15 mai 2018

H.P. Lovecraft | Par-delà le mur du sommeil

Je me suis souvent demandé si parmi l’espèce humaine quelques-uns parfois s’interrompent un instant pour réfléchir à ce que les rêves peuvent occasionnellement comprendre de signification titanesque, et à ce monde obscur auquel ils appartiennent. Si la plus grande partie de nos visions nocturnes ne sont probablement pas plus que la faible et fantasque réflexion de nos expériences de la veille – le puéril symbolisme de Freud prétendant le contraire – il en reste d’une certaine espèce dont la rareté et singularité, et le côté immatériel n’autorisent aucune interprétation relevant de l’ordinaire, et dont l’effet vaguement excitant et inquiétant suggère de possibles et brefs aperçus dans la sphère d’une existence mentale pas moins importante que la vie physique, quand bien même séparée de cette vie par la plus implacable barrière. Et si j’en crois mon expérience, il n’est pas possible de douter que l’homme, quand il se sépare de sa conscience terrestre, séjourne bien sûr dans une autre vie incorporelle, d’une nature très différente de la vie que nous connaissons ; et dont il ne reste que de minces bribes indistinctes au réveil. De ces troubles et fragmentaires lambeaux, nous pouvons beaucoup inférer, mais peu prouver. Nous pouvons supposer que la vie, ou la vitalité comme sur terre nous savons de telles choses, dans les rêves n’ont pas nécessairement cette constance ; et que le temps et l’espace n’existent pas comme notre être éveillé les comprend. Il me semble parfois que cette vie moins matérielle est notre vie réelle, et que notre vaine présence sur le globe terraqué est en elle-même le second phénomène, le plus virtuel.
C’est d’une rêverie de jeunesse remplie de spéculations de cette sorte que je me réveillai un après-midi de l’hiver 1900-1901 quand, dans l’établissement psychiatrique d’État où j’étais employé en qualité d’interne on m’amena l’homme dont le cas m’a sans cesse hanté depuis lors. Son nom, tel qu’inscrit sur nos registres, était Joe Slater, ou Slaader, et son aspect celui d’un habitant typique de la région des Catskill Mountain ; un de ces rejetons étranges et répugnants des primitifs paysans coloniaux, que l’isolement pendant presque trois siècles, à l’écart dans les montagnes, dans un pays où on ne voyageait que très peu, avait fait sombrer dans une sorte de régression barbare, au lieu d’évoluer comme leurs frères fortunés des régions plus densément peuplées. Parmi ces types étranges, qui correspondent précisément à cet élément dégénéré que dans le Sud on nomme « rebut blanc », ni morale ni loi ; et leur état mental général est probablement inférieur à celui de tous les autres natifs d’Amérique.
Joe Slater, qui fut amené à notre établissement sous la garde vigilante de quatre policiers, et nous fut décrit comme un personnage de grande dangerosité, ne présentait certainement aucune preuve de ces dispositions dangereuses quand je le vis pour la première fois. Bien que largement plus grand que la moyenne, et d’une complexion plutôt musculeuse, ses yeux bleus étroits, endormis et comme liquides, la croissance jaunâtre d’une barbe mitée faute de s’être jamais rasé, et l’affaissement mou de son épaisse lèvre inférieure lui donnait plutôt l’absurde apparence d’une stupidité inoffensive. D’âge inconnu, puisque parmi eux il n’y a ni livret de famille ni même lien de famille ; mais de la légère calvitie sur le devant de la tête, et du mauvais état de ses dents, le médecin-chef le décrivit comme un homme d’environ quarante ans.
Du rapport médical et des documents de la justice nous apprîmes tout ce qui put être reconstitué de son affaire. Cet homme, un vagabond, chasseur et trappeur, était considéré comme étrange même parmi ses congénères primitifs. Il dormait souvent la nuit bien plus que le temps normal, et quand il s’éveillait parlait de choses inconnues d’une manière si bizarre qu’il inspirait la peur même auprès de cette population peu imaginative. Non que sa forme de langage ait été du tout inhabituelle, parce qu’il n’avait jamais été en contact avec d’autres formes de paroles que le patois usité dans son environnement ; mais le ton et la teneur de ses récits étaient d’une telle sauvagerie mystérieuse, que personne ne les écoutait sans appréhension. Lui-même était en général aussi terrifié et déconcerté que ses auditeurs, et moins d’une heure après son réveil avait oublié tout ce qu’il avait dit, ou au moins ce qui l’avait poussé à dire ce qu’il avait fait ; revenant à cette normalité peu aimable et plutôt bovine des autres colons de leurs montagnes.
Quand Slater fut devenu plus vieux, il se révéla que ses aberrations du matin avaient progressivement augmenté en fréquence et en violence ; au point qu’un mois avant son arrivée dans notre établissement se produise la choquante tragédie qui le fit incarcérer par les autorités. Un jour, près de midi, après un profond sommeil commencé la veille au soir dans une débauche de whisky vers 5 heures de l’après-midi, il s’était réveillé en sursaut ; avec des ululations si horribles et lugubres que plusieurs voisins coururent à sa cabane – une porcherie sans nom où il vivait avec une famille aussi indescriptible que lui-même. Se précipitant au-dehors dans la neige, il avait tendu ses bras au ciel et entamé une série de bonds et de sauts en l’air, tout en hurlant sa détermination d’attraper une « grande, grande cabane au toit, murs et sols brillants, et cette musique assourdissante et bizarre là-bas loin ». Comme deux hommes moins forts que lui essayaient de le maîtriser, il s’en était pris à eux avec une force et une fureur maniaques, criant sa furie et son besoin de capturer et de détruire une sorte de « chose qui brille et secoue et rit ». À la fin, après avoir renversé temporairement un de ses opposants d’un coup violent, il s’était jeté sur le deuxième avec une soif de sang démoniaque et extatique, hurlant agressivement qu’il allait « sauter haut dans l’air » et que « personne ne l’empêcherait d’aller où il voulait aller ». Sa famille et ses voisins avaient reflué dans la panique, et quand les plus courageux d’entre eux revinrent, Slater avait disparu, laissant derrière lui une forme d’un magma irreconnaissable de ce qui une heure plus tôt était un homme en vie. Aucun des montagnards n’avait osé le poursuivre, et ils auraient accueilli bien favorablement qu’il meure de froid ; mais quand, quelques jours plus tard, ses cris à nouveau leur parvinrent, provenant d’un ravin distant, ils comprirent qu’il avait réussi à survivre et qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre le récupérer. S’en était ensuivie une battue dûment armée, conduite (quel qu’ait été son but initial) par un détachement du shérif après qu’un des soldats de la maigre milice d’État ait observé, puis questionné et enfin rejoint l’expédition initiale.
C’est le troisième jour qu’on retrouva Slater, inconscient, dans un trou sous les racines d’un arbre, et qu’on le conduisit à la geôle la plus proche ; les psychiatres d’Albany purent alors l’examiner, dès qu’il eut recouvré ses sens. À eux il raconta une histoire très simple. Il s’était endormi, leur dit-il, un après-midi peu avant le coucher du soleil, après avoir bu beaucoup d’alcool. Il s’était réveillé en se se retrouvant lui-même debout dans la neige devant sa cabane, les mains pleines de sang, et à ses pieds le corps mutilé et sans vie de son voisin Peter Slader. Horrifié, il s’était sauvé dans les bois, dans un vague effort de fuir la scène de ce qui devait être son crime. En dehors de cela il semblait ne rien savoir, et les questions expertes de ses interlocuteurs ne purent lui arracher aucun fait complémentaire. La nuit suivante il dormit calmement, et le matin suivant il s’éveilla sans élément particulier, sinon certaine altération de ses expressions. Le Dr Barnard, qui avait la charge du patient, pensa devoir noter une sorte de lueur singulière dans les yeux bleu pâle ; et dans les lèvres flasques une sorte d’imperceptible tension, témoignant d’une détermination intelligente. Mais quand on questionna de nouveau, Slater se réfugia dans le vide habituel aux montagnards, et se contenta de redire ce qu’il avait déclaré la veille.
Le matin suivant se produisit la première de ses attaques mentales. Après un sommeil agité, survint une crise si puissante qu’il fallut quatre infirmiers pour lui passer la camisole de force. Les psychiatres écoutèrent avec vive attention son discours, leur curiosité ayant été éveillée à un haut degré par les témoignages suggestifs, même si contradictoires et incohérents, de sa famille et de ses voisins. Pendant près de quinze minutes, bredouillant dans son dialecte d’homme des bois, Slater délira à propos de grands édifices lumineux, d’océans de l’espace, de musiques étranges, et d’obscures vallées et montagnes. Mais, plus que tout, il parlait d’une individualité mystérieuse et irradiante, qui le secouait, riait, se moquait de lui. Cette entité vague et immense semblait lui avoir fait un tort extrême, et la tuer dans une revanche triomphante semblait son désir le plus primordial. Pour la rejoindre, disait-il, il s’élancerait dans abysses vides de la nuit, foudroyant tout obstacle qui surgirait sur sa route. Ainsi se prolongea son délire, avant de cesser tout aussi soudainement. L’éclat de la folie s’éteignit dans ses yeux, et il regarda dans le plus pur étonnement les médecins et leur demanda pourquoi il était attaché. Le Dr Barnard délia le harnais de cuir et ne le rétablit pas avant la nuit, quand il réussit à persuader Slater de le faire de son plein gré, et pour sa propre sécurité. L’homme avait désormais reconnu qu’il s’exprimait parfois de façon bizarre, même s’il ne savait pas pourquoi.
En une semaine survinrent deux nouvelles attaques, mais desquelles les médecins n’apprirent que très peu. Ils spéculèrent à l’infini de la source des visions de Slater puisque, ne sachant ni lire ni écrire, et n’ayant apparemment jamais entendu ni légende ni conte de fées, une imagination si prodigieuse était inexplicable. Qu’elle n’ait pu surgir d’aucun mythe ni d’aucun conte connu était rendu particulièrement clair du fait que l’infortuné lunatique ne s’exprimait que selon sa plus simple manière. Il délirait à propos de choses qu’il ne pouvait ni comprendre ni interpréter, et dont il revendiquait avoir fait l’expérience, mais avoir pu l’apprendre par un récit quelconque ou qu’on puisse y relier. Les psychiatres s’accordèrent pour penser que des rêves anormaux étaient la raison de ses troubles ; des rêves dont la vivacité pouvait pour un temps déterminé dominer complètement l’esprit de cet homme basiquement inférieur à son réveil. Selon les règles en vigueur, Slater fut inculpé de meurtre, acquitté sur la base de son aliénation mentale, et envoyé à l’établissement dont j’étais l’humble employé.
J’ai expliqué ma passion régulière de spéculer sur la nature des rêves, et vous pouvez imaginer l’impatience avec laquelle je m’appliquai à l’étude de ce nouveau patient, sitôt que j’eus pleinement corroboré les éléments de son affaire. Il semblait éprouver une certaine camaraderie pour moi ; née sans doute de l’intérêt que je ne pouvais dissimuler, et de la façon patiente et délicate dont je le questionnai. Non qu’il m’ait jamais reconnu durant ses attaques, quand je notai hors de respiration les mots de ses images chaotiques et cosmiques ; mais il me l’exprimait dans ses heures calmes, lorsqu’il s’asseyait près de sa fenêtre à barreaux, tressant des paniers de paille et d’osier, et rêvant peut-être à la liberté des montagnes, qu’il ne lui serait plus donné de connaître. Sa famille ne demanda jamais à le voir ; elle s’était peut-être dotée d’un nouveau chef, à la façon de ces populations dégénérées.
Je commençai par degrés à percevoir de submergeantes merveilles dans les conceptions folles et fantastiques de Joe Slater. Sans doute l’homme lui-même était pitoyablement inférieur par sa mentalité et son langage ; mais ses visions éclatantes, titanesques, même si décrites dans ce jargon barbare et incohérent, témoignaient assurément de choses que seul un cerveau supérieur, voire exceptionnel, pouvait concevoir. Et je me demandais souvent comment l’impassible imagination d’un dégénéré des Catskill pouvait jongler avec des vues dont l’effective possession prouvait la présence et l’étincelle du génie ? Comment un vagabond des bois avait pu rassembler l’idée de ces abîmes brillants d’une radiance surnaturelle et de ces espaces dont Slater divaguait dans ses furieux délires ? J’inclinai de plus en plus à l’opinion qu’en cette pitoyable personnalité qui s’humiliait devant moi résidait le noyau désordonné de quelque chose d’au-delà de ma compréhension ; quelque chose d’infiniment au-delà de la compréhension de collègues médicaux ou scientifiques plus expérimentés, mais de moins d’imagination.
Et cependant de mon patient je ne pouvais rien retirer de précis. La conclusion de toute mon enquête était que dans certain état d’une vie vécue en rêve, et semi-corporelle, Slater arpentait ou flottait à travers des vallées splendides et resplendissantes, avec des parcs, jardins, villes et palais de lumière ; dans une région sans borne et inconnue de l’homme. Que là-bas il n’était ni un paysan ni un arriéré, mais un être d’importance et d’une vie énergique ; allant fièrement et se faisant obéir, obéré seulement par certain ennemi mortel, qui semblait un être d’une structure visible quoiqu’immatérielle, et qui n’apparaissait pas relever d’une forme humaine, du moins Slater ne s’y référait jamais comme à un homme, ou à tout sauf une chose. Cette chose avait causé à Slater un tort hideux et sans nom, dont sa psychose maniaque (s’il s’agissait de psychose maniaque) escomptait vengeance. À la façon dont Slater faisait allusion à leur relation, j’en conclus que la chose lumineuse et lui se rencontraient à base égale ; que dans son existence en rêve il était lui-même une chose lumineuse de la même race que son ennemi. Cette hypothèse était confortée par ses fréquentes références à des vols dans l’espace et à brûler tout ce qui entraverait sa progression. Ces conceptions avaient beau être formulées en termes rustiques totalement inadéquats à les servir, cette circonstance même me conduisit à la conclusion que si un véritable monde du rêve existait, le langage oral n’était pas son médium pour la transmission de la pensée. Est-ce que cela signifiait que l’esprit-rêve habitant ce corps inférieur se battait désespérément pour parler de choses que la langue limitée et hésitante d’une terne personnalité ne pouvait envisager ? Est-ce que cela signifiait que j’étais face à face, avec des émanations intellectuelles qui souhaitaient expliquer ce mystère,si je pouvais réussir à les lire et les découvrir ? Je n’osais en parler aux médecins plus vieux, tant la force de l’âge est sceptique, cynique, et imperméable à l’acceptation d’idées neuves. D’autre part, les responsables de l’établissement m’avaient récemment averti, de leur façon paternelle, que je travaillais trop et que j’avais besoin de repos.
J’avais longtemps cru que la pensée humaine consiste basiquement en mouvement atomique et moléculaire, qui pouvait se convertir en vagues d’énergie radiante comme la chaleur, la lumière, l’électricité. Cette conception m’avait très tôt conduit à envisager la possibilité de la télépathie ou de la communication mentale au moyen d’appareils appropriés, et j’avais dès l’université conçu un ensemble d’instruments d’émission et réception en gros similaires aux embarrassants systèmes utilisés dans la télégraphie sans fil dans cette rudimentaire époque d’avant la radio. Je les avais essayés avec un de mes camarades étudiants ; mais ne parvenant pas à un résultat, je les eus bientôt remisés avec d’autres curiosités scientifiques pour un éventuel usage futur. Maintenant, dans mon intense souhait d’expérimenter la vie côté rêve de Joe Slater, je redéballai mes appareils ; et passai plusieurs jours à les remettre en état. Une fois de nouveau complets, je ne voulus pas manquer l’occasion de les tester. À chacune des violentes crises de Slater, je reliais l’émetteur à son front, et le récepteur au mien ; et je tentais de multiples et délicats réglages pour différentes et hypothétiques longueurs d’onde de l’énergie mentale. Je n’avais qu’une mince idée de ce que cette pensée à distance, si transmises avec succès, créerait comme impressions ou réponse intelligente dans mon cerveau ; mais j’étais certain que je pourrais et les détecter et les interpréter. En conséquence de quoi, et sans parler à personne de leur nature, je continuai mes expérimentations.
C’est le 21 février 1901 que la chose finalement se produisit. En regardant en arrière à travers toutes ces années je réalise comme cela semble irréel ; et quelquefois ne m’étonne qu’à moitié que le vieux Dr Fenton n’avait pas raison de tout attribuer à mon imagination échauffée. Je me souviens qu’il écouta avec beaucoup de patience et d’aménité ce que j’avais à lui dire, mais ensuite me prescrivit un calmant pour les nerfs et m’obtint ce congé de six mois dont je bénéficiai dès la semaine suivante. Cette nuit fatidique j’étais agité et perturbé grandement, parce qu’en dépit des meilleurs soins que nous lui prodiguions, Joe Slater était manifestement en train de mourir. Peut-être était-ce la liberté de la montagne dont il était privé, ou bien l’agitation de son cerveau grandie dans proportions trop aiguës pour une complexion physique trop molle ; mais en tout cas la flamme de la vitalité baissait dangereusement dans son corps amoindri. Il somnolait en permanence, et quand se faisait l’obscurité il tombait dans un sommeil agité. Je ne bouclai pas la camisole de force comme d’accoutumée quand il dormait, tant je constatais qu’il était trop faible pour être dangereux, même s’il se réveillait une fois de plus en plein désordre mental avant de s’éteindre. Mais je plaçai sur sa tête et la mienne les deux extrémités de ma « radio » cosmique ; espérant même sans espoir un premier et dernier message depuis le monde du rêve dans le bref temps qui lui restait. Il y avait un infirmier avec nous dans la cellule, une personne médiocre qui ne comprit pas l’utilité des appareils, ni ne pensa à me demander ce que je comptais en faire. Comme les heures s’écoulaient je vis sa tête s’affaisser inconfortablement dans le sommeil, mais je ne le dérangeai pas. Moi-même, bercé par les respirations rythmiques, l’une en pleine santé, l’autre mourante, ai dû somnoler un peu plus tard.
Je baignais dans une mélodie lyrique et sauvage. Des accords, des vibrations, des harmonies extatiques renvoyaient passionnément leurs échos de chaque côté ; tandis que pour ma vue ravie s’épanouissait le spectacle stupéfiant de la beauté ultime. Des murs, des colonnes, des architraves d’un feu vivant scintillaient autour du lieu où il me semblait flotter dans les airs ; et s’amplifiaient vers le haut jusqu’à la haute voûte d’un dôme d’une splendeur indescriptible. Se mêlant à ce spectacle d’une magnificence de palais, ou plutôt la supplantant par instants dans une rotation kaléidoscopique, surgissaient par éclats de grandes plaines et de gracieuses vallées, de hautes montagnes et des grottes tentantes ; et tout ce que l’œil avait plaisir à rêver on le découvrait dans le paysage, mais formant une entité globale brillante, éthérée, plastique, dont la consistance participait aussi bien du spirituel que du matériel. Comme j’admirais, je découvris que mon propre cerveau était la clé de ces métamorphoses enchantées ; et que chaque nouvelle vue qui apparaissait était celle que mentalement je souhaitais le plus découvrir. Et dans ce royaume élyséen je n’étais pas un étranger, puisque chaque vue et chaque son m’étaient par avance familiers ; exactement comme tout cela existait depuis des innombrables empilements d’éternités en amont, et durerait à l’identique pour les éternités à venir.
Alors l’aura resplendissante de mon frère de lumière se dressa tout auprès et vint dialoguer avec moi, d’esprit à esprit, dans un partage de pensée silencieux et parfait. L’heure était à l’approche du triomphe, est-ce que mon compagnon n’allait pas enfin échapper à ces entraves cycliques dégradantes ; s’échapper pour toujours, et se préparer à poursuivre l’oppresseur maudit jusque dans les ultimes confins de l’éther, pour ce qui bâtirait la vengeance cosmique enflammée qui ferait trembler les sphères ? Nous flottâmes ainsi pendant un bref moment, quand je vis les objets qui nous entouraient légèrement pâlir et se brouiller, comme si une force me rappelait à la Terre – là où je voulais le moins revenir. La forme auprès de moi semblait ressentir ce changement aussi, parce qu’elle mit fin à son discours et se prépara elle-même à sortir de la scène ; s’évanouissant de ma vue dans un mouvement moins rapide pourtant que les autres objets. Quelques pensées de plus échangées, et je sus que l’être lumineux et moi-même étions rappelés à nos entraves, et que pour mon frère de lumière ce serait la dernière fois. Son enveloppe de chagrin sur cette planète finirait avec la nuit, et dans moins d’une heure mon compagnon serait libre de poursuivre son oppresseur à travers la Voie Lactée et de passer les étoiles les plus lointaines pour tenter les plus ultimes percées de l’infini.
Un choc parfaitement ressenti coupa mon impression finale du décor de lumière pâlissant, et je m’éveillai en sursaut, ressentant une vague honte, me redressant sur ma chaise au même moment que sur sa couchette, se relevant avec hésitation, Joe Slater lui aussi se réveillait, probablement pour la dernière fois. En le regardant de plus près, je distinguai sur ses joues cireuses des taches de couleur que je n’y avais jamais constatées. Ses lèvres, aussi, me semblaient autres : comme légèrement tendues, manifestant la force d’un caractère plus fort que celui dont disposait Slater. Tout son visage continuait de se tendre, et la tête ballotait sans cesse, les yeux clos. Je ne réveillai pas l’infirmier endormi, mais réajustai les courroies de mes appareils de « radio » télépathique légèrement déplacées, pour tenter de saisir tout message que le rêveur pourrait avoir à émettre. Et d’un coup la tête se tourna en plein dans ma direction et ses yeux s’ouvrirent, tandis que je restai dans une muette stupéfaction de ce que je découvrais. L’homme qui avait été Joe Slater, le dégénéré des Catskill, me dévisageait maintenant avec deux yeux larges et lumineux, dont le bleu semblait subtilement approfondi. Aucune psychose maniaque ni arriération ne gênait ce regard, et je ressentis sans l’ombre d’un doute, que j’observais un visage dans lequel était un esprit actif et de la meilleure tenue.
À ce moment précis, mon cerveau devint conscient d’une influence externe conséquente opérant sur lui. Je fermai mes yeux pour me concentrer plus profondément, et fus récompensé par le savoir positif que mon message mental si longuement concocté était enfin parvenu. Chaque idée transmise se formait instantanément dans mon esprit, et bien qu’aucun langage connu ne fût nécessaire, ma capacité habituelle d’associer conception et expression était si agile qu’il me semblait recevoir le message en anglais ordinaire.
« Joe Slater est mort », dit la voix ou l’organisme qui me pétrifia, venue de par-delà le mur du sommeil. Mes yeux ouverts se portèrent sur la couche de douleur, mais les yeux bleus me regardaient toujours calmement, et leur contenance témoignait de même animation et intelligence. « Mieux vaut pour lui d’être mort, parce qu’il n’était pas apte à supporter l’intelligence infatigable d’une entité cosmique. Son corps grossier ne pouvait pas plus subir les nécessaires adaptations entre la vie dans l’éther et celle de la planète. Il était trop animal, pas assez homme ; et quand bien même c’est grâce à ses insuffisances que vous en êtes venu à me découvrir, parce que les esprits cosmiques et ceux de cette planète ne doivent jamais avoir à se croiser. Il a été ma prison et ma pénitence quotidienne pendant quarante-deux de vos années terrestres. Je suis une entité comme celle que vous devenez vous-même dans la liberté du sommeil sans rêve. Je suis votre frère de lumière, et j’ai flotté avec vous dans les vallées flamboyantes. Il ne m’est pas permis de dire ce qu’est le moi éveillé terrestre de votre être véritable, mais tous nous sommes les vagabonds de vastes espaces et les voyageurs de multiples âges. Dans un an je serai peut-être un habitant de la sombre Égypte que vous dites ancienne, ou dans le cruel empire Tsan-Chan qui surviendra dans trois mille ans d’ici. Vous et moi avons dérivé dans les mondes roulant autour de la rouge Arcturus, et vécu dans les corps des insectes-philosophes qui rampent fièrement sur la quatrième lune de Jupiter. Combien l’être terrestre en sait peu de la vie et de ses étendues ! Combien mieux vaut pour sa tranquillité qu’il en sache si peu ! De l’oppresseur je ne peux parler. Sur la Terre même vous avez involontairement senti sa présence à distance – vous qui sans rien savoir avez donné à son éclat clignotant le nom d’Algol, l’étoile du Démon. C’est d’affronter et vaincre l’oppresseur à quoi je m’efforce depuis l’éternité des temps, et pourquoi j’ai été enfermé dans les limites matérielles d’un corps. Cette nuit j’accomplirai la juste et terrifiante Nemesis d’une vengeance cataclysmique. Surveillez-moi dans le ciel près de l’étoile du Démon. Je ne peux pas parler plus longtemps, parce que le corps de Joe Slater devient froid et rigide, et ses neurones rudimentaires ne vibrent plus comme je le voudrais. Vous avez été mon ami dans le cosmos ; vous avez été mon seul ami sur cette planète – le seul esprit à me percevoir et me rechercher dans la répugnante coquille qui repose sur cette couche. Nous nous retrouverons – peut-être dans les brouillards lumineux de l’Épée d’Orion, peut-être sur un morne plateau de l’Asie préhistorique. Peut-être cette nuit, dans un rêve dont vous ne vous souviendrez pas ; peut-être dans quelque autre forme d’une éternité indéterminée, quand même le système solaire aura été balayé. »
Alors les ondes de pensée cessèrent brusquement, et les yeux pâles du rêveur – ou dois-je dire du mort ? – se firent glauques et fixes. Dans une demi-stupeur je me précipitai vers la couche et lui pris son poignet mais le trouvai glacé, raide, et sans pouls. Les joues cireuses étaient blêmes de nouveau, et les lèvres épaisses restaient entrebâillées, découvrant les dents pourries de Joe Slater l’arriéré. Je frissonnai, jetai une couverture sur l’affreux visage, et réveillai l’infirmier. Puis je quittai la cellule et regagnai silencieusement ma chambre. Je tombai dans un sommeil profond et maladif, inexplicable et dont je ne devrais me souvenir d’aucun de ses rêves.
Le fin du fin ? Quelle analyse scientifique pourrait se prévaloir clairement d’une telle rhétorique ? J’ai principalement rapporté un certain nombre de choses qui me sont apparues comme des faits, et à vous de les interpréter selon votre vouloir. Comme je l’ai déjà mentionné, mon supérieur, le vieux Dr Fenton, refuse toute réalité à l’ensemble de ce que j’ai rapporté. Il prétend que je me suis effondré à cause de ma tension nerveuse, en besoin urgent d’un congé conséquent, pour lequel il a généreusement maintenu ma pleine rémunération. Il me jure sur son honneur professionnel que Joe Slater était un psychotique de bas étage, dont les improvisations fantastiques ont dû provenir de rudimentaires légendes héréditairement transmises, qui circulent même dans les communautés les plus arriérées. Tout cela il me l’a dit – mais moi je ne peux pas oublier ce que j’ai vu dans le ciel, la nuit même suivant la mort de Slater. Et au cas que vous me considériez comme le moins impartial des témoins, je laisserai la plume d’un autre ajouter la déposition finale, qui pourra peut-être révéler ce fin du fin que vous demandez. Je mentionnerai le compte rendu suivant à propos de l’étoile Nova Persei, recopié du journal d’une autorité éminente de l’astronomie, le professeur Garrett P. Serviss :
« Le 22 février 1901, le Dr Anderson, d’Edimbourg, découvrit une nouvelle étoile merveilleuse, pas très éloignée d’Argol. Aucune étoile n’avait été visible auparavant dans cette région du ciel. En moins de vingt-quatre heures, l’étrangère devint si brillante qu’elle surpassa Capella. Une semaine ou deux plus tard elle avait visiblement pâli, et dans l’intervalle de quelques mois elle n’était plus que difficilement perceptible à l’œil nu. »




13 mai 2018

LÉON TOLSTOï
LECTEUR DE SCHOPENHAUER

ÉDOUARD SANS
La notoriété de Schopenhauer a été tardive, et ne s'est réellement
affirmée qu'après sa mort. Mais, après le déclin de l'hégélianisme
et les désillusions de 1848-1849, il a exercé, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, une influence considérable, à telle enseigne
que Thomas Mann a pu écrire (dans ses Considérations d'un
étranger à la politique) que la «constellation trinitaire» (das
Dreigestirn) composée de Schopenhauer, de Wagner et de
Nietzsche constitue le passage obligé de la pensée et de la culture à
la fin du siècle.
Cette influence s'est exercée en fonction des trois lectures possibles
de l'oeuvre du philosophe : la lecture pessimiste, qui ressortit
essentiellement au plan littéraire, du Zola de la Joie de vivre, en
passant par Huysmans et le drame wagnérien jusqu'à Thomas
Mann, Hermann Broch et Robert Musil; la lecture irrationaliste,
chez Julius Bahnsen, Eduard von Hartmann et même Bergson; enfin
la lecture tragique, des ontologies existentielles à la pensée absurde.
Slavica occitania, Toulouse, 9, 1999, pp. 33-54.
34 E.SANS
Léon Tolstoï n'a pas échappé à cette influence, et l'on peut retrouver
dans son oeuvre les trois lectures que nous venons de mentionner.
Mais le célèbre écrivain russe, que Thomas Mann n'hésite
pas à placer, précisément, entre Goethe et la constellation trinitaire,
ne pouvait, en raison de son tempérament, de ses origines, de son
environnement et de son évolution philosophique, morale et
religieuse, adhérer inconditionnellement aux prises de position
abruptes du « solitaire de Francfort ».
On pourrait rappeler tout d'abord une première parenté entre
Schopenhauer et Tolstoï: c'est - avec toutes les nuances nécessaires:
un certain cynisme chez le philosophe et une évidente mauvaise
conscience chez l'écrivain - le décalage, sinon la contradiction,
entre la vie et la doctrine, entre les théories et les idées qu'ils
défendent et leur comportement réel.
Il faut dire que, même si la vie intellectuelle de Tolstoï, qui s'ordonne
en paliers successifs entre des périodes créatrices et des moments
de doute, présente une certaine unité, l'écrivain demeure
malgré tout, au fond de lui-même, profondément divisé: «On
pourrait soutenir que Tolstoï a essayé, consciemment ou non, au
long de sa vie, de réconcilier en lui Proudhon et Joseph de Maistre.
La difficulté de faire se joindre en lui le progressisme de la fin du
XIXe siècle et le traditionalisme religieux d'un Joseph de Maistre a
été pour Tolstoï une source de conflits et de contradictions internes,
comme fut, pour sa conduite et sa vie intime, l'impossible réconciliation
du spirituel et du charnel]. » Tous ceux - et ils sont nombreux
- qui ont tracé le portrait de Tolstoï insistent sur cette
essentielle dualité, qui répond d'une part aux descriptions schopenhaueriennes
du vouloir-vivre et qui pourrait d'autre part illustrer la
négation de la Volonté. Tolstoï porte en lui, à travers une volonté
hésitante et sur fond de brusques variations, à la fois une ivresse de
l'existence, un formidable appétit de vivre et, avec l'horreur du
mal, puis l'amour des hommes, une sorte de répulsion face à la vie,
un refus passionné du réel, voyant partout l'immonde, source de
ses contradictions et de ses déchirements, et qui font de l'écrivain
« un homme écartelé entre toutes les contradictions de son être2 ».
1. Marie-Thérèse Bodart,Tolstoï, Paris, Ed. Universitaires, = Classiques du xxe siècle,
[1971], p. 58.
2. Jacques Madaule,Tolstoï, =Génies et réalités, p. 75.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 35
Tolstoï a commencé à philosopher très tôt, mais le fait qu'il n'ait
reçu aucun enseignement systématique le porte à des engouements
soudains, à des « foucades» philosophiques, à des enthousiasmes
souvent fortuits. A seize ans, il se passionne pour Rousseau, puis
pour Pascal et Stendhal. Il apprécie le talent de Maupassant. Il lira
ensuite avec intérêt l' oeuvre de Hegel, puis, avec passion, celle de
Kant.
En ce qui concerne le rapprochement avec Schopenhauer, et
même si ce facteur n'est évidemment pas exclusif, l'un des traits
fondamentaux, c'est que chez l'un comme chez l'autre la préoccupation
majeure est d'ordre éthique. La sotériologie de Tolstoï
repose sur une base morale et religieuse, celle de Schopenhauer sur
une démarche essentiellement éthique - la contemplation esthétique,
l'état de «connaissance sans Volonté» (das willenlose
Erkennen) n'étant qu'une étape intermédiaire et insuffisante vers la
négation de la Volonté.
Nous pourrions appliquer aux deux personnalités cette phraseclé
que Schopenhauer écrit dans ses Parerga: «Croire que le
monde n'a qu'un sens physique et non moral, est l'erreur capitale,
la plus grande, la plus néfaste, véritable perversité de la pensée3 • »
De là vient ce que Thomas Mann appellera «la gigantesque balourdise
moralisante de Tolstoï4 ». Et si la filiation est moins évidente
qu'avec Schopenhauer - Tolstoï ne semblant avoir pris
contact avec la pensée du philosophe danois que vers 1890, à travers
la traduction de Ou bien... ou bien et des Etapes sur le chemin
de la vie -, on peut retrouver ici également les idées de Kierkegaard,
qui place l'homme devant l'alternative d'une vie esthétique,
sous le signe de l'immédiat et du sensuel, ou bien d'une vie
éthique, sous le signe du sentiment que tout homme possède de
l'éternel ; opposant le mal et le bien, le temporel et le spirituel,
Tolstoï poussera cette conception éthique de la vie dans le sens du
perfectionnement moral, démarche qui fera de lui « le treizième
apôtre »5. Il dépassera ainsi le « sécularisme » qui s'était développé
sous l' infuence occidentale tout en conservant un certain aspect
3. Parerga, vol. II chap. 8, § 109.
4. Article sur Dostoïevski, in Noblesse de l'Esprit, Paris, T.F. Albin Michel, 1960,
p.216.
5. Nicolas Weisbein, L'Evolution religieuse de Tolstoï; Paris, Librairie des Cinq
Continents, 1960, p. 457 sq.
36 E. SANS
religieux. Dans sa recherche passionnée du sens de la vie, Tolstoï
développe ce que Basile Zenkovsky a appelé un « panéthisme »6.
Il faut enfin tenir compte, lorsqu'on examine les rapports de
Tolstoï avec l'oeuvre de Schopenhauer, de l'évolution de sa pensée
et de la «crise », cette crise de conscience qui est à la fois
religieuse et artistique, qui s'est produite vers 1879, et que Tolstoï
a traduite dans' la Confession. Persuadé qu'il est le seul à
comprendre le sens véritable de l'Evangile, Tolstoï fait alors de la
prédication religieuse et morale le but de son action, soumettant à
une critique brutale et impitoyable l'Etat, les sciences, les arts, et
jusqu'aux dogmes de l'Eglise.
C'est au cours de l'année 1869, du mois de mai à la fin du mois
d'août, juste avant la fameuse nuit d'Arzamas, que Tolstoï fait une
lecture enthousiaste des oeuvres du philosophe, que son ami le
poète A.A. Fet, excellent traducteur, avait mises entre ses mains7 •
Le 10 mai, il parle à Fet de la Volonté schopenhauerienne, mais
c'est dans une lettre du 30 août que nous lisons les indications les
plus significatives: « Savez-vous ce que fut mon été? Un enthousiasme
ininterrompu pour Schopenhauer et une série de joies spirituelles
comme je n'en ai jamais éprouvé. J'ai écrit pour faire venir
toutes ses oeuvres et je les ai lues et je les lis (ainsi que celles de
Kant). Assurément, aucun étudiant n'a autant travaillé et appris en
un semestre que moi au cours de cet été. Je ne sais si je ne changerai
pas d'opinion un jour, mais aujourd'hui je suis persuadé que
Schopenhauer est le plus génial des hommes. Vous m'aviez dit
qu'il était "comme-ci, comme ça", qu'il avait écrit quelques petites
choses pas mal sur des questions philosophiques. "Comme-ci,
comme-ça" ? Mais c'est un reflet du monde d'une beauté et d'une
clarté incroyables ! J'ai commencé à le traduire. Et si vous vous y
mettiez aussi? Nous le publierions ensemble. En le lisant, je n'arrive
pas à comprendre comment son nom a pu rester ignoré. Je ne
vois qu'une explication, celle-là même qu'il répète souvent: à part
les idiots, il n'y a presque personne sur terre. Je vous attends avec
6. Histoire de la philosophie russe, Paris, Gallimard, 1953, t. I, p. 428.
7. Fait rapporté par l'éditeur Eduard Grisebach. Cf. aussi Arthur Sülzner, Schopenhauer-
Jahrbuch, 15,1928, p. 321.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 37
impatience. Parfois le besoin insatisfait m'étouffe d'une âme soeur
comme la vôtre pour exprimer tout ce qui s'est accumulé en moi8 • »
C'est donc au moment où il termine Guerre et paix, avant de
réfléchir à un roman - qu'il n'écrira pas - sur Pierre le Grand,
puis d'entamer Anna Karénine, que Tolstoï lit Schopenhauer. A
quarante-et-un ans, dans le vide où l'achèvement de Guerre et paix
laisse son esprit, il est repris par ses préoccupations philosophiques
et se jette dans la lecture: avec celle de Kant, celle de Schopenhauer
est pour lui un enrichissement merveilleux. Il apprécie la
théorie de la Volonté, la vision de la vie comme souffrance, la nécessité
de la chasteté pour nier l'espèce, l'aspiration à une sérénité
orientale.
D'aucuns ont soutenu que l'influence de Schopenhauer a été décisive
pour la crise et l'évolution philosophique et religieuse de
l'écrivain9• Ce n'est pas impossible, mais il importe de nuancer ce
point de vue en observant, à travers les nombreuses notations que
nous trouvons en particulier dans le Journal et les Carnets ainsi
que dans la correspondance, les jugements successifs que Tolstoï
porte tant sur les idées esthétiques que sur la doctrine éthique du
philosophe, dont le portrait gravé est accroché au mur de son cabinet
de travail. Prenons-en quelques exemples, tirés de ses carnets,
de ses lettres et des écrits de son biographe Pavel Ivanovitch
Birioukov.
Le 15 septembre 1871, il écrit à Strakhov, critique littéraire et
philosophe, que la philosophie «purement cérébrale» est une
monstrueuse création de la pensée occidentale. En 1874, il lit le
Novum organum de Bacon et note en envisageant une introduction
à un ouvrage de philosophie de la religion qu'il n'écrira d'ailleurs
pas: « Il y a un langage de la philosophie, je ne le parlerai pas. Je
parlerai un langage simple. L'intérêt de la philosophie est commun
à tous et tout le monde en est juge. Le langage philosophique a été
inventé pour contrebattre les objections. Je ne crains pas les objections.
Je cherche. Je n'appartiens à aucun camp. Et je prie les lecteurs
de n'y pas appartenir. C'est la première condition de la philosophie.
Aux matérialistes je dois faire objection dans la préface. Ils
8. Lettre à Fat, inLettres 1 (1828-1879), Paris, Gallimard 1986, p. 236.
9. Cf. A. Sülzner, op. cit., et Richard Gebhard, « Schopenhauer und Tolstoj », Schopenhauer-
Jahrbuch, 1,1912.
38 E. SANS
disent qu'outre la vie terrestre il n'y a rien. Je dois faire objection,
car, s'il en était ainsi,je n'aurais pas sujet d'écrire. Ayant vécu près
de cinquante ans, je me suis convaincu que le vie terrestre ne donne
rien, et l'homme intelligent qui considérera la vie sérieusement, les
travaux, la crainte, les reproches, la lutte - pourquoi ? --pour
une folie, celui-là se fera aussitôt sauter la cervelle, et Hartmann et
Schopenhauer ont raison. Mais Schopenhauer a donné à sentir qu'il
Ya quelque chose à cause de quoi il ne se suicide pas. C'est justement
ce quelque chose qui est le but de mon livre. Qu'est-ce qui
nous fait vivre? - La religion ». - En 1879, dans sa correspondance
à Fet (lettre des 16-17 avril), il adopte un ton plus enjoué:
« Il y a à Vorobiovka un charmant vieux monsieur qui lit et médite
deux ou trois pages de Schopenhauer pour les restituer en russe,
fait une partie de billard, tire une bécasse, et, après être allé admirer
ses jeunes poulains, fume et boit du thé en compagnie de sa
femme ... ». Le 30 août 1879, il parle en termes élogieux de Pascal
et de Schopenhauer, en soulignant leurs ressemblances. Et, en décembre
1897, il note avec plaisir sa relecture de la Vie est un songe
de Calderon, qui était également l'une des oeuvres préférées de
Schopenhauer, et où figure la fameuse phrase: « Car le plus grand
crime de l'homme, c'est d'être né. »
Mais, surtout à partir de la fin des années 1880, les jugements
négatifs se font plus nombreux: le 28 (?) décembre 1880, il écrit à
Strakhov que « ces quatre racines lO, je n'arrive pas à comprendre,
et je crains que Schopenhauer non plus ne les ait pas comprises,
c'était un gamin à l'époque; devenu adulte, il n'a pas voulu se
renier ». En 1882, il attaque violemment, dans sa Confession, le
pessimisme de Schopenhauer, et il écrira le 22 février 1889 à
Edouard Rod : « [ ... ] le pessimisme, et en particulier celui de
Schopenhauer, m'a toujours paru non seulement un sophisme, mais
encore une sottise et une sottise de mauvais ton ». Le 16 octobre
1887, après une relecture de la Critique de la raison pure, il attaque
Schopenhauer critique de Kant11 dans une lettre à Strakhov où il
parle de «ce barbouilleur de talent qu'est Schopenhauer ». Le
20 mars 1890, il écrit: « Causé avec A.M. (Alexis Mitrofanovitch
Novikov). Il a raison de donner au stoïcisme la valeur d'une reli-
10. Tolstoï fait référence à la thèse de Schopenhauer.
1J. Cf. Critique de la philosophie kantienne, appendice au Monde comme Volonté et
représentation.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 39
gion. Comme il est surprenant que les philosophes professionnels
ne s'aperçoivent pas qu'Epictète, Socrate, Confucius, Mencius,
Çakya-Mouni, c'est tout un, et que tous les Platon, les Aristote, les
Descartes, les Hegel, les Schopenhauer, c'est tout autre chose,
comme des peintres artistes et des peintres en bâtiment. Là c'est la
sagesse et la vie, ici c'est le vide de pensée et les mots. Les premiers,
c'est la même chose que le christianisme, en lui ôtant sa
fausse auréole, moins complet bien sûr et moins profond. Relever
la sagesse des sages et dégager de sa déification la sagesse du
Christ et les ramener à un foyer unique. » Le 19 décembre 1900, il
relève dans ses Carnets que les Parerga et Paralipomena de Schopenhauer
(dont trois éditions, deux en allemand et une en russe, figurent
dans sa bibliothèque) sont « beaucoup plus forts que son
exposé systématique ». Enfin, le 4 juillet 1908, il note avec satisfaction
dans son Journal la critique de la Volonté schopenhauerienne
par Vivekananda.
L'illustration la plus frappante de cette montée de l'esprit critique
est la position prise par Tolstoï à l'égard de l'art et particulièrement
de la musique.
Après sa crise, Tolstoï critique les institutions; il critique la métaphysique
; il critique également les exagérations de la science et
sa vanité dans la mesure où les sciences positives ne se soumettent
pas directement au principe éthique et où elles ne contribuent pas
au perfectionnement moral de l'homme12 • Mais ses attaques les
plus violentes sont dirigées contre la démarche artistique.
Dans les années où le « tolstoïsme » prend forme, l'écrivain
s'écarte expressément de l'art, qu'il subordonne à la morale, pour
en arriver à une condamnation formelle. Attitude paradoxale chez
un artiste aussi génial, mais il vivait là une contradiction tragique
qui opposait en lui le prophète et l'écrivain.
Dans le domaine proprement philosophique, il est possible de
relever les traces de l'influence schopenhauerienne sur la théorie de
la connaissance ainsi que sur les deux grandes notions que sont la
12. Cf. Lettre à Strakhov, 30-11-1875, et le Débat (1875) ainsi que le chapitre V de Ma
Confession.
40 E.SANS
liberté et la nécessité, avec une mention particulière pour la philosophie
de l'histoire.
Au chapitre XIX d'Adolescence, Tolstoï écrit: « Aucune école
philosophique ne m'attirait autant que le scepticisme qui, à un moment
donné, m'accula à un état voisin de la folie. Je m'imaginais
qu'en dehors de moi personne ni rien n'existait dans le monde, que
les objets n'étaient pas des objets, mais des images, qui ne tiraient
leur existence que de l'attention que je leur accordais, pour s'évanouir
dès que je cessais d'y penser. En un mot, je fus d'accord avec
Schelling pour prétendre que ce ne sont pas les objets qui existent,
mais notre rapport avec eux. » Il retrouvera cette position, en 1869,
dans l'affirmation qui constitue la toute première phrase de l'oeuvre
principale de Schopenhauer: « Le monde est ma représentation. »
Et, quelques trente-cinq ans plus tard, il reprendra - assorti cette
fois de l'inflexion religieuse - ce point de vue dans lequel apparaissent
les notions schopenhaueriennes d'unité et d'individuation
par l'objectivation de la Volonté, ainsi que le problème du corps,
que Schopenhauer appelle « le miracle par excellence 13 ».
Et, tout à fait logiquement, Tolstoï souligne le caractère idéal
des catégories d'espace et de temps, telles que - à la suite de Kant
qui parlait des « formes a priori de la sensibilité J4 » - Schopenhauer
le décrit au Livre premier du Monde comme Volonté et
représentation, en disant qu'elles sont, avec la causalité, constitutives
du principe de raison. Ainsi Tolstoï en arrive-t-il très tôt à la
conviction que l'individu est pure illusion. Nous sommes, dit-il,
accoutumés au caractère fallacieux de notre particularité, de notre
séparation du monde. Mais, quand on a percé le secret de cette
illusion, on s'étonne de ne pas voir que nous ne sommes que la
manifestation temporelle et spatiale de quelque chose de non temporel
et de non spatial. Basile Zenkovsky a très bien relevé ce trait
en parlant de « l'impersonnalisme » de Tolstoï'5.
Cette oscillation entre le pessimisme schopenhauerien et un optimisme
nuancé ressortit pour une bonne part au débat sur les notions
de liberté et de nécessité, qu'il s'agisse du caractère de la
13. Journaux et Carnets, 4-1-1903.
14. Tolstoï, Journal, 30-3-1902 et 10-04-1902.
15. Op. cit., p. 435 sq.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 41
nature humaine proprement dite ou de phénomènes plus vastes
comme l'histoire elle-même.
Si la préoccupation majeure de Tolstoï est le perfectionnement
moral de l'homme, ce perfectionnement présuppose un postulat:
celui de la liberté. C'est ainsi que Tolstoï oppose, dans la connaissance
de l'homme, la Raison et la Conscience (soznanié). La première
débouche sur le déterminisme, la seconde nous révèle notre
liberté essentielle. Comme le dit l'écrivain dans son Epiloguel6 ,
« la raison exprime la loi de la nécessité, la conscience exprime
l'essence de la liberté », car elle se meut en un flux incessant qui
fait que l'homme est capable de libération intérieure: c'est le
« principe de fluence » (qui n'est pas sans parenté avec les « états
psychologiques» que Bergson décrit en 1889 dans les Données
immédiates de la conscience ainsi qu'avec le «stream of
consciousness » et « l'homme-fleuve» de William James, dont les
Principles of Psychology paraissent en 1890), qui donne au
romancier une indéniable supériorité sur l'historien, car celui-là
possède la faculté de se poser en contemporain de ce qu'il décrit, et
peut seul tenter la synthèse de la nécessité et de la liberté.
Dans ses considérations sur le caractère, Schopenhauer tient
pour acquise l'invariabilité du caractère empirique, déterminée par
l'individuation; et la finalité du destin de l'individu est à ses yeux
illusoire. Le caractère traduit la liberté du Vouloir et le déterminisme
du phénomène. Le caractère intelligible est libre, le caractère
empirique, lui, est invariable17 •
Mais Tolstoï essaie de dépasser cette théorie quelque peu réductrice,
en approfondissant la question de savoir comment il est possible
de concilier déterminisme et liberté dans le destin humain. Il
part de Kant, qui admettait dans sa Critique de la raison pure une
« causalité libre », et même, dans ses ouvrages ultérieurs, une
« volonté intelligible », opposée à la volonté sensorielle, qui ne dépendrait
pas de la loi de causalité et coexisterait avec la loi universelle
de la nécessité naturelle. Mais Tolstoï veut aller encore plus
loin: au-delà de Schopenhauer, qui croit à la liberté uniquement
16. Guerre et paix, 2e partie, chapitre X (<< Liberté et nécessité»).
17. Le Monde comme Volonté et représentation, Livre IV, § 55; et Parerga,
(<< Spéculation transcendantale sur l'apparente finalité dans Je destin de J'individu
»).
42 E.SANS
dans le monde antérieur à l'individuation, il veut réaliser la liberté
dès le monde sensoriel (Lettre à Fet, 10-5-1869). Dans la Critique
de la raison pratique, Kant accorde à l'homme la liberté morale:
l'homme responsable est libre. Cette idée, revue par Tolstoï, nous
porte à conclure que l'homme, enfermé pourtant dans ses limites
spatio-temporelles, dispose de cette part de liberté contenue dans
les « moments infiniment petits» qui arrêtent de manière fugitive
le mouvement incessant du flux de la conscience. Ainsi l'homme
est-il libre, aux yeux de Tolstoï, dans le domaine du bien et du mal.
Nicolas Weisbein18 a bien souligné la position simpliste de certains
commentateurs qui soutiennent qu'avant sa crise Tolstoï fut
exclusivement écrivain, et qu'ensuite il devint une sorte de patriarche,
voire un prophète, en tout cas un moraliste, vitupérant l'art
et prêchant la doctrine de la non-résistance, correspondant avec
Gandhi et Romain Rolland. En fait, dit Weisbein, on peut constater
une continuité dans son évolution, surtout à travers le Journal intime
: «L'oeuvre de Tolstoï est essentiellement une oeuvre d'Amour
et de Mort. Encore faut-il bien préciser cette expression, banale en
soi. Il n'est pas vain, en effet, d'affirmer que toute la production de
Tolstoï est dominée par le problème de la Mort d'abord, de
l'Amour ensuite. »
Effectivement, durant toute son existence et tout au long de son
évolution philosophique et religieuse, Tolstoï s'est interrogé sur le
sens de la vie. Cette réflexion, qui touche le problème philosophique
fondamental, s'est ordonnée autour des deux thèmes mis en
relief par Weisbein : la mort (Thanatos) d'une part, l'amour d'autre
part, ce dernier se trouvant composé d'un élément que Tolstoï finira
par considérer comme négatif, l'Eros (amor) et d'un élément
positif, porteur des plus hautes valeurs morales, l'Agapè (caritas).
L'enfance de l'écrivain fut marquée d'emblée par la mort: il
avait deux ans au décès de sa mère, neuf à celui de son père. Élevé
(comme Nietzsche) par des femmes, il évoque dans Enfance « le
lumineux sourire » de sa mère, la douleur à la mort de son père et
le désespoir qui s'ensuivit. Ce fut « la première rencontre de l'enfant
avec le spectre d'effroi, qu'une partie de sa vie devait être
18. Op. cif., et son article « Les problèmes essentiels. La Mort et l'Amour », dans la revue
Europe, n° 379-380, 1960, p. 200 sqq.
LOON TOLSTOI LECTEUR DE SCHOPENHAUER 43
consacrée à combattre, et l'autre à célébrer, en le transfigurant '9 ».
On retrouve J'acuité des notations dans la nouvelle Une tourmente
de neige (1856), et on relève la hantise de la mort et l'effroi que
causa à Tolstoï l'agonie et la disparition de son frère Nicolas à
Hyères (1860), dont l'écho se fait douloureusement sentir dans Je
chapitre d'Anna Karénine consacré à la mort du frère de Lévine (la
mort constitue en fait le filigrane de tout le roman). Puis c'est le
31 aoOt 1869, en plein dans la lecture de Schopenhauer, cette
étrange nuit d'Arzamas où l'écrivain est littéralement saisi par la
pensée de la mort implacable, par l'angoisse panique qui lui donne
la double révélation de la vanité des choses humaines et du mystère
de la mort, révélation qui sera accompagnée de cette angoisse qui
désormais ne cessera de croitre dans la question lancinante: quel
sens a donc la vie, et la mort?, et qu'il exprimera en 1884 dans les
Notes d'un fou. Et nous trouvons, au fil des oeuvres, des descriptions
où apparaissent tous les contrastes; si les funérailles du
prince (( ce corps pourri, plein de vers») ne sont intéressantes pour
personne, en revanche la mort du cheval est toute naturelle; c'est
« l'allègement du fardeau de la vie »20. On revoit ces descriptions el
ces préoccupations dans le sort de la plante mutilée d' Hadji Mourar
(1896-1904) et, évidemment, dans les grandes créations que sont la
Mort d'Ivan llitch (1885) et les nombreux récits (comme Maître et
valet ou Trois morts) qui tournent autour du thème, auquel Tolstoï
essaiera de donner une réponse définitive en 1887 dans son essai
sur la Vie et la Mort.
Car, au bout du compte, la mort ne donne-t-elle pas la vie? TI
faut donc « nihiliser », nier la mort à travers cette évacuation du
tragique qui scandalisera Chestov, et dans laquelle la mort est
réduite à une illusion: venu de Tout, l'homme. une fois acquise la
sagesse de l'acquiescement, retourne au Toul. Ne sommes-nous pas
ici, une fois encore, dans les considéralions que Schopenhauer
développe dans le Quatrième Livre du Monde comme Volonté et
représentation (§ 54) et les passages des Parerga (II, chap. 10, §
140) qui s'y rattachent? Le philosophe rappelle que, si l'individu
peut mourir, l'existence supérieure demeure intangible, parce
qu'elle ressortit à la Volonté avant son objectivation et que, par
conséquent, elle se situe au-delà de l'espace et du lemps. Mais,
19. Romain Rolland. Vie de TolslOl: Paris, Hacheue. 1911, p. 7 sq.
20. KholslOmier (1865, reprise 1886).
44 E.SANS
comme tout ce qui pour nous est réel ne l'est qu'à travers ces catégories,
la mort de l'individu nous semble un anéantissement. Car
elle est seulement la perte de l'intellect, facteur qui relève de la
pure représentation, alors que la Volonté constitue le facteur permanent
et éternel. «La perte de l'intellect que la Volonté subit à
travers la mort - la Volonté est la substance dont le phénomène
disparaît ici et en tant que chose en soi elle est indestructible - est
le léthé précisément de cette Volonté individuelle, sans lequel elle
se souviendrait des nombreux phénomènes dont elle a déjà été la
substance» : la mort individuelle est une illusion. La disparition du
sujet, que nous considérons communément comme un scandale, est
un « non-événement» : penser la mort, c'est donc restaurer l'immédiateté
qui retend l'arc de la vie. La mort est une simplification.
Et dans ce que Georges Nivat a appelé les «trois morts» de
Tolstoi"21 nous assistons presque toujours au phénomène constant de
la compensation du mort par du vivant. L'impersonnalisme de
Tolstoï, nourri de la pensée schopenhauerienne, l'empêche de
croire à l'immortalité individuelle de chaque âme: l'individualité,
et elle seule, périt à tout jamais avec la mort physique. Abordant le
problème des fins dernières de l'homme dans ce journal d'un mourant
qu'est la Mort d'Ivan Ilitch, Tolstoï met dans la bouche de son
personnage agonisant les mots suivants: « Mais la mort? Où estelle?
Quelle mort? Il n'y avait plus d'effroi parce qu'il n'y avait
plus de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière [... ] La mort
est finie, se dit-il à lui-même. Il n'y a plus de mort. »En août 1887,
au moment où il termine son essai sur la Vie et la Mort, Tolstoï
reprendra les paroles mêmes d'Ivan Ilitch mourant et supprimera la
deuxième partie du titre pour ne conserver que la première, De la
Vie. Et, le 10 avril 1902, il notera dans ses Carnets: « Dès que
l'homme (ou n'importe quel être) a pris conscience de ce qu'a
d'inéluctable l'anéantissement de la forme de vie dans laquelle il se
trouve, il doit inévitablement être amené à la conscience de l' indestructibilité
de l'essence de la vie. »
Ainsi, pensant à une nouvelle naissance (il interprète les paroles
du Christ: « Il vous faut naître une seconde fois»), Tolstoï en vient
à la conviction que c'est l'amour qui assure l'éternité de la vie. «Il
me suffit de savoir que tout ce qui me fait vivre se compose de la
21. «La Mort chez Tolstoï: illusion ou bien "dernier ennemi" », in Cahiers Léon-Tolstoï
1986, p. 14.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 45
vie de tous les hommes qui ont vécu avant moi et qui sont morts
depuis longtemps, et pourtant que l'homme qui accomplit la loi de
sa vie en soumettant son individualité animale à la raison et en manifestant
la force de son amour, a vécu et vit dans les autres
hommes après la cessation de son existence charnelle, - il me
suffit de savoir cela, dis-je, pour que l'absurde et terrible préjugé
de la mort cesse pour toujours de me tourmenter [... ]. En examinant
les hommes qui laissent après eux une force qui continue
d'agir, nous pouvons observer pourquoi ces hommes, en soumettant
leur individualité à la raison et en se vouant à une vie de charité,
n'ont jamais pu douter et n'ont jamais douté de l'impossibilité
de la destruction de la vie22. »
Nous voici dans l'agapè, qui sera sans nul doute le dernier mot
de Tolstoï et le fondement même du tolstoïsme. Mais auparavant, il
nous reste à parler de l'étape de l' eros.
L'oeuvre de Tolstoï a donc été tout à la fois une oeuvre de mort
et une oeuvre d'amour. A son habitude, l'écrivain aborde le problème
de manière personnelle, intransigeante, absolue: cette vie
qui aboutit à la mort, dit-il, n'est valable que par l'amour. tout en
constatant cette vérité première, il pose aussitôt la question fondamentale
: quel est cet amour qui fait vivre les hommes ?
Après avoir, dans ses leçons philosophiques de 1820, souligné
que l'affirmation de la Volonté est d'abord affirmation du corps,
avec, d'une manière générale, deux conséquences égoïstes:
l'amour sexuel et l'égoïsme moral, Schopenhauer expose sa théorie
au chapitre 22 (Vie de l'espèce) et surtout dans le célèbre chapitre
44 du second volume du Monde comme Volonté et représentation,
intitulé Métaphysique de l'amour sexuel.
A tous les degrés d'objectivation de la Volonté, dit le philosophe,
le but premier de la nature est de perpétuer les espèces. La
finalité de l'amour, de toute cette conquête, cette mimique, cette
recherche, cette comédie qui gouvernent le monde, est de composer,
en un perpétuel recommencement, la génération suivante. Et si
Schopenhauer décrit avec un remarquable talent les affres du mal
d'aimer, c'est pour rappeler que la douleur d'amour ne saurait être
le propre de l'individu éphémère, mais qu'elle est « le soupir de
22. De la Vie, chap. XXXI.
46 E.SANS
l'espèce» et que les organes sexuels sont le « foyer de la Volonté»
(der Brennpunkt des Willens). L'amour n'est donc qu'un piège
tendu par le Vouloir-vivre. Car, comme le dira un siècle plus tard
Rémy de Gourmont dans sa Physique de l'amour, « le but de la vie,
c'est tout simplement le maintien de la vie ».
Tolstoï a certainement lu ces chapitres de Schopenhauer avec
beaucoup d'intérêt, car il n'a pas laissé de souligner le caractère dégradant
de l'amour. Merejkovski disait que, si Dostoïevski est « le
voyant des mystères de l'esprit », Tolstoï, lui, est « le voyant des
mystères de la chair». Personne en effet n'a su illustrer mieux que
lui, en tant qu'écrivain, la théorie philosophique de Schopenhauer,
en décrivant avec une absolue maîtrise artistique les avatars de
l'amour et les turpitudes sexuelles, depuis le sentiment enfantin de
Nicolas pour Sophie Valakhine dans Enfance et Adolescence, jusqu'au
réveil des sens dans le Père Serge, en passant par les bacchanales
des Cosaques et du Diable, l'amour sensuel de Pierre Bezoukhov
pour Hélène Kouraguine, l'amour poétique de Natacha Rostov
pour le prince André Bolkonski, l'amour idyllique de Lévine
pour Kitty ou la passion douloureuse et fatale d'Anna Karénine,
décrite précisément au moment où Tolstoï lisait avec avidité et enthousiasme
l'oeuvre de Schopenhauer. Et cette extraordinaire Sonate
à Kreutzer de 1889 n'est-elle pas une description du gouffre
de l'animalité, quand l' écrivain délaisse les portraits de Marianna,
de Natacha, de Kitty, filles en fleurs faites pour la joie de vivre
dans l'amour et la maternité? C'était le moment où - dissension
capitale dans la doctrine - Tolstoï opposait à l'Eglise son attitude
intransigeante et hautaine de « chrétien intégral », et où il poussait
sa haine de la chair jusqu'à l'abhorrer même dans le mariage,
s'exclamant avec sa brutalité coutumière (alors qu'il venait de faire
à sa femme son treizième enfant !) : «Pourquoi, s'il y a affinité
d'âmes, faut-il coucher ensemble? »
L'amour comme passion permanente, funeste et irrésistible,
celle qui crée la lourde atmosphère passionnelle de l'Idiot et des
Frères Karamazov ou l'extrême tension qui règne dans la Messe
des morts de Przybyszewski, cette passion destructrice est ici le
thème essentiel: celui du sentiment dégradant et délétère, associé à
la musique, diabolique et sensuelle, qui vient conforter et exacerber
les appels de la chair. «L'amour, dira Céline, c'est l'infini à la
portée des caniches »...
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 47
Il n'est donc pas surprenant que la femme reçoive dans l'oeuvre
de Tolstoï des traits négatifs23 , avec ces trois types que sont la
« femme-fourneau », mère aimante et épouse fidèle, la « femmebrasero
», fortement sexuée, coquette et cocotte, et la « femmefumeron
», qui se situe à mi-chemin entre les deux premières.
Ainsi, qu'elle soit reine, putain ou mère, soeur, nourrice esclave, la
femme fortifie et entrave à la fois la nostalgie de Dieu ; elle est
l'instrument par excellence du piège tendu par le Vouloir-vivre.
L'instinct sexuel, dit Schopenhauer, se manifeste pour l'homme
dans la virilité, c'est-à-dire dans l'aptitude à la reproduction; il apparaît
chez la femme sous les formes physiques désirables, la santé,
la jeunesse et la beauté24• Mais Tolstoï rappellera dans le même
temps, non sans parenté avec Maupassant, son dégoût du corps
féminin, associé, dans une page de Résurection, à la peur de mourir
et de pourrir.
Ainsi, élevé dans la société de femmes aimantes mais dépourvues
d'autorité, Tolstoï a pu commencer, dans son rêve de mariage
avec la terre, par décrire la fraîcheur et la simplicité des jeunes paysannes
; il a pu rappeler ces figures de femmes témoins des sacrements
de vie et de mort. Mais il ne tardera pas à fustiger, avec de
plus en plus de violence, la mesquinerie de la femme. Ce sentiment
d'animosité toujours latent se trouve conforté en 1873 par la lecture
de deux ouvrages (L'homme-femme et la Femme de Claude), où
Alexandre Dumas fils donne une image particulièrement négative
de l'Éternel féminin.
De là vient ce que Marie Sémon a appelé la « désublimation du
couple ». Dans la nouvelle phase de sa pensée où se trouve l'écrivain
depuis la crise religieuse survenue après Anna Karénine, obsédé
par la quête de la foi, il va jusqu'à renier le mariage et à prôner
la chasteté absolue - moyen essentiel de rompre la chaîne
infernale du Vouloir-vivre -, la lutte sans merci contre l'univers
sensuel illustrée par la mutilation du père Serge. Ainsi, à travers les
couples antithétiques qui peuplent son oeuvre, Tolstoï pratique un
incessant va-et-vient entre la sublimation de l'amour et une profanatrice
désublimation.
23. Cf. Marie Sémon, Les Femmes dans l'oeuvre de Tolstoï; Paris, Institut d'Etudes
Slaves, 1984.
24. Journal, 11-06-1899, et Postface de la Sonate à Kreutzer.
48 E. SANS
Car, aux yeux de Tolstoï, l'amour véritable ne se situe pas à ce
niveau. Il est, pour reprendre le vocabulaire pascalien, d'un autre
ordre. Il ne saurait s'épanouir que dans l'agapè, lorsque la vie,
spiritualisée à la fois par le sentiment et par la raison, parvient à se
transcender elle-même. L'amour sensuel n'est que l'un des deux
termes, le plus vil, le plus méprisable, de l'amour. Schopenhauer ne
nie pas le caractère positif de l'amour, mais il le situe dans l'agapè.
C'est bien cette notion que va reprendre Tolstoï.
Schopenhauer a bien défini en effet, à la suite de Platon, ces
deux composantes, en particulier au § 547 des Neue Paralipomena,
où il relève l'ambivalence du terme Liebe, qui caractérise à la fois
l'amor, manifestation de la Volonté de l'espèce dans la poursuite
de ses buts égoïstes, et la caritas, fondée sur la pitié et la reconnaissance
de l'unité métaphysique des êtres. Et, au § 67 du Livre
IV du Monde comme Volonté et représentation, il écrit cette phrase
capitale: « Tout amour véritable et pur est pitié, et tout amour qui
n'est point pitié est égoÏsme25• »
La compassion est en effet, aux yeux de Schopenhauer, le
« phénomène éthique fondemental ». La supériorité de l'homme
sur les autres êtres, dit-il, c'est sa capacité de souffrance
consciente. Dans un monde où domine l'égoïsme, la pitié représente
ce « lutteur de force égale» qui permet de le vaincre et de
reconnaître l'unité des êtres, le tat twam asi (<< Tu es cela ») de la
philosophie indienne. Ce ressort essentiel a été condamné, pour des
raisons diverses, par Platon, par Spinoza, par Kant qui le considérait
comme sans valeur, et le sera par Nietzsche qui y verra une
forme plus subtile de l'amour de soi; mais Aristote en avait fait
l'un des moments principaux de l'action tragique. Le principe fondamental
de toute morale authentique, dit Schopenhauer, se résume
dans cette formule: « Nerninem laede ; imo omnes, quantum potes,
juva. » Car il s'agit de combattre avant tout l'égoïsme qui, lui, nous
dit : «Neminem juva ; imo omnes, si forte conducit, laede » et
même: « Imo omnes, quantum potes, laede. » - L'égoïsme étant
le « ressort anti-moral » le plus redoutable, l'absence de toute motivation
égoïste est, par conséquent, le critère de la moralité d'une
action. Et le philosophe rappelle la justification métaphysique de
l'unité des êtres au chapitre II du Fondement de la morale (§§ 21 et
25. Cf. Lettre à Fet, 28/29-04-1876.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 49
22) intitulé Explication métaphysique du phénomène éthique fondamental:
l'individuation n'est qu'un simple phénomène, né de
l'espace et du temps; la multiplicité des individus est elle aussi
subjective, c'est-à-dire présente uniquement dans ma représentation.
«Le christianisme dit : aime ton prochain comme toi-même.
Moi, j'ai dit : reconnais-toi réellement toi-même dans ton prochain,
et reconnais la même chose dans tout le reste» (Neue Paralipomena.,
§ 232).
De ce principe découlent deux vertus, l'une négativement: la
justice, car la compassion me retient de faire du mal à autrui;
l'autre positivement, la plus belle, qui est l'amour du prochain, car
la compassion me pousse à faire le bien pour autrui : nous voici
dans le domaine de la charité.
Il est évident que Tolstoï ne pouvait qu'être sensible à cette morale
de l'affectivité, qu'il a développée de plus en plus amplement
au cours de son évolution religieuse après la crise, mais, s'il a largement
assimilé les vues schopenhaueriennes, il n'en a pas moins
suivi sa propre route. Essayons de retracer ce cheminement.
Schopenhauer développe assez longuement le thème de la charité
(Fondement de la morale, § 18), mais il l'envisage essentiellement
sur le plan théorique, car à ses yeux le véritable sage est celui
qui nie le Volonté, et donc toute action positive. La charité est pour
lui une notion philosophique qui fait partie intégrante de son système.
En aucun endroit de son oeuvre, Schopenhauer n'a fait, de
manière expresse, l'éloge du comportement altruiste, dynamique et
actif, empirique et concret. Sa morale, qui est finalement une morale
de quiétude personnelle, est dans son essence plus proche de
l'idéal bouddhique que de l'idéal chrétien, et - de même que son
esthétique est une esthétique de la contemplation et non de la création
-, son éthique est intrinsèquement passive. Tolstoï, lui, est
mû par le sentiment de la solidarité humaine et chrétienne. Mais il
inclut ce sentiment dans une religion qui lui est propre. Voyons
comment.
Aimer, dit-il, c'est faire le bien: application tolstoïenne de
l'amour évangélique qui, après la crise de conscience, portera
l'écrivain à la solution définitive; à l'amour charnel, impur, il opposera
un amour généreux caractérisé par le don de soi. Tolstoï
pose littérairement dans le Père Serge et philosophiquement dans la
50 E.SANS
Postface de la Sonate à Kreutzer le problème de la pureté.
L'amour-Eros est source d'impureté et de souffrance. Il importe de
lui opposer - de lui substituer - l'amour surnaturel, c'est-à-dire
l'amour du prochain, amour qui est le sens de la fraternité humaine,
l'amour évangélique de l'homme dans ce qu'il a de spirituel et de
divin, cet amour qui vainc les passions, la souffrance et la mort
même. Cette transmutation de l'amour se traduit, à partir de la sensualité
de jeunesse et jusqu'à la pureté du père Serge, par une tendance
croissante à la spiritualisation.
La charité chrétienne qui, dira Patrick Grainville26, «balance
dans une définition de vertige entre l'amour de Dieu et l'amour du
prochain », est une vertu surnaturelle par laquelle nous aimons
Dieu pour lui-même et par-dessus toutes choses, à cause de sa
bonté infinie, et le prochain comme nous-mêmes pour Dieu.
Mais, afin d'apporter à ces notions les nuances nécessaires, il
faut rappeler l'évolution des conceptions religieuses de Tolstoï27•
Le dénouement d'Anna Karénine ainsi que l'épigraphe choisie
par l'écrivain (<< Je me suis réservé la vengeance et c'est moi qui
punirai »)28 et aussi les interrogations de Lévine trahissent déjà le
drame intérieur de l'écrivain, son angoisse religieuse et sa conviction
que « c'est la foi qui fait vivre les hommes ». Voici sans doute
le point essentiel qui sépare Tolstoï de Schopenhauer, délibérément
athée ou au moins agnostique: la foi oblige l'homme au bien.
De là viennent les attaques de Tolstoï contre la philosophie
rationaliste purement intellectuelle, qui est «une monstrueuse
création de l'Occident », et « ni Platon, ni Schopenhauer, ni les
penseurs russes n'ont pu concevoir une telle philosophie », écrit-il
à son ami Strakhov en 1872. Dieu est Amour. Il est Vie et Amour.
Sans doute Tolstoï demeure-t-il sensible aux arguments de Kant et
de Schopenhauer démontrant l'impossibilité qu'il y a à prouver raisonnablement
l'existence de Dieu. Mais le plus souvent il les réfute:
Dieu est ce sans quoi on ne peut vivre. Connaître Dieu, c'est
vivre. Il faut donc vivre dans la quête de Dieu, et il n'y a alors plus
de vie possible sans Dieu.
26. «Vertus et péchés », in Le Monde, 7-08-1999.
27. Cf. l'excellente thèse de N. Weisbein, op. cil.
28. Saint Paul (Epître aux Romains, XII, 19), que Tolstoï avait lu chez Schopenhauer.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 51
Mais Tolstoï (en particulier lorsqu'en 1880, au lendemain de sa
crise de conscience, il commence à travailler à sa Réunion, traduction
et examen des quatre Evangiles, dont des extraits seront publiés
en 1890 sous le titre Abrégé de l'Evangile) prend soin d'éviter
à la fois le point de vue théologique et le point de vue historique :
le christianisme n'est pour lui ni une pure révélation, ni une simple
manifestation historique, mais la seule doctrine qui donne un sens à
la vie. Tolstoï en arrive donc à une sorte d'Evangile « matérialiste
», c'est-à-dire « ne cherchant que l'intégralité de la pure doctrine
chrétienne, en faisant volontairement abstraction de tout ce
qui dépassait sa raison29 ». Et, dès le 4 mars 1855, il écrivait dans
son Journal ces lignes capitales: « Une discussion sur la Divinité
et la foi m'a amené à une grande idée, à la réalisation de laquelle je
me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée, c'est la fondation
d'une nouvelle religion, correspondant au niveau de développement
de l'humanité, la religion du Christ, mais purifiée du
dogme et des mystères, une religion pratique ne promettant pas le
bonheur de la vie future, mais le donnant sur cette terre. » Largement
inspirée de Rousseau, cette religion pratique, sorte de christianisme
panthéiste et anarchiste dénué de tout mysticisme, est une
vaste utopie sociale fondée sur les principes de la participation de
tous aux travaux nécessaires à la vie et à la lutte contre les injustices
sociales et de la non-résistance au mal par la violence. Tolstoï
rejette l'idée d'un Dieu personnel- et a fortiori celle de la Trinité
- et rappelle que « la doctrine de Jésus doit être crue non
parce qu'elle est de Jésus, mais parce qu'elle est la vraie30 ». Il se
situe donc carrément en dehors de l'Eglise (ce qui lui vaudra son
excommunication). La partie négative de la doctrine, qui apparaît
dans le Sermon sur la montagne, est compensée par une partie
positive qui se résume en ce seul commandement: Aime Dieu et
ton prochain comme toi-même.
Ainsi, à Schopenhauer qui souligne que la perception est illusoire
(le voile de Maya) et que le mal, produit d'une Volonté absurde,
est l'existence même, car la vie est, « par essence », douleur,
29. N. Weisbein, Introduction à l'abrégé de l'Evangile, Thèse complémentaire en vue
du doctorat ès-lettres, Klincksieck, 1969, p. VII sqq.
30. Ma religion, chap.IX. - Schopenhauer, qui s'insurge essentiellement contre le
théisme, reconnaît une incontestable valeur à la morale chrétienne, qu'il juge supérieure
à la morale hellénique (Fondement de la morale, § 19), et apprécie la figure
du Christ en raison de sa suprême qualité morale.
52 E. SANS
Tolstoï oppose la réalité vivante de la connaissance de Dieu en
l'amour, qui est sa preuve authentique. En fait, il assimile le
concept schopenhauerien pour en réaliser la vérité tangible dans
l'action vivante.
Et c'est de cette manière que la question du sens de la vie trouve
une réponse. C'est dans sa Confession, en 1879, que Tolstoï expose
le plus clairement, à l'heure où il découvre ce que devient sa foi,
son raisonnement sur les quatre issues au problème existentiel.
Cette réponse, en effet, est quadruple. Elle est donnée par Socrate,
par Schopenhauer, par Salomon et par Bouddha. Mais elle ne satisfait
pas Tolstoï.
Socrate soutient que nous n'approchons de la vérité que dans la
mesure où nous nous éloignons de la vie, en nous libérant du corps.
La vie du corps est un leurre et la source de tout mal. Sa destruction
est le seul bien que nous devions désirer: « Le sage cherche sa
mort toute la vie et c'est pourquoi il ne craint pas la mort. »
Pour Schopenhauer, l'homme, produit de l'individuation à travers
l'objectivation de la Volonté, n'est en fait que volition, et la
destruction de cette volition ne laisse que le néant. Mais, à l'inverse,
pour celui qui sait nier cette Volonté, c'est notre monde
« réel » qui est le néant.
Salomon considère que tout est vain: «Vanitas vanitatum et
omnia vanitas » (Ecclésiaste, chap. IX, 2-6), la sagesse comme la
sottise, la richesse et la pauvreté, la joie et la douleur. L'homme
mourra et de lui il ne restera rien. Et tout cela est inepte.
Bouddha apprend à connaître l'inéluctable loi de la mort dans
l'aventure du prince Çakya-Mouni qui trouve un cadavre sur son
chemin et s'épouvante de proche en proche: vivre avec le sentiment
du caractère inéluctable de la faiblesse, de la souffrance, du
vieillissement et de la mort est impossible. Il faut se libérer de la
VIe.
Ainsi, aux yeux de Tolstoï, la connaissance humaine des sages
n'apporte pas de réponse satisfaisante. Après avoir constaté la
faillite de la connaissance scientifique, il enregistre celle de la
connaissance spéculative. ll est donc conduit à prendre en considération
la vie elle-même, à partir des réponses des sages, qui sont
l'indifférence, un certain épicurisme, le suicide et la résignation. Or
si la connaissance rationnelle réfute le sens de la vie, l'humanité
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 53
dans son ensemble acquiesce à la vie et admet ce sens à travers sa
connaissance irrationnelle, qui est la foi Mais la foi de Tolstoï n'est
pas celle qui se fonde sur la croyance à la personne divine ou à la
Création. « La foi est la force vive de la vie. » Et Tolstoï, abandonnant
savants et théologiens, se tourne vers les pauvres, les humbles
et les ignorants, c'est-à-dire les simples. Car ce sont eux qui possèdent
la foi véritable.
Ainsi se trouve élaborée la doctrine de l'amour universel et de la
non-violence, qui rapproche Tolstoï de la philosophie orientale et
particulièrement de Gandhi, lequel se considérait comme un de ses
disciples.
L'influence de l'oeuvre de Schopenhauer sur Tolstoï est incontestable.
Nous avons essayé d'en suivre le cheminement, en relevant
à la fois leurs ressemblances et leur différence. Nous pourrions
en conclusion redire l'ambiguïté de l'oeuvre de Tolstoï et
rappeler combien il est difficile de fonder une morale.
On a pu dire31 que Tolstoï a été « à la fois le Rousseau et le Luther
de la Russie ». Mais son orgueil, son action velléitaire ? Relevant
ses jugements négatifs sur Shakespeare ou sur Tourgueniev,
André Suarès écrit: « L'Evangile à la main, Tolstoï déteste la supériorité.
Il faut que tout rival lui cède. Il a parlé d'Ibsen et de Wagner
en termes outrageants. Wagner ignorait sans doute jusqu'au
nom de Tolstoï. Quant à Ibsen, s'il l'a connu, il était trop intelligent
pour en rien dire. La grande politique d'Ibsen a toujours été de se
taire [... ]. Si jamais pourtant il y eut un poète puissant en morale,
et terrible en pureté, c'est bien lui. Tolstoï, bien plus impur, est
bien plus vivant. Mais il a toujours un moujik dans sa poche pour
se donner saintement raison32. »
Il n'est pas impossible que la pensée de Tolstoï ait été trahie, ou
du moins déformée et exagérée par les tolstoïens. Il n'en reste pas
moins qu'il est bien malaisé d'instituer une morale. C'est ce que
Schopenhauer et Tolstoï ont voulu faire, chacun à sa façon. Encore
eût-il fallu que les actes fussent à la hauteur des intentions. On sait
ce qu'il en est de Schopenhauer. Pour ce qui est de Tolstoï, irons-
31. Sophie Laffitte, Texte d'introduction à l'exposition organisée pour le cinquantenaire
de la mort de Tolstoï, Bibliothèque nationale, Paris, 1960, p. XI.
32. André Suarès, Trois grands vivants: Cervantes, Tolstoï; Baudelaire, Paris, Grasset,
1938, p. 224.
54 E.SANS
nous jusqu'à accepter cette formule cruelle d'Aimée Alexandre:
« Tolstoï ne savait pas aimer33 » ... ? Mais du moins le grand Russe
n'a-t-il jamais laissé de souffrir de sa situation. « Le sublime de cet
homme est dans l'immensité de son tourment34• » Il aurait pu, sans
nul doute, être un véritable disciple de Schopenhauer. Mais il y
avait Rousseau, il y avait l'âme russe, et il y avait surtout Léon
Tolstoï. Si l'apôtre de Iasnaïa Poliana ne savait pas aimer, Schopenhauer,
lui, ne voulait pas aimer. La grande différence entre
Tolstoï et Schopenhauer, c'est que ce dernier n'a jamais eu d'états
d'âme.
33. Le mythe de Tolstoï: Essai de biographie psychologique, Paris, Jupiter, 1960, p. 76.
34. François Porché, Portrait psychologique de Tolstoï; Paris, Flammarion, 1935,
p. 155. Cf. aussi l'article de Maurice Schumann, «Tolstoï et notre angoisse », Colloque
Tolstoï aujourd'hui, 10-13 octobre 1978, Paris, Bibliothèque russe de l'Institut
d'études slaves, t. LVII, 1980, p. 19-24.
 
https://ferrusca.files.wordpress.com/2014/07/123.pdf