la consommation (synthèse conjonctive), un magistère processuel, de sorte que l’enregistrement et la consommation sont aussi des productions, il n’en reste pas moins que le capitalisme nécessite une instance d’anti-production, le socius ou corps plein du capital. Ainsi, « la véritable axiomatique est celle de machine sociale elle-même, qui se substitue aux anciens codages, et qui organise tous les flux décodés, y compris les flux de code scientifique et technique, au profit du système capitaliste et au service de ses fins ».
Revenons un instant à cette question des synthèses. G&D ont eu l’ambition, avec l’AO, de produire de la pop philosophie. Force est de reconnaître qu’il s’agit, au moins partiellement, d’un échec, car ce livre, s’il touche parfois au but, contient également de nombreux points d’achoppements, et des développements qui se révèlent, pour un lectorat issu de ce peuple qui manque, assez rébarbatifs.
L’emploi du vocabulaire kantien des synthèses en est un exemple. Sur le fond, le choix de ce lexique exigeant et technique, celui du Kant de la première Critique, est assez étrange. La théorie kantienne de la connaissance pourrait-elle être transposée, quitte à subir quelques améliorations, et avoir des effets explicatifs sur l’inconscient ? Non point : l’emploi d’un vocabulaire kantien exerce ici un effet de leurre, qui complique singulièrement la compréhension de ce qui est en jeu dans le procès sans sujet de l’inconscient réel.
En effet, lorsque G&D empruntent le lexique kantien de la synthèse, il importe de comprendre qu’il s’agit, en pratique, d’un détournement ; dans les processus décrits, qui ont trait aux flux et au désir, le mot synthèse doit s’entendre dans sens absolument non kantien, n’ayant aucun rapport avec la connaissance, avec l’intellect, ni même avec le psychisme, mais bien plutôt avec des phénomènes décrits par les sciences naturelles, tels que la photosynthèse ou la nucléosynthèse.
Encore faut-il préciser que la nature est industrieuse. Et que le même type de processus se retrouve dans les artefacts industriels.
Prenons l’exemple de la sidérurgie. L’industrie lourde de la production d’acier procède par synthèse connective, moment de la production au sens restreint : le minerai de fer, préparé par broyage et calibrage en grains, est traité dans l’usine d’agglomération. L’aggloméré obtenu, concassé et calibré, est ensuite chargé dans le haut fourneau avec du coke. Puis intervient la synthèse disjonctive, particulièrement évidente dans ce procédé dénommé coulée en lingots. A l’issue de ce procédé, en effet, les lingots démoulés, réchauffés puis écrasés, sont transformés soit en brames (ébauches de produits plats issus du « slabbing »), soit en blooms (futurs produits longs issus du « blooming »). Enfin intervient la synthèse conjonctive, qui voit la transformation du produit en marchandise disponible à la consommation.
Dans le plan d’immanence ou nous nous situons, ce n’est pas du tout par analogie que ces différentes étapes de synthèse s’appliquent au flux du désir, au réel inconscient, dans la production.
Ainsi Lyotard (Capitalisme énergumène), comparant les conclusions de Baudrillard dans « Pour une critique de l’économie politique du signe » à celles de G&D dans l’AO, insiste sur leur divergence. Alors que le désir, chez Baudrillard, freudien à cet égard, est pensé en terme de sujet, et que la production désirante est assimilée à un signifiant nihiliste, G&D partent des machines désirantes et font usage des catégories de la connexion, de la disjonction et de la conjonction, c’est-à-dire du branchement et de la coupure ; la fonction de leur discours n’est pas de métaphoriser, mais de produire des catégories économiques annihilant toute possibilité d’un rabattement signifiant.
Dans les articles « machines » et « machinisme » du Dictionnaire critique du marxisme, sont distinguées trois formes de machine, ainsi que deux formes de système de machines.
D’un point de vue technique, les machines peuvent être classées en trois catégories : les machines simples (treuil, levier, poulies), les machines-outils (métier à tisser, machine à vapeur) et les machines automatiques qui obéissent à un programme et participent de la révolution technique dont Marx n’a pu qu’esquisser l’analyse.
Le système de machines peut prendre deux formes : soit un ensemble de machines-outils identiques, accomplissant simultanément les mêmes opérations au cours du procès de travail, soit un ensemble de machines-outils spécialisées, se complétant pour permettre à l’objet de travail de parcourir le cycle entier de sa transformation en produit nouveau. Labica et Bensussan précisent : « les conséquences du machinisme en tant que système complexe sont considérables. On observe en effet que les machines peuvent à leur tour être produites par des machines ».
Nous pouvons en déduire qu’il existe un troisième système de machines, constitué de machines automatiques : c’est la singularité de notre temps.
Si G&D peuvent à bon droit être qualifiés de post-structuralistes, c’est précisément que leur rencontre s’est opérée à la suite de la publication d’un texte, « Machine et structure », dans lequel la structure est destituée au profit de la machine, tout comme le symbolique au profit du réel chez Lacan, au tournant des années 1960 à 1970.
Dès 1955, comme le pointe avec une remarquable lucidité Claire Pagès, dans la séance du séminaire II (« Freud, Hegel, et la machine »), Lacan, à partir des développements sur « Au-delà du principe de plaisir », en vient à demander ce qu’il y a de nouveau de Hegel à Freud, ou d’original chez Freud par rapport à Hegel. Au terme du séminaire, il conclut qu’il y a beaucoup de Hegel à Freud, soit l’avènement du monde la machine. Mais Lacan n’en reste pas à ce constat historique. Selon lui, Hegel ne s’est pas, contrairement à Freud, montré à même de penser la machine et l’énergie : « Il y a dans Freud une chose dont on parle, et dont on ne parle pas dans Hegel, c’est l’énergie. Voilà la préoccupation majeure, la préoccupation qui domine […]. Entre Hegel et Freud, il y a l’avènement d’un monde la machine. L’énergie, je vous l’ai fait remarquer la dernière fois, est une notion qui ne peut apparaître qu’à partir du moment où il y a des machines ».
Dans sa théorie des quatre discours , Jacques Lacan l’indique : le discours du maître est ce qui produit de l’objet petit a (plus-de-jouir, objet cause du désir). Ce maître (S1) ne doit pas forcément être personnifié, il peut s’agir d’un signifiant maître s’incarnant dans un énoncé. La vérité de ce maître est sa division subjective (sujet barré). Son autre, destinataire de son adresse, est le savoir (S2) ou batterie des signifiants. La vérité que ce savoir représente, tant bien que mal, est cet étrange objet, insaisissable et mouvant, que Lacan fait dériver à partir de l’agalma du Banquet de Platon.
Quel est, en 2020, le signifiant maître, de quelle race impudente son discours provient-il ? Situons très précisément son épicentre dans la Silicon Valley, centre de pilotage planétaire du GPS. L’énoncé érigé au rang de signifiant maître peut se formuler de mille manières, mais tourne toujours autour de ce message : « Ayez le courage de devenir pleinement vous-même, soyez connecté [5] ». En ce sens, le GPS peut-être conçu comme une grande machine désirante, une machine de machines, produisant des subjectivités automatiques entièrement tournées vers la valorisation, et dont les rouages sont les influenceurs, les instagrameurs, les youtubeurs, les militants en tous genres de l’entrepreneuriat de soi-même, et autres conférenciers TED (S1).
La division subjective propre à ce discours provient du décalage intégral existant entre le contexte propre à l’élaboration des innovations technologiques qui l’ont rendu possible, à savoir l’hystérie contre-culturelle hippie, les expériences de vie communautaire, la circulation libre, sans entrave de propriété, des idées, d’une part, et d’autre part, la forme inédite et monstrueuse d’accumulation primitive qui aboutit à la domination de conglomérats mondiaux à caractère monopolistique (dits « GAFAM ») ; le tout formant, de Jim Morrison à Steve Jobs, un parfait sujet barré.
L’autre de ce discours, le destinataire du message, peut être identifié au professorat véhiculant le savoir universitaire, enjoint d’identifier des parades. Les exemples étant légion, choisissons-en deux, ayant pour intérêt de se compléter et de s’éclairer mutuellement. Premièrement, Bernard Stiegler, nous ayant malheureusement quitté il y a quelques semaines, et dont le propos tient en une alerte critique et documentée, s’appuyant sur la philosophie de la technique, visant les processus de rétention secondaire, externalisés, qui dépossédent le sujet de ses facultés de mémoire, de pensée et de sa créativité, et proposant des solutions institutionnelles et politiques, afin de sauver le techno-capitalisme de ses excès. Deuxièmement, Céline Lafontaine, qui tente de démontrer que le structuralisme est la transposition, dans le champ théorique des sciences humaines, des partis pris de la cybernétique (S2).
Cependant, en l’occurrence, la vérité de ces signifiants universitaires, demeurant sans conséquence, est également leur limite, et ce qui est produit en–deçà de ces nouvelles théories critiques qui demeurent des critiques théoriques, c’est la manifestation d’un manque, le manque d’armes, et la révélation d’une nécessité, celle de l’armement comme objet cause du désir (objet petit a).
Envers du discours du maître, celui de l’analyste produit du signifiant maître. Devant une assemblée d’étudiants ayant participé aux soulèvements de mai 68, Lacan exprime ainsi le réel de leur désir : « Vous êtes à la recherche d’un maître, vous le trouverez ! ». Il inaugure ainsi la série des commentaires acrimonieux ou condescendants des coteries analytiques à l’égard des perspectives révolutionnaires, qui commencent dès « L’univers contestationnaire (sic(k) !) » d’André Stéphane, puis donne lieu à une étonnante variété de considérations réactionnaires, dont l’énumération serait aussi fastidieuse que vaine. Citons cependant « L’homme sans gravité » de Charles Melman, qui à sa manière fait figure de sommet, car il comporte l’intérêt d’oser un diagnostic psychosocial global et de développer le registre complet des litanies, déplorations et obsessions conservatrices : perversion généralisée, diffusion des états-limites et des troubles narcissiques, mutation anthropologique aux conséquences incalculables, déclin du nom du père, trou dans la structure symbolique etc… Les lacaniens, en premier chef, s’illustrent régulièrement dans ce genre de billevesées, qui ferait passer les fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour des adeptes de rituels orgiaques extatico-psychédéliques, et Bruno Retailleau (« taïaut, taïaut ! ») pour Timothy Leary.
Force est de souligner que nous ne sommes pas sortis des années d’hiver, telles qu’elles furent décrites par Félix Guattari. Les structures sont encore descendues dans la rue, manifestation du symbolique pour tous. L’inconscient a précédé les corps dans le confinement. Florent Gabaron-Garcia, dans son ouvrage sur l’héritage politique de la psychanalyse, permet de comprendre comment s’est opérée l’occultation du potentiel subversif de l’analyse. Ce potentiel, Pierre-Henri Castel en fait, bizarrement, une spécificité de la réception française du freudisme. La trajectoire d’existence d’Otto Gross le dément, point. Ou ne le dément point, selon la présentation que l’on peut effectuer, a posteriori, de son cas. Et du diagnostic, confirmé ou infirmé, de sa démence.
La pratique de la schizo-analyse, dans ce contexte, fait office de grand déconfinement, d’ouverture aux forces du dehors, grâce à laquelle il ne s’agit nullement de discourir, ni d’obtenir un signifiant maître, mais bien d’enclencher le processus qui défait les rivets des blocages névrotiques : « La tâche de la schizo-analyse est de défaire inlassablement les moi et leurs présupposés, de libérer les singularités prépersonnelles qu’ils enferment et refoulent, de faire couler les flux qu’ils seraient capables d’émettre, de recevoir ou d’intercepter, d’établir toujours plus loin et plus fin les schizes et les coupures bien au-dessous des conditions d’identité, de monter les machines désirantes qui recoupent chacun et groupent avec d’autres points car chacun est un groupuscule et doit vivre ainsi […]. La schizo-analyse s’appelle ainsi par ce que, dans tout son procédé de cure, elle schizophrénise, au lieu de névrotiser comme la psychanalyse ».
Clore ici le dossier relatif à Lacan et au lacanisme, implique de revenir sur le fait que le maître du retour revendiqué à Freud s’est fendu à plusieurs reprises, dans le contexte de ses séminaires, de remarques élogieuses à propos du travail de Deleuze, concernant sa préface aux écrits de Sacher-Masoch, mais également ses deux opus « Logique du sens » et « Différence et répétition », enjoignant ses auditeurs à produire des travaux égalant cette excellence dans le renouvellement d’une approche non sclérosée de la structure.
C’est à cette période, alors qu’il est pris dans la nasse d’un auditoire composé en grande partie de maos althussériens, qu’il avance : « J’ai rêvé cette nuit que, quand je venais ici, il n’y avait personne. C’est où se confirme le caractère de vœu du rêve ». (Jacques Lacan, séminaire livre XX, Encore, 15 mai 1973, texte « établi » par Jacques-Alain Miller).
Il n’est pas interdit de penser qu’il y ait une légère pointe d’ironie derrière ces propos. Il est également permis d’affirmer qu’il n’y en a positivement aucune : Lacan exprime sa détresse ; se trouver devant un auditoire dont les attentes le conduisent à une impasse. Rêvons un instant à ce qu’aurait pu devenir le lacanisme si l’influence de l’auteur de Machine et structure (et celle de Deleuze) avait été en mesure de s’exercer sans entrave, au détriment des althussériens évincés. Le passage de SRI (Symbolique, Réel, Imaginaire) à RSI aurait alors pris une allure beaucoup plus productive, plus aboutie, loin des demi-mesures hésitantes dans lesquelles il s’est empêtré ; sans doute aurait-il pu éviter les apories scientistes de la topologie, et se laisser engrener dans le réel de la machine.
Notons en passant que le retour du refoulé Guattari dans le lacanisme contemporain pourrait être détecté dans une lecture symptomale de Zupanczik et de l’école de psychanalyse théorique de Llubanja (cela devrait faire l’objet d’une scène clef de Schizopolis 3).
Pour en revenir au caractère de vœu du rêve, écoutons ce que le bon vieux Bill, William Burroughs, nous dit à ce sujet : « Freud établit que les rêves expriment toujours l’accomplissement d’un vœu. Le contenu du rêve peut être effrayant ou répugnant pour le rêveur parce que le vœu exprimé est inconscient. Considérons le syndrome des cauchemars de combat. Le vétéran rêve qu’il se retrouve dans une situation de combat. Dans quel sens s’agit-il de l’accomplissement d’un vœu ? ».
Quel est, aujourd’hui, le rêve de l’Etat, et de son appareil de capture ? Répondre à cette question impose la distinction heuristique, au préalable, entre la méthode paranoïaque-critique et la schizo-analyse. En effet, si la méthode paranoïaque-critique peut être définie, selon les termes mêmes de Dali, comme « une méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’association interprétative-critique des phénomènes délirants », la schizo-analyse pourra très justement être caractérisée, symétriquement, comme « une pratique constructiviste de production d’agencements basée sur la série affirmative-créative des processus désirants ».
Il n’est nul besoin d’affubler Gérald Darmanin de bacchantes à la Dali pour comprendre que l’Etat est aujourd’hui acculé, et contraint d’adopter la méthode paranoïaque-critique, en particulier lorsqu’il est confronté aux mouvements sociaux et aux nouvelles formes de contestation. Comment expliquerait-on, autrement, que se trouvent tant de blessés, de mutilés, d’éborgnés, parmi des manifestants dont le seul tort se résume à exiger un léger ajustement des variables de coexistence ?
Comment cet appareil de capture, essentiellement policier dans ses moyens et dans ses fins, police des conduites, police des désirs au service du capital, pourrait-il parvenir à ce que celles et ceux qui sortent et prennent le risque d’affronter l’arbitraire et la violence, ne voient pas qu’elles voient, n’entendent pas ce qu’ils entendent, ne sentent pas ce qu’elles sentent, et ne ressentent pas l’état profondément dégradé de cet Etat, qui atteint un point tel que son existence même n’est plus rien en dehors de cette dégradation ?
La panique défensive de l’état et de sa police, l’outrance si peu policée dans le sauvetage d’un mode de vie menacé d’extinction, dans la dévastation du monde, s’arc-boute dans l’ombre épaisse du crépuscule. En regard, c’est une belle attitude, et une superbe occupation de l’espace et du temps , par-delà les ronds-points et les blocs, que d’inventer de nouvelles possibilités de vie. La politisation de l’inconscient, un temps estompée mais jamais effacée, leste le viatique en puissance de masse et d’énergie, dans le profond paysage où se dessinent les lignes de fuite. La naissance de cette nouvelle race des schizo-analystes qu’appelaient de leurs vœux G&D à la fin de l’AO, uniment analystes, activistes, philosophes-artistes, s’apparente à la mutation anthropologique tant redoutée par les tenants collets montés du paranoïaque-critique. Ces derniers restent, par leur mentalité et leurs perspectives, dans l’ancien régime de production désirante ; le mode de vie capitaliste devient de plus en plus visiblement artificiel, désagréablement factice, se vide de sa substance, s’enveloppe d’une aura crépusculaire.
Le cheminement prévisible, dont les premiers effets sont déjà sensibles, de ce processus de dégradation, conduit le GPS, ainsi que son appareil étatique de capture, de la stase paranoïaque-critique où son délire vain le secoue et l’épuise, à la bulle catatonique dans laquelle il ne saurait tarder à atteindre le point d’intensité zéro. Cette bulle ressemble à une grande maison de verre ; sur ses parois, le leurre de la transparence ne reflète à tout instant que le réel de son opacité.
Les symptômes sont des oiseaux qui cognent du bec contre la fenêtre. Devenons ornithologues. En chaque ornithologue sommeille une frégate. L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage , la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, nous verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content [6]. Ils sauront ce que cela signifie. Aujourd’hui nous dormons [7]. Demain non plus.
Franck Cuviller, Comité schizogéologique de Lille.
Notice Bibliographique :
Burroughs William, Essais, Freud et l’inconscient, Christian Bourgois, 2008.
Dadoun Roger, La psychanalyse politique, PUF, 1995 (PSYPO).
Deleuze Gilles & Guattari Félix, L’Anti-Oedipe, 1972 (AO).
Gabaron-Garcia, L’héritage politique de la psychanalyse, La Lenteur, 2018.
Gross Otto, Révolution sur le divan, Solin, 1988 (RSDV) avec Le Rider, Jacques, introduction.
Guattari Félix, Ecrits pour l’Anti-Œdipe, Lignes Manifeste, 2005.
Hausmann Raoul, Courrier dada, Allia, 1992 (CRDD).
Lyotard Jean-François, Capitalisme énergumène, in Des dispositifs pulsionnels, UGE, 1973.
Musigny Jean-Paul, La Révolution mise à mort par ses célébrateurs, même, Nautilus, 2001 (RMMC).
Pagès Claire, Hegel & Freud Les intermittences du sens, CNRS éditions, 2015.
Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Oedipe, PUF, 2010.
[1] Raoul Hausmann s’est livré à une joute poétique qu’il ne faut pas hésiter à qualifier d’homérique avec les lettristes, accessible sur l’excellent site UbuWeb (ubu.com). Il a par ailleurs entretenu une correspondance avec Guy Debord.
[2] Voir Mark Downham, Cyberpunk, Allia, 2013.
[3] PHC : philosophe de l’esprit, épistémologue des sciences humaines, psychanalyste lacanien . Il a quitté en 2017 l’association lacanienne internationale dont le conservatisme droitier (prise en charge d’enfants réfugiés assimilée à un « dévoiement politique ») lui est devenu insupportable.
[4] dont l’une devint l’épouse de DH Lawrence, l’auteur d’Eros et les chiens, tant admiré par G&D.
[5] Il importe peu que ce message soit complété d’un « soyez connecté... à vous-mêmes … à vos proches … aux réseaux sociaux » puisque, d’un point de vue schizo-analytique, cela revient exactement au même : nous sommes tous des groupuscules en réseau.
[6] Lautréamont, merci.
[7] Dominique Meens, merci. DM, écrivain, poète, ornithologue, auteur de Aujourd’hui je dors , P.O.L., 2003.
SCHIZOPOLIS 2
paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020
9 déc. 2020
«Et moi je ne supporte que les poètes qui, par ailleurs, ont aussi des pensées, comme Pindare et Leopardi»
F. Nietzsche, Nachgelassene
Fragmente 1875-1879, KSA, Bd. VIII, p. 128.
1. Leopardi en est
convaincu : le monde est «koinonia kakôn» et sa puissance provient en
premier lieu de ce qu'il est expression de lois physiques, d'une Anankè
bien plus forte que toutes nos lois, tous nos impératifs. Leopardi en
est convaincu : les esthloè, les agathoè, les «bons et magnanimes», il
est naturel que l'«on tente de les détruire ou de les pourchasser par
maints efforts» (Pensieri, i). Conviction qui rend impossible l'être
persuadé, la joie de la Persuasion, en ce qu'elle affirme l'inexorable
victoire de la «généralité», de la capacité d'adaptation universelle des
«malfrats» les uns aux autres, et du flux indéfini de leurs convoitises
sur le théâtre du monde (Pensieri, xcviii).
Mais que disent-ils, en
vérité, ces «bons et les magnanimes»? «Ils sont sincères et appellent
les choses par leurs noms» (Pensieri, i); en d'autres termes, ils ne
font pas de rhétorique: ils ne passent pas leur temps à «bavarder»
(Pensieri, viii). Ils ne traduisent pas «les vrais enseignements [...]
dans la langue du faux»; ils parlent «à mots nus» des choses «qui se
font et toujours se feront». Mais ici, «Machiavel dira» (Per la novella
Senofonte e Machiavelli, in Tutte le opere, a cura di F. Flora, Milano
1961, Le poesie e le prose, vol. I, pp. 1051 sq.1) — ici c'est Machiavel
— l'un des auteurs privilégiés, avec Thucydide, du Nietzsche
«historisch durch und durch» — qui enseigne: «la morale est déjà
irréparablement abolie et détruite», et il faut substituer à la
philosophie socratique la «solide et froide» observation de l'effectif,
la seule qui puisse enseigner aux hommes (»ces diables de chair») l'art
du vivre (qui seul s'harmonise à la naturelle philopsychia), tandis que
la morale devra plutôt s'appeler art du non-vivre (art de l'impossible
Vie).
Et relisant ainsi, à la
flamme de Michelstaedter, ces pages léopardiennes, nous voici aussitôt
conduits au cœur du problème. Le magnanime, est-il donc «simplement»
celui qui ne ment pas, celui qui détrompe, le véridique précisément,
dans l'acception nietzschéene la plus directe et explicite? Est-ce
vraiment la même personne, ce «bon» dont il est question dans la
première Pensée, et le Machiavel, maître de la vie sociale et des règles
inflexibles qui gouvernent la «koinonia kakôn»? Le «bon» ne serait pas
autre chose, dès lors, que le «vrai philosophe» (ibid., p. 1055) — et le
«vrai philosophe» n'ordonne pas, ne pontifie pas mais explique
«clairement et distinctement l'art véritable et utile»: en d'autres
termes, ses paroles se convertissent en faits, en pratiques utiles pour
celui qui les suit. Le «bon» ne serait, dès lors, que la vérité même de
cette époque et de ce monde: celui qui en dévoile, sans hypocrisie ni
fiction, la nature authentique. Et il ne serait pas chassé pour autre
chose, sinon du seul fait que le monde ne supporte pas que le mal soit
nommé (Pensieri, i).
Mais une telle conclusion
serait déjà en soi contradictoire. Le fait que le monde ne supporte pas
d'être dit à mots nus, signifie que cela ne lui est utile en rien, et
qu'il s'agit même d'un principe contraire à sa propre philopsychia.
Alors le «vrai philosophe» qui enseigne froidement «l'art véritable et
utile» trompe, puisque dire le vrai effectif n'est d'aucune utilité pour
personne. Déjà, dans la simple volonté d'observer sans fiction résonne
un détachement du monde que l'on observe, comme des règles qui
l'informent. Déjà cette observation obéit à un nomos qui apparaît décidé
de la physis du «troupeau civil». Le principe selon lequel le bon doit
(Sollen !) observer, est, pour ainsi dire, entièrement a priori par
rapport à l'ordre immanent de la communauté. La position du «vrai
philosophe» est donc intrinsèquement paradoxale: alors qu'il affirme que
«la morale est irréparablement abolie et détruite», il accomplit une
affirmation morale — en tant que telle incompatible avec le monde qui en
a fait une réelle apostasie2. Du seul fait de s'en tenir «à la
connaissance de la nature humaine» (Pensieri, li), en tant qu'historien
de ses cultures et de ses langages, il n'y participe pas — puisqu'y
participer implique de ne pas appeler les choses par leurs noms, mais
plutôt de «traiter et d'écrire avec le lexique de la morale» l'«art de
la scélératesse» (Per la novella..., op. cit., p. 1053).
Mais plus encore: pour
pouvoir saisir les principes effectifs de ce monde en formes claires, et
non comme ces philosophaillons qui voudraient «que toute la vie fut
sage et philosophique» (Pensieri, xxvii)3, il sera nécessaire de les
pouvoir définir et d'en montrer, donc, les limites. Le «vrai philosophe»
n'analysera pas seulement le mécanisme interne de la culture du corps
social, mais découvrira aussi à quels autres principes et à quelles
autres forces il s'oppose, de quelles limites «souffre-t-il». Immanent à
l'observation véritable est ce jugement : déconstruire toute prétention
à la totalité. En effet, l'observé, en tant qu'il est observé, ne peut a
priori apparaître comme un tout — puisqu'il implique nécessairement un
observateur qui ne lui est pas immédiatement identique. Mais la
prétention de valoir comme unique totalité ne peut être éliminée dans la
«koinonia kakôn» (qui, de ce fait, est contrainte — juxta propria
principia — à chasser le «bon»: le «bon», en s'imposant de dire, avant
tout, la vérité effective, bouleverse cette prétention sur laquelle se
maintient l'union du plus grand nombre, l'«état social»). Il ne se
trouve pas de désenchantement possible qui ne comporte la connaissance
de ce que ce monde n'est pas — de ce qui pour lui est simplement oublié,
ou considéré comme mort ou vaine illusion. La connaissance des forces
qui régissent ce monde (qui appartiennent à l'archôn de ce monde,
devrions-nous dire) ne se peut disjoindre de la connaissance de tous
ceux — hommes, expériences ou idées — qui souffrent de son arrogance
(Pensieri, xxviii). Ainsi, non seulement celui qui véritablement observe
ce monde doit lui être étranger, mais il devra aussi reconnaître ce que
ce monde considère comme simple passé, il devra écouter toutes ses
victimes — sans quoi il ne pourra être ce solide et ferme (et donc
libéré de son incessante «mutation», de ses «modes» insatiables)
connaisseur du monde qui veut et doit être. Pour ces raisons
essentielles (bien que presque toujours sous-entendues) les images d'une
vie heureuse, d'heureuses erreurs (et nous en verrons la nature
authentique), de doux espoirs, de «tromperies amènes» (Le ricordanze) —
toute la dimension, en somme, du «cher imaginer», (Al conte Carlo
Pepoli), interdite par le vrai (Ad Angelo Mai) —, ont une fonction
décisive dans l'expression même du vrai effectif, car c'est par elle
qu'apparaît la limite de ce vrai — et donc la raison pour laquelle ce
vrai ne peut être Vérité, ne peut prétendre à quelque totalité que ce
soit. C'est nécessairement seul celui qui chante la douloureuse mélodie
des «choses passées», et donc les remémore, les transfigurant dans son
tourment qui dure, les rendant vivantes encore dans un tel tourment
(Alla luna), qui peut d'un œil libre rechercher «l'acerbe vrai» (Al
conte Pepoli) «de l'âpre sort et de l'obscur lieu / que Nature nous
donna» (La ginestra) sans aucune kolakeia, sans aucune servile adulation
pour le «siècle orgueilleux et imbécile» sans «s'adapter» un seul
instant à son éloge des «magnifiques destins en progrès» (ibid.).
2. Le froid et dur
observateur reconnaît, avant tout, le caractère intrinsèquement
nihiliste qui domine les «magnifiques destins» de la Ratio européenne4.
L'idée de nihilisme, comme chiffre de la tradition métaphysique à son
apogée, est soumise à l'enquête par Leopardi avec une extraordinaire
rigueur, entièrement débarrassée de ces tonalités «sentimentales» qui,
pour une très grande part de la littérature Romantik, caractérisent la
critique de l'Aufkl„rung et du nouvel ordre économique et social. Et il
ne se trouve pas trace non plus chez Leopardi de cette nostalgie
régressive à l'égard de dimensions culturelles précédant l'affirmation
du logos impositif-projetant contemporain. Une telle nostalgie (typique
elle aussi d'une grande part de la Romantik) ne pourrait être valable
pour une raison de fond: Leopardi tient pour un fait certain le
caractère destinal de l'affirmation de ce logos — il le conçoit même
comme l'accomplissement, la vérification de sa plus intime nature ab
origine. Mais — tel est l'authentique désenchantement léopardien! — ce
destin est le destin du logos occidental, non une abstraite totalité. Sa
prétention de valoir comme le Tout, est le trait fondamental de son
arrogante volonté de puissance — et elle vaut, justement, dans ces
limites: comme expression d'une volonté. Le «cher imaginer» ne
représente pas une époque ou une culture déterminée à laquelle on puisse
se référer avec une nostalgie désespérée — mais, bien plus
radicalement, une dimension spirituelle que jamais cette volonté de
puissance ne pourrait reconnaître — mais qu'elle ne pourra jamais aussi
de ce fait prétendre d'avoir complètement subsumé en soi, «épuisé» en
soi. Subsiste, donc — conservée, si l'on veut, justement dans son
actuelle «invisibilité» — une dimension imaginative, une faculté de
créer des images ou de mettre en image (cette faculté propre de l'âme
qu'est le metaphoreîn, disait Plotin), une faculté d'invention d'images,
qui actuellement — sans aucun pathos régressif — conteste la prétendue
exclusivité de la ratio calculante et en définit l'infranchissable
limite. Le «cher imaginer» ne vit pas ailleurs, dans un «autre monde»
par rapport au «vrai acerbe», mais en constitue plutôt la critique
immanente. Oui, «Dès qu'apparaît le vrai» tombent les «suaves pensées»,
«ma douce espérance» (A Silvia) — car il n'est de salut, sinon de salut
qui tombe — mais elles tombent dans le ressouvenir du chant, dans les
«tristes et chers / émois du cœur» (Le ricordanze), que la mémoire du
chant accueille et garde. Et une telle poésie existe — elle n'est pas
soupir, elle est désir en acte de bonheur et de vie. Ce désir qui bat,
conscient d'être problèma pour le nihilisme du logos — et donc désir qui
se connaît soi-même : rien d'irrationnel ou de vitaliste — est-il
simplement catalogable, alors, comme «condition transcendantale» de
toutes les erreurs que la volonté de puissance-volonté de vérité est
destinée à arracher ? Car ce qui définit en propre le destin du
nihilisme c'est de poser comme nulle en soi toute expérience immédiate,
de donner figure au monde, et donc, le subsumer, l'interpréter, le
transformer en figure de l'interprétation (la « gedeutete Welt » de
Rilke). La «misère» de l'expérience (dont Benjamin parlera) est signe de
la puissance de la raison à arracher les erreurs, à poser l'être comme
calculable-manipulable (un positum de la volonté du sujet), et donc,
tous les êtres comme en soi équivalents : «et le monde est figuré par
une brève carte; / Voici, tout est semblable...» — mais semblable dans
l'être rien en soi: «et découvrant / seul le rien s'accroît» (Ad Angelo
Mai, [n.s.]). Le savoir et la découverte apparaissent donc
nécessairement insatiables — et leur «dure morsure» en vain «requiert le
bonheur» (Al conte Pepoli), car le bonheur ne peut s'y trouver — comme
le dira Michelstaedter, en interprétant son Leopardi — que dans
l'accomplissement, dans la paix des erga — justement cette paix a priori
qui ne peut être atteinte à travers la fatigue de la découverte, qui
avance sans cesse, ruinant illusions, espoirs et jeunesses. Notre
«ardeur scélérate», notre «furor» qui «ouvre les rivages et les antres /
Et les paisibles forêts» (Inno ai Patriarchi — il semble que résonne
dans ces mots un écho du stasimon sophocléen de l'Antigone sur l'image
terrible de l'homme «pantoporos», «aporos ep'oudèn», «qui en tout lieu
ouvre sa voie», qui en tout lieu aplanit son chemin), jamais ne sera
persuadée, jamais ne pourra se dire energos, mais toujours sera menacée
par l'ennui — par la mélancolie qui assaille de par son insatiable
avancée. C'est sans doute le trait le plus profondément pétrarquien et
tassien de la pensée de Leopardi: une épaisse brume d'acédie5, plus
encore que d'ennui, enveloppe la «furor» de notre savoir et de notre
action, à peine comprenons-nous qu'ils ne se peuvent «apaiser» dans des
œuvres «heureuses», mais ne sont qu'un éternel re-commencement (»tanta
cœptorum moles» comme les appelle Pétrarque, de la douleur desquelles
«commence et naît / le chant italique»). Mais ce type d'hétérogénèse des
fins, qui semble miner à la racine l'ultra-humanisme du logos, «et le
fuyant et nu / Bonheur, sous le soleil bas, pourchasse» (Inno ai
Patriarchi), ne peut être dit, ne peut être jugé sinon par celui qui a à
cœur, dès à présent, la mémoire de ce bonheur et raisonne sans répit
sur son combat avec les principes destinés à le détruire.
3. Demandons-nous alors si
ce qui réagit de manière critique au sens immanentiste-matérialiste
dominant dans le processus de la raison peut n'être que la dimension de
l'«erreur de jeunesse». Les illusions que le savoir extirpe et détruit
ne sont-elles pas autres que celles du «jour de fête»? Le rire — que
l'on perçoit comme un écho extraordinaire et lointain — n'est-il que
l'immédiate expression de l'inconsciente et insouciante jeunesse?
Que les sensations soient
«nos seules maîtresses» et qu'elles nous enseignent «que les choses sont
ainsi, parce qu'elles sont ainsi, et non parce qu'elles doivent être
absolument ainsi, c'est-à-dire parce qu'il existe un bien et un bon
absolus, etc.» (Zibaldone 1339-1340, 17 juillet 1821), de cela Leopardi
en est parfaitement convaincu (et, nous le savons maintenant, ceci
équivaut à dire qu'il est convaincu, in uno, qu'il ne s'agit pas, dans
ce savoir, de persuasion). Locke l'a démontré, selon lui, sans nul doute
possible, et pour ce faire, il fallait témoigner d'une «très haute
connaissance, d'une finesse et d'une acuité inventive suprêmes, d'une
très vaste doctrine, d'un grand génie en somme» (ibid., 2707, 21 mai
1823). La raison des choses est toujours et seulement relative (le
«quantum» nietzschéen de «bonne raison» que chaque fait possède!); «les
circonstances variant, et donc les convenances, la morale varie aussi,
et il n'est aucune loi qui soit gravée primordialement dans nos cœurs»
(ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Ainsi la philosophie dont Leopardi
est convaincu apparaît sans hésitation celle qui, de manière plus
cohérente, détruit la fable du système platonicien des idées (ibid.,
2709, 21 mai 1821), comme «modèles éternels et nécessaires des choses»
(ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Et une fois les idées de Platon
expulsées, tout innéisme s'écroule, «l'absolu se perd» (ibid., 1462, 7
août 1821). Le «démon» anti-platonicien de la philosophie moderne ne
pourrait être exprimé de façon plus lucide et précise — et qui est
véritablement détrompé et connaisseur du verum-factum ne peut pas ne pas
y prendre part. Mais la fable de Platon serait-elle une expression
naïve de la «légende antique» qui faisait vivre un seul jour les fleurs
et l'herbe et les bois (Alla Primavera) avant que l'homme ne s'en fasse
un chemin ? Certes, pour Leopardi, les temps de Platon, «conservaient
encore bien assez de nature» (Zibaldone, 1067, 20 mai 1821), mais le
système de Platon est tout autre qu'un songe vague — c'est un système
très hardi qui embrasse toute l'existence, qui veut rendre raison de la
nature toute entière. Platon est «le plus profond, le plus vaste, le
plus sublime philosophe parmi tout ceux de l'antiquité» (ibid., 3245, 23
août 1823). Une «fable» son système, mais non point une chimère: «le
système de Platon des idées qui préexistent aux choses (...) non
seulement n'est pas chimérique, bizarre, capricieux, arbitraire,
fantastique mais tel qu'on s'émerveillera de voir comment un ancien a pu
atteindre au fond ultime de l'abstraction ...» (ibid., 1713, 16
septembre 1821 [n.s.]). Si le système platonicien est illusion, il est
une haute illusion; s'il est une erreur, il est une erreur divine6 ;
s'il est une fable, il l'est au sens du mythos, bien plutôt «parole
vivante» que simple narration.
A partir des années
1821-1823 l'intérêt pour cette «erreur» absolument extraordinaire, tel
que lui apparaît être le système de Platon, continue d'être central chez
Leopardi. Il est presque sur le point de «s'engager» à traduire pour
l'imprimeur De Romanis toutes les œuvres de Platon (Lettre à Monaldo
Leopardi, 4 janvier 1823); son intention est de traduire le Gorgias qui
lui semble être «un des plus beaux dialogues de cet auteur» (Lettre à
Carlo Antici, 5 mars 1825: Michelstaedter avait-il connaissance de la
préférence de Leopardi?); il veut préparer l'édition d'un recueil des
Pensées de Platon qui contiendrait «tout le beau et l'éloquent, le
détachant de son éternelle dialectique qui de nos jours est
insupportable» (ibidem — et il convient de rappeler à ce propos le
«combat» de Michelstaedter contre le Platon des grands dialogues
dialectiques). De ce dernier projet, parmi ceux de cette époque, «je
m'en suis satisfait principalement» dit-il (Lettre à Carlo Bunsen, 3
août 1825) — et plusieurs années après, il persiste encore à croire que
ses observations sur Platon «contiennent beaucoup de vrai, et sont même
pour la plupart vraies et utiles à l'intelligence de Platon» (Lettre à
Louis De Sinner, 21 juin 1832).
Ce «beaucoup de vrai»
était déjà exprimé dans une note du Zibaldone (1713-1714, 16 septembre
1821): Platon atteint «au fond ultime de l'abstraction» en tant qu'il
découvre (donc lui aussi est philosophe qui démontre, outre que poète :
cf. Zibaldone, 3245, cit. — véritable «idée», en somme, de pensée
poétante) que si nous voulons sauver les principes de nos jugements de
la relativité du flux de l'opinion, nous devons faire l'hypothèse «des
images et des raisons de tout ce qui existe, éternelles, nécessaires,
etc., et indépendantes de Dieu lui-même » (n.s.) car autrement elles ne
seraient pas absolues, mais relatives, en tant que dépendantes de la
volonté de Dieu, et ne pourraient donc d'aucune manière nous persuader.
Nous serons — pour continuer dans la métaphore michelstaedterienne —
effectivement vaincus, à travers les idées, par la volonté de Dieu, mais
jamais persuadés par elles et en elles. Il s'agit en vérité d'une
annotation «foudroyante»7 dans laquelle Leopardi saisit l'indépassable
problème destiné à affliger toute «métaphore» du platonisme grec dans le
cadre de la tradition théologique judéo-chrétienne. D'un côté, il est
essentiel pour cette dernière de «sauver» la doctrine des formes ou des
idées de tout relativisme historico-linguistique; de l'autre, elle est
contrainte de le faire en en subordonnant la constitution au vouloir de
Dieu, d'un Dieu créateur personnel qui les contienne en soi comme
raisons propres. Et cela ne change rien — théorétiquement — si l'on
considère immuable le sens d'une telle volonté — le pas fatal a déjà été
accompli: concevoir comme volonté l'essence même de l'être. «Quelque
négation ou affirmation absolue que ce soit», alors, «se détruit
entièrement par elle-même», et c'est pure illusion (un «merveilleux»
artifice) de croire que l'on puisse sauver la possibilité de jugements
ou de principes indestructibles, en détruisant, in uno, le système
platonicien, ou en le trouvant faux ou inconsistant.
La «fable» platonicienne,
donc, n'est pas une simple illusion, mais constitue, au contraire, cet
essentiel système de référence selon lequel il est possible de critiquer
non seulement le caractère illusoire et hypocrite de la philosophie de
ce monde, du siècle «imbécile» justement parce qu'«orgueilleux» de ses
destinées (La Ginestra), mais aussi l'aporie qui informe toute la pensée
de l'Europe ou de la Chrétienté. Cette pensée, malgré son avancée
«victorieuse», n'est pas capable, ne peut être capable, de l'absolue
rigueur de l'abstraction platonicienne; son savoir ne peut jamais
atteindre la logicité du discours ardu de Platon: si nous voulons nous
«sauver» de l'oscillante dénomination des «hommes à deux têtes», il est
nécessaire de supposer et de considérer «indubitablement comme
absolues», et donc absolues du Dieu lui-même, les images ou raisons de
l'être. Celui qui, dans l'Europe ou la Chrétienté, a tenté de penser
avec cette même rigueur impitoyable, a toujours dû subir — comme le
Socrate de Platon — l'accusation d'hérésie, d'apostasie, d'impiété.
«Exact raisonnement» que celui de Platon, et pour les exigences de
«l'exacte philosophie» celui-ci réélabore et transforme sa langue même
(qui était déjà «la plus riche, la plus féconde, la plus facile à
produire, la plus libre, la plus habituée et donc intolérante à l'égard
de la nouveauté»), au point de paraître «des plus hardies» aux grecs
eux-mêmes. Hardiesse, liberté, mania poétique et créatrice — et, en même
temps, exercice, subtile philosophie, cohérence logique (Zibaldone,
3236-3237, 22 août 1823): telle est la profondeur du mythos platonicien,
que Leopardi revisite.
Si nous oublions l'idée,
si son mythos se réduit à une chimère infantile, nous ne saurons pas
même observer-juger ce monde effectif, car nous n'en reconnaîtrions pas
l'aporie constitutive — car la raison pour laquelle, dans ce monde, la
vie heureuse est impossible, la raison pour laquelle ce monde est abios
bios, nous échapperait. Et cette raison est celle de Michelstaedter: une
fois l'idée détruite, toute persuasion est détruite — toute possibilité
de «demeurer», de en-ergheia ruinée, nous sommes destinés au désir
insatiable et à l'ennui qui, finalement, l'accompagne. Mais, alors, ce
ne sont pas les chimères et les illusions de la jeunesse qui rendraient
cette vie heureuse, si jamais telle vie pût exister — mais seulement une
Vie illuminée par l'Idée, une Vie transfuse dans l'Idée (l'homoiosis du
Théétète). Ce ne sont pas les erreurs d'un «petit enfant» qui font un
éternel contre-chant au «monde figuré» mais, bien plus profondément, la
pensée dominante de l'Idée. Oui, qu'elle soit, elle aussi, erreur, mais
erreur qui ne peut abandonner le jugement, et d'autant moins qu'il est
plus dur et froid — car ce n'est qu'à la lumière de l'intransigeante
logicité de ce système que «l'apparition du vrai» peut ne pas nous
enchanter, ne pas nous séduire, ne pas nous asservir, qu'il peut être
saisi dans ses immanentes contradictions propres. L'esprit «erre»
véritablement le long de la réalité sensible, dans une sorte d'extase,
alors qu'il «voit» l'Idée, mais dans de telles visions, « Io riconobbi i
miei non falsi errori » — «je reconnus mes erreurs qui ne me trompaient
pas» (Dante, Purgatoire, xv 117)»!
Telle est la «chère
beauté» de la femme aimée. «De te voir vivante désormais / il ne me
reste aucun espoir»; sa Beauté dédaigne «être vêtue ... de forme
sensible», mais ce n'est qu'à sa «mesure» que je peux comprendre quelle
douleur «propose le destin à l'âge humain». «Vivre bienheureux» serait,
en effet, pouvoir t'aimer sur terre «véritable et telle que ma pensée te
forme». Le bonheur serait que l'Idée soit effective, qu'elle puisse
«s'incarner» — et donc que notre amour pour l'Idée puisse réellement
s'accomplir. Mais si est illusion cet accomplissement, divin, certes,
mais toujours pour autant une erreur, n'est pas illusoire au contraire
l'amour désespéré tendant à «déifier» la vie mortelle, et est bien
réelle son éternelle capacité à «former-imaginer», à concevoir «des
idées éternelles». Et ce n'est que dans ces pensées qu'il peut trouver
quelque réconfort (»de l'imago, / lors que du vrai je ne puis, largement
je me paye»). Si la foi dans la réalité de l'Idée est détruite, n'est
pas pour autant détruite, mais au contraire plus douloureuse et vivante
la «palpitation» insomniaque «de toi pensant» — la
remémoration-méditation qui pour elle seule serait «cette vie
bienheureuse» (Alla sua Donna, qui date de septembre 1823).
D'un côté le contraste qui
ne se peut disjoindre entre la Beauté de l'Idée et le nécessaire amour
pour elle qui habite le «cœur non vil» (Leopardi retrouve des accents
quasiment stilnovistes dans le lexique de ces Chants «platoniciens»), et
de l'autre, «la vie malheureuse», ce grand drâma est exprimé avec
encore plus d'«exact raisonnement» et une langue encore «plus riche» et
«féconde» dans Le penser dominant, qui est bien postérieur (composé
probablement entre octobre 1831 et 1832-1833). Puissante, dominatrice,
telle est la pensée-amante du Beau, «don du ciel» comme la mania erotikè
platonicienne. D'elle provient une «joie céleste» et bien qu'elle soit
qualifiée de «terrible»: «cause aimée de tourments infinis» — et non pas
tant parce qu'elle apparaît comme une fureur qui ne peut être contenue,
telle que dès lors son «délire» serait «humain trop humain» et ne
saurait être comparer aux «songes des immortels», mais bien plus parce
qu'elle nous contraint à dé-lirer extatiquement de toute «conversation
terrestre», du «monde stupide», de toutes les sortes de «lâches» et
«âmes non généreuses, abjectes» de cet «âge présomptueux, / qui de
vaines espérances se nourrit, / épris de bavardages, et de vertu
ennemi». Amour nous détache implacablement de toute philopsychia, nous
rend insupportable la koinonia kakôn — mais que celle-ci ne soit qu'une
communauté de stupides et de lâches, c'est le «mètre» d'Amour qui nous
le fait connaître ; ce n'est que sur son miroir que nous pouvons savoir
les «envies» qui en constituent l'essence (»Avarice, orgueil, haine,
dédain / soif d'honneur, de pouvoir»). Tremblant, l'Amour nous dépayse,
nous interdit quelqu'«adaptation» que ce soit, nous ôte la sécurité de
l'antique terre sous les pieds, nous rend étrangers8.
Et donc, il faut le
répéter, il ne s'agit pas de simple nostalgie. Leopardi sait que «tu
n'es, doux penser» qu'un songe, il sait que, fût-elle divine, la nature
appartient aux «erreurs gracieuses». Jamais Leopardi ne se trompe quant à
son «état terrestre» qu'aucune «angélique beauté», qu'aucune «apparence
angélique», qu'aucun songe, fût-il songe d'immortels, ne pourrait
«racheter». Et pourtant ce penser (le terme est décisif — et conclut le
Chant) n'est pas seulement plus résistant à l'avancée du vrai effectif
que tous les autres enchantements «de l'âge le plus beau» (Il sabato del
villagio) — il est précisément enchantement qui pense (tout comme dans
le mythos platonicien), et qui pensant-et-jugeant harcèle la sottise du
monde, au moment même où il s'en sépare [se ne decide]. Non seulement
«de vertu ennemi» s'avère être cet âge, mais encore stupide — et
justement lui qui voudrait prétendre «tout réduire à la raison pure et
(...) pour la première fois, ab orbe condito, géométriser toute la vie»
(Zibaldone, 160, 8 juillet 1820) — «stupide» parce que «l'utile exige /
sans voir que toujours / plus inutile devient la vie». Non stupide, non
chimérique est donc cette «fable» qui démontre comment serait la vraie
Vie, celle-là seule capable de revenir à la vision «des idées
éternelles». D'une telle idée de la résistance tenace de son «fil»
«dépend» la possibilité d'un critique radicale du nihilisme de la
raison. Résistance qu'aucun ton funèbre ne parvient à détruire. A y bien
regarder, l'enchantement qui semble rompu dans Aspasia, (composé entre
1834 et 1835), l'ardeur qui semble «éteinte» pour «cette divinité / qui
en mon cœur/ eût vie jadis, / et sépulcre aujourd'hui» ne se réfèrent
pas à l'«idée amoureuse» en tant que telle, mais à l'illusion qui peut
se donner une réelle harmonie, ici sur la terre, entre cette Beauté «rai
divin» qui suscite «l'amour démesuré», ses tourments, ses indicibles
émois et «délires», et cette femme que «moi timide, tremblant ... moi
privé de moi» peut dire avoir vu. La tromperie véritable ne consiste pas
dans l'Idée, mais dans l'«échange» entre Idée et réalité (»Enfin
découvrant son erreur et les objets qui s'échangent / il s'irrite»
[n.s.]). Mais c'est justement cette tromperie que le platonisme dénonce!
Ce qui explique comment la découverte d'une telle erreur ne peut
impliquer la pure et simple extinction du rai de l'Idée! La «fille de
son esprit», l'Idée (il s'agit donc précisément d'amor intellectualis,
de «forme ... angélique » [n.s.]) qui «contemple le mortel blessé», et
qu'elle ne disparaît à l'«apparaître du vrai» — et donc de cette
tromperie des «objets échangés» —, à tel point qu'elle peut se dire
seulement maintenant pleinement reconnaissable. Mais reconnaissable du
fait même de son impuissance radicale à exister, du fait de son absence —
du fait de l'abîme, dira Michelstaedter, entre Absolu et corrélatif.
Sur cela l'amant ne se trompe plus — mais dans ce même désabusement sur
la possibilité de «relativiser» l'absolu, il garde justement cette
«amoureuse idée» et en libère «les accords musicaux» de toute puissance
terrestre. Pour saisir cette joie — joie d'un doux penser — «éprouver
les tourments humains / et supporter longtemps / cette vie mortelle, ne
fut pas indigne. / La route vers un tel but, / quelqu'expert en nos maux
que je sois / encor je reprendrai» (Il pensiero dominante).
«Platonisme» dur, donc, désenchanté, débarrassé de tous ces éléments
dialectico-conciliants qui en avaient marqué lourdement la tradition, et
particulièrement dans la culture littéraire artistique italienne. Il
s'agit d'un «platonisme» critique à l'égard de quelqu'«harmonie
préétablie», téléologisme, providentialisme, exaltation rhétorique de la
dignité de l'homme que ce soit9 : en somme un «platonisme» tout à fait
étranger à la perspective humaniste, dans le cadre de laquelle, entre le
xve et le xvie siècles, on a pu assister au «retour» de Platon. Et pour
ces motifs mêmes un «platonisme» extraordinairement proche de celui au
travers duquel, paradoxalement, Schopenhauer pouvait lire Kant. Massimo Cacciari |