Le renouveau de l’enchantement
Gilbert Durand
L’on
 connaît le mot profond de Max Weber constatant que la modernité a couru
 depuis un siècle sur la lancée d’un « désenchantement » (Entzauberung) 
du monde et de la cité. Or, depuis un demi-siècle, l’on constate un 
vaste mouvement contraire, certes parallèle à la redécouverte des images
 par la psychanalyse, mais ne mêlant ses eaux ni à cette dernière, ni à 
la psycho-critique littéraire, fondée par Charles Mauron, ni même à la 
« mythocritique » dont nous avons, il y a vingt ans, exposé les 
fondements. La vieille panoplie de la sociologie positiviste, voire 
matérialiste, s’est émoussée pour faire place à toute une série — non 
concertée — de recherches sociologiques et socio-historiques qui ont 
pour fer de lance une véritable « mythanalyse », c’est-à-dire qui 
prennent d’abord appuis sur ces courants de représentations collectives 
plus profonds même que les idéologies et qui se calquent sur les 
immémoriaux récits — sermones mythici! — des mythologies.
Si
 l’on veut un acte fondateur à cette tradition de l’analyse en séquences
 et en figures mythiques du donné et du vécu social, il faut peut être 
se référer aux articles de C.G. Jung (collectés en français par Roland 
Cahen sous le titre Aspects du monde contemporain), dont certains datent
 de 1926 (sa critique du livre de Keyserling, Analyse spectrale de 
l’Europe) et dont un, capital et hélas prévisionnel, paru en 1936 dans 
la Neue Schweizer Rundschau, consacré à la résurgence nazie du mythe de 
Wotan, ainsi que la critique des ouvrages de penseurs nazis comme Martin
 Ninck ou Wilhelm Hauer (Lettre de 1932), constitue bien le premier 
travail de « mythanalyse ». Il faut signaler la contribution à cette 
méthode naissante, des collaborateurs philologues et anthropologues de 
C.G. Jung que furent l’ethnologue Paul Radin, l’indologue Henri Zimmer, 
l’islamologue Henry Corbin, le spécialiste de la mystique juive Gershom 
Scholem, et surtout l’helléniste K. Kérényi. Mais, à l’insu de ce 
courant fondateur que perpétuent et vérifient James Hillman que je salue
 ici, ou Pierre Solié, de multiples rivières coulent dans le même sens :
 Denis de Rougemont qui exhausse l’un des mythes fondateurs de 
l’Occident dès 1956, l’illustre Georges Dumezil dont on connaît 
l’attachement à sortir de l’ombre de l’histoire et des institutions les 
fondements de la « tripartition fonctionnelle » des sociétés 
indo-européennes, leçon qui ne sera pas perdue pour l’historien Georges 
Duby…
L’INFLUENCE DU MYTHIQUE
Et
 il faut penser aussi à ce marxisme en question que fut l’École de 
Francfort, qui culbutant avec Bloch, Mannheim, et finalement Marcuse, 
l’ordre sacro-saint de l’infrastructure, retrouvera avec plus ou moins 
d’audace la prégnance du mythique sur la démarche sociale. La vieille 
civilisation matérialiste sort certainement ébranlée des confrontations 
avec Éros ! Et que dire des travaux d’Henri Desroche, de Jean Servier 
(1963), de J.P. Sironneau (1978), du récent livre de Michel Cazenave 
(Les empereurs fous, Imago, 1981) et du livre aussi récent d’André 
Reszler (Mythes politiques modernes, P.U.F., 1981) ? Mon propos n’est 
pas ici de tenir les comptes de cette grande résurgence du mythe dans le
 champ et même les méthodes des Sciences Sociales, mais de m’interroger 
d’abord, trop rapidement certes, sur les référents épistémologiques qui 
marquent, accompagnent et peut-être permettent ce ré-enchantement d’une 
Science Sociologique depuis bien longtemps desséchée par l’exclusive 
méthode du comptage des « faits objectifs » et le mythologème — refoulé 
en tant que tel ! — du « sens de l’histoire » hérité des 
providentialismes et messianismes juifs et chrétiens.
ÉPISTÉMOLOGIE DU NOUVEL ENCHANTEMENT
Une
 telle résurgence des valeurs du mythe n’a été possible que sur le fond 
de la révolution épistémologique qui a donné le ton pendant les 
cinquante dernières années à l’épistème de pointe de l’Occident. L’on a 
vu s’intensifier le Nouvel Esprit Scientifique étudié par Bachelard vers
 les années 30 et issu de la microphysique de Planck, de la mécanique 
ondulatoire de Broglie, et de la relativité d’Einstein. Le Nouvel Esprit
 Scientifique des années 50 à 80 a poussé jusqu’à l’extrême avec 
Ferdinand Gonseth, René Thom et surtout Bernard d’Espagnat, David Bohm 
et Olivier Costa de Beauregard, les positions paradoxales de la fameuse 
« Philosophie du Non » chère à Gaston Bachelard. Non seulement les 
logiques non aristotéliciennes, dont Lupasco fut le théoricien, ont 
maintenant droit de cité, mais la théorisation expérimentale de la 
physique contemporaine s’est attaquée aux piliers fondamentaux de la 
démarche mentale la plus profonde de la psyché occidentale : le 
déterminisme causal et ses formes a priori que sont l’espace — euclidien
 ou riemannien — et le temps irréversible de Newton. L’extension à toute
 mécanique et à l’électronique appliquée de la notion de complexité 
cybernétique et systémique modifie l’axiome que l’on plaçait comme 
modèle de stabilité : « l’objet » lui-même. L’objectivité se nuance en 
degrés d’objectivité, l’ancienne objectivité « lourde » n’ayant plus 
guère d’application dans un univers physicien où — selon l’expression de
 Bernard d’Espagnat — le réel est toujours « voilé » . Cet allègement de
 l’objectivité, cette relativisation du réel, cette subversion du temps 
et du déterminisme causal à l’intérieur même du bastion du « fait » 
expérimental de la physique allait entrer en consonance avec ce que les 
sciences de l’homme — voire de l′ « âme » — avaient de tout temps 
constaté sans oser l’avouer dans un univers investi lentement par les 
certitudes péremptoires de vingt siècles de catégories 
aristotéliciennes. Le hiatus au cœur de notre civilisation qu’Henry 
Corbin plaçait emblématiquement au XIIe siècle à Cordoue, lorsqu’Ibn 
Arabi abandonnait à l’Occident la dépouille d’Averroës, sembla peu à peu
 se combler lorsqu’on vit à Cordoue même, comme en 1979 lors d’un 
colloque qui fit tant de bruit, les physiciens les plus éminents de ce 
temps converser avec les psychologues des profondeurs, les historiens 
des religions, les poètes et les gnostiques. La distance que Bachelard 
conservait encore entre les paradoxes de la nouvelle physique — devenus 
selon le mot de Costa de Beauregard « paradigmes — et les oxymores de la
 création poétique, diminue d’année en année depuis trente ans. Dès 
l’instant où le « réel » physique se fait « voile », et où, grâce à 
l’étude profonde de l’âme menée par Carl Gustav Jung, Henry Corbin, 
Mircea Eliade et leurs émules, l’irréel ou le surréel se dévoile et 
prend des structures explicites passibles d’expérimentation et de 
conceptualisation, les axes de la poétique de l’âme et ceux de la  «
nouménotechnie » scientifique — comme Bachelard qualifiant la Science —
 ne sont plus si divergents qu’ils l’étaient au XIXe siècle finissant. 
L’ensemble de tous les savoirs s’organise et s’harmonise dans une sorte 
de « Musée imaginaire généralisé » .
Mais
 ce bouleversement, cette « subversion » épistémologique — comme l’écrit
 J.J. Wunenburger (La Galaxie de l’Imaginaire, Berg, 1979) — est riche 
d’un fort impact inconscient sur la science de l’homme. Sans nous 
arrêter dans ce no man’s land constitué par la parapsychologie et qui 
passionne tant les physiciens, mais en nous en tenant aux vieilles 
classifications épistémologiques des « Sciences de l’homme » qui 
distinguent psychologie, sociologie et histoire, disons que le 
changement profond des structures logiques, catégorielles et 
conceptuelles que promeut la science physicienne de notre temps, 
entraîne une révision complète des modèles (parterns) représentatifs, 
des grandes métaphores qui pilotent en un gigantesque « schématisme 
transcendantal » la recherche scientifique.
Les
 vieux mythèmes évocateurs d’un temps linéaire et inspiré par la 
croissance ou le déclin biologiques, tels l’Arbre de Jessé ou, au 
contraire, l’arbre mort et sec de l’hiver, qui ont hanté toutes les 
sciences sociales du siècle écoulé, n’ont plus leur efficacité 
prométhéenne ou apocalyptique. Pas plus que la physique de pointe 
n’utilise le train des « faits » qui accroche ses wagons derrière la 
locomotive de la cause en route sur la voie unique du progrès, la 
science de l’homme, et particulièrement la psychologie contemporaine, 
abandonne aux pédagogies de Piaget ou de Wallon la « croissance » du 
psychisme, à Marx et à Comte, le fameux messianique « sens de 
l’histoire » , et à Spengler le « ragna-rök » .
Parallèlement
 à la physique du « réel voilé » (Bernard d’Espagnat) ou de 
l’« implication » (David Bohm), la science de l’homme se polarise sur le
 mythème de la profondeur. Que l’on se souvienne du fameux rêve de Jung 
en 1909, où les images du rêve conduisent le rêveur en des caves et 
souterrains de plus en plus profonds. Si le réel du physicien se 
« voile » , celui de l’anthropologue « s’épaissit » si l’on peut dire, 
prend une « épaisseur ». C’est ce que découvre l’historien qui, comme 
Fernand Braudel, aperçoit derrière la durée des événements et des jeux 
de surface, une « longue durée » — elle-même passible de degrés retenant
 en ses profondeurs une « durée quasi immobile » que Georges Dumezil 
identifie avec ces mythes fondateurs de toute société dans le sillage 
desquels s’engouffre toute histoire et se signent toutes les attitudes 
socio-culturelles. Glanant ces constantes mythiques à travers le 
territoire philologique des langues indo-européennes, la théorie de 
l’Urgrund anthropologique est passible d’amplification — comme nous 
l’avons tenté nous-mêmes dans un article de l’Eranos Jahrbuch de 1976 — 
comme Noam Chomsky l’a fait avec la notion de grammaire universelle. 
Mais les sociologues de notre temps, avec plus ou moins conscience de ce
 grave bouleversement, l’ont fait soit en cherchant, au fond, des 
morphologies, des structures peu apparentes mais décisives (Claude 
Levi-Strauss), soit en étageant l’objet de la sociologie en « paliers en
 profondeur » (Georges Gurvitch), soit même avec Lazarsfeld et Boudon, 
en complétant les linéaires analyses factorielles par « l’analyse 
multivariée ». Ou encore, pour mieux dire avec le sociologue le plus 
perspicace de la génération de l’après-guerre Roger Bastide, en 
discriminant le « coriace » derrière le flux et le reflux des incidences
 de surface.
Mais
 la métaphore de la profondeur, qui transforme l’espace homogène 
d’Euclide — sans épaisseur qualitative — en topos, c’est bien la 
psychanalyse qui le promeut. L’on sait la révolution qu’apporte la 
première « topique » freudienne étageant le conscient et l’inconscient. 
La seconde topique qui articule le moi sous la voûte du surmoi et sur le
 socle du « ça », tend à donner un aspect sinon plus systémique du moins
 plus organisationnel à l’appareil psychique. Toutefois, même dans la 
seconde topique, Freud reste tributaire d’un schéma causal linéaire et 
peu réversible — que vient seulement dramatiser la dialectique du moi — 
bien éloigné des connexions a-causales que met en place la physique 
moderne.
A
 cette qualification hétérogénéifiante de l’espace que constitue la 
topique, il faut ajouter une modification essentielle de notre 
conception newtonienne — et einsteinienne — du temps. Ce qu’un Costa de 
Beauregard a proposé de résoudre à partir du fameux paradoxe d’Einstein /
 Podolsky / Rosen en montrant que le temps de la microphysique était au 
fond séparable de l’entropie de la thermodynamique, modélisée dans notre
 imagerie par la linéarité fatale du temps mortel, Jung semble l’avoir 
réalisé dans la fameuse notion — tirée d’expériences multiples, 
soulignons-le bien ! — de la synchronicité. Dans la synchronicité comme 
dans la solution du « paradoxe  (devenu paradigme ! ) E.P.R. » il y a 
une sorte d’inversion des causalités ou des motivations : le fameux 
« scarabée » qui vient tomber aux pieds du psychothérapeute et de sa 
patiente n’est pas plus cause de la solution des difficultés phychiques 
qui se présentent à l’instant, que ces dernières ne sont cause de 
l’apparition du scarabée. A la notion de topos il faut joindre celle de 
synchronicité ou kairos, « moment favorable », moment « bouclé » dirait 
un mathématicien où l’effet renforce la causalité de la cause, où la 
cause devient effet de son effet, « fille qui est mère de sa mère » 
disaient les alchimistes… Le temps lui aussi se boucle sur un 
épaississement. 
Or.
 la plupart des phénomènes humains qui ont une importance, c’est-à-dire 
une signification pour l’individu comme pour le groupe, s’inscrivent 
dans un tel kairos, Spengler avait déjà bien vu que les structures qui 
reposent sur les moments importants de l’histoire ne s’alignent pas sur 
l’entropie anthropologique : à des siècles de distance, des événements 
de structure homologue peuvent être dits « contemporains » 
(zeitgenössisch), instants d’intensification du sens — que retiennent 
histoire et biographie — où le « temps suspend son vol » … Comme Jung 
l’écrit au célèbre physicien Wolfgang Pauli, avec lequel il collabore et
 écrit son étude sur la synchronicité, l’on atteint par ces notions 
combinées d’espace qualitatif (topos) et de durée non déterminée 
(kairos), une sorte de relation d’incertitude familière aux physiciens :
 « Continuum omniprésent aussi bien que présent sans étendue »…
Notons
 au passage combien les schématisations diagrammatiques plus chères à 
Jung qu’à Freud de ce processus de « bouclage » — sous leur forme imagée
 de diagrammes cosmiques, de « ciels » astrologiques, de mandalas, etc. —
 conviennent mieux que les coordonnées cartésiennes à exprimer cette 
« épaisseur » de dévoilement de la réalité anthro-pologique. Mais ce qui
 est important et décisif c’est de constater que ce kairos et ce topos 
sont l’étendue et le temps spécifiques que tous les spécialistes ont 
reconnu être ceux du mythe. C’est le fameux « illud tempus » cher à 
Eliade, c’est la fameuse « synchronie » (à ne pas confondre avec la 
synchronicité jungienne) chère à Claude Lévi-Strauss, par laquelle 
l’espace prend une épaisseur, regroupe en « paquets » (« en grappes », 
disait Bachelard) homologues de sens des images dispersées par la 
diachronie inéluctable du discours, fût-il sermo mythicus. L’adoption 
des concepts épistémologiques de temps et de causalité « réversibles », 
de qualification morphologique de l’espace (René Thom), équivaut donc à 
focaliser l’attention de la recherche anthropologique sur l’importance 
fondamentale du mythe et de son cortège imaginaire. Fort de cette 
convergence de l’épistémologie de ce siècle écoulé et des conceptions 
nouvelles des phénomènes anthropologiques, l’on peut se demander si les 
conceptualisations nées de la psychanalyse et surtout de la psychologie 
des profondeurs ne pourraient pas s’appliquer, pour les éclairer, aux 
constats récents des Sciences Sociales, si le topos de la psyché ne 
pourrait pas inspirer un topos dans la cité, et également si le kairos 
de la synchronicité ne pourrait pas comporter les découvertes d’une 
« histoire profonde ». Bien plus, on peut entrevoir que le processus de 
mythification, la Bezauberung est le sensorium commune de cette démarche
 de l’anthropologie nouvelle.
MÉTHODOLOGIE DE LA « BEZAUBERUNG » : ESQUISSE D’UNE TOPIQUE DES SCIENCES SOCIALES
Que
 les limites des conceptualisations de la physique et de l’anthropologie
 nouvelles aillent en s’amenuisant, nécessite de reconnaître un champ de
 signification commun que Jung a appelé « psychoïde ». Sans entrer dans 
les détails de cette notion disons simplement que l’accord de 
l’objectivité du monde « extérieur » et de la subjectivité du monde 
psychique individuel est un des terrains où la notion de « psychoïde » 
est la plus évidente. Comme le dit Jung « l’âme d’un peuple n’est qu’une
 formation un peu plus complexe que celle de l’individu ». Cette 
« complexité », toutefois, nous dictera ici une précaution 
méthodologique : ce n’est que métaphoriquement que le plus simple peut 
devenir le modèle du plus complexe. Ou plus exactement ce n’est que 
« métonymiquement ». Car le système social ne reçoit pas justement les 
« simplifications » que comporte le système individuel lié à l’entropie 
biologique. C’est pour cela que la métaphore « psychique » du social 
nous paraît plus heuristique que la métaphore biologique. Mais elle n’en
 est pas moins métaphore : le système social, contrairement au système 
individuel psychique, est « à décideurs multiples ». La relation 
déterministe exprimée par le schéma cause /effet s’y estompe encore plus
 que dans l’écheveau des déterminations individuelles. Les sociologues 
ont toujours été frappés par le caractère « paradoxal » (Max Weber) 
voire « pervers » (René Boudon) de la « causalité » en sociologie. Très 
souvent, les « effets » produits sont inattendus, contradictoires avec 
les perspectives de la cause antécédente.
Aussi
 ne pourrons-nous pas prendre tel quel le schéma encore bien orthogonal —
 cartésien ! — des topiques freudiennes où la pulsion « verticale » du 
ça est comme coupée par l’horizontalité du surmoi. Ça, moi et surmoi ne 
seront ici que des repères métaphoriques. En vérité la « topique » 
socio-historique est bouclée en une sorte de diagramme où 
« l’implicant » général (le sermo mythicus et ses noyaux archétypiques) 
contient pour ainsi dire les explications, les déploiements que sont le 
« ça » social analysé par les mythologues, le « moi » social passible de
 la psychosociologie et le « surmoi », le « conscient collectif », 
domaine des analyses institutionnelles, des codifications juridiques, 
des réflexions pédagogiques. Notre théorie n’est cependant pas assez 
élaborée à ce point pour que nous puissions faire figurer dans un pur 
diagramme — avec équivalence de « pouvoir décideur » — le « ça » 
inconscient collectif, le « moi » social des rôles et le « surmoi » des 
institutions. C’est donc un schéma métaphorique bâtard que nous 
proposons, bien qu’il se décolle déjà de la pure orthogonalité 
freudienne. L’ordre de notre description peut paraître ainsi arbitraire :
 disons que, pour le justifier, nous avons commencé par décrire ce qui 
nous paraît justement être une innovation dans le champ épistémologique 
de la sociologie, traditionnellement attachée aux analyses du « surmoi »
 des institutions et des pédagogies épistémologiques.
Ce
 que l’on rencontre donc dans la première partie du diagramme — ou au 
plus profond de l’échelle topique ! — c’est donc le « ça » 
anthropologique. Cet Urgrund « quasi immobile » (Braudel), « qui ne se 
transforme jamais » (Carl Gustav Jung), et que Jung appelle 
« inconscient collectif » — mais qui répartit très tôt en deux séries : 
l’une spécifique, attachée à la structure de l’animal social qu’est 
l’homo sapiens, l’autre plus « lamarckienne » — comme l’écrit Michel 
Cazenave en un excellent article (cahier de Psychologie Jungienne n° 29.
 1981) — et passible des vêtures culturelles. L’une du côté de 
l’archétype proprement dit, pure instance numineuse, l’autre du côté de 
« l’image archétype » déjà enrobée d’une présentation, donc 
« localisée » (René Thom).
Nous
 pourrions, quant à nous, parler d’un « inconscient collectif 
spécifique », émergeant à peine au niveau de la prise de conscience et 
repéré dans son abstraction par les linguistes et les structuralistes 
qui parlent du « toujours traductible » du mythe (Claude Lévi-Strauss), 
des « universaux » du langage (Mounin et de Mauro) ou de « base 
générative » (Noam Chomsky). Il s’agit bien là en effet d’un métalangage
 (Lévi-Strauss; cf. notre chapitre de Figures mythiques et visages de l’œuvre)
 qui n’apparaît — puisqu’il faut bien qu’il apparaisse pour être repéré 
et étudié ! — qu’au niveau des grandes synchronies, des grandes 
homologies d’images, de ces Urbilder que découvre l’éthologie du 
comportement animal (Lorenz, Portmann, Spitz, Keyla, etc.). Il émerge 
dans ces « mythes latents » qu’a bien repérés Georges Bastide dans le 
moment gidien (Anatomie d’André Gide
 — P.U.F., 1972), et qui n’arrivent pas nettement à s’ancrer dans des 
images précises, à se donner un nom fixe. Ils sont comme nous l’avons 
dit jadis, au niveau « verbal », à la rigueur au niveau « épithétique »,
 non au niveau substantif. Flous quant à leur figure, ils n’en sont pas 
moins précis quant à leur structure. Tout comme ces divinités latines 
que Georges Dumézil dit pauvres en représentations figurées mais riches 
en cohérences structuro-fonctionnelles. Car cet inconscient spécifique 
n’a rien d’anomique : comme l’ont montré les travaux expérimentaux du 
psychologue Yves Durand, ils intègrent clairement les « paquets » 
d’images, les homologies dans des séries bien définies.
Mais
 un trait fondamental, attaché à la logique de toute « systémique », 
c’est que les archétypes sont pluriels : ils constituent à la fois le 
polythéisme foncier des valeurs imaginaires (Max Weber, Henry Corbin, 
David Miller, etc.) et le caractère dilemmatique (Lévi-Strauss) que 
revêt tout sermo mythicus. Dès son état naissant, les instances du mythe
 sont au pluriel. Elles sont absolument hétérogènes dans leur nomos 
irréductible. Le polythéisme fonctionnel qui transparaît dans les 
conflits de la psyché individuelle est encore plus vigoureux dans les 
instances de la psyché collective.
Mais
 cet « inconscient spécifique » se prend quasi immédiatement dans les 
images symboliques portées par l’environnement, et au premier chef 
l’environnement culturel. Le métalangage primordial vient se ranger dans
 la langue naturelle du groupe social. L’inconscient collectif se fait 
culturel. Les cités, les mouvements, les constructions de la société 
viennent capter et identifier pour ainsi dire dans la mémoire du groupe 
la pulsion des archétypes. La cité concrète vient modeler le désir de la
 cité idéale (Roger Mucchielli), car une utopie n’est jamais pure de sa 
niche socio-historique. Les verbes et les épithètes qui signalent la 
généralité de l’inconscient spécifique se substantifient. Les dieux de 
l’archaïque Latium prennent les visages et épousent les querelles du 
panthéon imagé des hellènes.
Au
 niveau de cette arché-sociologie, ce sont ces phénomènes de première 
imprégnation culturelle qu’ont repérés les Américains sous le nom de 
basic personality (Kardiner, Linton, etc.) et les Allemands sous le nom 
de « paysage culturel », Landschaft (Oswald Spengler). Mais ce niveau 
fondateur, sous l’impulsion même de la représentativité, entraîne ipso 
facto le niveau où ces substantifications s’attribuent à des rôles 
humains et se « théâtralisent » (cf. Jean Duvignaud, Michel Maffesoli). 
C’est cet ensemble « actantiel » (pour reprendre la terminologie de 
Greimas, de Souriau ou d’Yves Durand) qui constitue ce que l’on pourrait
 appeler métaphoriquement le « moi social ». Par une « capillarisation 
insidieuse », les instances hiérarchisées, conflictuelles, hétéronomes 
de la « cité idéale » mettent en scène les personae et les personnages 
du jeu social.
Comme
 leur origine fondamentale, les rôles sociaux — qu’étudient la 
sociologie de la relation et la psychologie sociale — sont pluriels. Les
 particularismes des « emplois » donnent des ségrégations et des jeux 
d’opposition et d’alliance entre castes, classes, sexes, rangs d’âges, 
en un mot entre « stratifications sociales ». Il nous semble d’ailleurs,
 et par les voies toutes différentes de celles purement structurelles 
empruntées par Propp, Greimas, Souriau, et expérimentales suivies par 
Yves Durand, que ces « emplois » actantiels n’excèdent pas le nombre de 
sept (six opposés deux à deux plus un). Quoiqu’il en soit il est 
important de souligner — comme le prouvent les travaux d’Yves Durand, et
 ceux d’Albert Yves Dauge sur le « barbare » — que dans cette 
constellation de rôles, non seulement se dessine une hiérarchie mais 
s’intègre la négativité de certains rôles cependant indispensables : 
hors castes, marginaux, barbares plus ou moins intégrés, etc. Cette 
négativité introduite systématiquement dans l’ensemble des rôles joue 
certainement une fonction importante dans les mouvements de 
ressourcement du mythe. Le monumental travail de Nicole Martinez sur les
 « tziganes » et les marginaux, montre que ces derniers sont le support 
d’un mythe très riche, très fécondant dans la psyché collective. Mais, 
de toute façon, le theatrum societatis implique des rôles diversifiés 
jusqu’à un certain antagonisme. Il est bien intéressant de constater que
 ce diagramme à 7 actants tel que le dessine Yves Durand dans des 
perspectives purement psychologiques, est semblable à celui dessiné par 
Baudouin pour « intégrer » les instances archétypes de 
l’individualisation, et que nous l’avons également retrouvé dans 
l’analyse que nous avons faite des « limites » d’un consensus social 
(Eranos Jahrbuch, 1980). Le lieu n’est pas ici de nous étendre sur les 
mécanismes qui régularisent et cohérent ces 7 instances actantielles du 
theatrum societatis. Ne retenons pour les commodités du fonctionnement 
que notre topique, que la classification des « rôles » en positif et 
négatif, ou comme l’avaient souligné les anciens — Grecs ou Latins — en 
divinités « extra-muros » et « intra-muros »… Disons très grossièrement 
que dans une société donnée, lorsque le mythe tend à expurger ses 
recours à l’imaginaire profond et que seuls les rôles les plus adéquats à
 la rationalisation et la conceptualisation du système sont honorés 
(c’est le cas des rôles « techniques » dans la technocratie, des rôles 
« administratifs et juridictionnels » dans la bureaucratie, etc.), ce 
sont les rôles négligés et « marginalisés » qui sont le réservoir des 
ressourcements mythologiques. Telle fut la condition d’une partie du 
Tiers État en 1790, telle fut celle des étudiants dans les mouvements de
 1968. Il serait bien instructif d’étudier précisément la place des 
marginaux, dans le mouvement National Socialiste naissant et 
spécialement chez les S.A. Mais il faut insister sur ce point : il n’y a
 pas des rôles prédestinés à la conservation des institutions, et 
d’autres opposés. Dans tel cas ce sont les rôles guerriers qui sont 
conservateurs d’un pouvoir, dans tel autre ce sont eux qui promeuvent 
les pronunciamentos. Tout dépend des rôles qui sont marginalisés. 
Tantôt, dans l’histoire de l’Occident, ce furent ceux des rois et des 
nobles, tantôt ceux du sacerdoce et des clercs. Le recours contre les 
rationalisations sacerdotales fut l’empereur et le recours contre les 
prédictions sur l’empire fut le sacerdoce. Mais les marginalisés de tout
 ordre ont toujours plus de chance d’être les ferments de contestation. 
Enfin, au niveau institutionnel d’une société, l’ont peut placer une 
sorte de « surmoi » social passible d’une sociologie juridique et 
institutionnelle, à la fois conservateur et codificateur de l’épistème 
de la société à un « instant » (qui n’est pas instantané ! cet instant 
peut durer plusieurs siècles, et en aucun cas il n’est inférieur à la 
maturation — 25 à 30 ans — d’une génération donnée de son devenir). Ce 
surmoi est le réservoir des codes, des juridictions, mais aussi des 
idéologies courantes, des règles pédagogiques, des visées utopiques (les
 « plans », les « programmes », etc.), et des leçons que le génie de 
l’instant tire de l’histoire du groupe. A ce niveau le mythos se 
positive, si l’on peut dire, en épos et se logicise en logos.
Mais
 le lien qui relie ces trois « niveaux » métaphoriques de la topique 
sociale, la force de cohérence fondamentale qu’ « implique » le niveau 
fondateur archétypique, le niveau actantiel des rôles, et le niveau des 
entreprises rationnelles « logiques », aurait écrit Pareto, c’est le 
sermo mythicus. Par un paradoxe de plus, c’est à l’instant où le mythe 
se rationalise en visée utopique, en « méthodos » rationnel, à l’instant
 donc où il est le plus manifeste dans les institutions et les 
juridictions, qu’il est le mieux intégré à la « conscience collective » —
 ou pour parler comme Lupasco, à l’instant où il s'« actualise » — que 
le mythe devient latent en tant que force mythique, qu’il se 
démythologise en quelque sorte. Mais c’est alors qu’il y a « Malaise 
dans la civilisation », qu’il y a une occultation dangereuse qui — Jung 
l’a bien montré à propos de l’Aufklärung comme du Wotan nazi — renvoie 
la numinosité du mythique du côté du moi le plus exacerbé, du côté de 
l’égotisme individualiste. Alors l’on n’a plus affaire à une « société »
 — pas même à une Gemeinschaft — mais à une masse, une foule qui va 
faciliter les « capillarisations » du numen mythique, les regrouper en 
un torrent souvent subversif et quelquefois dévastateur.
Ainsi
 une société oscille, en des diastoles et des systoles plus ou moins 
rapides, n’excédant pas semble-t-il en deçà d’une génération humaine 
(Peyre, Matore ou Michaud) et au-delà d’un millénaire (Oswald Spengler) 
auteur d’un axe, ou si l’on préfère, au sein d’un « implicant » 
mythologique dont l’appréciation, sinon la mesure (on peut toujours 
« compter », comme l’on fait Sorokin ou le critique littéraire Trousson,
 les épiphanies d’un mythe), est selon nous l’indicateur principal de 
« l’état » d’une société.
Le
 mythe apparaît ainsi non seulement comme un indicateur fondamental pour
 l’observateur, mais dans un ensemble systémique, comme un « décideur » 
capital pour l’acteur politique. Non pas que la divinité intervienne de 
l’extérieur, par une spontanéité théologique comme dans le devenir 
hégélien, marxiste, ou spenglérien… Mais en ce sens que le numineux d’un
 mythe peut se trouver réactivé, retrempé, exacerbé, et faisant alors 
galoper l’histoire au travers d’une personnalité qui a l’intuition ou 
l’intelligence du mythe pertinent à la société et au kairos de 
l’instant. Tels furent en leur temps Alexandre, Auguste, Jeanne d’Arc, 
Napoléon, Lénine ou peut-être Hitler dans l’Allemagne vaincue des années
 20. Certes ils le furent avec plus ou moins de bonheur. Je veux dire 
par là avec plus ou moins d’ouverture et d’intelligence à la pluralité 
des mythes constitutifs d’une société. A cet égard, l’étroitesse d’un 
Hitler, son obsession du mythe de la race, sa suspicion héritée du 
Kulturkampf à l’égard des religions en place, sa haine du juif, est aux 
antipodes de Napoléon Bonaparte qui, consul, a eu ce mot sublime 
d’intelligence : « Je veux vous assumer, de Clovis à Robespierre. »
C’est
 que, précisément, une société doit admettre le pluralisme des rôles — 
donc des valeurs — garant de la pluralité des mythes. Comme l’avait vu 
profondément Nietzsche, la Grèce n’est pas l’exclusive patrie d’Apollon :
 Dionysos veille dans l’ombre au bon équilibre de la psyché hellénique. 
Il y a dans toute société — et cela est sensible au niveau de 
l’antagonisme des rôles — une tension entre au moins deux mythes 
directeurs. Si la société ne veut pas reconnaître cette dualité, et si 
son « surmoi » refoule brutalement toute mythologisation antagoniste, 
alors il y a crise et dissidence violente. Tout totalitarisme naît de 
l’exclusive et de l’oppression — souvent de la meilleure foi du monde — 
d’une seule logique en place. C’est alors que les dieux se vengent en 
déchaînant obscurément, dans les ténèbres des inconscients égoïstes, la 
tempête des dieux adverses. Parmi les « causes » de l’hitlérisme et de 
la résurgence de Wotan — « l’ouragan dévastateur des steppes » comme 
l’appelle Jung — il y a le complexe : défaite humiliante du IIe
 Reich/ liquidation de l’extérieur de la dynastie impériale / décalque 
de la république de Weimar sur les institutions du vainqueur. La 
République de Weimar fut l’emblème de tout l’héritage de la défaite. 
Wotan/Hitler ne sort pas de la tombe de Wagner, mais des urnes anonymes 
de la République de Weimar. C’est dans le secret des isoloirs que se 
sont coalisés tous les ressentiments, les rêves les plus fous et les 
revanches les plus cruelles.
De
 plus, au sein de ce pluralisme, les mythes ne jouent pas tous au même 
niveau d’urgence politique : un groupe social est rarement nettement 
circonscrit, il s’inscrit généralement en un groupe plus vaste et 
circonscrit à son tour des particularismes plus restreints. Par exemple,
 les peuples latins et leurs particularismes s’inscrivent dans une vaste
 mais floue culture indo-européenne. Ou encore telle nation d’Europe 
s’inscrit dans les mouvances de la Réforme, telle autre de la 
Contre-réforme. Mais on ne peut dire à l’avance à quel niveau 
appartiendra à tel moment le mythe décideur. Il peut venir du mythe le 
plus fou, le moins rationalisé, mais le plus puissant comme ferment de 
la décision — tel l’Islam shiite dans l’Iran moderne ou l’Eglise dans la
 Pologne de « Solidarité » — il peut au contraire naître d’un mythe 
ancré dans une très particulière minorité, comme l’Etat d’Israël jaillit
 de quelques révoltés devant l’effroyable Shoa ou les Etats-Unis 
d’Amérique des réfugiés du May Flower… Encore une fois, la notion de 
« concours de circonstances » prend toute sa valeur dans une telle 
analyse. Il ne s’agit plus à proprement parler de « causalité », mais 
d’un concours d’éléments synchroniques très divers que le mythe vient 
soudain « impliquer ».
Un
 mot reste à dire du mouvement du mythique dans une société donnée. Nous
 avons déjà noté que ce mouvement appartient à la « longue durée » chère
 à Braudel et ne se réduit jamais à moins de la durée d’une génération 
humaine. L’on pourrait classer les mythes ou du moins les mythologènes 
qui impliquent une société selon l’ordre de leur durée : il est évident 
que le mythe chrétien soutend un bon millénaire de la sensibilité, des 
valeurs ou du discours de l’Europe. Il se métamorphose certes au gré des
 leaderships politiques et ethnoculturels des peuples de l’Europe, mais 
il garde jusqu’à nos jours de grands traits communs presque inchangés. A
 l’intérieur de ce mythologène « implicant général, se greffent des 
courants et des contre-courants qui viennent typifier, à peu près de 
siècle en siècle, de grandes images image mariale aux XIIe et XIIIe siècles, images de crucifixion aux XIVe et XVe
 siècles, stature d’Hercule à la Renaissance, images solaires du 
classicisme et de l’Aufklärung, images prométhéennes, etc. Mais ce qu’il
 importe de souligner — et qu’avait repéré Sorokin sans fonder son 
observation sur des processus imaginaires — c’est qu’une société, dans 
ses directives pédagogiques, dans ses « classes dirigeantes », passe par
 les systoles et les diastoles d’une rationalisation institutionnelle 
et, au contraire, d’une dégradation de cette rationalisation d’où 
résurgent les dissidences. Ce n’est pas tout à fait l’opposition entre 
« idéalistic » et « sensate » chère à Sorokin, mais opposition entre 
phases de désenchantement rationaliste et de réenchantement imaginaire.
En
 gros, l’imaginaire mythique fonctionne — comme nous l’avons représenté 
sur le diagramme ci-joint — comme une lente noria qui, pleine des 
énergies du mythe, se vide progressivement et se refoule automatiquement
 par les rationalisations et les conceptualisations, puis replonge 
lentement — à travers les rôles marginalisés, contraints souvent à la 
dissidence — dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs, 
les ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau 
vive des images. Il est vrai que certains mythes — les plus « coriaces »
 — peuvent victorieusement résister à ces épreuves historiques de 
l’usure scolastique et conceptuelle, et reprendre vie métamorphosés par 
quelque « réformation ». Mais la plupart du temps, le mythe originaire 
sort méconnaissable de ce traitement. Il perd des mythèmes en cours de 
route, il en intègre d’autres dans les cas les plus mitigés (comme par 
exemple Prométhée perd des mythèmes pour devenir Faust…). Enfin, le 
mythique peut entièrement changer de peau mythologique au cours de ce 
cycle : la dissidence est trop aiguë, son ironie et son doute à l’égard 
du mythe en place trop patents (comme celui de Gide dans son Prométhée),
 sa révolte trop indignée. Alors le mythique plonge aux sources d’un 
mythe qui restait en attente dans l’ombre et se régénère avec frénésie.
ENCHANTEMENT ET POLITIQUE
Cette
 résurgence consciente du mythique — dont l’engouement pour la 
psychologie est, selon Jung, la signature qui « montre combien est 
profond l’ébranlement de l’âme générale » — ce réenchantement qui s’est 
souvent fait de façon dramatique parce que tellement inattendue de nos 
sagesses positivistes en place, ne se fait plus fort heureusement 
aujourd’hui de façon sauvage. Dans l’énorme subversion épistémologique 
que vit notre temps, ce sont les savants qui prennent en main les 
puissances du mythe. Non plus les simples politiques, et non plus 
Rosenberg, Streicher ou Hitler. Le mythe du XXe
 siècle n’est plus dans les mains d’apprentis sorciers livrés à leur moi
 psychotique. Et si le politique ne peut pas produire le savant, le 
savant a peut-être le devoir de produire le politique. Le bilan de la 
science de l’homme, à l’aube du fameux — et mythique ! — an 2000, est 
d’une richesse telle qu’il permet de suggérer des conduites, de tirer 
des conclusions, sinon des leçons, du mouvement complexe et lent des 
sociétés et de leur réflexion historique. Le savant est pour le moins à 
même de donner des  « modèles » de société. Nous ne ferons qu’indiquer 
ici quelques directions. D’abord une société n’est pas un être « vivant »
 sur le modèle des vieilles métaphores biologiques chères à l’ancienne 
sociologie. Elle ne semble pas passible des lois de l’entropie. Comme le
 notait Jung, toute culture est un « arrêt » créé de main d’homme ; 
« remporté de haute lutte sur les transformations insensées et les 
métamorphoses continuelles de la nature » (Aspects du drame contemporain,
 p. 130). C’est du côté des vivants les plus primitifs, les plus proches
 de la dureté minérale (les plus « coriaces » aurait écrit Roger 
Bastide), de ceux qui ont résisté à l’entropie des siècles qu’il 
faudrait peut être chercher une comparaison. Une société est une sorte 
de madrépore qui persiste dans son être malgré et à cause du flux et du 
reflux de l’océan mythique. Elle apparaît comme un atoll avec ses récifs
 et ses lagunes… 
Ensuite,
 et pour ce faire, une société sécrète toujours des mythèmes, sinon des 
mythes de rééquilibrage devant les aléas de la nature et des agressions 
ou pénétrations des autres ensembles socioculturels. La « vie » — 
c’est-à-dire la durée d’une société qui se reconnaît, s’individue en 
tant que telle — dépend de ces réajustements mythiques.
Il
 en résulte que toute société, pour « durer », doit être un ensemble 
pluraliste, un « système » au sens où l’entend la science moderne 
intégrant des « décideurs à objectifs multiples ». La règle de « vie » 
(= durée) d’une société est son degré de synarchie.
Enfin,
 l’on peut indiquer qu’une réflexion précise sur les boucles mythiques 
qui tissent l’histoire d’une société permet d’échapper aux illusions 
politiques des fausses oppositions. Un « choix de société » ne consiste 
pas à choisir entre des instances dirigeantes qui participent, malgré 
des oppositions de surface, au même césarisme. De nos jours, les 
partisans politiques à la vue mythique courte, ont trop tendance à 
vouloir le choix illusoire entre la satrapie des marchands et celle des 
producteurs. Toute une cléricature est en place pour faire apparaître 
des oppositions entre deux pouvoirs qui, au fond, participent à peu de 
chose près, au même mythe…
Quant
 au savant, isolé devant l’objet qu’il étudie, contraint à cette 
« conscience du présent qui rend solitaire » comme l’écrivait Jung en 
1928, il ne peut jouer les Cassandre ou au mieux les Orphée chantant 
pour les Argonautes. Du moins a-t-il la satisfaction de constater que 
l’étude de la Bezauberung fondamentale de toute société dessille ses 
yeux de toute illusion. Dans le courant général que dessine l’épistème 
contemporain il a l’espoir secret d’être réuni fraternellement à tous 
ceux qui découvrent comme lui cette connaissance nouvelle…
