15 mai 2020


L’hélice et l'Idée 
 par Eric Rohmer 
(Cahiers du Cinéma 96, 1959)




  « Lui-même, par lui-même, avec lui-
même, homogène, éternel.»  
PLATON.

 
On eût aisément pardonné à Alfred Hitchcock de faire succéder à l'austère Wrong Man une œuvre plus riante, du moins plus accessible aux foules. Telle fut peut-être son intention, lorsqu'il décida de porter à l'écran le roman de Boileau et Narcejac « D'entre les morts ». Or l'ésotérisme de Vertigo rebuta, dit-on, l'Amérique. En revanche la critique française semble lui faire un accueil des plus chauds. Voila Hitchcock mis par nos confrères en la place où nous l'avions toujours installé. Et nous voila, du même coup, privés de l'agréable soin de pourvoir à sa défense.
Inutile donc de chercher ailleurs la jauge de son génie. Hitch est assez illustre pour ne mériter d'autre comparaison qu'avec lui-même. Si j'ai placé en exergue à cette critique une phrase de Platon, qu'on peut lire inscrite par Edgar Poe en tête de « Morelia », dont l'argument, par certain point, ressemble à celui de Vertigo, ce n'est pas que j'entende égaler notre cinéaste à l'auteur du Parménide ni même à celui des Histoires Extraordinaires, mais simplement proposer une clef capable, à mon idée, d'ouvrir plus de portes que d'autres. Tant pis si elle parait un peu prétentieuse. Il ne s'agit point de faire d'Hitchcock un métaphysicien. De la métaphysique, le commentateur est seul responsable, mais enfin il la croit commode et point inutile.
Vertigo m'apparaît donc comme le troisième volet d'un triptyque dont les deux premiers étaient constitués par Fenêtre sur cour et l'Homme qui en savait trop. Ces trois films sont des films d'architecture. D'abord par l'abondance que nous rencontrons, en tous trois, de motifs architecturaux, au sens propre du terme. Ici, toute la première demi-heure est même une sorte de documentaire sur le décor urbain de San Francisco. La toile de fond nous est fournie par un certain nombre de demeures style 1900 sur lesquels l'objectif de la caméra aime à se reposer, de la même façon qu'elle s'était reposée jadis, dans La Main au collet, sur les sites de la Côte d'Azur. Leur raison d'être immédiate, pragmatique, est qu'elles créent une impression de dépaysement dans le temps. Elles symbolisent ce passé vers lequel se tournent les regards du détective, en même temps que ceux de la folie supposée.
Nous retrouverons, au cours du film, une autre architecture plus ancienne, celle d'un monastère espagnol du XVIIIe siècle et lié, cette fois-ci, très directement, par la tour qui le surmonte, au thème majeur de l'histoire, le vertige. Et nous voici menés un degré plus avant dans l'analogie avec les deux films cités. En chacun d'eux, les héros sont victimes d'une paralysie relative au déplacement dans certain milieu. Dans Fenêtre sur cour, il s'agit, pour le reporter, de l'immobilité forcée, le milieu étant l'espace. Dans l'Homme qui en savait trop, le médecin et sa femme, conformément au titre, connaissent trop l'avenir, mais en même temps trop peu : leur paralysie est l'ignorance, le champ d'exercice n'est plus l'espace, mais le temps. Dans ce film-ci, le détective, encore interprété par James Stewart (et qui, corseté, lance un clin d'œil au photographe de Fenêtre sur cour) est victime, lui aussi, d'une paralysie, à savoir le vertige. Le milieu, cette fois-ci, est constitué par le temps, mais non plus celui du pressentiment, orienté vers l'avenir. Dirigé au contraire vers le passé : le temps de la réminiscence.
Comme les deux autres Vertigo est un film de pur « suspense », c'est-à-dire de construction. Le ressort de l'action ne sera plus constitué par la marche des passions ou quelque tragique moral (comme dans Under Capricorn, I confess ou The Wrong Man), mais par un processus abstrait, mécanique, artificiel, extérieur, du moins en apparence. Dans ces trois films, ce n'est pas l'homme qui constitue l'élément moteur. Ce n'est pas non plus le destin, au sens où on l'entend depuis les Grecs, mais la forme même de ces êtres formels qui sont l'Espace et le Temps. On ergotera, bien sûr, à l'infini pour savoir s'il y a ou non du « suspense » chez Hitchcock. Au sens le plus général du terme, pouvoir de tenir le spectateur en haleine, nous affirmerons que toujours, il y en a et ici plus encore qu'ailleurs bien que la clef policière (par quoi se ferme le roman) nous soit livrée une demi-heure avant la fin. On savait déjà que ce n'était pas sur les arcanes d'une machination policière, si savante fût-elle, que s'ouvraient les portes secrètes d'Hitchcock. L'important est que, toujours, nous voulions savoir et savoir de plus en plus à mesure qu'on nous livre plus de vérité, c'est que la solution de l'énigme ne fasse pas éclater comme une bulle de savon la masse de l'intrigue qui, jusqu'au dernier moment, s'était appliquée à faire boule de neige (reproche qu'on aurait pu faire par exemple à La Main au collet). Ici le suspense est à double effet : non seulement il sensibilise l'avenir, mais revalorise le passé. Car le passé, ce n'est point, ici cette masse d'inconnu qu'un auteur de droit divin tient en réserve et qui, mise à jour, saura débrouiller tous les nœuds. Nous voyons qu'il ne fait que les resserrer plus encore par sa résurgence. A mesure que se dissipent les brumes de l'histoire, apparaît une nouvelle figure que nous ne connaissions pas en tant que telle, mais qui fût toujours présente. Cette Madeleine crue vraie, et pourtant jamais vraiment connue, vrai fantôme en tout cas, puisqu'elle n'existait que dans l'esprit du détective, qu'elle n'était qu'une idée.
Tout comme Fenêtre sur cour et L'Homme qui en savait trop, Vertigo est donc une sorte de parabole de la connaissance. Dans le premier, le photographe tournait le dos au vrai soleil (entendez la vie) et ne voyait que des ombres sur la paroi de la caverne (l'arrière- cour). Dans le second, le médecin trop confiant dans la déduction policière ratait aussi son but, là où réussissait l'intuition féminine. Ici, le détective fascine dès le début par le passé (figuré par le portrait de Carlotta Valdès à laquelle la fausse Madeleine prétend s'identifier) sera continuellement renvoyé d'une apparence à une apparence : amoureux non d'une femme, mais de l'idée d'une femme. Mais, en même temps, de même que dans les deux autres morceaux de la trilogie, outre cette signification intellectuelle (j'entends relative à la connaissance), nous pouvons en distinguer une autre, morale. Stewart, encore ici, n 'est point seulement malheureux et dupe mais coupable, « faussement coupable » pour employer la terminologie hitchcockienne, c'est-à-dire bien plutôt faussement innocent. Il est accusé par un tribunal d'être responsable par sa maladresse de la mort de la femme. Mais s'il n'a point le moins du monde causé celle de Madeleine, il sera bel et bien, cette fois-ci par sa perspicacité et son adresse retrouvées, responsable de la mort de Judy, faussement accusée par lui de complicité.
En employant le terme de « parabole », je ne veux point taxer Vertigo de sécheresse ni d'irréalisme. Cela n'a rien d'un conte. Tout au plus discerne-t-on deçà delà, comme dans tous les films d'Hitchcock, ces petites entorses à la vraisemblance — disons ce mépris pour certaines « justifications » — qui naguère eurent don de tant chagriner certains. Si Vertigo est baigné d'une atmosphère féerique, la brume, le halo sont dans l'esprit du héros, non de l'auteur et cela ne brime en rien le réalisme ordinaire du ton. Admirons, au contraire, l'art avec lequel le cinéaste crée cette impression de fantastique par les moyens les plus indirects et les plus discrets, combien surtout il lui répugne, dans un sujet voisin de celui des Diaboliques, de jouer le moindre instant sur nos nerfs. L'impression d'étrangeté est produite non par l'hyperbole, mais par l'atténuation : ainsi la première partie est-elle presque toute entière filmée en plans généraux. L'épisode satirique de diversion (les rapports entre le détective et la modéliste) est traité avec un humour non moins discret et interdit que nos pieds, à nul moment, ne quittent terre. La présence de ces à-côtés familiers n'obéit point au seul jeu des compensations : elle nous aide à mieux comprendre le personnage, elle nous rend sa folie plus familière, elle fait qu'elle n'est point folie, mais certaine déviation de l'esprit humain, esprit dont la nature est peut-être de tourner en cercle. Tout le passage où Stewart se transforme en Pygmalion est admirable, au point que nous en perdons presque le fil de l'histoire, attentifs à suivre les efforts de cet homme pour costumer une femme en ce qu'il croit qu'elle est, jusqu'au moment où nous nous apercevons que c'est là l'histoire même. Toute la profondeur d'Hitchcock est dans la forme, c'est-à-dire dans le « rendu ». Comme le regard d'Ingrid Bergman dans Under Capricorn, ce démaquillage — qui n'est en fait qu'un maquillage — se donne à voir et non pas à raconter.
Enfin, dans ce film silencieux et glacé, plus encore que le baiser brûlant entre le détective et celle qu'il essaie en vain de faire ressurgir d'entre les morts, le haletant speech final de Stewart introduit une dimension jusque-là curieusement absente de cette histoire d'amour, celle de la passion. Ce n'est point péroraison rhétorique, mais bien passage au discours ainsi que le monologue de Bergman dans Under Capricorn. Peu importe que cet éclat vienne si tard, puisque dans ce film, traversé par un double courant, futur et passé échangent incessamment leurs positions. Tout le film, sous la lueur de ce vibrant acte d'accusation, prendra une coloration nouvelle : ce qui était en sommeil s'éveillera et ce qui était en vie mourra du même coup et le héros, triomphant du vertige, mais pour rien, ne trouvera de nouveau que le vide à ses pieds.
Il y a bien sur d'autres rapprochements à faire que celui que j'ai suggéré avec deux des films joués par James Stewart. Qu'on m'en permette encore un autre, avec Strangers on a train cette fois-ci. On sait combien ce dernier devait, non seulement en rigueur, mais en lyrisme à la présence obsédante d'un double motif géométrique, celui de la droite et celui du cercle, Ici, la figure — le générique de Saul Bass nous la dessine — est celle de la spirale ou plus exactement de l'hélicoïde. Droite et cercle se marient par le truchement d'une troisième dimension : la profondeur. A proprement parler, nous ne trouverons que deux spirales matériellement figurées dans tout le film, celle de la mèche descendante sur la nuque de Madeleine, copie de celle de Carlotta Valdès, et n'oublions pas que c'est elle qui éveille le désir du détective, puis celle de l'escalier montant à la tour. Pour le reste, l'hélice sera idéale, suggérée par son cylindre de révolution, représenté, lui, soit par le champ de vision de Stewart qui suit Novak en automobile, soit par la voute des arbres au-dessus de la route, soit par le tronc des séquoias, soit par ce corridor que mentionne Madeleine et que Scottie retrouvera en rêve (un rêve dont, je l'avoue, les schémas clinquants détonnent avec la grâce sobre des paysages vrais) et bien d'autres motifs qui ne pourront être décelés qu'après plusieurs visions. La coupe du séquoia millénaire et le travelling tournant (en fait, c'est le sujet qui pivote) autour du baiser appartiennent encore à la même famille d'idées. Famille vaste et qui compte beaucoup de parents par alliance. La géométrie est une chose, l'art une autre. Il ne s'agit point de retrouver une spirale dans chacun des plans dece film, comme ces têtes d'hommes qu'on propose en devinette dans des dessins de frondaisons, ni même comme les croix de Scarface (gageure magnifiquement tenue, mais gageure néanmoins). Il faut que cette mathématique laisse la porte libre à la liberté. Poésie et géométrie loin de se briser voguent de conserve. Nous y cheminons dans l'espace de la même manière que nous y cheminons dans le temps et que cheminent aussi nos pensées et celles des personnages. Ce ne sont que coups de sonde, ou plus exactement coups de vrille vers le passé. Tout fait cercle, mais la boucle ne se boucle pas, la révolution nous conduit toujours un peu plus profond dans la réminiscence. Les ombres succèdent aux ombres, les simulacres aux simulacres, non point comme les cloisons qui s'escamotent ou des miroirs à l'infini reflétés, mais par une espèce de mouvement plus inquiétant encore, parce que sans solution de continuité et qui possède à la fois la mollesse du cercle et le tranchant de la droite. Idées et formes suivent la même route, et c'est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre qu'on peut dire que les films d'Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objets — outre ceux dont ils savent captiver nos sens — les Idées, au sens noble, platonicien, du terme.
 

Aucun commentaire: