30 mai 2018





« De Superman à Wittgenstein » – les ressemblances de famille et imitations d’un célèbre dessin

 

 

Patrick Peccatte


En janvier 1933, l’écrivain Jerome « Jerry » Siegel et le dessinateur Joseph « Joe » Shuster créent une première version du personnage de Superman dans un fanzine confidentiel. Le personnage est cependant bien différent de l’icône culturelle connue actuellement puisqu’il s’agit d’un « villain »  , un héros chauve et méchant doté de super-pouvoirs et souhaitant assujettir le monde. Ce n’est que cinq ans plus tard que Superman devient le super-héros positif que l’on connaît, pourchassant les malfaiteurs et sauvant le monde. En 1938, Siegel et Shuster cèdent en effet le personnage à l’éditeur Detective Comics, Inc. (devenu par la suite DC Comics) qui lance alors au mois de juin un nouveau titre de comic book, Action Comics, où Superman tel qu’on le connaît désormais apparaît pour la première fois.
Action Comics #1, June 1938, couverture
Action Comics #1, June 1938, couverture
Cette couverture est devenue l’une des plus célèbres de l’histoire de la bande dessinée. Le numéro original est recherché par les collectionneurs fortunés et l’un des rares exemplaires qui subsiste encore actuellement a récemment atteint aux enchères une somme vertigineuse.

Le nom de Superman ne figure pas cependant sur la couverture du fascicule. Par contre, le premier super-héros de l’histoire des comics donne son nom à l’histoire sur 13 pages dont il est le protagoniste. La toute première page décrit d’emblée son origine extra-terrestre et ses super-pouvoirs; on notera que dans cette première version Superman n’est pas encore capable de voler…
La scène mémorable qui figure en couverture est explicitée en page 91.
Action Comics #1, June 1938, pages 1 et 9
Action Comics #1, June 1938, pages 1 et 9
En fait, cette couverture avait déjà été dévoilée le mois précédent dans une publicité parue dans More Fun Comics, un autre titre publié par Detective Comics. Là encore, le nom de Superman ne figure pas sur cette annonce, ce qui confirme que l’éditeur s’intéressait alors bien plus au lancement d’un nouveau titre qu’au nouveau personnage dont le succès sera pourtant rapidement considérable.
Publicité pour Action Comics #1 parue dans More Fun Comics #31, May 1938
Publicité pour Action Comics #1 parue dans More Fun Comics #31, May 1938
Quatre motifs graphiques et déjà une variante
Le dessin de cette couverture historique repose sur quatre motifs graphiques principaux:
  • la posture de Superman; corps incliné, bras au dessus de la tête, une jambe mi-fléchie, l’autre jambe en appui, indiquant que tout super-héros qu’il est, il est néanmoins représenté comme un humain « normal » dans l’effort;
  • la figuration de sa force colossale à travers une situation impossible dans le monde habituel: le fait qu’il soulève un objet volumineux et d’un poids considérable sans aucun effort apparent, contrastant par là avec l’attitude décrite précédemment et démontrant que sous une apparence humaine il est doté de capacités surhumaines (ses super-pouvoirs);
  • l’automobile inclinée portée à bout de bras, instanciation de l’objet très lourd et encombrant sur lequel s’exerce la force du super-héros; elle est violemment projetée contre un obstacle et l’avant de sa carrosserie est écrabouillé;
  • la composition; l’arrière-plan et l’avant-plan représentent les occupants de la voiture pourchassés par Superman. Ils sont effrayés et fuient la scène. Celui qui se tient la tête en bas à gauche en avant-plan est représenté partiellement (on sait qu’il s’agit des occupants de la voiture car dans la case précédente de la page 9, Superman a secoué la voiture pour les en extraire).
Le dessin de couverture et celui de la page 9 comportent cependant plusieurs différences significatives.
Comparaison entre le dessin de la page 9 et le dessin de couverture - Action Comics #1, June 1938
Comparaison entre le dessin de la page 9 et le dessin de couverture – Action Comics #1, June 1938
Nous savons depuis quelques années que la couverture a probablement été réalisée d’après l’histoire dessinée par Shuster et à la demande de l’éditeur par un ou plusieurs dessinateurs demeuré(s) anonyme(s). Cette hypothèse fort plausible a été émise lors de l’action en justice des héritiers de Siegel contre Warner Bros et DC Comics à propos du copyright sur le personnage de Superman2.
Voici les différences principales entre les deux dessins:
  • Superman ne prend pas appui sur la même jambe dans les deux dessins;
  • le ‘S‘ emblématique qui figure sur la poitrine du super-héros n’est pas apparent dans la case de la page 9 alors qu’il est bien visible sur la couverture;
  • il porte ses fameuses bottes rouges sur la couverture mais pas dans la case de l’histoire;
  • son ombre est plus longue sur la couverture;
  • le personnage en arrière-plan à droite près des rochers où la voiture est écrasée n’existe pas dans l’histoire, et d’ailleurs, les rochers n’ont pas le même aspect dans les deux dessins;
  • le personnage en avant-plan en bas à gauche n’a pas la même physionomie et la position de ses mains est différente (il applique ses mains sur ses oreilles dans l’histoire, sur ses tempes sur la couverture); de plus, il ne porte pas les mêmes vêtements et sa cravate a une position très différente dans les deux versions;
  • les vêtements du personnage en arrière-plan à gauche ne sont pas de la même couleur;
  • les proportions de Superman et des personnages sont identiques dans l’histoire, mais pas sur la couverture où Superman apparaît plus grand;
  • il existe plusieurs différences dans les représentations de la voiture, en particulier les protections des roues arrières ne sont pas identiques3; en outre, à la différence de sa représentation tronquée dans l’histoire, la voiture est visible intégralement sur la couverture et elle apparaît aussi légèrement plus inclinée;
  • la roue seule détachée de la voiture en bas à droite n’a pas la même position.
Ainsi donc, on peut considérer que le dessin original de Shuster et sa première réinterprétation créée à la demande de l’éditeur ont été publiés en même temps. Cette image est devenue fameuse et ses appropriations, imitations ou dérivations vont se multiplier. Cependant, le processus de multiplication des dessins dérivés sera long et passe par des images bien moins ressemblantes que ces deux variantes.
Conformément à un principe bien connu de la perception visuelle, si la comparaison entre deux images très proches incite à inventorier leurs différences, c’est bien plutôt leurs similarités, leurs ressemblances, voire leurs analogies qui sont pointées lorsqu’elles sont plus éloignées l’une de l’autre. L’analyse qui suit ne s’intéresse donc pas au petit jeu de la chasse aux écarts mais bien plutôt à la recherche de similarités visuelles et de ressemblances globales entre des images qui sont parfois assez dissemblables.
Pour ne pas trop alourdir cet article, nous désignerons désormais la couverture d’Action Comics #1 par l’acronyme AC1.
Imitations graphiques et ressemblances
Dans le domaine des comics, un « swipe » est une copie intentionnelle d’une couverture ou d’un dessin réalisée sans citer l’œuvre d’origine. Le procédé n’est pas toujours bien vu et le dessin nouveau, lorsque la ressemblance avec le dessin original est évidente, est qualifié quelquefois de clone, copie, réplique, imitation, appropriation, plagiat, etc., de pastiche ou parodie lorsque la connotation humoristique est notoire. De très nombreux swipes de couvertures sont en réalité des hommages, mais on utilise parfois le terme dénué de toute appréciation d’estime et le swipe peut alors être considéré comme une appropriation sans scrupule, un pillage en somme.
Il n’est pas toujours aisé de distinguer si un swipe est manifestement un hommage ou s’il s’agit seulement d’une copie opportuniste réalisée par manque d’inspiration ou d’originalité (lire à ce sujet l’article de Daniel Best A Rose By Any Other Name, à propos de la célèbre couverture du numéro 1 de Fantastic Four réalisée en 1961 par Jack Kirby et plusieurs fois copiée par John Byrne).
Dans la suite de cet article, nous n’examinerons pas les question éthiques ou les intentions véritables des artistes « copieurs ». Seules les similarités graphiques formelles et les ressemblances entre les dessins retiendront notre attention. Pour désigner un swipe, c’est à dire une copie manifeste d’un dessin, nous utiliserons l’expression imitation graphique ou plus simplement imitation. Lorsque les similarités graphiques sont moins évidentes, nous utiliserons le terme de ressemblance. Ce choix terminologique sera précisé par la suite.
Une couverture de comic book peut faire l’objet de quelques imitations, trois ou quatre habituellement, une dizaine tout au plus dans de rares cas (voir par exemple mon article Esquisse d’une histoire illustrée du mauvais goût).
Devenue illustre dans le domaine des comics, AC1 a donné lieu à beaucoup plus d’appropriations et d’imitations. Le relevé que nous avons réalisé identifie en effet plus de 170 couvertures ou dessins que l’on peut considérer en relation avec le dessin original de Shuster. L’analyse qui suit repose essentiellement sur la collecte de ces illustrations que l’on pourra consulter dans cet album Flickr (en raison des restrictions imposées par la plate-forme vous devez posséder un compte Flickr pour y accéder).
AC1 et ses multiples réinterprétations graphiques constituent donc un cas exceptionnel dans l’histoire des comics. L’analyse de cette abondante production montre que le phénomène est plus complexe qu’il ne paraît au premier abord lorsque l’on se contente d’examiner rapidement des cas plus habituels ayant suscités peu d’imitations. De nombreux rapprochements sont évidents car les similarités graphiques entre le dessin original et la copie sont suffisamment manifestes. Parfois, cependant, les ressemblances sont beaucoup moins claires et il n’est pas toujours possible d’affirmer avec certitude que la copie s’inspire de l’original.
Pour tenter d’organiser la collection relevée, examinons tout d’abord la très longue série des parutions du magazine Action Comics. Elle contient quelques couvertures qui sont manifestement des imitations.
Action Comics #685, Art by Jackson Guice, January 1993 / Superman - The Action Comics Archives - Volume 1, [december] 1997 / Action Comics #800, Art by Drew Struzan, April 2003 / Action Comics #900, Art by Alex Ross (il existe trois variantes de couvertures), June 2011 / Action Comics #10 (2011 Series), August 2012 / Action Comics #27 (2011 Series), March 2014
Action Comics #685, Art by Jackson Guice, January 1993 / Superman – The Action Comics Archives – Volume 1, [december] 1997 / Action Comics #800, Art by Drew Struzan, April 2003 / Action Comics #900, Art by Alex Ross (il existe trois variantes de couvertures), June 2011 / Action Comics #10 (2011 Series), August 2012 / Action Comics #27 (2011 Series), March 2014
Ces dessins peuvent être qualifiés d’imitations sans hésitation car ils comportent plusieurs des quatre motifs formels relevés au début de l’article: posture spécifique de Superman / figuration de sa force colossale / objet lourd et encombrant soulevé et projeté par le héros / personnages effrayés en avant-plan et en arrière-plan. La dernière image qui date de l’année dernière est visiblement un clin d’œil aux parodies publiées principalement sur Internet et qui abondent depuis les années 2000 (nous y reviendrons).
Il est remarquable que ces dessins soient tous relativement récents. Le magazine Action Comics n’aurait-il publié entre 1938 et 1993 aucune imitation de la fameuse couverture de son premier numéro ?
De fait, les imitations incontestables sont absentes durant cette période dans la collection Action Comics et l’on doit alors devenir plus « laxiste » et ne plus rechercher de correspondances formelles rigoureuses entre les dessins. Lorsque l’on étend l’investigation à des ressemblances qui ne sont plus des similarités de composition graphique aussi manifestes, plusieurs autres couvertures peuvent alors êtres repérées.
Action Comics #30, November 1940 / Action Comics #33, February 1941 / Action Comics #257, October 1959 / Action Comics #414, July 1972 / Action Comics #484, June 1978 / Action Comics #31 (2011 Series), July 2014
Action Comics #30, November 1940 / Action Comics #33, February 1941 / Action Comics #257, October 1959 / Action Comics #414, July 1972 / Action Comics #484, June 1978 / Action Comics #31 (2011 Series), July 2014
Ces dessins ne comportent stricto sensu qu’un seul des motifs formels relevés précédemment: la figuration de la force colossale du héros (caractéristique que l’on peut considérer comme « minimale » pour un véritable super-héros). La seconde image, datée de février 1941, pourrait à la limite être retenue en tant qu’imitation car la posture de Superman correspond assez bien (mais le contexte est tout de même fort différent, la voiture est inclinée autrement et n’est pas projetée contre un obstacle, etc.). Tout au plus peut-on affirmer que ces dessins possèdent indéniablement un « air de famille » avec la couverture du numéro 1.
La dernière image (2014) atteste que ces « presque-imitations » sont aussi, très rarement, des créations récentes.
Si les critères de ressemblance entre les dessins deviennent encore un peu plus lâches, d’autres couvertures peuvent être sélectionnées.
Action Comics #17, October 1939 / Action Comics #22, March 1940 / Action Comics #40, September 1941 / Action Comics #650, Art by George Pérez, February 1990
Action Comics #17, October 1939 / Action Comics #22, March 1940 / Action Comics #40, September 1941 / Action Comics #650, Art by George Pérez, February 1990
Il existe toujours un « air de famille » , plus éloigné sans doute, entre ces images et AC1. Même si ce ne sont plus du tout des imitations au sens habituel, ces couvertures n’ont probablement pas été conçues sans une référence implicite à AC1. Remarquons aussi que sur deux de ces images publiées durant la Seconde Guerre mondiale la voiture est remplacée par un char; nous en rencontrerons d’autres.
Devant le succès du personnage, l’éditeur lance en juin 1939 un nouveau titre sous le nom même de Superman. En janvier 1945, la « famille » s’agrandit avec le personnage de Superboy qui relate à l’origine les aventures du jeune Superman publiées dans divers titres (More Fun Comics, Adventure Comics, Superboy). Enfin, Supergirl apparaît en 1959.
Les différents titres de magazines dans lesquels ces super-héros évoluent proposent eux aussi des couvertures inspirées d’AC1, et parfois même de véritables citations illustrées, comme sur les images suivantes.
Superman, version française, circa 1942 / Superboy #12, January-February 1951 / Superman #97, May 1955
Superman, version française, circa 1942 / Superboy #12, January-February 1951 / Superman #97, May 1955
Comme pour le magazine Action Comics lui-même, on retrouve plusieurs imitations flagrantes en couverture de ces autres titres. Elles sont toutes relativement récentes et là encore on retrouve parfois des chars à la place de la voiture projetée.
Secret Origins #1, April 1986 / The Adventures of Superman #427, April 1987 / Superboy #24, 1994 Series, February 1996 / Superman Vol 2 #124, Art by Ron Frenz, June 1997 / Superboy - Risk Double-Shot #1, Art by Joe Phillips & Jasen Rodriguez, February 1998 / Superman 2999 #136, July 1998 / The Adventures of Superman #590, May 2001 / The Adventures of Superman #610, January 2003 / Superman #201, March 2004 / The Adventures of Superman #654, August 2006 / Supergirl #25, 2005 Series, March 2008 / Superman #19, Snappy Answers to Stupid Questions, Al Jaffee, June 2013
Secret Origins #1, April 1986 / The Adventures of Superman #427, April 1987 / Superboy #24, 1994 Series, February 1996 / Superman Vol 2 #124, Art by Ron Frenz, June 1997 / Superboy – Risk Double-Shot #1, Art by Joe Phillips & Jasen Rodriguez, February 1998 / Superman 2999 #136, July 1998 / The Adventures of Superman #590, May 2001 / The Adventures of Superman #610, January 2003 / Superman #201, March 2004 / The Adventures of Superman #654, August 2006 / Supergirl #25, 2005 Series, March 2008 / Superman #19, Snappy Answers to Stupid Questions, Al Jaffee, June 2013
L’un des rares dessins plus ancien qui puisse être considéré comme une imitation est extrait d’une histoire écrite par Jerry Siegel lui-même.
Tales of the Bizarro World, Script by Jerry Siegel, Art by John Forte, Adventure Comics #291, December 1961
Tales of the Bizarro World, Script by Jerry Siegel, Art by John Forte, Adventure Comics #291, December 1961
Bien que la ressemblance soit moins manifeste que dans les exemples plus récents et que la force de Superman ne se manifeste pas ici, la position de la voiture de gauche et le personnage au premier plan qui se tient la tête ne laissent guère de doutes sur la référence directe au dessin original de Shuster.
De même que précédemment pour la collection Action Comics, des dessins de couvertures ressemblants mais qui ne peuvent être qualifiés d’imitations existent aussi pour ces titres.
Superman #19, November-December 1942 / Adventure Comics #138, March 1949 / Superboy #25, April-May 1953 / Supergirl #10, 1996 Series, June 1997 / Supergirl #21, 2005 Series, November 2007 / The Adventures of Superboy, 2010 Series, June 2010
Superman #19, November-December 1942 / Adventure Comics #138, March 1949 / Superboy #25, April-May 1953 / Supergirl #10, 1996 Series, June 1997 / Supergirl #21, 2005 Series, November 2007 / The Adventures of Superboy, 2010 Series, June 2010
De la même manière, les critères de ressemblances peuvent également être plus relâchés, ce qui permet de sélectionner d’autres dessins d’apparence plus éloignée mais qui demeurent néanmoins voisins et possèdent toujours un « air de famille« .
Adventure Comics #103, April 1946 / Adventure Comics #192, September 1953 / Superboy #126, January 1966 / Superman #182, January 1966 / The Adventures of Superman #449, December 1988
Adventure Comics #103, April 1946 / Adventure Comics #192, September 1953 / Superboy #126, January 1966 / Superman #182, January 1966 / The Adventures of Superman #449, December 1988
La scène figure également dans les films dont Superman est le héros.
Superman, Richard Donner, 1978 / Superman Returns, Bryan Singer, 2006
Superman, Richard Donner, 1978 / Superman Returns, Bryan Singer, 2006
Si le film de 2006 représente un Superman adulte dans une scène qui peut être considérée comme une imitation, celui de 1978 donne à voir un Superman enfant exerçant sa force devant ses parents adoptifs stupéfaits, et la scène, cette-fois, ne peut être considérée comme une imitation bien qu’elle demeure ressemblante.
Toutes ces illustrations confirment le constat précédent à propos de la collection Action Comics: les véritables imitations sont pratiquement toutes récentes.
Au long de ces exemples puisés dans un corpus limité aux publications où évoluent Superman et ses proches, nous avons distingué soigneusement entre les imitations – c’est-à-dire les images qui possèdent plusieurs des quatre motifs graphiques formels décrits au début de l’article – et les images qualifiées de ressemblantes qui n’en possèdent qu’un seul, la figuration de la force colossale. Revenons sur cette notion de ressemblance.
Ressemblance de famille et analyse des comics
Il est clair que la figuration de la force colossale ne suffit pas à rapprocher un dessin quelconque représentant Superman de celui de 1938. Sinon, les milliers de couvertures des publications mentionnées ci-dessus devraient pratiquement toutes être retenues… Entre les dessins ainsi réunis, il doit exister des caractéristiques communes qui permettent de considérer qu’ils possèdent une ressemblance, un « air de famille » comme évoqué précédemment.
Le concept de « ressemblance de famille » (Familienähnlichkeit, parfois traduit par « air de famille » ) a été introduit en philosophie par Ludwig Wittgenstein dans les Investigations philosophiques publiées à titre posthume en 1953. Il l’utilise dans sa critique de l’idée selon laquelle un nom fait référence à une énumération d’objets ou un concept à une totalité d’instances (telles les définitions du nombre chez Frege et Russell par exemple). Il soutient que les choses qui semblent pouvoir être conçues comme liées par une caractéristique commune unique doivent plutôt être reliées par une série de similitudes qui se chevauchent, et donc qu’elles ne possèdent en fait aucune caractéristique commune unique.
En développant sa philosophie du langage et pour clarifier cette idée, Wittgenstein compare les langues à des jeux. Si l’on essaie de définir ce qui constitue l' « essence » des jeux, autrement dit une caractéristique commune à tous les jeux, on échoue. Il n’existe pas de dénominateur commun à tous les jeux. Par exemple, dans un jeu s’agit-il de gagner ou de perdre ? Pas toujours. Un jeu est-il toujours une compétition ? Non, puisqu’il existe des jeux solitaires. Il existe tellement de jeux qu’il est impossible de proposer une caractéristique universelle qui les englobe tous. Au lieu de cela, Wittgenstein observe que certains jeux ressemblent à d’autres à certains égards et c’est tout. De nombreux jeux possèdent des caractéristiques communes qui ne sont pas partagées par d’autres, tandis que d’autres jeux partagent de nouvelles caractéristiques spécifiques, et ainsi de suite. Il appelle ces ensembles de caractéristiques variées et non universelles une ressemblance de famille en les assimilant aux ressemblances qui existent entre les membres d’une même famille; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, peuvent être partagés par certains membres d’une même famille mais pas par tous. La ressemblance de famille est pour Wittgenstein une sorte de « réseau complexe d’analogies qui s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres. Analogies d’ensemble comme de détail. » (Investigations philosophiques, 66).
Les Investigations philosophiques ont eu une influence considérable sur le développement de la philosophie analytique au vingtième siècle et le concept de ressemblance de famille a donné lieu a une abondante littérature spécialisée en philosophie et dans les sciences cognitives, notamment dans les approches théoriques de la taxonomie. En 1956, Morris Weitz a inauguré son utilisation dans le domaine de l’art dans un article devenu lui-même extrêmement discuté4. Pour Weitz « L’art ne possède pas d’ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes (p. 27). […] Le problème de la nature de l’art est semblable à celui de la nature des jeux […]. Si l’on observe ce que l’on appelle l' « art », nous ne trouverons pas de propriétés communes mais seulement des faisceaux de similarités […] je peux énumérer quelques cas et quelques conditions pour lesquelles je peux appliquer correctement le concept d’art, mais je ne peux les énumérer tous, pour la raison majeure que des conditions nouvelles apparaissent toujours ou sont toujours envisageables (p. 30). ». Il en conclu (grosso modo) que l’art ne peut être défini avec rigueur et demeure un concept ouvert.
L’article séminal de Weitz s’appuie essentiellement sur l’exemple des production littéraires. Par la suite, d’autres auteurs ont utilisé le concept de ressemblance de famille dans le domaine des arts visuels. Peu d’entre eux cependant ont abandonné l’idée ambitieuse d’envisager sous cet angle la globalité du champ des arts visuels. Parmi les rares analystes qui ont utilisé le concept plus sobrement, Dennis Knepp a étudié un sujet précis qui peut sembler incongru aux philosophes de l’art et qui nous intéresse plus particulièrement ici: la pérennité de la figure de Superman dans les comics5.
Le personnage de Superman semble à première vue toujours posséder les mêmes caractéristiques parfaitement reconnaissables: les cheveux noirs et l’accroche-cœur, les yeux bleus, le justaucorps bleu, la ceinture jaune, la cape, le slip et les bottes rouges, et enfin, sur son torse, le dessin d’un ‘S‘ rouge sur un écusson jaune. Knepp remarque cependant qu’en sept décennies le personnage a donné lieu à un nombre incalculable de représentations très variées, et en réalité, les caractéristiques ci-dessus, qui semblent inaltérables, ne sont pas constantes dans le temps et ne peuvent être considérées comme définissant une certaine « essence » de Superman. En 1963, par exemple, notre héros s’est scindé en deux personnages d’aspects bien distincts, Superman-Red/Superman-Blue. Plus fort encore, dans la série The Death of Superman publiée à partir de 1992, il survit sous la forme de quatre super-héros différents (Superboy, Steel, The Eradicator, The Cyborg Superman) qui partagent certains de ses attributs et pouvoirs mais pas tous. Plus récemment, dans la série The New 52, Superman a un look très différent. Par ailleurs, l’écusson emblématique représentant un ‘S‘ ne peut être considéré comme l’apanage de Superman puisqu’il est aussi arboré par Superboy et Supergirl, et même par Krypto le superchien; de plus, dans la série Superman Red Son qui date de 2003, il est remplacé par un tout autre insigne formé sur la faucille et le marteau communistes.
Selon Knepp, la permanence de la figure de Superman à travers ces multiples variations stylistiques et narratives s’explique par la ressemblance de famille qui se manifeste dans toutes les variantes du héros. Il n’existe pas une « essence » de Superman mais seulement des caractéristiques visuelles variées qui se croisent et se chevauchent dans les différentes versions. Un exemple remarquable vient à l’appui de cette thèse « par l’absurde » pourrait-on dire: la version dite Electric Blue Superman apparue en 1998 comme une réécriture du Superman-Red/Superman-Blue de 1963. Dans cette incarnation, seul le logo ‘S‘ sur la poitrine du héros subsiste et il apparaît plus grand et stylisé. Toutes les autres caractéristiques sont modifiées et le super-héros historique n’est plus guère reconnaissable. Visuellement, Electric Blue Superman n’a quasiment plus rien en commun avec Superman à tel point que des fans se sont rebellés et ont écrit à l’éditeur qu’il ne peut pas être Superman. La ressemblance de famille ne fonctionne plus dans ce cas et le personnage est par le fait exclu de la famille des représentations éclectiques de Superman.
Après ces quelques rappels, il doit apparaître clairement que la ressemblance mentionnée ci-dessus à propos des dessins qui évoquent AC1 sans en être une imitation constitue précisément une ressemblance de famille appliquée non plus à un unique personnage mais à une scène. Un dessin qui possède une ressemblance de famille avec AC1 représente une scène possédant un faisceau d’analogies et de similarités avec celle-ci. Lorsque les deux dessins partagent certaines caractéristiques formelles, c’est-à-dire un ou plusieurs des quatre motifs visuels décrits au début de l’article, la ressemblance de famille est extrêmement forte et devient imitation. Pour illustrer prosaïquement cette distinction, un dessin où la voiture projetée est grosso modo dans la même position inclinée que sur AC1 est une imitation, mais lorsque la voiture n’est plus du tout lancée de la même façon et qu’il n’existe pas d’autres correspondances graphiques flagrantes avec AC1, c’est une ressemblance de famille. Autrement dit, le concept de ressemblance de famille appliqué aux scènes de comics englobe celui d’imitation, ou si l’on préfère une imitation (ou un swipe) peut-être considéré comme une ressemblance de famille très forte où les analogies et similarités deviennent visuellement manifestes et formellement reconnaissables.
Par la suite, nous appellerons AC1-ressemblance un dessin qui possède une ressemblance de famille avec AC1 sans être une imitation, et AC1-imitation une AC1-ressemblance plus spécifique qui possède plusieurs des quatre motifs graphiques formels décrits au début de l’article.
Dans cette proposition terminologique, le préfixe AC1- qualifie une ressemblance d’un type particulier. Toutes les ressemblances ainsi désignées – et a fortiori bien sûr les imitations – se réfèrent à un prototype, en l’occurrence la couverture d’AC1. Lorsque l’on met en évidence une ressemblance de cette catégorie, il s’agit d’établir un lien entre une image et un modèle bien précis qui lui est antérieur, un prototype. Toutes les AC1-ressemblances sont évidemment apparues après la publication du prototype (AC1 dans notre cas) et sont donc des ressemblances avec un prototype.
Mais il existe aussi des ressemblances sans prototype qui, en règle générale, ne peuvent pas être qualifiées de ressemblances de famille. À la fin de cet article, nous examinerons quelques exemples de dessins antérieurs à AC1 dont certains éléments figuratifs rappellent l’un ou l’autre des motifs graphiques de AC1. À une possible exception près, il s’agit bien de ressemblances mais pas de ressemblances de famille avérées, sinon cela signifierait que les auteurs d’AC1 se seraient inspirés de ces dessins publiés avant 1938. Or de telles influences supposées ne peuvent pratiquement jamais être démontrées. On ne sait pas d’ordinaire si une ressemblance sans prototype est une ressemblance de famille, car l’affinité entre les dessins peut parfaitement être fortuite (que l’on songe au sosies pour revenir à l’analogie wittgensteinienne). Par contre, lorsque ces ressemblances sans prototype sont nombreuses et concernent des images publiées dans un même contexte et dans une période relativement restreinte, il est possible de soupçonner des influences. En somme, l’objectif principal du présent article consiste à montrer qu’après 1938, nous avons affaire à des ressemblances de famille dont certaines sont des imitations, tandis qu’avant 1938, il existe tout un ensemble de ressemblances sans prototype relatives à des publications bien précises (les pulp magazines des années 1920-1930) dont la conjugaison peut sembler leur conférer le caractère de ressemblances de famille alors qu’elles n’en sont pas.
Agrandissement de la famille
On le sait, toute une pléiade de héros aux super-pouvoirs sont apparus dans le sillage de Superman. Plusieurs d’entre eux sont entrés dans la prolifique famille des super-héros en figurant sur des dessins qui constituaient manifestement des références fracassantes à AC1, captant au passage la renommée du célèbre dessin et de son héros. La ressemblance de famille se poursuit alors par extension à ces nouveaux venus.
Captain Marvel fait ainsi son apparition dès 1940 en surpassant Superman sur une couverture que l’on peut considérer comme un véritable clin d’œil parodique à AC1.
 Whiz Comics #2, Captain Marvel, Cover art by C. C. Beck, February 1940
Whiz Comics #2, Captain Marvel, Cover art by C. C. Beck, February 1940
Dans le numéro suivant, sa position et les soldats allemands effrayés en avant-plan rappellent également AC1.
Whiz Comics #3, Captain Marvel, March 1940
Whiz Comics #3, Captain Marvel, March 1940
On peut encore retenir pour ce personnage cette couverture plus tardive.
Captain Marvel Comics #v3#10, Anglo-American Publishing Company Limited (Canada), October 1944
Captain Marvel Comics #v3#10, Anglo-American Publishing Company Limited (Canada), October 1944
Dans les années 1940 et 1950, les éditeurs ont plusieurs fois utilisé ce procédé de la ressemblance de famille lorsqu’un nouveau super-héros faisait ses premiers pas, souvent dans un nouveau titre.
Speed Comics #6, Shock Gibson, The Human Dynamo, March 1940
Speed Comics #6, Shock Gibson, The Human Dynamo, March 1940
Dr. Strange, également en 1940
Thrilling Comics #v2#1 (4), Dr. Strange, May 1940
Thrilling Comics #v2#1 (4), Dr. Strange, May 1940
Amazing-Man (version Centaur Publications) en 1941.
Amazing-Man Comics #19, January 1941
Amazing-Man Comics #19, January 1941
Joe Hercules, en 1941
Hit Comics #10, Joe Hercules, April 1941
Hit Comics #10, Joe Hercules, April 1941
Plastic Man, en 1951.
Plastic Man #30, July 1951
Plastic Man #30, July 1951
Parmi ces super-héros virils un peu oubliés maintenant, Wonder Woman fait une apparition remarquée en décembre 1941. Imaginée par le couple de psychologues William Moulton Marston et Elizabeth Holloway Marston, Wonder Woman s’affirme immédiatement comme un personnage féministe et devient la principale figure de Sensation Comics à partir de janvier 1942. Deux années plus tard, elle est représentée sur des couvertures AC1-ressemblantes.
Sensation Comics #26, February 1944 / Sensation Comics #28, April 1944
Sensation Comics #26, February 1944 / Sensation Comics #28, April 1944
Mais on doit à nouveau attendre deux ans pour que Wonder Woman apparaisse sur une authentique AC1-imitation.
Sensation Comics #51, Cover art by Harry G. Peter, March 1946
Sensation Comics #51, Cover art by Harry G. Peter, March 1946
À la différence d’AC1, ce dessin de comporte pas de personnages en avant-plan, la scène se passe sur un littoral, la voiture n’est pas projetée sur un rocher, et ses occupants sont encore agrippés à l’intérieur ou à l’extérieur du véhicule. On remarquera aussi les proportions exagérées de Wonder Woman. Néanmoins, par la position caractéristique de l’héroïne et celle de l’automobile malmenée, cette couverture constitue la première AC1-imitation publiée en dehors de la famille d’origine de Superman.
Ce dessin a fait lui-même l’objet d’un swipe en 2011 sur le site Deviant Art.
Sensation Comics #51, cover remake by deffectx on Deviant Art, 2011
Sensation Comics #51, cover remake by deffectx on Deviant Art, 2011
Qu’en est-il des autres héros très connus comme Spider-Man ou Batman ?
Rappelons tout d’abord que Batman n’est pas à proprement parler un super-héros puisqu’il ne possède aucun super-pouvoirs. Néanmoins, les scénaristes se sont ingéniés à le représenter dans les années 1950 sur des dessins AC1-ressemblants.
Detective Comics #250, December 1957 / Detective Comics #268, June 1959
Detective Comics #250, December 1957 / Detective Comics #268, June 1959
C’est seulement tout récemment que Batman et Robin figurent sur une AC1-imitation et sont capables d’accomplir ce que Superman faisait facilement il y a fort longtemps.
Batman and Robin #39, Art by Mick Gray and Patrick Gleason, to be published April 2015
Batman and Robin #39, Art by Mick Gray and Patrick Gleason, to be published April 2015
Spider-Man quant à lui est représenté sur une AC1-ressemblance dans les années 1960.
The Amazing Spider-Man #32, January 1966
The Amazing Spider-Man #32, January 1966
Et sur une AC1-imitation à la fin des années 1980.
The Amazing Spider-Man #306, Cover art by Todd McFarlane, Early October 1988
The Amazing Spider-Man #306, Cover art by Todd McFarlane, Early October 1988
Il figure également sur un exemple de la même époque en compagnie d’un « super-villain », The Abomination (créé en 1967).
The Amazing Spider-Man Annual #23, 1989 [The Abomination]
The Amazing Spider-Man Annual #23, 1989 [The Abomination]
Ces deux héros emblématiques illustrent une nouvelle fois le phénomène que nous observions à propos de Superman et de sa famille proche: les AC1-imitations sont presque toutes bien plus récentes que les AC1-ressemblances.
Dû à Jack Kirby, le dessin suivant constitue une exception puisqu’il représente en 1962 le super-héros nouvellement créé The Thing dans une case d’introduction qui est une évidente AC1-imitation.
Fantastic Four #4, Chapter 2 - Enter the Sub-Mariner, by Stan Lee and Jack Kirby, May 1962
Fantastic Four #4, Chapter 2 – Enter the Sub-Mariner, by Stan Lee and Jack Kirby, May 1962
Cette même année 1962 est publiée la première couverture de bande dessinée non américaine que l’on peut considérer comme une AC1-ressemblance.
Benoît Brisefer - Les Taxis rouges, par Peyo, 1962
Benoît Brisefer – Les Taxis rouges, par Peyo, 1962
Cette scène est reproduite sur l’affiche du film de Manuel Pradal, Benoît Brisefer : les Taxis rouges, sorti en décembre 2014.
Une dérivation: les chars
Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises la figuration d’un char en lieu et place de l’automobile esquintée par Superman. Apparu avec la Seconde Guerre mondiale, ce motif particulier a donné lieu par la suite à un véritable sous-ensemble autonome dérivé de la couverture d’AC1 originale, une sorte de « fork » en somme. Les chars de combat violemment projetés qui figurent sur ces dessins sont aussi bien des AC1-ressemblances que des AC1-imitations.
Les chars – ressemblances
Action Comics #17, October 1939 / Speed Comics #1, October 1939 / Smash Comics #14, September 1940 / Amazing Stories v14n12, #157, December 1940 / Whiz Comics #17, May 1941 / Fantastic Comics #19, June 1941 / Action Comics #40, September 1941 / Thrilling Comics #23, December 1941
Action Comics #17, October 1939 / Speed Comics #1, October 1939 / Smash Comics #14, September 1940 / Amazing Stories v14n12, #157, December 1940 / Whiz Comics #17, May 1941 / Fantastic Comics #19, June 1941 / Action Comics #40, September 1941 / Thrilling Comics #23, December 1941
Au passage, on observe qu’Amazing Stories n’est pas un comic book mais un pulp magazine célèbre. Il s’agit de la seule couverture de pulp qui figure dans notre relevé. Il apparaît en effet que les choix graphiques effectués par ces magazines essentiellement tournés vers les textes ont été assez peu influencés par les comics. L’inverse n’est vraisemblablement pas exact comme nous le verrons par la suite.
L’image la plus exotique du genre est sans conteste la suivante, extraite d’une bande dessinée chinoise publiée à Hong Kong qui relate les aventures d’Electric Pig, un cochon doté de super-pouvoirs qui pourchasse les criminels grâce à sa résistance aux lasers et aux projectiles6.
Electric Pig, Tsui Yu-on, Hong Kong comics, 1976
Electric Pig, Tsui Yu-on, Hong Kong comics, 1976
Les chars – imitations
The Adventures of Superman #427, April 1987 / The Adventures of Superman #590, May 2001 / The Golem, Eli Eshed & Uri Fink, circa 2003./ Über #3, Homage Cover, June 2013
The Adventures of Superman #427, April 1987 / The Adventures of Superman #590, May 2001 / The Golem, Eli Eshed & Uri Fink, circa 2003./ Über #3, Homage Cover, June 2013
La troisième image provient d’une bande dessiné israélienne.
À nouveau le même constat s’impose pour ce sous-ensemble spécifique: les premières images publiées dès la fin des années 1930 jusqu’aux années 1970 sont des ressemblances et les véritables imitations sont plus récentes.
Imitations récentes (1985-2015)
Les AC1-imitations deviennent très nombreuses et quasiment exclusives à partir de la fin des années 1980. Assez curieusement en effet, les AC1-ressemblances qui étaient largement majoritaires jusqu’aux années 1980 disparaissent totalement durant ces trente dernières années. Les swipes d’AC1 au sens habituel du mot sont donc un phénomène dont l’ampleur est récente même s’il en existe quelques exemples sporadiques dès la fin des années 1940. L’abondance actuelle des swipes s’explique en grande partie parce que les créations graphiques se sont multipliées sur Internet.
En raison du grand nombre de dessins collectés pour cette période, seul un nombre retreint d’entre eux seront présentés ici (le lecteur pourra consulter d’autres exemples sur l’album Flickr déjà mentionné).
Super-héros
Fantastic Four #291 [Newsstand Edition], Cover art by John Byrne, June 1986 / Elseworld Superman War of the Worlds, Michael Lark, 1999 / Justice Society of America #8 [Incentive Cover Edition], October 2007 / Zoom Suit #3, 2006 / Infinite Crisis # 5, March 2006, page 14 / Godstorm #1, April 2014 / Magnus Robot Fighter 7, Acclaim, circa 1997 / Superman Birthright #2, October 2003 / The New World, by Peter Snejbjerg, The Mighty #1, April 2009
Fantastic Four #291 [Newsstand Edition], Cover art by John Byrne, June 1986 / Elseworld Superman War of the Worlds, Michael Lark, 1999 / Justice Society of America #8 [Incentive Cover Edition], October 2007 / Zoom Suit #3, 2006 / Infinite Crisis # 5, March 2006, page 14 / Godstorm #1, April 2014 / Magnus Robot Fighter 7, Acclaim, circa 1997 / Superman Birthright #2, October 2003 / The New World, by Peter Snejbjerg, The Mighty #1, April 2009
Certaines compositions intérieures aux albums sont plus riches.
Final Crisis - Legion of 3 Worlds, Book One, George Pérez, October 2009
Final Crisis – Legion of 3 Worlds, Book One, George Pérez, October 2009
The Atomic Legion, by Mike Richardson (Author) and Bruce Zick (Illustrator), Dark Horse, April 2014
The Atomic Legion, by Mike Richardson (Author) and Bruce Zick (Illustrator), Dark Horse, April 2014
Parodies
Dans ces publications, le personnage de Superman est caricaturé en « gros musclé bêta », parfois moqué ou même ridiculisé, ou bien encore il apparaît dans des tenues excentriques. Il demeure cependant reconnaissable sur toutes ces parodies.
Superman - Tales of the Bizarro World, Art by Jaime Hernandez, [September] 2000 / Slumberland [référence à Madman de Mike Allred], circa 2008 / Action Clumsy #1 [April 27], Deviant Art, circa 2012 / Superman Family Adventures #5, November 2012 / ActionAble Comics #1 [June 1938], Illustration by Steve Murray, circa 2013 / Spawn Comics #228, February 2013 / A**hole Comics #1 [June 1938], Derek Langillle, circa 2014 / Axis - Hobgoblin #1, December 2014 / AC #1 remake by isikol from Deviant Art, 2014
Superman – Tales of the Bizarro World, Art by Jaime Hernandez, [September] 2000 / Slumberland [référence à Madman de Mike Allred], circa 2008 / Action Clumsy #1 [April 27], Deviant Art, circa 2012 / Superman Family Adventures #5, November 2012 / ActionAble Comics #1 [June 1938], Illustration by Steve Murray, circa 2013 / Spawn Comics #228, February 2013 / A**hole Comics #1 [June 1938], Derek Langillle, circa 2014 / Axis – Hobgoblin #1, December 2014 / AC #1 remake by isikol from Deviant Art, 2014
Autres héros
D’autres héros plus improbables figurent aussi sur des AC1-imitations.
Fallen Angel #15, April 2007 / Buffy the Vampire Slayer (Season Eight, 2007–2011), Twilight Part 1, Dark Horse Comics, March 2010 / Popeye #1, IDW 2012 Series, Art by Bruce Ozella, April 2012
Fallen Angel #15, April 2007 / Buffy the Vampire Slayer (Season Eight, 2007–2011), Twilight Part 1, Dark Horse Comics, March 2010 / Popeye #1, IDW 2012 Series, Art by Bruce Ozella, April 2012
On remarquera la puissance colossale de Buffy capable de projeter une locomotive comme un simple morceau de bois.
Les héros Disney participent également à la profusion d’imitations.
Disney's Hero Squad #1, January 2010 / Swipe, Donald by Don Rosa, August 2012
Disney’s Hero Squad #1, January 2010 / Swipe, Donald by Don Rosa, August 2012
Affiches
Des graphistes imaginatifs ont aussi exploité la scène fameuse dans leurs créations.
Funny Books movie poster by Rita Moore, 2009 / Patricia Lecy-Davis VS. Robert Thoms for Tacoma City Council, 2012 / Blood And Bones, September 2012 (affiche pour une compétition)
Funny Books movie poster by Rita Moore, 2009 / Patricia Lecy-Davis VS. Robert Thoms for Tacoma City Council, 2012 / Blood And Bones, September 2012 (affiche pour une compétition)
Pastiches (sélection)
Les pastiches qui abondent sur Internet sont des imitations le plus souvent humoristiques. Ce sont des plaisanteries de graphistes qui demeurent apparemment respectueux envers l’archétype du super-héros et chacune de ces images peut être considérée comme une forme d’hommage à AC1. La plupart d’entre elles s’inspirent rigoureusement de la scène d’origine, avec la voiture inclinée et projetée.
Wacky Squirrel #4, Art by Jim Bradrick, October 1988 / Jupiter #7, Sandberg Publishing, February 2000 / The Breaking Bane #1, by Marco D’Alfonso on Deviant Art, 2012 / Toxic Shock Comics #1, September 2006 / Rat-Man Collection #59, Catastrofe, by Leo Ortolani's, 2007 / Zombie Comics, by Billy Tackett, circa 2008 / Axalon Comics photo tribute, by Gizmo Tracer, 2009 / Centoloman #0, 2009 / Homage by Gustavo Deveze, 2009
Wacky Squirrel #4, Art by Jim Bradrick, October 1988 / Jupiter #7, Sandberg Publishing, February 2000 / The Breaking Bane #1, by Marco D’Alfonso on Deviant Art, 2012 / Toxic Shock Comics #1, September 2006 / Rat-Man Collection #59, Catastrofe, by Leo Ortolani’s, 2007 / Zombie Comics, by Billy Tackett, circa 2008 / Axalon Comics photo tribute, by Gizmo Tracer, 2009 / Centoloman #0, 2009 / Homage by Gustavo Deveze, 2009
Chorizo Comics #1, July 2009 / Super Meat Boy #1, September 2009 / Somerville Scout #7, Fall 2010 / AC #1, by Keat Teoh, 2011 / Classics and Comics, 2011 / The Dandy #3538, June 11, 2011 / Action Guy Comics, Peter Griffin Parody by ~JakeMackessy on deviantART, circa 2012 / Bender Parody by JakeMackessy on Deviant Art, 2012 / Never Say Die #1, [June 1985], 2012
Chorizo Comics #1, July 2009 / Super Meat Boy #1, September 2009 / Somerville Scout #7, Fall 2010 / AC #1, by Keat Teoh, 2011 / Classics and Comics, 2011 / The Dandy #3538, June 11, 2011 / Action Guy Comics, Peter Griffin Parody by ~JakeMackessy on deviantART, circa 2012 / Bender Parody by JakeMackessy on Deviant Art, 2012 / Never Say Die #1, [June 1985], 2012
Original Parody Fan art, circa 2012 / Culture Shock #1, by Roo, August 2012 / Kevin Keller #5, December 2012 / Art Single, by Mike Dougherty, 2013 / Cover homage by Bracey, featuring his character Mr. Happy, 2013 / Cover homage by Chaz, featuring the characters of Bill Walko's web-comic The Hero Business, 2013 / Cover mash-up of AC #1 and a lamp, modified by Elite Fixtures, 2013 / Super López #1, by Juan López, circa 2013 / Variant cover of Regular Show #1 by Chuck BB (KaBOOM Studios), 2013
Original Parody Fan art, circa 2012 / Culture Shock #1, by Roo, August 2012 / Kevin Keller #5, December 2012 / Art Single, by Mike Dougherty, 2013 / Cover homage by Bracey, featuring his character Mr. Happy, 2013 / Cover homage by Chaz, featuring the characters of Bill Walko’s web-comic The Hero Business, 2013 / Cover mash-up of AC #1 and a lamp, modified by Elite Fixtures, 2013 / Super López #1, by Juan López, circa 2013 / Variant cover of Regular Show #1 by Chuck BB (KaBOOM Studios), 2013
Xoen Comics on Deviant Art, circa 2013 / Ugly Doll Comics, May 2013 / Sock it to Me Comics, by Sean Von Gorman, August 2013 / Scribble Comics #1, September 2013 / AC #1 parody by johnnyism from Deviant Art, 2014 / Math Comics #Pi, by Ka-Woody [November 1915], circa 2014 / Honey Badger #1, January 2014 / Solar - Man of the Atom (AC #1 Cover Swipe Variant), April 2014, [Limited to 500 copies] / The Multiversity #1, October 2014
Xoen Comics on Deviant Art, circa 2013 / Ugly Doll Comics, May 2013 / Sock it to Me Comics, by Sean Von Gorman, August 2013 / Scribble Comics #1, September 2013 / AC #1 parody by johnnyism from Deviant Art, 2014 / Math Comics #Pi, by Ka-Woody [November 1915], circa 2014 / Honey Badger #1, January 2014 / Solar – Man of the Atom (AC #1 Cover Swipe Variant), April 2014, [Limited to 500 copies] / The Multiversity #1, October 2014
Dans cette profusion, on remarque quelques créations insolites comme cette Cavewoman de Budd Root qui assomme un dinosaure avec une voiture.
Cavewoman pin-up, by Budd Root, 2011
Cavewoman pin-up, by Budd Root, 2011
Plus rarement, les vigoureux héros n’utilisent pas une automobile.
A-Ko Comics #1, June 1986 / Nodwick #8, Henchman Publishing - Do Gooder Press, circa 1999 / Dr Blink, Superhero Shrink #0, by John Kovalic and Christopher Jones, 2004 / Fuzzy Bunnies From Hell #1, July 2006 / Delivery-Boy Man #1 by Philip J. Fry of Futurama, 2010 / Threadless t-shirt design of Action Glyphics by Dann Matthews, 2010 / TurboZombie #1 Action Comic Ink, 2010 / Mr Awesome Comics, Dezember 2010
A-Ko Comics #1, June 1986 / Nodwick #8, Henchman Publishing – Do Gooder Press, circa 1999 / Dr Blink, Superhero Shrink #0, by John Kovalic and Christopher Jones, 2004 / Fuzzy Bunnies From Hell #1, July 2006 / Delivery-Boy Man #1 by Philip J. Fry of Futurama, 2010 / Threadless t-shirt design of Action Glyphics by Dann Matthews, 2010 / TurboZombie #1 Action Comic Ink, 2010 / Mr Awesome Comics, Dezember 2010
Slimey the Hero, circa 2012 / Hatman Comics #2 [July 1980], circa 2013 / Mushroom Comics [September 1985], circa 2013 / Comic ConQuest #1, July 2013, AC #1 spoof / Doctor Comics #1, by Vincent Carrozza [November 1963], circa 2014 / Reaction Comics, cracked.com, 2014 / Itty Bitty Bunnies In Rainbow Pixie Candy Land, April 2014, #1B / Doodle Jump #1, June 2014
Slimey the Hero, circa 2012 / Hatman Comics #2 [July 1980], circa 2013 / Mushroom Comics [September 1985], circa 2013 / Comic ConQuest #1, July 2013, AC #1 spoof / Doctor Comics #1, by Vincent Carrozza [November 1963], circa 2014 / Reaction Comics, cracked.com, 2014 / Itty Bitty Bunnies In Rainbow Pixie Candy Land, April 2014, #1B / Doodle Jump #1, June 2014
Parmi la grande variétés d’objets lourds et encombrants projetés, on remarque aussi un ours imposant.
Team Fortress Comics #3, A Cold Day in Hell, Valve Corporation, April 2, 2014
Team Fortress Comics #3, A Cold Day in Hell, Valve Corporation, April 2, 2014
L’enquête visuelle qui précède montre en définitive que l’histoire de la renommée d’AC1 est longue et comporte plusieurs étapes. Dans un premier temps, les auteurs de comics ne copient pas le dessin de la couverture et proposent des images qui font seulement allusion à AC1. Cette première période où les AC1-ressemblances sont nombreuses concerne tous les super-héros, y compris Superman et sa famille proche. Il est probable que les auteurs craignaient qu’on les accuse de manque d’inspiration voire même de plagiat (au moins pour ceux qui n’étaient pas publiés par l’éditeur DC Comics). Cette réserve est rompue exceptionnellement en 1946 par Wonder Woman, membre de l’écurie DC Comics, qui figure pour la première fois sur une incontestable AC1-imitation (Sensation Comics #51, March 1946). Les AC1-ressemblances ont été la règle durant plusieurs décennies et les AC1-imitations des exceptions. Il faut attendre 1961 pour voir une AC1-imitation de Superman lui-même à l’intérieur d’une histoire (Adventure Comics #291, December 1961) et l’année suivante pour un autre super-héros chez le grand concurrent Marvel Comics, toujours dans une histoire (The Thing dans Fantastic Four #4, May 1962). Ce n’est que quarante ans après la brèche ouverte par Wonder Woman qu’une autre AC1-imitation représente à nouveau Superman sur une couverture (Secret Origins #1, April 1986) et Marvel attend encore deux années avant de se lancer dans une AC1-imitation en couverture avec un héros maison (Spider-Man dans The Amazing Spider-Man #306, October 1988). Le déferlement des AC1-imitations s’installe alors progressivement à partir de la fin des années 1980, puis les AC1-ressemblances disparaissent. Si le processus est initié par l’éditeur DC Comics qui prend le parti de publier au compte-gouttes quelques imitations dans un océan de ressemblances, les autres éditeurs suivent toujours ce lent mouvement avec un peu de retard. La progression de la ressemblance vers l’imitation paraît s’être déroulée comme une lente libération des soupçons de plagiat ou de manque d’inspiration pour se transformer graduellement en une succession d’hommages. À la fin des années 1990, l’imagerie des AC1-imitations est totalement installée et les variations ne concernent plus la disposition de la scène qui apparaît figée, mais uniquement les formes et costumes des protagonistes. Puis les parodies et pastiches fusent durant les années 2000 à partir d’une composition graphique désormais immuable.
En bref, l’imagerie pléthorique de Superman s’est cristallisée sur ce dessin très tardivement. Alors que le personnage lui-même est rapidement devenu iconique, l’icône culturelle précise qu’est la couverture d’Action Comics #1 a mis plus de quarante ans à naître. Parmi les raisons qui peuvent expliquer ce phénomène, il est probable que la crainte de l’accusation de plagiat ou de manque d’inspiration constituait un frein puissant à son appropriabilité, condition nécessaire pour rendre possible la multiplication des imitations, et donc la constitution d’une imagerie autonome et cohérente devenue prolifique sur Internet7.
Mythes et super-héros
De nombreux auteurs ont soutenu que les histoires de super-héros constituent des mythes modernes8. Brian J. Robb rapporte ainsi que Stan Lee, le célèbre écrivain et éditeur de Marvel, était très audacieux et ne doutait pas que les super-héros forment « une mythologie du vingtième-siècle en mettant en scène des mythes entièrement contemporains, une famille de légendes qui pourraient être transmises aux futures générations »9. Plus circonspect, Umberto Eco estime que « Superman tient en tant que mythe uniquement si le lecteur perd le contrôle des rapports temporels et renonce à les prendre pour base de raisonnements, s’abandonnant ainsi au flux incontrôlable des histoires qui lui sont racontées en restant dans l’illusion d’un présent continu »10.
Dans une approche différente, d’autres ont estimé que les super-héros peuvent être comparés aux héros de la mythologie antique. Il est vrai que cette filiation est revendiquée dès le début du genre par des personnages de tout premier ordre. À l’image de Captain Marvel, apparu en 1940, dont les pouvoirs sont liés au mot magique Shazam qui dérive de dieux ou héros de l’antiquité (Salomon, Hercule, Atlas, Zeus, Achille, Mercure) et qui sera identifié rapidement à cet acronyme, ou bien encore de Wonder Woman dont les racines plongent dans la mythologie grecque – elle est en effet présentée comme la princesse Diana, issue d’une tribu d’Amazones, et dès son introduction à la fin de 1941, elle est apparentée à plusieurs dieux et héros de l’antiquité dont Aphrodite, Athéna, ou bien encore Hercule.
Archétype de la force, le héros antique Hercule joue assurément un rôle de tout premier plan dans ces similitudes. Ainsi, pour Brian J. Robb à nouveau, les racines de Superman sont à rechercher chez Hercule (op. cit. p. 11). À l’appui de son propos, il cite Jerry Siegel lui-même qui admettait que sa création est « un personnage comme Samson, Hercule, et tous les hommes forts dont j’avais jamais entendu parler, fusionnés en un seul » (ibid.). Lorsque l’on examine les études académiques sur les super-héros, force est de constater que la comparaison entre Hercule et Superman est récurrente, à tel point qu’un symposium important qui s’est tenu sur le sujet il y a une dizaine d’années a publié ses actes avec ce sous-titre explicite: « From Hercules to Superman »11.
De Hercule à Superman, la conjecture de Knowles
En 2007, l’écrivain et auteur de comics Christopher Knowles publie un ouvrage remarqué et controversé qui étudie l’évolution des archétypes mythologiques dans les comics et ambitionne également de mettre à jour de supposées influences occultes ou mystiques chez les auteurs de ces productions12. Il prétend dans son livre révéler l’histoire secrète des héros de comics et s’égare parfois dans des considérations un peu fumeuses sur le spiritisme, la gnose, les rosicruciens, la franc-maçonnerie, etc.
Dans cet ouvrage, Knowles remarque que l’histoire des comics a connu plusieurs super-héros dénommés Hercule qui sont tous directement inspirés du héros de l’Antiquité: Joe Hercules, paru dans Hit Comics de l’éditeur Quality Comics à partir de juillet 1940, la version DC Comics à partir de décembre 1941, et enfin, plus tardive, la version Marvel Comics en 1965.
Peu après la parution de son livre, Knowles s’est à nouveau focalisé sur le personnage d’Hercule et a développé une idée très spéculative selon laquelle, pour ses créateurs, Superman n’agit pas comme Hercule, mais qu’il est assimilable à Hercule. Son propos repose essentiellement sur des considérations graphiques assez aventureuses. Il se réfère ainsi à trois couvertures publiées dans les années 1940.
Action Comics #27, August 1940 / Action Comics #82, March 1945 / Superman #28, May-June 1944
Action Comics #27, August 1940 / Action Comics #82, March 1945 / Superman #28, May-June 1944
Selon Knowles, la première image évoque le premier des douze travaux d’Hercule, lorsqu’il tue le lion de Némée, tandis que la seconde est une allusion à l’épisode où Hercule délivre Prométhée de l’Aigle du Caucase. Dans le troisième enfin, Superman apparaît en compagnie d’Hercule et d’Atlas, comme s’il était leur égal.
À partir de ces interprétations légères et peu convaincantes, Knowles a ensuite proposé un rapprochement entre AC1 et une peinture de Antonio Pollaiuolo datant la Renaissance qui représente Hercule et l’Hydre de Lerne.
Antonio Pollaiuolo, Hercule et l'Hydre, 1470, Musée des Offices, Florence
Antonio Pollaiuolo, Hercule et l’Hydre, 1470, Musée des Offices, Florence
Pour Knowles, les positions respectives d’Hercule et de Superman sur les deux images ainsi que les orientations de leurs corps et des objets qu’ils brandissent (massue/voiture) sont tout à fait semblables et ne peuvent être le fruit d’une coïncidence. Il décrit ensuite une série de points de concordance entre les deux illustrations, il postule par exemple que la cape de Superman n’est rien d’autre que la dépouille du Lion de Némée dont Hercule est revêtu et que le logo S sur sa poitrine est semblable au S formé par le cou de l’Hydre. Puis il dresse des schémas comparatifs entre les angles principaux dans les deux compositions.
Comparaisons entre le tableau de Pollaiuolo et la couverture d'Action Comics #1 selon Christopher Knowles
Comparaisons entre le tableau de Pollaiuolo et la couverture d’Action Comics #1 selon Christopher Knowles
Pour un peu, l’auteur nous proposerait de discerner le nombre d’or dans la composition de l’image…
Sans entrer dans le détail de ces comparaisons, rappelons que le dessin original de Shuster n’est pas celui de la couverture. Sur celui de Shuster, en page 9 de l’histoire, les orientations sont sensiblement différentes et la roue détachée de la voiture n’est pas dans la même position. Au mieux, Knowles prétend que c’est l’artiste inconnu auteur de la couverture d’AC1 qui s’est inspiré d’un tableau de la Renaissance et non les créateurs de Superman.
Plus sérieusement, Knowles ne donne aucun argument probant à l’appui de sa thèse qui demeure une conjecture purement visuelle. On ne sait même pas si Siegel et Shuster connaissaient le tableau du Musée des Offices. Sa théorie peut sembler séduisante, mais elle n’est pas étayée et n’a jamais donné lieu a une discussion critique sérieuse; on ne peut que regretter qu’elle soit parfois présentée comme une hypothèse conséquente (elle est ainsi mentionnée sans aucune argumentation dans l’encyclopédie Wikipedia/en). Si l’on reprend la terminologie exposée plus haut, Knowles effectue un glissement audacieux et injustifié d’une unique ressemblance sans prototype vers une ressemblance de famille.
Cela ne signifie pas pour autant que les ressemblances éventuelles entre AC1 et des images antérieures soient toujours dépourvues de signification, même si l’on ne sait pas précisément si Siegel ou Shuster les connaissaient. C’est ce que nous allons tenter d’établir sur des images qui appartiennent à un univers culturel beaucoup plus proche des comics et ne sont pas isolées, les illustrations des pulp magazines.
Les pulp magazines et les origines de Superman
Tous les historiens de la bande dessinée américaine mentionnent l’influence des pulp magazines sur les premiers comics de fiction et expliquent que certains personnages évoluant dans les pulps des années 1920-1930 sont les ancêtres des super-héros13. Mais le rôle de ces publications dans l’émergence des comic books de fiction est décrite comme limitée, restreinte à l’apparence générale des personnages, à leur comportement, aux récits. Les pulps intéressent ces historiens parce qu’ils mettent en scène des justiciers mystérieux, souvent capés et masqués, parfois dotés de pouvoirs extraordinaires, à l’instar de leurs successeurs super-héros. Le contenu iconographique des pulps ne retient pas leur attention et il n’est que très rarement fait mention de l’influence de ces publications sur les orientations graphiques des comics.
Les premiers auteurs de comics de fiction ont souvent commencé leurs carrières en écrivant des histoires pour les pulp magazines. C’est le cas de Jerome Siegel qui était un grand admirateur de cette littérature. On rapporte souvent que Clark Kent, le nom du journaliste sous lequel se cache Superman, est un hommage de sa part à Doc Savage, dont le nom complet est Clark Savage, Jr., et à The Shadow, dont l’identité véritable est Kent Allard.
Siegel et Shuster étaient des lecteurs « avides des magazines Amazing Stories et Weird Tales » (Robb, op. cit. p. 30). En 1929, Siegel écrit à la rubrique du courrier des lecteurs des deux magazines Amazing Stories et Science Wonder Stories.
Deux courriers de Jerome Siegel: Amazing Stories v04 #05, August 1929, pages 91-92 / Science Wonder Stories v01 06, November 1929, pages 569-570
Deux courriers de Jerome Siegel: Amazing Stories v04 #05, August 1929, pages 91-92 / Science Wonder Stories v01 06, November 1929, pages 569-570
Dans le courrier adressé à Amazing Stories, Siegel mentionne plusieurs nouvelles de science-fiction et utilise le terme scientifiction forgé par Hugo Gernsback, le créateur de ce magazine, considéré comme l’un des pères de la science-fiction. Il déclare aussi être lecteur des pulps All-Story Magazine, Weird Tales, Argosy, et écrire lui-même des nouvelles de science-fiction. Dans le courrier à Science Wonder Stories que Gernsback venait juste de créer après avoir perdu le contrôle d’Amazing Stories, il fait l’éloge de plusieurs auteurs de science-fiction et cite plusieurs de leurs nouvelles. Tout ceci montre une grande familiarité avec les pulp magazines, particulièrement ceux de science-fiction. De plus, dans ce second courrier, Siegel demande à Gernsback si son nouveau magazine compte organiser un concours de couvertures, ce qui indique qu’il était également attentifs aux illustrations des pulps.
La même année, Siegel publie un fascicule intitulé Cosmic Stories qui est considéré comme l’un des premiers fanzine de science-fiction; plusieurs sources affirment que Siegel a publié une annonce pour ce fascicule dans la section des petites annonces de Science Wonder Stories mais nous n’avons pas réussi à retrouver cette publicité.
En 1930, il envoie à Amazing Stories une nouvelle intitulée Miracles on Antares qui est acceptée par le magazine. Elle ne sera finalement pas publiée parce que le magazine avait déjà trop d’histoires en réserve et elle sera retournée à Siegel en 193514. En septembre 1932 enfin, une publicité pour un recueil d’histoires de science-fiction dont une de Siegel paraît dans Amazing Stories15.
Siegel s’associe avec Shuster à cette époque et crée avec lui un second fanzine, Science Fiction: The Advance Guard of Future Civilization. C’est dans le numéro 3 de ce fanzine qu’est publié en janvier 1933 The Reign of the Superman, courte histoire signée Herbert S. Fine dont le héros est une première version de Superman, chauve et méchant mais déjà doté de super-pouvoirs.
The Reign of the Superman, Science Fiction: The Advance Guard of Future Civilization #3, January 1933
The Reign of the Superman, Science Fiction: The Advance Guard of Future Civilization #3, January 1933
En 1930 paraît la nouvelle de Philip Wylie, Gladiator, considérée par beaucoup comme l’une des sources d’inspiration principale de Siegel pour le personnage de Superman. Le héros de Gladiator, Hugo Danner, est en effet doté d’une force surhumaine et sa peau est à l’épreuve des balles. Certaines sources affirment que Siegel avait écrit dans le numéro 2 de son fanzine paru en novembre 1932 un compte-rendu de Gladiator16. Il semble cependant qu’il s’agisse d’une rumeur, au même titre que la légende urbaine selon laquelle Wylie aurait envisagé de poursuivre Siegel et Shuster pour plagiat17. Actuellement, la possible influence de Gladiator sur le personnage de Superman est toujours débattue par les historiens des comics qui estiment toutefois de plus en plus qu’il n’existe pas de source d’inspiration privilégiée pour le personnage de Superman; Siegel aurait plutôt été influencé par de nombreux héros populaires dont les aventures étaient publiées dans les pulps des années 193018.
Un peu plus tard en 1933, Siegel et Shuster préparent une histoire de Superman pour l’éditeur Consolidated Book Publishers. Cette histoire ne sera jamais publiée; elle est perdue mais il subsiste la couverture.
Superman Cover for Consolidated Book Publishers, Joe Shuster and Jerome Siegel, 1933
Superman Cover for Consolidated Book Publishers, Joe Shuster and Jerome Siegel, 1933
Superman n’est plus un « villain » mais il ne possède pas encore ses caractéristiques distinctives, notamment la cape et le collant. Il est possible que cette version perdue empruntait quelques-uns de ses traits au personnage de Doc Savage; on sait par contre que Siegel et Shuster s’en sont inspiré pour la figure du détective Slam Bradley qu’ils créeront ensemble un peu plus tard.
L’histoire des origines de Superman est encore mal connue. Une chose est certaine cependant. Le personnage a ses racines dans les pulps des années trente, particulièrement dans les histoires de science-fiction. Les pulp magazines de science-fiction étaient véritablement la « culture » du jeune Siegel.
Dernier exemple de l’importance des pulps dans cette formation du premier super-héros de comics: l’origine du nom Superman.
On s’obstine encore dans certaines histoires de la bande dessinée à rechercher une filiation, plus ou moins tortueuse, entre ce nom et l’Übermensch de Nietzsche. Grâce aux investigations récentes des fans de pulps et de comics, on s’est aperçu que le mot Superman apparaît dès le début des années 1930 et à plusieurs reprises dans des pulp magazines. Trois images en relation avec des pulps très différents suffiront pour illustrer ce point.
The Superman, physical culture magazine, v2 n1, October 1931 / Superman - the National Physical Culture Magazine, British magazine, August 1933
The Superman, physical culture magazine, v2 n1, October 1931 / Superman – the National Physical Culture Magazine, British magazine, August 1933
Affiche publicitaire Doc Savage, collection Dwight Fuhro. Made by Street & Smith, circa 1933
Affiche publicitaire Doc Savage, collection Dwight Fuhro. Made by Street & Smith, circa 1933
The Superman of Dr. Jukes, by Francis Flagg, Wonder Stories, November 1931
The Superman of Dr. Jukes, by Francis Flagg, Wonder Stories, November 1931
Si l’on peut raisonnablement douter que Siegel et Shuster aient connu le magazine de culture physique britannique, il est possible, connaissant les lectures et les goûts de Siegel, que celui-ci ait lu la nouvelle de Francis Flagg publiée dans Wonder Stories ou vu l’affiche publicitaire pour Doc Savage. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’origine du nom de Superman soit à rechercher précisément dans tel ou tel pulp, mais simplement de constater que ce nom était « dans l’air » durant la période où le personnage a été créé et que, là encore, il est nécessaire lorsque l’on s’intéresse aux origines des comics de fiction d’étudier méthodiquement les pulp magazines.
Les ressemblances dans les pulp magazines
Cette enquête visuelle se termine par la recherche d’images publiées dans les pulp magazines avant 1938 et qui possèdent un certain degré de ressemblance avec AC1. Le résultat de l’investigation, certainement très incomplète, est organisé selon les quatre motifs relevés au début de l’article: posture, force, automobile détruite, composition.
[Une précision s’impose ici. Quelques-unes des images présentées ci-dessous n’appartiennent pas aux pulps américains des années trente mais à d’autres pulps plus anciens ou publiées ailleurs (pulps anglais, littérature populaire en France). L’extension à d’autres contextes est justifiée car ces illustrations ne sont pas faciles à retrouver (les rares bases de données sur les pulps tout comme celles sur les comics d’ailleurs ne sont pas indexées sur le contenu des images). Nous estimons que l’élargissement du champ de la recherche n’invalide pas l’hypothèse de travail car il s’agit toujours de pulps et qu’il ne fait guère de doute que bien d’autres images semblables existent dans le contexte américain qui nous intéresse plus particulièrement ici. Il suffit de les retrouver…]
La posture
Les images de cette catégorie représentent le plus souvent un homme bras au dessus de la tête brandissant le corps d’un autre homme ou d’une femme, une grosse pierre, etc. Ce ne sont pas encore des super-héros et la charge soulevée ne peut être trop lourde.
Tip Top Library #38, January 2, 1897 / Nick Carter Weekly #272, circa 1905 / The Popular #200 [UK], November 18, 1922 / Weird Tales v13 #5, May 1929 / The Hotspur #9 [UK], October 28, 1933 / Scoops #1 [UK], February 10, 1934, page 11
Tip Top Library #38, January 2, 1897 / Nick Carter Weekly #272, circa 1905 / The Popular #200 [UK], November 18, 1922 / Weird Tales v13 #5, May 1929 / The Hotspur #9 [UK], October 28, 1933 / Scoops #1 [UK], February 10, 1934, page 11
Dans certains cas, la posture figurée n’est pas très éloignée de celle que l’on retrouvera plus tard chez Superman, une jambe mi-fléchie et l’autre jambe en appui.
New Nick Carter Weekly #541, May 11, 1907
New Nick Carter Weekly #541, May 11, 1907
Parfois, il existe un avant-plan avec des personnages effarés représentés tronqués, rappelant un peu la composition d’AC1.
Elle (She), Sir Henry Rider Haggard, Traduction de G. Labouchère, Illustration de Quint, L'Édition Française Illustrée, 1920
Elle (She), Sir Henry Rider Haggard, Traduction de G. Labouchère, Illustration de Quint, L’Édition Française Illustrée, 1920
La force
Les représentations de personnages possédant une force surhumaine sont rares, mais il en existe à la fois dans les pulps et dans les tout premiers comics (apparu en 1929 dans un comic strip, Popeye peut être considéré comme un précurseur des super-héros).
The Wizard #609 [UK], August 4, 1934 / King Comics #3, David McKay, 1936 Series
The Wizard #609 [UK], August 4, 1934 / King Comics #3, David McKay, 1936 Series
En 1919, le magazine Electrical Experimenter fondé par Gernsback explique par une image saisissante les effets de la gravitation sur une petite planète, On remarque que le scaphandre du personnage en couverture a disparu dans les explications plus techniques en pages intérieures.
Electrical Experimenter, v7 #5, Cover art from a painting by George Wall, September 1919, cover and page 398
Electrical Experimenter, v7 #5, Cover art from a painting by George Wall, September 1919, cover and page 398
La même idée est reprise dix ans plus tard dans un autre magazine de Gernsback, cette fois illustrée par Frank R. Paul et sans s’encombrer de scaphandre.
Science Wonder Stories, v1 #2, Cover art by Frank R. Paul, July 1929
Science Wonder Stories, v1 #2, Cover art by Frank R. Paul, July 1929
Dans son éditorial en page intérieure de ce numéro, Gernsback décrit une véritable « expérience en pensée » sur la gravitation.
Si l’on se remémore les courriers de Siegel envoyés cette même année 1929 à Amazing Stories et Science Wonder Stories où il se déclare lecteur assidu et régulier de ces magazines, il est très probable qu’il connaissait cette couverture. Il n’est pas exagéré d’estimer que ce dessin possède une véritable ressemblance de famille avec AC1.
L’automobile détruite
On retrouve dans les pulps des automobiles catapultées en l’air dont les occupants sont projetés hors du véhicule. La scène est observée par des passants effrayés en arrière-plan; l’un d’eux se tient la tête comme sur AC1.
Operator Five v1 #2, May 1934
Operator Five v1 #2, May 1934
Et dans une autre publication de Gersnback toujours illustrée par Paul, une voiture est écrabouillée par un robot. Le conducteur épouvanté quitte la scène en bas à gauche, comme sur AC1.
Wonder Stories, September 1935, Cover and page 416, Art by Frank R. Paul
Wonder Stories, September 1935, Cover and page 416, Art by Frank R. Paul
Mise à jour du 23 mai 2015
Dès 1928, Frank R. Paul a illustré une histoire de robot où l’on retrouve les quatre motifs: posture, force, automobile, composition avec un personnage effrayé au premier plan.
Amazing Stories v03n07, October 1928, Art by Frank R. Paul, page 599
Amazing Stories v03n07, October 1928, Art by Frank R. Paul, page 599
La composition
La figuration de personnages effrayés au premier plan d’une composition est ancienne. C’est un thème récurrent de la peinture classique dans les tableaux représentant la résurrection du Christ.
La résurrection du Christ, successivement par: Tiziano Vecellio (Titien), 1542-1544 / Véronèse, 1560 / Peter Paul Rubens, 1611 / Antoine Caron, vers 1589 / Noël Coypel, 1700
La résurrection du Christ, successivement par: Tiziano Vecellio (Titien), 1542-1544 / Véronèse, 1560 / Peter Paul Rubens, 1611 / Antoine Caron, vers 1589 / Noël Coypel, 1700
On doit se garder cependant d’imaginer une hypothétique influence de cette construction sur les créateurs de Superman. Il n’est pas question ici de tirer une conclusion « à la Knowles » à propos de ce rapprochement, de rechercher l’onction de l’Art sur une production culturelle esthétiquement insignifiante, ou mieux encore d’insister sur le caractère christique de Superman !19. S’il existe une réelle continuité entre les pulps et les comics de fiction de l’âge d’or, il n’en existe aucune entre l’art de la Renaissance et les comics.
Rappelons que le fugitif en bas à gauche sur AC1 est représenté partiellement, une partie de son corps est en dehors du cadre. Il existe certes des représentations de personnages tronqués dans la peinture classique20, mais elles semblent assez rares. Par contre, dans les pulp magazines des années 1920-1930, les figurations de personnages au premier plan qui cumulent les deux caractéristiques, c’est-à-dire à la fois effrayés et tronqués, sont extrêmement nombreuses.
Weird Tales, December 1926 / Amazing Stories v3 #11, February 1929 / The Spider v2 #1, February 1934 / The Hotspur #48 [UK], July 28, 1934 / The Secret Six v1#1, October 1934 / The Secret Six v1#2, November 1934 / The Spider v4 #2, November 1934 / The Secret Six v1#3, December 1934 / Buzzer #18, February 12 1938
Weird Tales, December 1926 / Amazing Stories v3 #11, February 1929 / The Spider v2 #1, February 1934 / The Hotspur #48 [UK], July 28, 1934 / The Secret Six v1#1, October 1934 / The Secret Six v1#2, November 1934 / The Spider v4 #2, November 1934 / The Secret Six v1#3, December 1934 / Buzzer #18, February 12 1938
L’année 1934 est particulièrement bien représentée avec des titres comme The Secret Six et The Spider. Mais le record est détenu par la série publiée par Operator Five en 1934-1935.
Operator Five v1#1, April 1934 / Operator Five v2#4, November 1934 / Operator Five v3#1, December 1934 / Operator Five v3#4, March 1935 / Operator Five v5#1, August 1935 / Operator Five v6#1, December 1935
Operator Five v1#1, April 1934 / Operator Five v2#4, November 1934 / Operator Five v3#1, December 1934 / Operator Five v3#4, March 1935 / Operator Five v5#1, August 1935 / Operator Five v6#1, December 1935
Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples pour être convaincu qu’il s’agit là d’un véritable trope visuel dans les pulps des années 1930. On peut se demander au passage si, avec l’importance prise alors par la photographie instantanée, les clichés qui présentent un cadrage partiel d’un sujet en mouvement ont pu susciter cette « mode » des personnages tronqués et affolés représentés sur les pulps.
Des ressemblances de voisinage ?
Pour chacun des quatre motifs graphiques repérés sur AC1, il est possible de retrouver de nombreuses couvertures de pulps qui présentent certaines similitudes. Autrement dit, pour reprendre la terminologie des ressemblances introduite plus haut, il existe une série de ressemblances sans prototype dans un contexte éditorial proche et une période qui précède immédiatement la parution d’AC1: les pulp magazines des années 1920-1930.
Si l’influence des pulps sur l’émergence des comics est bien connue en ce qui concerne les thèmes des histoires ou les caractéristiques générales des héros par exemple, on sous-estime d’une manière générale l’importance des illustrations qu’ils comportent, surtout pour les pulps de science-fiction. Réalisées par des artistes imaginatifs, les couvertures et les illustrations intérieures de ces magazines originaux étaient bien connues des premiers dessinateurs de comics de fiction, et ceux-ci ont sans aucun doute été influencés par ces dessins. AC1 appartient bien à cette période où les comics encore très jeunes puisent largement leurs thèmes et leurs références, y compris visuelles, dans les pulp magazines. Avec un peu d’audace, le dessin d’AC1 apparaît comme une synthèse de motifs graphiques facilement reconnaissables dans les pulp magazines qui ont immédiatement précédé l’âge d’or des comic books. Si les ressemblances en question ne sont évidement pas des ressemblances de famille, elles se conjuguent, elles forment un ensemble cohérent qui relie AC1 aux pulps des années 1920-1930, et ce lien semble presque leur conférer un caractère de ressemblances de famille; on peut les qualifier de ressemblances de voisinage.





Références
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  • Daniel Best, A Rose By Any Other Name, 20th Century Danny Boy, June 26, 2006
  • Daniel Best, DC vs Siegel: DC’s Appeal Brief & Who DID Draw The Action Comics #1 Cover? 20th Century Danny Boy, March 29, 2012
  • Umberto Eco, De superman au surhomme, traduction française par Myriem Bouzaher, Le Livre de Poche, 1995
  • Gregory Feeley, When World-views Collide: Philip Wylie in the Twenty-first Century, Science Fiction Studies #95, Volume 32, Part 1, March 2005
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  • Dennis Knepp, Superman Family Resemblance, Chapter 19 in Superman and Philosophy: What Would the Man of Steel Do? edited by Mark D. White, John Wiley & Sons, 2013
  • Christopher Knowles and Joseph Michael Linsner (illustrations), Our Gods Wear Spandex: The Secret History of Comic Book Heroes, Red Wheel/Weiser, 2007
  • Christopher Lowring Knowles, Is Action Comics #1 a Swipe?, November 20, 2007
  • Chris Knowles, The « Action Comics » #1 Cover Debate, Comic Book Resources, Part 1, November 28, 2007 – Part 2, November 29, 2007
  • Anton Karl Kozlovic, Superman as Christ-Figure: The American Pop Culture Movie Messiah, Journal of Religion and Film, Vol. 6 No. 1 April 2002
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  • Danielle Lories, Philosophie analytique et définition de l’art, Revue Philosophique de Louvain, 1985, Volume 83, Numéro 58, pp. 214-230
  • Alex Nikolavitch, Mythe & super-héros, Les Moutons électriques, 2011
  • Pádraig Ó Méalóid, Gladiator Vs Superman, November 25, 2009
  • « Pappy », Another superman before Superman, Papy’s Golden Age Comics Blogzine, February 6, 2015
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  • David Reynolds, Superheroes: An Analysis of Popular Culture’s Modern Myths, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2012
  • Richard Reynolds, Super Heroes: A Modern Mythology (Studies in Popular Culture), Jackson: University Press of Mississippi, 1994
  • Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014
  • Morris Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 15, No. 1, pp. 27-35, September 1956 [PDF]
  • Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, 1953, traduction française par Pierre Klossowski. Gallimard, 1961.
  1. L’histoire est reproduite intégralement sur The Classic Comics Reading Room.
  2. Lire DC vs Siegel: DC’s Appeal Brief & Who DID Draw The Action Comics #1 Cover? by Daniel Best.
  3. Les exégètes estiment que le modèle de la voiture qui figure en couverture est une DeSoto 1937 tandis que celle dessinée par Shuster dans l’histoire serait une Plymouth Deluxe 1937, cf. Now You Know: The Car On The Cover Of Action Comics #1 Is A 1937 DeSoto (But That’s Just Part Of The Story), by Mark Seifert, May 24, 2013.
  4. Morris Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 15, No. 1, pp. 27-35, September 1956 [PDF].
  5. Dennis Knepp, Superman Family Resemblance, Chapter 19 in Superman and Philosophy: What Would the Man of Steel Do? edited by Mark D. White, John Wiley & Sons, 2013. Même s’il est évidemment plus fréquent de mobiliser Nietzsche à propos de super-héros, Knepp n’est pas le seul à faire appel à la philosophie de Wittgenstein dans l’étude des comics. David Reynolds par exemple recourt aux jeux de langages de Wittgenstein et aux paradigmes de Kuhn pour développer sa thèse selon laquelle les super-héros ne sont rien d’autre que des mythes modernes dans la culture populaire américaine – voir David Reynolds, Superheroes: An Analysis of Popular Culture’s Modern Myths, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2012, pages 49 sq.
  6. Wendy Siuyi Wong, Hong Kong Comics, une histoire du manhua, Urban China, 2015, page 109.
  7. En ce sens une imagerie devient bien «  un corpus thématique cohérent, doté d’une capacité générative ou virale, autrement dit d’une productivité qui atteste et entretient son succès » André Gunthert, Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie, 4 février 2015, note 3.
  8. L’un des premiers ouvrages d’envergure sur le sujet est celui de Richard Reynolds: Super Heroes: A Modern Mythology (Studies in Popular Culture), Jackson: University Press of Mississippi, 1994.
  9. Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014, p. 12.
  10. Umberto Eco, De superman au surhomme, traduction française par Myriem Bouzaher, Le Livre de Poche, 1995, p. 115.
  11. Wendy Haslem, Angela Ndalianis, Chris Mackie (editors), Super/Heroes: From Hercules to Superman, New Academia Publishing, LLC, 2007.
  12. Christopher Knowles and Joseph Michael Linsner (illustrations), Our Gods Wear Spandex: The Secret History of Comic Book Heroes, Red Wheel/Weiser, 2007.
  13. Voir par exemple Jean-Noël Lafargue, Entre la plèbe et l’élite – les ambitions contraires de la bande dessinée, Atelier Perrousseaux , 2012, p. 33; Jean-Paul Jennequin, Histoire du Comic Book. Tome 1, Des origines à 1954, Vertige Graphic, 2002, p. 12; Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014, p. 22., etc., les références abondent. Même Knowles que nous venons d’éreinter consacre un chapitre entier aux pulps (op. cit. p. 73 sq.).
  14. Mike Ashley and Robert A. W. Lowndes, The Gernsback Days – A Study of the Evolution of Modern Science Fiction From 1911 to 1936, Wildside Press, 2004, p. 217.
  15. The Gersnback Days, pp. 346-347.
  16. Voir par exemple Robb, op. cit. p. 31.
  17. cf. Pádraig Ó Méalóid, Gladiator Vs Superman, November 25, 2009.
  18. Cf. Gregory Feeley, When World-views Collide: Philip Wylie in the Twenty-first Century, Science Fiction Studies #95, Volume 32, Part 1, March 2005.
  19. Qui existe bien entendu, voir: Anton Karl Kozlovic, Superman as Christ-Figure: The American Pop Culture Movie Messiah, Journal of Religion and Film, Vol. 6 No. 1 April 2002.
  20. Par exemple: Le Christ en croix adoré par deux donateurs (El Greco) ou Esquisse pour la Vierge du Sacré-Coeur (Delacroix). Merci à Alain François pour son aide concernant ce point.
  1. Article incroyable, comme d’habitude ! Une merveille !
    Je vois deux choses :
    – L’imitation apparait massivement au moment où la BD, de manière globale, devient un objet culturel acceptable socialement. Donc, la conversion en icône de cette couverture coïncide avec la prise de conscience du monde de la BD et du comics de faire « œuvre culturelle ».
    L’autre chose, c’est un minuscule bémol :
    « S’il existe une réelle continuité entre les pulps et les comics de fiction de l’âge d’or, il n’en existe aucune entre l’art de la Renaissance et les comics. »
    Si : l’apprentissage du dessin, apprentissage lourd et culturel. Mais les dessinateurs de comics n’avaient pas toujours une formation classique. Si Alex Raymond est célèbre pour sa formation solide, par exemple, c’est bien que les autres étaient parfois autodidactes.
    Pour l’anecdote, quand on discutait sur facebook, l’autre jour, mon voisin d’atelier Elric Dufau se penche et regarde la couverture et dit « c’est surtout un très mauvais dessin ! »
    En fait, l’absence de continuité culturelle entre une couverture de comics et n’importe quelle image d’ailleurs et l’histoire de l’Art est une exception. La très grande majorité des dessinateurs sont des professionnels très formés et visuellement très cultivés. C’est un étrange hasard historique, économique (et la conséquence de la connotation très négative du métier pendant longtemps) qui fait qu’à certains moments de l’histoire de la BD, des autodidactes (parfois très mauvais) ont fait des carrières graphiques…
  2. Je précise : « une couverture de comics et n’importe quelle image » produite par un professionnel. Aujourd’hui, la majorité des images qui circulent ne l’est pas.
    • Patrick Peccatte
      Je n’avais pas pensé à la concomitance de l’émergence de l’imitation et de la transformation de la BD en objet culturel respectable. C’est juste, merci Alain.
      Sur la « continuité », j’ai été trop elliptique et le terme de « continuité » n’est sans doute pas approprié ou nécessiterait quelques précisions. Peut-être aussi que nous ne le comprenons pas de la même façon. Je sais bien que certains dessinateurs comme Alex Raymond avaient suivi une formation classique. Le moins que l’on puisse dire – et l’avis d’Elric le confirme – c’est que Shuster à l’époque de la création de Superman était un dessinateur autodidacte médiocre et sans grande culture classique. Je ne sais pas si c’est une « conséquence de la connotation très négative du métier pendant longtemps »; Hal Foster, le créateur de Prince Vaillant, autre artiste américano-canadien de la même période et au parcours comparable, lui aussi émigré aux États-Unis, avait par contre une solide formation.
      En fait, je voulais dire qu’il existe une proximité culturelle et temporelle forte entre les pulp magazines et les comics, surtout pour le genre « science-fiction » d’où provient Superman; et comme les premiers sont apparus avant les seconds, j’ai parlé de « continuité ». Peut-être aurais-je dû dire « contiguïté » ou « voisinage » culturel, comme à la fin de mon article.
  3. En fait, dans la filiation visuelle de ce dessin, il y a un champ que vous laissez de côté, qui est l’affiche foraine de la fin du XIX° et du début du XX°. Le Superman de 1938 faisait au moins en partie référence aux Hercule de foire (d’où les lacets montants dans les premiers épisodes de Superman dans Action Comics). Il était assez courant que ces « hercules » figurent sur des affiches dans une position où ils soulevaient ce qui était jugé « non-soulevable » à mains nues. Vous pouvez par exemple retrouver cette idée dans des affiches de « Jack de Fer » http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9003148d/f1.highres et de « Jean le Cric », qui portaient (au moins sur les affiches) des chevaux, des pianos ou même des éléphants.
    Et si on remonte encore un peu plus loin, on retrouve cet archétype dans un média non-visuel (mais adapté à l’image de nombreuses fois depuis) : dans les Misérables, Jean Valjean est surnommé « Jean le Cric » (ce qui inspirera plus tard le nom de l’hercule de foire déjà cité) parce qu’il a une force prodigieuse. Le policier chargé de le retrouver le démasque des années plus tard parce que Valjean est seul au monde capable de soulever… une charette. Tout celà échappant, bien sûr, aux créateurs de Superman. Mais plus sûrement ils lorgnaient sur les affiches de cirques et ont donc indirectement placé leur personnage dans cette filiation.
    • Patrick Peccatte
      Merci pour ces précisions.
      J’ai mentionné dans mon article un tel Hercule de foire figuré sur la couverture du pulp anglais The Wizzard en 1934 (voir ici). Il serait en effet très intéressant de rechercher les affiches américaines, de cirque ou de spectacles divers, qui auraient pu inspirer Siegel et Shuster. Il n’est pas certain toutefois que la référence soit aussi manifeste que dans le cas des pulp magazines de fiction que ces auteurs connaissaient fort bien. Cette influence plausible mériterait en tout cas une véritable illustration démonstrative dans le contexte américain de l’époque.
      La possible influence du personnage de Jean Valjean a été évoquée par Jean-Noël Lafargue dans une discussion sur Facebook au moment de la publication de mon article. A l’époque, nous avions recherché des images des Misérables figurant la scène de la charrette, parues dans des pulps américains vers les années 1930, et que les auteurs de Superman auraient pu connaître. Sans succès à ce jour, mais il en existe peut-être (et d’autre part, Siegel ou Shuster connaissaient peut-être le roman de Victor Hugo…). Même si les pulps sont sans aucun doute à l’origine des super-héros, je retiens de votre commentaire que certains de leurs traits distinctifs peuvent en effet avoir leurs racines dans d’autres champs de la culture ordinaire.

28 mai 2018

LOUISE LECLERCQ
Paul Verlaine




CHAPITRE I

Il n'y a guère de mélancolie plus épaisse, de tristesse plus lourde
que la pensée de vivre dans ces énormes maisons de plâtre, à cinq
et six étages, avec leurs innombrables volets gris, comme des poitrines
de squelettes à plat sur le blanc sale du mur, de l’ancienne banlieue
parisienne. Je parle plus spécialement des quartiers paisibles, honnêtes,
où la bâtisse a prospéré grâce aux locataires bons payeurs, où ont pu se
former de très longues rues sans air et sans soleil. Le petit rentier qui
rente si magnifiquement le possesseur de ces hideux phalanstères a bien
raison d’être pour la plupart du temps un imbécile, car qui pourrait, à
un certain âge, le temps du repos venu, finir sa vie, non pas même heureusement,
mais tranquillement, dans de pareilles conditions d’insalubre
laideur et de platitude vénéneuse ? L’homme jeune, le ménage qui a sa
fortune à faire ou son pain à gagner sur la vie de tous les jours, peut à
la rigueur admettre cette hygiène absurde, s’y faire, la supporter, — au
prix de quel ennui méchant, toutefois, de quelles sensations perverses, de
quelles envies de briser à jamais ce cadre noir et d’en sortir pour quelles
fuites ! Et combien de lamentables culpabilités de quelque ordre que ce
soit pourraient s’expliquer, sinon s’excuser, par ces motifs tortueux, inavoués,
insoupçonnés, de milieux analogues ou pareils ?
La rue des Dames, aux Batignolles, peut servir de type à ces mornes
enfilades de bâtisses à suer les revenus. . . et la santé des braves bourgeois
qu’engouffre et pressure l’immense spéculation moderne sur les
immeubles. Relativement passante et très commerçante à proportion, elle
présente assez de vie normale et de mouvement nécessaire pour ne pas
entrer logiquement dans la catégorie de ce que l’on a appelé des coins d’idylle
parisienne. Du reste, le quartier lui-même des Batignolles ne prête
pas le moins du monde à ces galantes ou sinistres suggestions, tout entier
bâti qu’il est pour la location en masse, sans presque de jardins, ni de
murs surmontés de branches, ni de ces terrains à gazon, théâtres de bien
des scènes qui ne sont pas toujours polissonnes : l’aspect général y est
mesquinement bourgeois, cossu pauvrement, rangé, chiche, mais propre
autant que possible en dépit des ruisseaux taris, des bouches d’égoûts insuffisamment
étroites, et des bornes-fontaines ridiculement rares. Les magasins,
sinon beaux, du moins assez bien fournis et point trop mal décorés
à l’étalage, nouveautés, merceries, boucheries quasi-coquettes et charcuteries
essayant de rire un brin, foisonnent dans la rue des Dames. Des bureaux
de tabac, quelques libraires et plusieurs cafés très anciens mêlent
leur superflu bien modeste, au confortable qui fait la gloire des ménagères
et la sécurité bourgeoise des habitants de cette étroite, humide, interminable
artère principale des Batignolles proprement dites. De nombreuses
crémeries à l’usage des employés pauvres et des ouvriers célibataires du
quartier, complètent cette physionomie qu’on voudrait croire provinciale,
n’étaient telle lacune dans la bonhomie, tel manque de naïveté forte, telle
négligence, telle brutalité, telle ignorance bien faubourienne, comme une
enseigne prise à un roman qui fut à la mode, comme l’affichage d’une ordure
de plume ou de crayon dont Paris seul encore ne rougit point, comme
ce je ne sais quoi de trivial et de provisoire qui gâte à Paris et dans ses
environs immédiats toute installation de modeste importance.
Au coin de la rue des Dames et d’une des rues qui aboutissent sur le
boulevard des Batignolles se trouve une assez grande épicerie. Le maga-
sin s’ouvre à l’angle même de la maison dont l’entrée pour les locataires
donne sur la rue transversale. Les boiseries extérieures sont peintes en
jaune foncé rehaussé de filets bruns ; le mot « denrées » en gros caractères
noirs surmonte la partie du magasin située sur la rue des Dames,
les syllabes « colo » continuent cette enseigne au-dessus de la porte vitrée
d’entre les deux rues, et la désinence « niales » l’achève dans la rue
transversale. La raison sociale « Eugène Costeaux, Leclercq successeur »,
s’étalait il y a un peu plus de deux ans en deux lignes de lettres rouges
imitant l’écriture anglaise sur les baants vitrés de la porte d’entrée du
magasin. Le nom « Leclercq » était répété, seul cette fois, sur la dalle de
marbre blanc et bleu du seuil étroit qui s’allonge entre deux hauts vitrages
grillés à hauteur d’homme. Un paillasson précède immédiatement la porte
dont le battant resté libre s’ouvre en dedans. Le magasin est bas de plafond.
Son plancher reste poussiéreux bien que balayé plusieurs fois par
jour et arrosé tous les matins abondamment, mais il vient tant de monde
et la rue est si sale !
A l’époque dont il s’agit, deux garçons revêtus de la longue blouse
grise de l’emploi, faisaient le service sous la direction très active du patron
et de la patronne. Ceux-ci, de bien braves gens quelconques, tout à leur
magasin qu’ils tenaient d’un oncle au mari, mort sans enfants, il y avait
une vingtaine d’années, étaient originaires de Saint-Denis, où leurs ascendants
avaient vécu de père en fils du même commerce d’épiceries, exercé
en tout petit. C’étaient donc des Parisiens de race et d’habitudes, qui ne
sortaient jamais, la femme et la fille, que pour aller à une messe basse le
Dimanche, le ménage qu’aux jours de réjouissance nationale ou de telles
grandes fêtes parisiennes comme l’Assomption et Noël, pour voir les illuminations
ou les baraques du boulevard, ou faire hors des fortifications,
jusqu’aux premières maisons de Clichy et de Saint-Ouen, un tour dans ce
qu’on appelle la campagne chez les petites gens de Paris. Le Spectacle, si
cher à tout ce qui provient de la grande ville ou qui vit d’elle, leur était
pour ainsi dire inconnu, ainsi qu’il arrive (arrrive) d’ailleurs très souvent
aux boutiquiers besoigneux ou simplement sérieux, comme on dit dans
ce monde-là. Mais ils devaient à leur origine parisienne comme à l’obstination
de leur vie dans ce pourtour de la capitale, de partager avec leurs
concitoyens le préjugé, presque la vénération du Théâtre, de ses choses
et de ses hommes. Ils recevaient le Petit Journal et en collectionnaient les
feuilletons qu’ils prêtaient à des voisins et qui ne rentraient pas toujours
aussi exactement qu’il eût fallu pour bien faire. L’épargne la plus stricte
sans trop d’exagération toutefois présidait à leurs dépenses de ménage.
Une nourriture très simple, boeuf et légumes de la saison, peu de mouton,
du veau rarement et presque jamais de charcuterie, le tout arrosé de vin
au litre, — égayé de dessert et de café tous les dimanches sans faute et
parfois un jour de la semaine, selon le caprice du père, un peu despote, —
leur bilan était très simple, comme vous voyez, et peu de nature à nuire
en quoi que ce fût à la mise de côté comme au sûr placement des bénéfices
réalisés chaque année, de trois mille cinq cents à quatre mille francs en
bonnes espèces sonnantes et qui ne devaient rien à personne.
M. Leclercq pouvait avoir dans les quarante-cinq et sa femme dans
les quarante ans ; leur fille Louise en avait vingt-deux. Elle tenait surtout
de sa mère au physique, beaucoup de fraîcheur sans grande beauté : un
nez un peu long, bien modelé, avec une tendance à paraître pointu, de
fort beaux yeux bleus et des cheveux châtain-foncé à reflets blonds formaient
un ensemble assez agréable que complétaient un front bas et large
d’une belle ligne bien précise, et des tempes où le sang jeune épanouissait
des veines pâles en deux fleurs d’un violet rose si délicat que l’on eût
cru parfois pouvoir s’attendre à voir couler la vie par les pores exquis
de cette peau littéralement diaphane. La taille moyenne encore frêle, elle
marchait non sans grâce, gesticulait peu mais cependant en vraie parisienne
de Paris ; de longues mains blanches aux doigts des mieux faits,
des pieds presque mignons ajoutaient à la distinction naturelle de cette
fille charmante en somme. La simplicité vraie, absolue, qui est très souvent
le partage heureux, l’élégance et l’honneur de ces classes inférieures
du commerce en détail, le parfum de ces âmes humbles, régnait dans toute
sa personne, souverainement. Son accent légèrement précieux et flûté, —
mais née de parents parisiens et n’ayant jamais vécu qu’aux Batignolles,
comment voulez-vous qu’elle ne chantât pas, qu’elle ne traînât pas un tantinet
en parlant ? — son accent prêtait à sa parole toujours sobre, juste
et bienveillante, une musique qui la rendait délicieuse. Ses parents l’avaient
beaucoup mieux élevée qu’on n’eût été en droit de l’attendre de
gens en apparence si bornés et que leur trafic semblait devoir absorber
tout entiers. C’est ainsi qu’elle avait été recommandée à la maîtresse de
l’externat de la rue Lemercier pour des travaux d’aiguille et des notions
de ménage de préférence à toutes les autres matières enseignées. Bien
qu’elle eût montré dès son enfance des dispositions pour le dessin et la
musique, ces deux arts d’agrément avaient été rayés de son programme
d’études de par un bon sens dont donne trop peu d’exemples notre petite
bourgeoisie parisienne d’aujourd’hui, si superficielle en tout autre chose
qu’en le travail pour le pain quotidien, où elle est admirable, par exemple,
de prévoyance, d’économie et d’honnête savoir-faire. Elle avait aussi, sur
l’insistance de ces bonnes gens, suivi un an de plus qu’il n’était d’usage
dans l’institution Brodeau le précieux catéchisme de persévérance de M.
l’abbé de Guimard, le second vicaire si malheureusement enlevé l’année
dernière par les suites d’une bronchite contractée au confessionnal pendant
l’effroyable hiver de 1879, à l’affection de son vénérable supérieur,
de ses dignes confrères et de tous les paroissiens de Sainte-Marie des Batignolles.
Par un sentiment exquis des délicatesses d’une âme de jeune fille,
par un tact presque instinctif, infiniment supérieur à leurs habitudes de
vie et de raisonnement, les Leclercq avaient compris qu’il fallait à Louise
une atmosphère intellectuelle et morale qui fût autre que la leur, moins
épaisse, moins saturée d’odeurs mercantiles. De la boutique paternelle
elle ne connaissait en quelque sorte que la quintessence, l’expression abstraite
seule, la résultante intellectuelle, l’esprit, je veux dire la comptabilité,
que ses parents n’eussent pu tenir et dont ils se félicitaient chaque
jour de l’avoir chargée en remplacement d’une mercenaire, tant elle s’en
acquittait avec zèle et vaillance. Une poésie s’en dégageait pour elle, mêlée
aux senteurs prédominantes de l’épicerie, les plus fines ensemble et
les plus fortes, les plus intelligentes si l’on peut ainsi parler, cannelles
et vinaigres, cires et fruits confits, oranges et citrons, qui lui arrivaient
par bouffées vagues, à travers la porte souvent entrebâillée de l’arrière-
boutique, où elle se tenait la plupart du temps.
Cette arrière-boutique se composait d’une pièce principale qui servait
de chambre à coucher aux époux Leclercq et de salle à manger, et d’un
cabinet ne prenant un peu de lumière que par une lucarne percée sur la
première pièce. Louise avait son lit dans ce cabinet. Dès le matin la pièce
principale perdait l’aspect d’une chambre à coucher, grâce à une alcôve
(alcove) fermée à deux battants par une porte de chêne peinte en blanc,
à ferrures d’armoire ancienne. La jeune fille, après avoir fait son lit et celui
de ses parents, mettait minutieusement en ordre la pièce où ceux-ci
avaient passé la nuit. Comme c’était là qu’elle restait dans la journée, occupée
à sa comptabilité et aux travaux d’aiguille de la maison, elle avait
l’endroit en prédilection, changeait souvent les rideaux de la fenêtre, laquelle
donnait sur la rue transversale à la rue des Dames, frottait la haute
glace de dessus la cheminée, ainsi que le globe de la pendule et ceux des
flambeaux de composition argentée qui se faisaient pendant à droite et à
gauche du Léonidas mourant pour Lacédémone, à cheval sur un cadran
signé Lepaute à Paris. La table ronde à rallonges qui servait aux repas de
famille, recouverte d’une étoffe rouge et noire, garnissait le milieu de la
pièce que meublaient deux fauteuils dans des housses pour les époux Leclercq
et six chaises d’acajou à siège de velours épinglé violet. Le parquet,
soigneusement ciré et frotté tous les trois jours par le plus jeune des garçons
de boutique, disparaissait presque sous un tapis un peu criard d’étoffe
à bon marché, grand luxe de petite bourgeoisie justifié en l’occasion
par une cruelle disposition du père Leclercq au froid aux pieds.
Louise ne lisait jamais : le même bon sens dont il a été question plus
haut avait détourné ses parents de l’habitude parisienne de laisser traîner
livres et journaux sous les yeux des enfants petits ou grands. D’abord,
de livres, il n’y en avait pas un seul chez eux en dehors du paroissien
romain de Mme Leclercq, du livre de messe de Louise et des quelques
ouvrages classiques qui lui avaient servi à l’école ; quand au Petit Journal
mentionné tout à l’heure, Monsieur le lisait au soir, après la fermeture
du magasin ; Madame se tenait au courant du feuilleton qu’elle coupait
aussitôt après lecture faite et serrait dans un placard à linge dont elle
seule avait la clef ; le reste du journal, mis à part dans un coin spécial de
la boutique, servait à l’empaquetage des menus objets de vente. On avait
dès le principe accoutumé « la petite » à ne pas toucher au journal de peur
qu’il pût se perdre ou se salir.
L’enfant en grandissant continua de porter le même respect à la chose
imprimée, n’en conçut jamais la curiosité, et, n’en ayant pas goûté la douceur,
y restait dès lors absolument indifférente.
Les Leclercq profitèrent tout naturellement, mais, il faut y insister,
avec un tact bien rare dans leur classe, de cette heureuse disposition de
leur fille et s’arrangèrent pour qu’il parût aller de soi, pour qu’il fût à la
fois entendu et sous-entendu que toute lecture oiseuse resterait étrangère
à la Ménagère, à la Demoiselle qu’elle était. N’échappaient à cette prohibition
tacite et tacitement consentie que les seuls fascicules des Annales
de la Propagation de la foi, dont Louise était zélatrice. Ce merveilleux recueil,
écrit simplement, rondement, par des hommes d’action dans le plus
haut sens du mot, lettrés sans être littérateurs, quelque chose comme les
commentaires de César autrement plus militants, inestimable trésor historique
et géographique, qui formera plus tard le livre certainement le
plus important à tous égards de ce siècle, paraissait aux Leclercq, qui en
feuilletaient souvent les livraisons avec le plus naïf et le plus sincère intérêt,
tout à fait en rapport avec l’instruction supérieure à la leur de Louise
et son éducation religieuse relativement forte : ces excellentes gens, qui
participaient largement, on l’a vu et on le verra, aux ignorances de leur
caste, à ses préjugés de toute catégorie et de toute saison, à ses entêtements
dans la palinodie périodique, du moins n’étaient pas devenus irréligieux,
au milieu de la dégringolade morale de ces dernières années
dans ces régions peu intellectuelles. Sans jamais avoir pratiqué depuis
ses quinze ou seize ans sonnés, — pareil en cette chose à tant d’autres
français, — le père Leclercq ne s’était pas laissé gagner à la très basse, très
crapuleuse, mais d’autant plus formidable corruption actuelle, oeuvre réciproque
de la presse et des moeurs, logique, dès longtemps prévue, prédite
et. . . point assez combattue par qui de droit, et dont le trait dominant
est le reniement brutal de Dieu, la mort sans phrase à toute idée spiritualiste.
Son esprit droit d’origine, solidement trempé pour la bataille des
principes de fond dans un long exercice de la probité commerciale la plus
scrupuleuse, aiguisé et affiné sur la roue de ce gagne-petit, le commerce
en détail, le mettait en garde contre de pareils dangers, — même attaquant
de biais, même insinués tortueusement par telle feuille doucereuse. Il approuvait
donc ce qu’il appelait « la dévotion » de « ces dames », tout en
les plaisantant quelquefois à ce sujet ; mais si peu ! — (« à la Voltaire »,
comme il disait, croyant dire « spirituellement », — sans quoi eût-il été
parfaitement épicier ?) Il revenait très vite d’ailleurs sur ces échappées de
la toute petite incrédulité qui était en lui, et qui ne prenaient aussi bien
guère place que les jours « d’extra », après le pousse-café bu, en compagnie
de souvenirs de jeunesse et de récits gazés, frasques d’adolescent,
fredaines d’avant le mariage (bien peu nombreuses en tout cas, car il s’était
marié si tôt ! — « trop tôt », ajoutait-il dans ces occasions-là). Mais,
en somme, et à part ces bêtises d’un esprit droit mais de très court vol,
son langage était respectueux de la religion et de la morale, et des plus
convenables, des plus plausibles, généralement. Quant à la pratique de la
religion, lorsque sa femme lui reprochait d’être inconséquent dans son
abstention comparée à ses paroles, « il faut de la religion, même pour les
hommes, peut-être même surtout pour eux », il répondait avec une entière
bonne foi, — terrible et lamentable au fond : — Que veux-tu, ma
bonne, ce diable de commerce !. . . Quand je serai retiré, certainement.
Mais Mᵐᵉ Leclercq était la reine des femmes douces ; son portrait sera
parfait quand on saura, qu’elle joignait à une grande indulgence pour les
autres une sagacité sociale des plus remarquables.
Louise avait donc en somme une destinée heureuse que beaucoup
d’autres plus riches ou d’une naissance plus haute eussent pu envier. Aimée
de ses parents, estimée d’eux, et mise spontanément par eux à la place
sinon supérieure, du moins très honorablement spéciale que ses mérites
et son acquis lui assignaient à côté d’eux, rien n’eût paru lui manquer, rien
à coup sûr ne paraissait à elle-même lui manquer sur cette terre de demibonheurs
et dans cette peu récréative rue des Dames aux Batignolles.
Cependant à certains jours, quand il pleuvait, par exemple, que la fenêtre
de la pièce du rez-de-chaussée où elle travaillait soit de la plume,
soit de l’aiguille, ruisselait ou dégouttait, ou simplement ne laissait passer
qu’un jour sale au lieu du jour jamais bien chaud ni clair mais du
moins net et doux des beaux temps, l’ennui la prenait, un ennui vague
et dont elle n’eût su constater seulement l’existence, loin de pouvoir le
définir. Cette fille occupée à des travaux rationnellement équilibrés où
l’intelligence et le corps avaient leur juste part, était en outre trop dégagée
de toute phrase de roman, de toute conversation pointue, de tout
entortillage, de toute chinoiserie de la pensée, pour devoir admettre, fût-ce
un instant, fût-ce par surprise, que quelque chose comme un « ennui
vague » pût se glisser dans l’active régularité de sa vie. Elle avait bien eu
parfois des chagrins plus ou moins vifs, des contrariétés comme tout le
monde est appelé à en subir et dont elle se souvenait très nettement, moralisant
en elle-même à leur propos, tirant de ces minimes catastrophes la
somme d’expériences qu’elles étaient susceptibles de contenir, exploitant
jusqu’au souvenir du déplaisir souffert, s’en faisant un cuisant prétexte
pour éviter, fuir, ou repousser l’occasion même la plus plausible (en dehors
d’un devoir à remplir, bien entendu) de s’y exposer à nouveau ; —
mais d’ennui, de cette chose molle, pénétrante, inconsistante comme le
brouillard, comme un mauvais air, non, elle n’aurait pu parler d’un phénomène
analogue par rapport à elle-même, elle aurait au contraire pu
sans mentir nier qu’elle en eût jamais eu conscience.
Et pourtant elle s’ennuyait parfois. Surtout ces jours de pluie dont il
a été parlé ; vers le soir aussi principalement en été, quand il fait encore
assez clair pour travailler et déjà suffisamment obscur pour allumer la
lampe ou les bougies. L’hiver la nuit tombe sans presque de transition, le
feu d’ailleurs vit à côté de vous, lumineux et bruyant, cause avec vous,
voudrait-on croire, vous envoie sa chaude haleine, vous regarde de ses
mille yeux familiers ; mais Ventre-chien-et-loup des fins d’après-midi de
la belle saison est vraiment redoutable aux organisations tant soit peu
délicates : tout s’efface, s’estompe, semble se désoler, vous laisser seul
entre quatre murs d’ombre à tout instant épaissie. C’est alors qu’à l’insu
de sa fierté de fourmi qui eût bien envoyé chanter et danser toute idée de
vapeurs, de langueur, et autre forme plus ou moins actuelle de l’immortel
Ennui, tombait sur elle, lui pesait sur les tempes, s’appuyait à ses épaules
cet on ne sait quoi qui trouble le dessein, émousse la volonté du jour
et de l’heure, rend le coeur vague, la tête vide, la chair et le sang et les
nerfs prépondérants sur l’esprit, et le temps si long, si lourd, si sottement
insupportable !
Cela durait peu, quelquefois une minute ou deux, rarement quatre
ou cinq ; bien vite les yeux errants, vacants, revenaient sur le surget commencé,
sur le total à reporter, — la main pendante ou qui caressait le front
du bout d’un doigt sans but, prenait à nouveau la plume ou l’aiguille, — la
sage Louise, pratique, sérieuse, pareille à elle-même, descendait de l’hippogriffe,
fermait le château en Espagne, se retrouvait aux Batignolles, rue
des Dames, dans l’arrière-boutique de son père, M. Leclercq, marchand
épicier, successeur de Costeaux, — et comme elle s’y plaisait, toute rassu-
rée, toute chez elle !
Sa mère avait surpris cette presque imperceptible assomption sur la
Chimère d’une pensée rendue un instant incapable de lest. Du reste elle
n’en parlait pas à Louise, thésaurisant ses observations pour les dépenser
au besoin en utiles conseils, en reproches modérés : mais cette rigueur
se trouverait-elle jamais nécessaire vis-à-vis d’une enfant aussi sensée,
aussi bonne ? On ne savait, pensait Mᵐᵉ Leclercq, qui pouvait répondre ?
Et sans s’alarmer elle s’inquiétait un peu.
Louise, on le sait, était entrée dans sa vingt-troisième année. Sans
précisément s’occuper d’un établissement pour elle, ses parents ne pouvaient
s’empêcher d’y penser quelquefois. A deux ou trois reprises même,
à des mois d’intervalle, ils s’en étaient parlé en cette année 188. . . Dame,
ils n’étaient plus tout à fait jeunes, bien qu’encore dans l’âge du commerce
actif. Avec l’extrême intelligence de Louise, ses qualités solides, et
son bon caractère, il serait évidemment avantageux de lui faire épouser
un garçon sérieux, de quelque dot bien entendu, connaissant la partie,
dans les vingt-cinq vingt-six ans, fils de commerçants retirés après cession
de leur établissement à des tiers, qui reprendrait le magasin avec
Louise comme comptable ; celle-ci pourrait aider un peu son mari dans la
vente, à l’exemple de Mᵐᵉ Leclercq, — à condition toutefois que cela plût
à la chère enfant et ne la dérangeât pas trop des soins du ménage. Eux
autres ils se retireraient à Saint-Denis, chez un jardinier de leurs parents
qui leur louerait le rez-de-chaussée de sa maison avec un bon coin de son
potager qu’ils pourraient cultiver à leur gré ou transformer en pur jardin
de fleurs : ils viendraient voir les enfants de temps en temps, les enfants
aux grands jours les visiteraient, et tous les et coetera de cet ordre d’idées.
Mais, mais,. . . c’était plutôt madame que monsieur qui disait ces maislà
ou les accueillait le plus attentivement quand ils se produisaient dans
la conversation. — Et le plus important de ces mais pouvait se développer
en ceci : Louise aimerait-elle à se marier ?
Mᵐᵉ Leclercq répondait que non, le craignant, car elle eût bien voulu,
elle, d’un mariage au plus tôt. — « Pourquoi donc ? — Une idée comme
çà ! — Que le diable soit des femmes avec leurs idées qu’elles ne veulent
pas dire ! »
En vérité, sans rien redouter de positif, Mᵐᵉ Leclercq pressentait un malheur.




CHAPITRE II

D'abord Louise s'ennuyait parfois (ceci, comme il a été dit, Mᵐᵉ
Leclercq le gardait pour elle).
Ensuite il y avait un jeune homme.
Le premier jeune homme venu, joli garçon, tout jeune, employé de commerce,
suffisamment éduqué dans le chic et dans le toc, qui s’appelait
Léon Doucet, et mangeait régulièrement dans la crémerie contiguë à la
boutique des époux Leclercq.
Il venait souvent chez ceux-ci acheter des allumettes et une bougie,
s’attardant quelquefois à causer, accoudé au comptoir, politique ou « affaires
» avec le père, intérieur et popote avec la mère, et chiffons, avec
la fille, quand celle-ci devait, le soir, à l’heure du dîner, suppléer pour
quelques instants ses parents occupés à la table et à la cave, — car il était
dans les Docks du Blanc, les grands magasins d’en face, l’un des préposés
aux articles pour dames et pouvait causer des mille riens de la lingerie
féminine en toute connaissance de cause.
Mᵐᵉ Leclercq, avec son oeil de mère, de femme, et de négociant parisien
— (au fond c’était elle, comme tant de femmes françaises, qui avait
l’initiative dans les affaires de la maison) Mᵐᵉ Leclercq avait pénétré au
fond du creux de ce garçon. Elle avait comparé ce vide avec le vide actuel
de coeur, de tête, et de sens de Louise. La beauté réelle, substantielle, du
commis des Docks du Blanc l’effrayait, mère, l’indignait, femme, et commerçant,
la dégoûtait.
Un beau jour elle découvrit un immense amour de sa fille pour cette
poupée imberbe, et ce quelle pleura ! Sa tête s’y serait perdue sans l’affection
maternelle. Son mari, lui, naturellement, ne vit, n’entrevit rien de
rien. Les hommes, les pères dans ces questions !
Et Mᵐᵉ Leclercq avait raison. . . L’amour a souvent été comparé à un
aigle. A tort. Parbleu, de l’aigle, il a la rapidité, mais c’est tout. Il n’aime pas
le grand jour, d’abord. Ceci dans tous les cas. Puis il ne tue que les faibles,
et s’il s’attaque à d’autres par mégarde, ce qui lui arrive souvent, il a lieu de
s’en repentir presque toujours. Non, c’est le hibou qu’il rappelle plutôt. Il a
l’obliquité, le plumage élastique du hibou ; — et ses serres ! Il a les grands
beaux yeux fixes, les belles ailes emphatiques et muettes du hibou, son
doux cri sinistre, son élan d’ouate sur la proie jamais manquée, puis, la
proie dévorée, le renvoi sourd devers la tour ou le chaume noirs dans la
nuit charmante. Mais quelles serres et quel bec ils ont donc, l’amour et le
hibou ?
La pauvre Louise, victime dévouée, l’éprouvait, cette fatalité, et devait
l’éprouver en tous sens, contre elle, pour elle, par elle !
Doucet ne s’aperçut tout d’abord pas de l’amour insensé de Louise
pour lui. Habitué qu’il était aux seules anecdotes de bal public ou de canotage,
l’idée ne lui serait jamais venue, il faut lui rendre cette justice, qu’une
jeune fille de bonne famille et d’éducation sévère dût jamais prendre garde
à sa « pomme » toute destinée rien qu’aux beautés faciles de la brasserie
et de l’atelier. Il ne se serait par conséquent jamais mis dans sa petite
tête pas méchante au fond, de faire une cour pour le mauvais motif (il se
croyait trop jeune et se sentait trop pauvre pour même rêver à du sérieux
dans cet ordre d’idées) chez des gens calés comme les Leclercq. D’ailleurs
le genre de charme de Louise n’était pas pour l’attirer. La jeunesse moins
piquante que délicate de Mˡˡᵉ Leclercq, sa modestie un peu hautaine et l’-
habitude chaste de toute sa démarche ne disaient rien aux sens naïfs de
cet adolescent trivial.
A la fin pourtant, à force d’avoir ses regards croisés par ceux de Louise
aussitôt éteints sous des palpitements de cils, et de remarquer sur son
visage ce va-et-vient des couleurs qui décèle encore plus la passion que
la pudeur, il lui fallait bien se rendre à l’évidence et reconnaître ce qui
l’effraya tout d’abord. Mais de ces frayeurs-là, on s’en remet vite à vingt
ans, et dès qu’il se vit aimé, sans aimer il désira, et dès lors sans plus y
réfléchir, il manoeuvra au-devant de la marche en avant de Louise.
La pauvre fille fut vite « perdue ».
Comment arriva la catastrophe, c’est ce qu’il est inutile de préciser :
la vie parisienne de ces régions a tant de coins et de recoins, d’allées et
de venues, de carrés d’ombre et d’occasions pour quelqu’un de très pur
ou de très brutal, qu’on serait surpris de compter tous les malheurs dans
ce genre qui s’y préparent et s’y installent. Louise tomba victime de cette
malice des choses autant que de leur ennui intrinsèque, cet ennui qui la
déprimait depuis son enfance, à son insu, malgré son héroïsme inconscient
et la simplicité presque virile de ses vertus.
Pendant quelques jours ce fut pour la chère enfant un délice énorme,
un vertige de joie. Son innocence gardée en dépit de la faute, ou plutôt
l’ignorance de son innocence envolée (où ? qu’en savait-elle ?) la faisait
à son tour désirer et se complaire à l’assouvissement du désir. . . Hélas
! le sang et les nerfs l’emportaient sur les pauvres principes, sur l’âme
vaillante mais faible, sur la raison, sur l’amour filial, sur le juste orgueil,
sur tout ! Et que celle qui fut sans faiblesse lui jette la première pierre !
Puis l’effroi vint avec l’excès. Car ils avaient mille ruses pour se voir
trop longtemps, et Louise n’était pas la plus malhabile ni la moins ardente
à trouver de ces rendez-vous instantanés, en quelque sorte sous l’oeil et
loin des regards de ses parents.
Maintenant que faire ? Elle ne pouvait plus rester. Sa franchise répugnait
à ces cachotteries d’ailleurs si graves, puis disons tout, d’ailleurs
ici la vérité s’impose cruellement quoique nous en ayons, il fallait plus de
champ à sa passion qu’elle avait besoin de place et d’espace pour satisfaire
bien, pour assouvir comme il fallait, car la flamme du sang grandissait
avec les jours écoulés et c’était toute la luxure, pour parler franc, qui pos-
sédait l’innocente, nous maintenons le mot — la luxure bestiale, l’immortelle
démangeaison, le besoin impérieux du mâle, non pas l’hystérie, saine
et robuste qu’elle était, vierge forte qu’elle sortait d’être, femme qu’elle
se sentait depuis quinze jours, femme normale, bon instrument bien manié
; car de son côté Doucet était bâti pour l’amour physique, ardent et
caresseur et rieur, souple, d’attaque et de riposte, gai dans l’expansion,
allègre après et persévérant sans plus d’effort que cela. Chose naturelle !
lui aussi avait subi une transformation. Et de même que le corps chez
Louise s’était magnifié, que sa taille, sa poitrine, ses membres, prenaient
de jour en jour plus d’autorité en quelque sorte et de beauté définitive, que
ses yeux hardis plus grand ouverts sur les choses brillaient de la lumière
nette qui sied à la compagne heureuse d’un homme heureux et jeune et
vigoureux, que sa voix avait des notes décidées, graves presque, et doucement,
mais pas trop, impératives, — de même ce beau garçon, sans se
féminiser au contraire, avait au contact d’une nature distinguée, infiniment
supérieure à la sienne (artificiel produit du gamin gentil de Paris un
peu formé par la pratique de clientes bien élevées et l’élégance relativement
moins calicotière de son genre d’emploi), contracté quelque chose
de simple, de bien, dans ses allures. Ses sens glorifiés dans cet amour qui
l’élevait, donnaient à sa tenue générale et aux détails de sa beauté un tour
plus sympathique vraiment. Son regard brun s’approfondissait en restant
vif et toujours un peu luron, le geste devenait sobre et juste, le teint assez
haut se nuançait mieux et sa bouche rouge et forte prenait un pli tout
à fait viril en même temps que plus avenant, l’esprit aussi se dégourdissait.
Plus de niaiseries rapportées du rayon, plus de jeux aisés ou non de
mots. Convenance, discrétion, égalité de manières et en somme de l’amabilité
sincère. C’est que l’amour l’avait investi à la longue. Une immense
reconnaissance, la satisfaction, le bonheur complet, la fierté d’avoir une
telle maîtresse, fierté plausible qui était encore de l’hommage, et toute
bonne volonté devers Louise complétaient la dangereuse métamorphose
de Doucet. Est-il besoin de dire que des deux amants c’était Louise qui
dominait, et son sérieux quand ils étaient bien entendu, de sang rassis,
sa parole calme mais définitivement formulée faisait plier Doucet comme
un roseau. Il tremblait de la contrarier, et par suite, de la perdre, et puis
ce lui était délicieux de lui obéir !
― Non. Pour toutes les raisons possibles elle ne pouvait, elle ne voulait
rester. Elle partirait avec Doucet pour toujours et voici ce qu’elle lui
proposa autant dire lui ordonna dans la troisième semaine de leur liaison :
Faire une bourse. Il gagnait deux mille francs et avait une somme de
deux cents francs de côté. Elle avait plus encore d’étrennes du dernier
jour de l’an et de ses espèces d’appointements comme comptable. Il possédait
une chaîne et une montre d’or, elle aussi, plus quelques bijoux, qu’ils
pourraient vendre ou engager. Il avait un parent à Bruxelles. Ils iraient
là. Elle se placerait comme comptable ou quelque chose d’approchant, lui
dans un grand magasin de blanc. On aimait les Français et surtout les
Parisiens là-bas. C’était entendu ?
Oui, et la bourse fut faite en huit jours.. Le lendemain ils se réunissaient
à une heure convenue de l’après-midi à la gare du Nord.
Elle avait quitté ses parents sans un mot d’adieu, rien, rien et rien !
Ce n’était ni une fuite ni un départ. C’était une destinée qui allait où elle
devait aller. Tout sentiment autre que l’amour était aboli pour elle. Son
action n’était pas de la révolte même instinctive, mais bel et bien la vie qui
passait, la tirant à sa suite. Avec cela le plus grand sang-froid. Valise pleine
d’objets utiles adroitement expédiée en secret à la consigne sous un faux
nom vraisemblable, sa comptabilité en ordre jusqu’au dernier guillemet
et durant toute cette période de préparatifs, comme du reste depuis le jour
de sa chute, la même fille docile, soumise, travailleuse et doucement gaie
absolument qu’auparavant. Mᵐᵉ Leclercq n’y vit que du feu cette fois.
Il était deux heures de l’après-midi. Le train ne partait qu’à six. Ils allèrent
dans un hôtel voisin où ils mangèrent, après quoi Louise demanda
une chambre pour la nuit. Ils signèrent M. et Mᵐᵉ Doucet sur le livre de
police. Louise avait écrit la première. Doucet était un peu surpris de cette
remise du voyage au lendemain, mais il eut tôt compris et certes il ne songeait
pas à se plaindre. Le soir Doucet sur son désir la mena dans un café-concert
où il était sûr de ne pas rencontrer de camarades. Ce spectacle lui
plut beaucoup comme il doit plaire, en dépit des sots, à tout spectateur
neuf, par sa franchise et sa variété, de même qu’il plaît aux dégoûtés de
la musique et de la littérature courantes par son outrance.
Rentrés à l’hôtel et couchés, comme Louise avait joui de toute cette
intimité du linge dernier, du lit à deux, de l’entrée à corps perdu dans
les bras, sur le sein, dans tout l’être l’un de l’autre ! Doucet bien qu’assez
habitué à des fêtes analogues mais qu’incomparables ! n’en revenait
franchement pas de ce qu’il aurait pu appeler sa gloire. Par moments il
se pressait le front dans une main et accoudé sur les oreillers, regardait
un gros moment Louise, puis le plongeait sous l’épaule d’elle, aux longs
cheveux d’ombre d’or. La bougie s’éteignit. Ils s’en passèrent et le petit
jour les retrouva joyeux et plus réveillés que lui.
Deux heures après, tout en s’habillant sous mille baisers et caresses
partout, au cou, sur le dos, au long des reins et des jambes, sur les pieds et
au bout de chaque doigt, de l’endiablé Doucet, Louise écrivit au crayon,
vite et mal, comme pour se débarrasser d’une corvée, le mot suivant à ses
parents :
Je pars. Rassurez-vous. Je suis et serai heureuse. Prenez pour
les écritures Mlle Moreau. C’est une bonne femme qui me remplacera
avantageusement.
Votre fille qui vous embrasse.
Louise.
D’autre part Doucet avait assuré ses derrières et sur l’avis de Louise,
pour le cas où ils échoueraient à Bruxelles, s’était ménagé une rentrée
aux Docks. Un ou deux confortables mensonges réglaient au mieux ses
affaires partout jusque chez sa mère, infirme et gâteau qui même lui avait
donné deux billets de 50 francs en lui recommandant l’économie. De la
sorte ils se voyaient quelque pain sur la planche et un bon mois libre à
partir de ce jour.
A Bruxelles tout leur réussit. Le cousin de Doucet fut charmant, comprit
à demi-mot la situation des jeunes gens, apprécia tout ce qu’il y avait
de sûr et de solide dans Louise, alla jusqu’à la trouver un trésor pour le
« petit » comme il disait en parlant de Doucet qui au bout de deux jours
fut placé aussi avantageusement qu’à Paris et avec plus de chances d’avenir.
Louise trouva aussi quelque chose, mi-éducation, mi-tenue de livres,
de très sortable.
Ils louèrent une belle chambre garnie où ils furent heureux sans
nuage. Louise était d’une résolution mais d’une grâce parfaites ; attirante,
séduisante, épouse et maîtresse au point que jamais la moindre idée d’une
autre femme ne se dressa durant ce temps paradisiaque dans les sens ni
même dans l’idée de son amant, que, jamais lui, habitué aux longues soirées
de bals ou de cafés et aux « rentrages » tard, ne sortit qu’avec elle au
bras, ne faisant pas de camarades tout en se maintenant cordial avec ses
entours. Louise s’enfonçait de plus en plus dans son bonheur. Elle aimait
son beau Léon tant et tant ! Sa tendresse, sa bonne humeur, ses petits
soins et son obéissance l’enveloppaient, comme son amour toujours en
éveil d’ardent gamin promu tendre amoureux la pénétrait. Elle ne pouvait
se lasser de le contempler, d’entendre sa voix forte et douce qui ne
proférait plus maintenant de vulgarités. Elle se pâmait à ces yeux plutôt
petits mais si vifs et voluptueusement fendus que voilait d’une légère
humidité le frisson des minutes adorables, à ce nez fin un peu relevé de
l’extrême bout, juste assez long, aux ailes vivantes, à cette bouche forte
dont la lèvre supérieure un peu surplombante sombrait d’une petite ligne
de soie noire qui était une moustache, cette bouche à tant de sourires,
à tant de baisers savants, ingénus, fous ! Des cheveux courts avec une
petite disposition à friser folâtraient en mèches noires sur un beau front
blanc moyen, et le menton et la joue et le cou d’une belle carnation un
peu vive et de magnifiques dents contribuaient à l’aspect sensuel et irrésistiblement
gentil de cette tête tant baisée, caressée à deux mains, bercée
sur l’épaule et dans les bras et sur les seins et dans les seins ! dans tous
les sens.
Un matin, elle lui dit : je suis enceinte.
Ce fut une joie !
Doucet voyait son couronnement dans ce fait, l’apogée et le définitif
de sa jeunesse qui lui semblait être et qui était en fait la plus heureuse
qu’on pût rêver.
Louise plus profonde, d’une imagination moins fleurie, sentait là une
consommation, une consécration, et son bonheur n’en existait que davantage.
Huit ou dix jours passèrent d’enfantillages délicieux. Serait-ce une
fille ou un garçon ? Et tous les projets bêtas mais si gentils d’usage. Et un
redoublement d’amour et d’amours !
Un matin la pensée de ses parents frappa Louise, tout d’abord à l’endroit
sensible. . .
Les pauvres gens, eux aussi, avaient goûté ce délice quand elle fut
conçue, et maintenant !
Et les visions du coeur ! Leur désespoir, peut-être quelque malheur
cérébral ou encore pire. Et les réflexions d’après. Ils avaient été si bons
pour elle, elle enfant unique, leur joie ! Les avoir quittés si sèchement !
Sans doute, certes, elle referait ce qu’elle avait fait, avouaient ses manières
de remords : Léon avant tout, et Léon le verrait ! Mais maintenant, — ici la
chrétienne reparaissait, — le devoir aussi, un devoir doux, revoir ces gens
qu’elle avait désolés et qu’elle consolerait, ne sacrifier qu’elle-même, faire
une part magnifique à Léon — et plaire à Dieu.
Comme Léon, selon son habitude après leur lever, se tenait à genoux
les deux coudes sur les genoux d’elle éprise, leurs yeux perdus dans leurs
visages, elle lui dit lui passant la main sur les cheveux lentement, s’arrêtant
quelquefois :
― Mon Léon, tu sais que je t’aime plus que moi-même et que tout au
monde. Je suis toute à toi, donnée et prise. Tu m’as conquise absolument.
Ton sang coule dans mes veines et ta chair respire dans mon sein. Mais,
homme chéri, il faut penser à toi. Je ne puis plus faire ton bonheur que
loin de toi désormais. Loin de toi par l’espace, car je serai toujours là par
le désir et par toutes mes actions et par toutes mes pensées, qui ne seront
que pour toi. J’ai des parents que j’ai laissés, il faut que j’aille les retrouver
et consoler les derniers jours que je leur aurai tant avancés. Tu resteras
ici où tu seras mieux qu’à Paris. Je t’écrirai tous les jours. Et puis je le
veux, tout ton bonheur est dans ma volonté accomplie. Tu verras qu’il y
a autant de plaisir dans la privation comme ça que dans la satisfaction. . .
Tout cela moins bien dit, plus délayé, plus à la portée du pauvre garçon
ébahi mais que, par degrés, cette parole accoutumée ramena au calme et
qui finit par dire oui, oui, et par s’en aller à son magasin tout en pleurant
après avoir promis d’être sage.
D’ailleurs, dit-elle, je ne pars pas encore. A ce soir, cinq heures.
Elle lui donna une nuit qui les mena, ravis, extasiés, exténués, jusqua
midi. A deux heures elle prenait le train de Paris, le laissant triste à mourir,
mais calme et comme vaguement espérant.





CHAPITRE III

Il y a, dans l'église dartreuse de Sainte-Marie des Batignolles, à
droite en entrant par le bas côté, un Christ en croix, grandeur naturelle,
effroyable et merveilleux, quelque débris d’un couvent espagnol
pillé sous le premier Empire, retrouvé chez un marchand de bric-à-brac,
respectueusement restauré, repeint et réédifié contre un mur chargé
d’ex-voto tout flamboyant, dans l’éclat d’innombrables petits cierges votifs,
d’un large ruban d’or formant gloire, qui serpente autour de l’image
sainte. Cette statue est de bois, d’une belle anatomie. La tête très grosse en
raison évidemment de l’élévation énorme où ce crucifix devait se trouver
dans la chapelle conventuelle (espagnole, ne pas l’oublier) crie penchée,
et sa convulsion épouvante dès d’abord, puis touche infiniment, tant il
y a de douceur restée, d’esprit de miséricorde et de pensée vraiment catholique
dans ce visage en avant qui se meurt et qui meurt pour tous. En
bas, au-dessus d’un tronc, ces mots : cinq pater et cinq ave. J’aime pour
ma part cet appel à la munificence des fidèles pour l’entretien glorieux du
Simulacre et ce rappel aux prières efficaces de surérogation.
A six heures juste, comme on ouvrait l’église, Louise qui avait couché
à l’hôtel entrait se prosterner aux pieds du douloureux Symbole. Elle
y resta longtemps ; son industrie catholique lui suggérait de n’aller pas
plus haut d’abord et de déposer, en ce lieu humble et par devant la seule
représentation sensible des saints mystères de l’autel, le fardeau de ses
péchés si griefs pour ensuite, humiliée et toute encore, par le péché mortel
non remis, dans la main de son Sauveur et de son Juge, mais assouplie,
la langue purifiée par la prière vocale, — elle avait récité plusieurs chapelets
de pure supplication et non les cinq pater et cinq ave prescrits en
vue d’indulgences qui ne peuvent s’obtenir qu’en état de grâce, — pour
le porter ensuite au confessionnal. Ses aveux furent courts. L’absolution
obtenue, elle assista à l’une des messes célébrées à l’autel de la Sainte
Vierge, au bout de ce même bas côté, puis communia.
Rentrée rue des Dames, elle trouva au comptoir le plus âgé des garçons
qui lui apprit que son père était mort il y avait six semaines d’une attaque
d’apoplexie foudroyante en sortant de déjeuner, et que sa mère ne valait
pas beaucoup mieux, ayant été prise ce même jour d’un tremblement par
tout son corps. Depuis ce temps elle n’avait pas quitté le lit. Le médecin
ne lui donnait pas un an à vivre. La tête y était pourtant encore et dès le
commencement Mᵐᵉ Leclercq avait fait venir Mˡˡᵉ Moreau qui tenait les
comptes et servait les clients alternativement avec lui, Ernest. Tout ceci
raconté d’une voix tremblée par le jeune homme en longue toile grise.
Louise, immobile dans sa toilette sombre, accueillit d’un lent soupir ces
nouvelles dont elle se doutait puis alla voir sa mère. Elle la trouva yeux
grands ouverts qui se laissa baiser sur les joues et ne lui dit que ces deux
mots : — ô Louise ! A quoi celle-ci répondit : maman, je suis rentrée pour
toujours, ne vous inquiétez de rien. Tout ira pour le mieux. Prions pour
mon père et pour votre santé. Dieu sera bon.
Elle parlait d’autorité. Rien d’inutile dans son discours ni dans son
verbe. Une décision absolue la dirigeait, une conviction inébranlable, la
certitude même. Sa mère subit tout de suite cette volonté raisonnable,
froide, douce et qu’elle sentait réparatrice. Elle ne revint jamais sur le
passé. Mˡˡᵉ Moreau et Louise gouvernaient la maison. La première arrivait
à huit heures, prenait ses repas chez Mˡˡᵉ Leclercq et ne repartait que
quand on fermait. Les garçons couchaient dans une mansarde de la maison.
Ces jeunes gens étaient bien convenables, comme disait le pauvre M.
Leclercq. Quoique âgés de dix-huit et seize ans, les deux frères se montraient
dévoués, actifs, probes et comme des enfants de la maison. S’ils
avaient quelque amourette là-haut, où logeaient les bonnes, il n’y paraissait
ni à leur exactitude ni à leurs dépenses ni à leur langage, qui était
toujours des plus respectueux.
Louise tint parole à Léon et lui écrivait tous les jours. Ses lettres plus
maternelles encore que conjugales faisaient le meilleur effet sur le bon
garçon. Elle le mit au courant de la situation, — lui promettant, et Léon
savait bien que promettre pour Louise c’était tenir, — de se marier avec
lui aussitôt que serait morte sa mère malheureusement condamnée par les
médecins. Ils vivraient à Bruxelles de sa place à lui et de la petite fortune
qu’elle réaliserait par la vente du fonds d’épicerie en outre des économies
du ménage Leclercq.
Léon se résignait, se tenait sage, sourd aux grosses tentations belges,
tout à Louise et à l’avenir en elle.
Ce fut patiemment donc en somme qu’il attendit. Il avait fait part de
son changement à sa mère avec laquelle il garda de bons rapports et dont
il pouvait attendre quelques mille francs. La mort de Mᵐᵉ Leclercq (Leclerq)
prit place deux mois après le retour de sa fille qui l’avait soignée
divinement. La vente du magasin s’opéra dans les meilleures conditions
et le mariage put avoir lieu avant la naissance de Léonie Doucet, que celle
d’un Louis suivit à un intervalle d’un an.
Le ménage est heureux. Léon est devenu un homme intelligent. Il reste
enjoué, de bonne composition et pour toujours reconnaissant à sa femme.
Elle, c’est la bonne chrétienne, la mère par excellence, l’épouse aimante
et la femme forte, en un mot l’unième sur mille.