8 août 2016

Les jeux de langage chez Wittgenstein

1. RÉSUMÉ

Dans leur acception tardive (à partir des Investigations philosophiques), les jeux de langage de Wittgenstein constituent des notions de première importance pour la réflexion sur les signes dans la mesure où ils recouvrent l’entier des pratiques sémiotiques. Ils sont à concevoir comme les paramètres conceptuels partagés qui permettent le repérage ou la production des signes, ainsi que l’établissement des relations de signification et de représentation.

On présente ici trois notions interdépendantes : les jeux de langage (pratiques sémiotiques – qui, malgré le terme « langage », ne se limitent pas au langage verbal), les coups dans les jeux de langage (actions concrètes accomplies au sein d’un jeu de langage donné et matière première de la réflexion sémiotique) et la grammaire des jeux de langage (architecture conceptuelle qui conditionne l’usage des signes).

Pour prendre un exemple qui ne doit aucunement être considéré comme un paradigme exclusif, on pourrait, en première approximation, dire ainsi que l’interprétation des textes de loi, dans son principe, est un jeu de langage, une manière réglée d’attribuer de la signification ; que telle interprétation particulière de tel texte de loi, composée d’un ensemble défini d’arguments, est une série de coups dans le jeu de langage de l’interprétation des textes de loi ; et que les concepts de droits, de devoir, d’obligation, de possibilité, de responsabilité, d’action, etc., que présuppose l’interprétation en acte sont la grammaire de ce jeu de langage.



2. THÉORIE

2.1 JEU DE LANGAGE

2.1.1 CONTEXTE

Centrale dans la seconde philosophie de Wittgenstein, cette notion n’en reste pas moins difficile à cerner et à saisir, pour au moins deux raisons. Premièrement, du Cahier bleu à De la certitude, on peut repérer plusieurs usages distincts des « jeux de langage » : ces derniers réfèrent tantôt aux exemples fictifs façonnés par le philosophe pour éclairer le fonctionnement ordinaire du langage, tantôt aux jeux enfantins accompagnant l’apprentissage du langage, tantôt aux pratiques sémiotiques, c’est-à-dire aux manières socialement partagées d’utiliser les signes, de signifier, de représenter. Deuxièmement, la notion ne fait jamais l’objet d’une définition explicite, Wittgenstein préférant procéder par exemples, par fragments d’analyses courts et denses qui nous laissent entendre ce que sont les jeux de langage.

Nous présenterons ici l’acception tardive des jeux de langage, celle qui commence à apparaître dans les Investigations philosophiques pour prendre le devant de la scène dans De la certitude : les jeux de langage comme pratiques sémiotiques. Sans pour autant régler de front le problème de l’absence de définition, nous tâcherons néanmoins de proposer un parcours raisonné qui permettra de saisir les concepts clés et reliés de jeu de langage, de coup et de grammaire. Pour que le panorama soit complet, il faudrait aussi aborder la forme de vie, c’est-à-dire l’environnement culturel dans lequel prend place un jeu de langage, la « communauté dont la science et l’éducation assurent le lien » (Wittgenstein, 1976 : 229) – mais, faute de place, nous laisserons ce soin à d’autres.

2.1.2 CONCEPT

Au paragraphe 23 des Investigations philosophiques, Wittgenstein propose une série d’exemples grâce à laquelle nous devons nous représenter « la multiplicité des jeux de langage » :

« Commander, et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement. Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des “ rondes ”. Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. » (Wittgenstein, 1961 : 125)

Ce sont là des pratiques sémiotiques présentant des régularités et où le langage joue souvent un rôle essentiel. Comme on va le voir, parler de jeux de langage revient à jeter sur ces pratiques un regard particulier : c’est les considérer comme une activité dont l’exercice est conditionné par un ensemble de concepts discrets que l’analyse doit chercher à formuler.

D’une manière un peu simpliste, on pourrait dire qu’énoncer des propositions revient à aligner une suite de mots. Or, cette activité se fait non pas au hasard, mais bien en respectant un certain nombre de règles que décrivent les grammaires françaises que nous consultons parfois. Jointes au lexique (c’est-à-dire aux unités combinées, par exemple des mots), ces règles sont les conditions de possibilité de nos innombrables propositions. À une échelle infiniment plus vaste, les jeux de langage pointent une idée semblable : nos manières d’interagir avec les signes sont réglées et il faut mettre ces règles au jour. S’il peut s’apparenter au concept de « convention », celui, wittgensteinien, de « règle » s’en distingue toutefois par ceci que les règles sont essentiellement d’ordre conceptuel, et qu’elles ne font pas (et ne peuvent pas faire) l’objet d’un accord ou d’une réflexion préalable. Elles ne font pas l’objet d’un accord, dans la mesure où l’on ne peut pas ne pas être d’accord avec les règles d’un jeu de langage : cela signifierait tout simplement ne pas jouer ce jeu de langage ; en cette matière, il n’y a pas de choix. Elles ne font pas l’objet d’une réflexion préalable, à l’exception très partielle de ce que nous entendons couramment par « jeu » et dont les règles – ou plus exactement une petite partie d’entre elles – sont d’emblée explicitées ; mais il faut insister pour dire que ce cas est l’exception et non la norme.

On peut également faire un parallèle avec les actes de langage. Selon la pragmatique anglo-saxonne (on fait principalement allusion à John L. Austin (1970) et John R. Searle (1972)) lorsque nous parlons, nous accomplissons des actes illocutoires, comme affirmer, promettre, demander, suggérer, refuser, etc. Or, pour prendre cet exemple, on ne promet pas n’importe quoi n’importe comment : on ne promet que quelque chose de prospectif, qui ne va pas s’accomplir nécessairement, que l’on a l’intention d’accomplir et qui possède une valeur positive pour la personne à qui l’on promet. Ainsi, on ne peut pas promettre d’avoir été sage, promettre que le soleil va se lever demain matin (à moins de circonstances clairement apocalyptiques), promettre que l’on va prendre, dans l’heure qui suit, la première navette spatiale qui décolle, ni promettre à notre interlocuteur qu’on va le torturer longuement et cruellement (à moins de pratiques sexuelles qu’on qualifiera prudemment d’alternatives). Autrement dit, les actes de langage sont des pratiques langagières réglées.

C’est l’idée essentielle derrière le concept de jeu de langage : nos pratiques sémiotiques, qu’elles soient strictement langagières ou que le langage y joue un rôle plus ou moins apparent, sont à envisager comme étant elles aussi réglées ; il ne s’agit pas de gestes posés au hasard ou de paroles proférées aléatoirement, mais bien d’actions qui doivent leur légitimité, leur pertinence et même leur existence à un ensemble de règles qui détermine leur exercice.

La comparaison avec les jeux, en quoi s’enracine le concept wittgensteinien, s’avère également éclairante. Pour comprendre nos pratiques, il faut les envisager comme nous envisagerions des jeux qui nous sont inconnus et dont nous voulons saisir les règles. Devant une partie d’échecs, si nous ignorons tout de ce jeu, nous nous dirions ainsi que les gestes accomplis par les participants ne sont pas aléatoires, que tous ne sont pas également possibles en toutes circonstances, que tous ne se valent pas, etc. Nous comprendrions progressivement les possibilités de déplacement des pièces, la valeur des pièces, le but du jeu, etc. Bref, nous appréhenderions peu à peu les règles qui donnent leur sens à cet espace réduit, à ces objets, à ces mouvements – en un mot, à cette pratique, à ce jeu (de langage). Il en va de même pour tous les jeux de langage cités par Wittgenstein plus haut.

Mais ce ne sont bien entendu pas les seuls jeux de langage possibles. Dans De la certitude, Wittgenstein montre par exemple que l’histoire (comme discipline) peut être envisagée comme un jeu de langage : c’est une manière réglée d’attribuer de la signification à des événements.

REMARQUE : LA PLURALITÉ DE LA PRATIQUE HISTORIENNE

Compte tenu de la complexité actuelle de la discipline historique en tant que telle, il vaudrait mieux dire qu’elle consiste en un ensemble de jeux de langage apparentés, qui se distinguent à la fois par leurs objets (histoire sociale, économique, culturelle, politique) et par les perspectives dans lesquelles ces objets sont construits et rendus signifiants (approche marxiste, foucaldienne, Annales, etc.).

On pourrait d’ailleurs poursuivre l’investigation dans le domaine littéraire, et y discerner une vaste mosaïque de jeux de langage, du côté tant de la production que de la réception. Écrire un roman, un poème, un article scientifique sont des jeux de langage – tout comme lire un roman, un poème ou un article scientifique. Faire une analyse à la Greimas ou une analyse psychanalytique d’une nouvelle de Maupassant sont également deux pratiques distinctes.

Dans le domaine sportif, pour prendre une dernière série d’exemples, on peut aussi discerner tout une panoplie de jeux de langage. D’abord, chaque sport est en lui-même, d’emblée, un jeu de langage, puisqu’il est une pratique réglée par un ensemble de concepts (joueur, terrain, but, points, etc.). Et si l’on se transporte du côté des journalistes sportifs, on trouve également présence de plusieurs jeux de langage : ainsi, la description et l’analyse d’un match sont deux jeux de langage tout à fait distincts.

Évidemment, lorsqu’on a dit cela, on a peu dit, et il faut poursuivre la réflexion. Il va notamment falloir définir la nature des règles qui donnent existence et sens aux divers jeux de langage. Mais avant d’aborder cette question des règles, c’est-à-dire de la grammaire, il faut parler de la notion de coup dans un jeu de langage.

2.2 COUP

La notion est fort simple, mais d’importance dans la pensée wittgensteinienne. D’ordinaire, nous ne sommes pas en contact avec les jeux de langage en tant que tels, mais bien avec des actions faites dans le cadre d’un jeu de langage : nous ne voyons pas les échecs, mais bien une partie d’échecs ; non pas la promesse, mais bien une promesse spécifique ; non pas le roman, mais bien un roman ; non pas l’analyse textuelle, mais bien une analyse textuelle. Le jeu de langage est en un sens une hypothèse que nous faisons sur le fondement du comportement sémiotique des individus, en supposant que ce comportement n’est pas aléatoire, mais fonction de règles spécifiques.

Si, pour certains jeux de langage, il existe des règles précisément et explicitement formulées qu’on peut apprendre préalablement au jeu en question, il n’en va pas de même pour la plupart d’entre eux : en reprenant la liste d’exemples wittgensteinienne, on constate qu’il n’existe pas de « livre de règlements » pour les jeux qui consistent à rapporter un événement, à faire des conjectures au sujet d’un événement, à faire un mot d’esprit. Tout ce que nous possédons, dans ces cas-ci (les plus nombreux), ce sont des événements rapportés, des conjectures et des mots d’esprit faits dans des circonstances diverses et à partir desquels nous devons inférer à la fois le jeu de langage et ses règles. La plupart du temps, nous sommes donc en contact avec des actions faites dans des jeux de langage encore à identifier : et ces actions sont ce que Wittgenstein appelle des coups dans des jeux de langage.

C’est ainsi que, dans la plupart des pratiques de production et d’interprétation de signes, la matière première d’une réflexion wittgensteinienne est l’action, le coup (ou l’ensemble de coups), à partir duquel on peut remonter au jeu de langage et à sa grammaire. Le texte qu’on lit actuellement est un ensemble de coups dans un jeu de langage qu’on pourrait provisoirement intituler « présentation (ou vulgarisation) d’une théorie » ; et les modalités du rapport sémiotique que ce texte entretient avec l’œuvre de Wittgenstein sont en lien direct avec les règles de ce jeu de langage. Telle caricature dans la presse écrite est un coup dans le jeu de langage de la caricature. Lorsque nous supposons que le comportement inhabituellement agressif d’un voisin, d’un collègue, d’un ami est dû aux pressions qu’il éprouve sur son lieu de travail, nous risquons un coup dans le jeu de langage de l’interprétation du comportement humain (ou dans l’une de ses versions plus ou moins fréquentables : interprétation biologique, psychologique, sociologique, politique, religieuse, raciale, etc.).

Si le coup est la voie d’accès privilégiée au jeu de langage comme tel, c’est pour deux raisons. D’une part, comme Wittgenstein le laisse clairement entendre dans De la certitude par le biais d’une métaphore géométrique, la plupart des règles d’un jeu ne s’apprennent pas explicitement, mais se découvrent a posteriori grâce à une réflexion sur les coups : « 152. Les propositions qui pour moi sont solidement fixées, je ne les apprends pas explicitement. Je peux les trouver après coup, comme je trouve l’axe de rotation d’un corps en révolution. L’axe n’est pas fixé au sens où il serait maintenu fixe, mais c’est le mouvement tout alentour qui le détermine comme immobile. » (Wittgenstein, 1965 (1976) : 60)

D’autre part, et plus fondamentalement encore, le lien est intime entre les coups et la grammaire : ceux-là n’ont de sens qu’à se situer dans l’aire de discours et d’action ouverte et délimitée par celle-ci.

2.3 GRAMMAIRE

Assurément, la grammaire d’un jeu de langage – ce qu’on a aussi appelé « règles » dans ces lignes – est la clé de voûte de la réflexion wittgensteinienne et son dévoilement est le but de l’analyse. D’emblée, la précision s’impose : le terme sera à saisir dans une acception différente de son acception courante. Il faut en effet dire la nature essentiellement conceptuelle de la grammaire chez Wittgenstein, même si ces concepts peuvent parfois être exprimés sous la forme de propositions. Ces concepts ou ces propositions grammaticales sont la condition de possibilité des coups accomplis dans les jeux de langage (parfois appelés « propositions empiriques »).

Ici, le parallèle est à nouveau éclairant avec les jeux ou les sports, et le rôle qu’y jouent les règles. Ces dernières interdéfinissent les éléments constitutifs du jeu, leur assignent un rôle, une signification, définissent l’espace et le temps du jeu, les fonctions et buts des participants, etc. Bref, elles créent et structurent une aire de discours et d’actions potentiels qui leur doivent leur sens. Telle action précise au football, au bridge, aux dames, doit son sens et même son existence à l’entier des règles du jeu. Les règles imposent leur ordre à la portion de réalité où le jeu se déroule. Même un objet empirique apparemment stable comme le corps humain se trouve à être découpé en zones diverses qui ont des significations distinctes et variables selon les sports : les hanches ont à la boxe une signification qu’elles n’ont pas ailleurs ; la main et le pied n’ont pas le même sens au hockey et au soccer ; à l’escrime, le torse a une signification qu’il ne possède pas au judo ; etc. Comme Wittgenstein le dit dans les Investigations philosophiques : « 373. C’est la grammaire qui dit quel genre d’objet est quelque chose ». (Wittgenstein, 1961 : 243)

REMARQUE : LES TYPES DE RÈGLES

Il est utile à ce point de mentionner la distinction opérée par Searle (1973 : 1998) entre règles constitutives et règles normatives. Les premières créent le jeu, le définissent : sans elles, il n’existerait pas ; les secondes indiquent, à l’intérieur de l’aire créée par les premiers, les actions qui sont légitimes et celles qui ne le sont pas. Ainsi, jouer au poker en gardant quelques as dans sa manche, c’est contrevenir aux règles normatives ; par contre, jouer au poker en essayant d’accumuler le plus grand nombre de cartes de pique dans son jeu pour gagner, c’est contrevenir aux règles constitutives. Devant une infraction aux premières, on considérera que le joueur a commis une faute ou a triché ; devant une infraction aux secondes, on éprouvera une certaine perplexité, estimant que le joueur est en train de jouer à un autre jeu, parfois impossible à saisir. En parlant de « grammaire », Wittgenstein fait allusion aux règles constitutives.

Les règles constitutives des jeux et des sports sont la condition de possibilité des gestes accomplis dans la pratique de ces jeux et sports, tout comme les propositions grammaticales des jeux de langage sont la condition (conceptuelle) de possibilité des coups faits dans ces mêmes jeux. Et, comme le dit Wittgenstein dans les Investigations philosophiques : « Notre investigation ne porte pas sur les phénomènes, mais, comme on pourrait dire, sur les “possibilités” des phénomènes. Nous prenons conscience du mode des énoncés que nous formulons à l’égard des phénomènes. […] Notre investigation de ce fait en est une grammaticale. » (Wittgenstein, 1961 : 159)

Ainsi, nos comportements langagiers (entre autres) sont des coups dans des jeux de langage (que souvent nous ignorons), et tirent leur sens de la grammaire de ces jeux ; et l’analyse part des coups pour saisir leurs conditions de possibilité grammaticales.

L’une des difficultés auxquelles se heurte cette analyse est notre familiarité avec les jeux de langage qui nous masque l’existence même des coups, jusque dans les cas pourtant clairs des jeux. Ainsi, lorsque, aux échecs, nous « prenons la tour de notre adversaire avec notre fou », nous pensons être devant des faits bruts ; il ne nous apparaît pas que ces déplacements d’objets dans l’espace ne peuvent être vus comme nous les voyons qu’à la condition d’avoir intégré les concepts interdéfinis de pièces, de déplacement, d’échiquier, de case, de joueur, d’acquisition, notamment. La grammaire de nos autres jeux de langage, qui parfois ne sont pas même nommés, possède un semblable caractère d’invisibilité familière.

Soit la proposition (empirique) suivante : « grand amateur de café depuis son adolescence, Jean est allé acheter de la crème à l’épicerie à 21 h 30 pour ne pas en manquer le lendemain matin ». Cette proposition, dans laquelle on aura reconnu un énoncé narratif assez rudimentaire, est un coup dans un jeu de langage : celui de l’action. L’analyse doit ici chercher à mettre au jour les concepts qui constituent sa grammaire. Cette grammaire, souvent décrite, est formée notamment des concepts d’intention, de but, d’agent, de mobile, de motif, etc. Ainsi, dans cette proposition, Jean est l’agent, ne pas manquer de crème pour son café le lendemain matin est son but, son action consiste à aller chercher de la crème à l’épicerie, son goût ancien pour le café est son mobile.

Pour prendre un autre type d’exemple, ce sont des raisons strictement grammaticales qui nous rendent perplexes devant une phrase semblable : « imaginez un vert d’un rouge légèrement bleuté, plus clair qu’un jaune tirant sur le gris ». Cette proposition empirique est un coup dans le jeu de langage des couleurs. Or, la grammaire de ce jeu implique entre les couleurs certaines relations et en exclut d’autres. Ce que nous appelons jaune, notamment, ne peut posséder la propriété d’être plus foncé que ce que nous appelons vert – pas plus que la tendresse ne peut être colérique, la pitié aimable ou la politesse désirante. La grammaire de nos jeux de langage exclut ces coups qui ne se situent pas dans l’aire des possibles qu’elle impose au discours et à l’action.

REMARQUE : LA FICTION

Il faudrait ajouter que la fiction, qu’elle soit littéraire, filmique, théâtrale ou même philosophique, peut se faire le lieu de l’exploration des limites de nos jeux de langage, voire de leur partielle remise en question. Elle peut ainsi contribuer d’une part à une meilleure connaissance de l’aire ouverte par nos jeux de langage, et d’autre part à l’élaboration exploratoire de grammaires atypiques. À plus d’un titre, l’œuvre d’Éric Chevillard, par exemple, joue de semblables rôles (voir notamment La nébuleuse du crabe (1993) ou Les absences du capitaine Cook (2001)).

La grammaire d’un jeu de langage ne fait pas l’objet d’un apprentissage et ses propositions sont d’office considérées comme hors de tout doute lorsqu’on y joue. Elles ne sont pas apprises en tant que telles, mais intégrées en même temps que l’on se familiarise, par la pratique avec un jeu de langage. Elles sont logiquement impliquées par les exemples qui nous permettent d’apprendre un jeu et ne font pas, sauf réflexion philosophique, l’objet d’une mise en évidence particulière. Si par ailleurs elles ne peuvent être mises en doute, c’est qu’elles sont la possibilité même du jeu joué : les mettre en doute revient à se situer hors du jeu. Ainsi, un psychanalyste ne peut douter de l’existence de l’inconscient sans cesser par le fait même d’être psychanalyste.

REMARQUE : LA DISTINCTION DIRE/MONTRER

La célèbre distinction wittgensteinienne entre dire et montrer prend tout son sens avec la question grammaticale. Tout coup dans un jeu de langage, toute proposition empirique consiste à la fois à dire quelque chose et à montrer la grammaire du jeu de langage. La position de Wittgenstein semble varier à propos de ce qui se montre. Dans le Tractatus logico-philosophicus, le philosophe est intraitable : « 4.1212. Ce qui peut être montré ne peut pas être dit ». (Wittgenstein, 1961 : 53) Impossible, donc, de parler de la grammaire, d’en nommer le contenu : on ne pourrait que chercher à en donner une idée, notamment avec des exemples hors-jeu comme nous l’avons fait tout à l’heure, pour éprouver l’aire grammaticale du jeu. Dans De la certitude, elle semble moins radicale : « 88. Il peut se faire par exemple que l’ensemble de notre recherche soit ainsi disposé que, de ce chef, certaines propositions, si jamais elles sont formulées, sont hors doute. Elles gîtent à l’écart de la route sur laquelle se meut la recherche. » (Wittgenstein, 1976 : 47)

2.4 JEU DE LANGAGE SÉMIOTIQUE

La théorie wittgensteinienne des jeux de langage peut à plus d’un titre s’avérer éclairante pour la réflexion sémiotique. En effet, toute interaction avec des signes, toute attribution de signification, toute production de signe doit son existence à son statut de coup dans un jeu de langage – c’est-à-dire à une architecture conceptuelle, une grammaire, qu’il faut mettre en lumière.

Prenons la définition augustinienne du signe : quelque chose mis à la place de quelque chose d’autre (à quoi il faut impérativement ajouter : dans un rapport de signification ou de représentation). Wittgenstein nous apprend qu’aucun des éléments constitutifs de la relation sémiotique (le signe, les modalités de représentation ou de signification, le référent du signe, etc.) n’existe hors d’un jeu de langage. Dans un acte interprétatif, rien n’est signe « en soi » : c’est la grammaire du jeu de langage qui rend possible l’identification du signe, de sa manière d’être signe et de ce dont il est le signe.

C’est la grammaire de la psychanalyse qui fait de l’oubli d’un objet un acte manqué, de cet acte manqué le signe d’un désir inconscient et qui permet l’inférence qui va de l’oubli au désir. C’est la grammaire du jeu de langage qui consiste à lire de la fiction qui permet de voir dans tel objet imprimé un discours fictionnel, et qui permet ensuite de se figurer le monde fictionnel que ce discours représente. C’est la grammaire de l’interprétation psychologique des expressions faciales qui nous permet de voir un signe dans un froncement de sourcils, et de voir dans ce froncement une expression dysphorique d’incompréhension, de désaccord, de scepticisme. Repérer un signe, quel que soit le degré de complexité de ce dernier, est déjà un coup dans le jeu de langage qui va permettre son interprétation : et la seule description du signe montre déjà la grammaire du jeu qui se joue.

Si l’identification et l’interprétation des signes sont des actions qui ont lieu au sein de jeux de langage que l’analyse peut décrire, il en va de même pour la production des signes. De ce point de vue, toute la théorie des genres littéraires peut être vue comme une vaste entreprise de mise en lumière de la grammaire des divers genres. Ainsi, la « Poétique » aristotélicienne qui nous est parvenue est une tentative d’analyse grammaticale de ces jeux de langage que sont la tragédie et l’épopée. La séquence narrative chez Greimas (voir sur cette question, dans Signo, le chapitre sur le schéma narratif canonique) ou Bremond est une mise en forme de la grammaire du récit : manipulation, compétence, performance, sanction, ou éventualité, passage à l’acte et achèvement seraient ici à envisager comme les éléments constitutifs de la grammaire du jeu de langage de la représentation d’action.

REMARQUE : ÉPISTÉMOLOGIE

D’une part, on évitera toutefois de fédérer sous la même bannière des réflexions dont les fondements épistémologiques sont si divers, voire opposés. Nos exemples visent à indiquer la nature de la réflexion grammaticale, non ses modalités. D’autre part, l’exemple de la narrativité met sur la piste de ce fait essentiel, que les jeux de langage ne sont pas intemporels et peuvent se modifier au cours de leur histoire : il semble difficile de vouloir élaborer un jeu de langage unique pour rendre compte de la narrativité à la fois dans les contes populaires russes et chez les écrivains contemporains des Éditions de Minuit. Les deux jeux de langage auront toutefois un évident « air de famille ».

Toutes sortes de grammaires peuvent ainsi être envisagées, liées également aux signes, et donc aux jeux de langage, récemment produits au sein de nos sociétés : la grammaire de l’image de jeu vidéo, du site Web, de l’hypertexte.

3. APPLICATION

Soit la situation suivante. Jacques et Jean regardent un match de football dans l’appartement de Jean. Durant le match, ils entendent un gros bruit sourd au plafond. D’un air un peu agacé, Jean dit, parlant du voisin du dessus :

– Décidément, il est encore plus maladroit quand il est ivre, celui-là.

Un peu mal à l’aise, Jacques dit :

– Peut-être veut-il nous faire comprendre que le volume de ton téléviseur est trop élevé…

Leurs répliques sont des coups dans des jeux de langage distincts, qui visent à donner sens au bruit entendu, et qu’on pourrait nommer ainsi : interpréter un bruit provoqué volontairement dans une intention communicative, pour Jacques ; interpréter un bruit causé accidentellement, pour Jean.

Chez Jean, le geste accidentel permet de remonter à des dispositions psychophysiologiques dont il est la conséquence et qui ont pour trait caractéristique la perte de maîtrise de soi. La grammaire de ce jeu de langage postule ainsi une intériorité psychologique ou physiologique sur laquelle le sujet a une emprise limitée, en connexion causale avec des gestes d’une nature particulière : involontaires. Les états de cette intériorité se caractérisent également par des durées variables : la maladresse est permanente, l’ivresse ponctuelle. Ils sont enfin interdépendants, l’ivresse exacerbant la maladresse.

Chez Jacques, le geste délibéré (c’est-à-dire l’action) manifeste une intention de communication chez l’agent. Notons ici que l’intention aurait pu être d’une tout autre nature que celle que Jacques a identifiée : le voisin aurait ainsi pu donner un coup de pied sur le sol pour chasser des fourmillements désagréables dans sa jambe. L’intention communicative se caractérise grammaticalement par son contenu et par son destinataire, l’un et l’autre se trouvant dans une relation d’interdépendance (le destinataire aidant à identifier le contenu, et vice-versa).

4. OUVRAGES CITÉS
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AUSTIN, John L. (1970), Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil.
CHEVILLARD, Éric (1993), La nébuleuse du crabe, Paris, Minuit.
CHEVILLARD, Éric (2001), Les absences du capitaine Cook, Paris, Minuit.
SEARLE, John R. (1972), Les actes de langage : essai de philosophie du langage, Paris, Hermann.
SEARLE, John R. (1998), La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1961), Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1976) [1965], De la certitude, Paris, Gallimard.
5. EXERCICES
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A. Repérez une chaise, un bureau ou une bibliothèque. Essayez d’estimer l’année de fabrication de l’objet, sa valeur économique et attribuez-lui une valeur esthétique argumentée. Regardez comment ces coups dans trois jeux de langage distincts vous ont amené à structurer l’objet d’une façon chaque fois différente, et comment leurs grammaires se montrent dans ces structures comme dans vos remarques.

B. On ne lit pas un texte d’opinion comme on lit un poème. Déterminez les concepts grammaticaux à l’œuvre dans ces deux jeux de langage, en fonction desquels vous découpez et organisez l’intellection du texte d’opinion et du poème.

C. Quelle émotion se trouve entre la colère et l’empathie ? Quelle émotion est moins intense que la peur mais plus intense que la jalousie ? Quand éprouve-t-on simultanément surprise et rancune ? Qu’est-ce que nos difficultés à répondre à ces questions nous apprennent sur la grammaire du jeu de langage des émotions ?




Par Nicolas Xanthos
Université du Québec à Chicoutimi
nicolas_xanthos@uqac.ca

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Nicolas Xanthos (2006), « Les jeux de langage chez Wittgenstein », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/wittgenstein/jeux-de-langage.asp.

3 août 2016

31 juil. 2016

Le 2 septembre 1914[1] Wittgenstein fait mention de sa première lecture de l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï[2]. Il l’emporte avec lui partout où la Guerre le mène. Le philosophe est connu de ses camarades comme « l’homme à l’Évangile », et Wittgenstein lui-même l’affirme : le livre lui aurait « sauvé la vie »[3]. Dans les remarques plutôt intimes de ce carnet, on voit des formules et des prières sans doute inspirées de l’œuvre de Tolstoï, et il est évident que le caractère de Wittgenstein souffre de l’influence de la doctrine chrétienne telle qu’étalée sur les douze chapitres où est enseignée la leçon d’abandon et d’humilité du Christ. Son admiration presque mythique pour Tolstoï, le contexte de la Première Guerre et le fait qu’il recommandait la lecture de l’Abrégé à tous comme s’il s’agissait d’une sorte de remède – comme plus tard plusieurs autres textes littéraires de l’écrivain russe – semblent suggérer à quelques commentateurs une influence fortement, mais simplement, personnelle, et que pourtant j’aimerais appeler ici, « périphérique » – par contraste à la influence reconnue « directe » de, par exemple, Schopenhauer[4].
Mais s’il est vrai que l’Abrégé a pu servir au soldat Wittgenstein à « ne pas se perdre » dans la folie (extérieure et intérieure) du combat, ce que je voudrais montrer dans le présent article est que l’influence de ce livre sur le Tractatus Logico-Philosophicus et les autres œuvres de la même période est beaucoup plus dogmatique que l’on pourrait le croire. Plus qu’une sorte d’« esprit commun », ces œuvres partagent un même but et une même signification morale et moralisante – pour ne pas parler d’un même « contenu »  éthique[5]. L’influence est donc dogmatique dans la mesure où les remarques du Tractatus et des Carnets sur l’éthique et le mystique peuvent être mieux comprises à la lumière de l’Abrégé, en affirmant une attitude « positive » et « définitive » – impérative et catégorique – à l’égard de la bonne manièrede vivre une vie pleine de sens. C’est là la « vision correcte du monde » telle qu’affirmée par Wittgenstein à la fin du Tractatus, ou bien la « vie véritable » de l’Abrégé. En effet, ce qu’il y a de dogmatique chez Tolstoï comme chez Wittgenstein est ce qui précisément constitue la vraie vie de l’esprit, une vie qui n’est heureuse que lorsqu’elle se conforme aux principes d’une vie digne d’être vécue, une vie atemporelle, vouée à la volonté du Père. Le but partagé par les auteurs est donc celui de trouver une réponse au « problème de la vie », de manière telle que cette réponse soit vécue plutôt qu’expliquée.
Le chemin
Le chemin même de la quête amène à la bonne réponse. Les deux œuvres peuvent d’une certaine manière être considérées comme des pièces nécessaires à l’établissement de la pratique de la vie véritable et de la manière correcte de vivre[6]. Si d’une part elles montrent le parcours jusqu’à ce que l’abandon de la volonté à celle du Père ne soit possible, elles enseignent d’autre part cette possibilité elle-même. Et la tâche moralisante qui concerne cet enseignement se rapporte à la fois à l’incapacité de certains domaines à répondre aux besoins de notre esprit ou à faire face à la simplicité même de la réponse.
Il ne s’agit donc pas, pour les œuvres en question, de fournir la solution au problème de la vie comme s’il s’agissait d’un problème de la science ou de la philosophie. Le chemin commun vécu par Tolstoï comme par Wittgenstein ne passe par le langage scientifique ou philosophique que pour prouver son immense insuffisance et son inaptitude à apporter une résolution aux problèmes supposément « les plus profonds ». La science et la philosophie engendrent plutôt l’embarras le plus grand, nous laissant incommensurablement insatisfaits[7]. D’où l’angoisse et la longueur de la quête. Et d’où, aussi, la nécessité que la quête s’arrête ou qu’elle s’accomplisse d’une autre manière.
En effet, pour Wittgenstein il ne s’agit pas d’arriver à une vraie réponse, mais bien de dissoudre toute question. L’insuffisance du langage étant ici étroitement liée à la distinction centrale du Tractatus entre dire et montrer, la séparation des domaines (de la science, de la philosophie, de l’art, du mystique, etc.) suit justement la possibilité d’apporter (ou non) une explication sensée à la fois de la question et de la réponse. Si les réponses de la science n’apaisent pas l’angoisse liée à la quête du sens de la vie, c’est qu’en vérité on cherche depuis toujours au mauvais endroit. Et si une réponse ne peut être donnée, c’est que la question est elle-même illégitime. Ainsi, lorsqu’on parle du « problème de la vie », ce n’est pas un problème de la science de la nature qu’il s’agit de résoudre (6.4312). D’après les critères établis par Wittgenstein, il est clair que le « problème de la vie » doit disparaître en tant que « problème ». Cela devient manifeste dans ce passage du Tractatus :
6.5 – D’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse.
N’est-ce donc pas la raison pour laquelle la science n’est pas en mesure de combler ce besoin de l’esprit humain de comprendre le sens de sa propre existence ? En effet, la science n’explique pas le quoi, mais ne peut rendre compte que du comment[8] :
6.52 – Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, nos problèmes de vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse[9].
6.521 – La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?)
La réponse est de n’avoir alors aucune « réponse ». Et la solution de tout problème est ainsi de le faire disparaître. Ici, l’observation du paragraphe 6.521 entre parenthèses pourrait nous faire croire que la solution est acquise de manière tout à fait inattendue, ou bien que l’arrêt pur et simple de la recherche pourrait nous donner tout d’un coup et intégralement le sens de la vie. Pourtant, comme on verra dans la section suivante, ce n’est pas le cas. L’arrêt de la quête n’entraîne pas forcément la clarté de la solution, puisqu’il ne s’agit pas là d’une conséquence fortuite, ni même à proprement parler d’une « conséquence ». Or, dit Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916, « l’homme ne peut se rendre heureux sans plus » (14.7.16) : il s’agit de comprendre et de considérer la dissolution d’emblée comme la vraie solution, en comprenant par là le « contenu éthique » impliqué dans une telle vision de la vie. Dans ce sens, la dissolution du problème de la vie demande un changement à part entière. Il ne suffit pas ainsi d’arrêter de poser des questions illégitimes, – simplement parce qu’on ne trouve pas des réponses – mais d’accepter cela comme une partie essentielle de la manière de vivre qui est proprement non-problématique.
Ce n’est pas autrement pour le domaine de la philosophie – quoique celle-ci soit distincte de la science[10]. Pour Wittgenstein la philosophie ne peut être dorénavant qu’une activité de clarification du langage – une critique du langage (4.0031)[11]. En fait, le rôle qui lui a toujours été attribué n’était dû qu’à l’incompréhension des limites de notre langage et, on pourrait aussi dire, en suivant déjà la critique faite également par Tolstoï, que cela tient à une prétention vaine et chimérique de vérité et de légitimité (plus que) scientifique. En ce sens, les « problèmes les plus profonds » auxquels la philosophie était supposé répondre – y compris le « problème de la vie » – ne sont pas à proprement parler des « problèmes » :
4.003 – La plupart des propositions et des questions qui on été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont insensées. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du notre langage.
(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?)
Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes. (Traduction modifiée).
Ce ne peut donc pas être une quelconque théorie ou une explication métaphysique qui peut rendre compte du sens de la vie, de la raison de l’existence du monde, de la souffrance de l’âme. Comme dans le cas de la science, la « question philosophique » est mal posée, et ce n’est pas ce genre de conclusion recherchée. D’où le refus et le mépris de Wittgenstein pour toute tentative d’explication de ce qu’est l’éthique. Une dizaine d’années après le Tractatus, c’est encore la même raison qui l’amène à affirmer qu’une « théorie éthique »  ne peut aucunement l’intéresser[12] :
La valeur est-elle un état d’esprit déterminé? Ou une forme, qui s’attache à n’importe quelle donnée de la conscience? Je répondrais : quoi que l’on puisse me dire, je le refuserai, non pas parce que l’explication serait fausse, mais parce que c’est une explication.
Quoi que l’on me dise, du moment que c’est une théorie, je répondrai : non, non! Cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas – elle ne serait en aucun cas ce que je cherche.
Ce qui est l’éthique, on ne peut l’enseigner. Si je ne pouvais expliquer à quelqu’un l’essence de ce qui est éthique que par une théorie, alors ce qui est l’éthique n’aurait absolument aucune valeur. (…) Pour moi la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien[13].
Effectivement, en étant en quête du sens, et plus encore en faisant face à ce qui peut rendre manifeste le manque de sens de la vie, une théorie ne peut apporter aucun apaisement ni réconfort. Outre le refus catégorique de toute « théorie éthique » ou de toute « philosophie morale », Wittgenstein exprime cette impossibilité de manière très personnelle dans les Carnets secrets à propos de l’incident survenu pendant la Première Guerre à son frère Paul, le pianiste qui a perdu sa main droite : « Quelle est la philosophie qui permettra jamais de surmonter un fait de ce genre ? » (CS 28.10.14).
C’est précisément l’absence de réponse à cette question spécifique ce qui amène Tolstoï à la même conclusion : le problème de la vie n’obtient aucune explication sensée, aucune justification théorique possible qui ne soit elle-même d’emblée absurde. Parce que l’absurdité demeure dans le désir de trouver la paix dans « une superstition » quelconque, tel que, par exemple, le progrès. Devant la mort de son frère, Tolstoï semble affirmer la même chose que Wittgenstein, c’est-à-dire qu’une théorie ne lui apporte rien :
Une autre fois, l’insuffisance de cette superstition du progrès me fut révélée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux il tomba malade jeune, souffrit plus d’un an et mourut dans de grands tourments sans comprendre pourquoi il avait vécu. Aucune théorie ne pouvait donner de réponse a ces questions ni a moi, ni a lui, durant sa lente et pénible agonie[14].
Ce sont dans les questions posées par Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916 qu’on trouve le rapprochement le plus manifeste avec le récit de Ma Confession concernant le chemin parcouru par Tolstoï et Wittgenstein jusqu’à la « réponse » souhaitée. Si pour Tolstoï le « problème de la vie » se pose à travers les questions suivantes, pour Wittgenstein la « vie problématique » est elle-même mise en question : « ‘Que sert de vivre, de désirer quelque chose, de faire quelque chose?’ Et l’on pouvait donner a cette question une autre expression encore : ‘Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?’ »[15]; « Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique ? » (6.7.16). Certes, la réponse à cette question, qui entraîne en même temps la réponse au sens de la vie, exige en même temps la compréhension d’autres questions encore : Que sais-je de Dieu et du but de la vie ? (11.6.16); N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes à qui, après de longues périodes de doute, le sens de la vie était devenu clair, ne pouvaient dire alors en quoi consistait ce sens ? (7.7.16) Comment l’homme peut-il seulement être heureux, puisqu’il ne peut se défendre de la misère du monde ? (13.8.16) Quelle sorte de statut a proprement la volonté humaine ? (21.7.16) Peut-on désirer, et cependant ne pas être malheureux si le désir n’est pas exaucé ? (29.7.16) La volonté est-elle une prise de position à l’égard du monde ? (4.11.16)[16]. Peut-on toutefois chercher leurs réponses dans les tentatives d’explication les plus ambitieuses de la raison humaine, ou faut-il penser que leurs réponses suivent plutôt une certaine manière de vivre qui porte déjà en elle-même la pleine signification de la vie?
Or, cette quête amène Tolstoï – de façon apparemment encore plus pénible que pour Wittgenstein – à chercher dans chaque petit coin de la connaissance humaine, pour ne rien y trouver. Ou bien, pour ne trouver qu’encore la même conclusion désespérée, que la vie n’a pas de sens et que ce « problème » n’a pas de solution :
Longtemps, je ne pus croire que la science ne répondait rien d’autre que ce qu’elle répond à la question de la vie. Longtemps, il me sembla, au vu du ton important et sérieux avec lequel la science affirmait ses postulats n’ayant rien à voir avec les questions de la vie humaine, que quelque chose m’échappait. Longtemps, intimidé par la science, je crus que l’absence de correspondance entre ses réponses et mes questions venait non pas d’une défaillance de la science, mais de mon ignorance ; il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, ni d’un amusement, toute ma vie était en jeu, et bon gré mal gré je dus me rendre à l’évidence que mes questions étaient les seules questions légitimes, qui posaient la base de toute science, et que ce n’était pas moi avec mes questions qui étais en cause mais la science, dans la mesure où elle prétendait répondre à ces questions[17].
Ce n’est alors qu’en s’apercevant que la quête elle-même est insensée, ou bien que les domaines de recherche n’apportent rien d’autre chose qu’illusion et vanité, que Tolstoï parvient à comprendre la nature même de sa question et l’exigence faite par là, maintenant, à sa propre attitude :
Aussi, j’aurais beau tourner dans tous les sens les réponses spéculatives de la philosophie, je n’obtiendrais rien qui ressemble à une réponse ; non pas, comme c’est le cas des domaines empiriques, parce que leurs réponses ne concernent pas ma question, mais parce que, bien que tout le travail de l’esprit soit précisément centré sur ma question , il n’y a pas de réponse, et qu’à la place de la réponse, on obtient toujours la même question, mais sous une forme plus complexe[18].
Pour Wittgenstein, une « vraie réponse » se heurte inévitablement contre l’impossibilité définitive de son expression[19] :
De toute évidence, la solution de toutes les questions de la vie possible ne pouvait me satisfaire, car aussi simple que semblât ma question au début, elle impliquait que l’on expliquât le fini par l’infini et inversement.
J’avais demandé quel était le sens non temporel, non causal, non spatial de ma vie ; or j’avais répondu à la question : « Quel est le sens temporel, causal, spatial de ma vie ? »  Il en résulta qu’après un long travail de la pensée je répondis : aucun[20].
Bien sûr, pour Tolstoï le « problème de la vie » se dissipe avec l’affirmation de la foi chrétienne – et c’est là où réside pour lui ce qui pour Wittgenstein est la manière non-problématique de vivre. Pourtant, même là cette réponse ne peut être que la vie elle-même, la vie vécue de manière correcte selon la volonté du Père. Après le parcours de Ma Confession, le sens est trouvé dans la leçon du Christ, laquelle est présentée de façon limpide dans l’Abrégé comme constituant la seule vie véritable. Le statut de ce dernier n’est pas un statut théorique, théologique, métaphysique ou argumentatif. Tolstoï y insiste sur le fait que l’enseignement du Christ tel qu’il est montré tout au long du livre n’est pas identique à la doctrine « chrétienne »  ordinairement conçue par les savants de l’Église, laquelle contiendrait ainsi des erreurs grossières et des éléments superflus. L’auteur l’affirme :
Je cherchais une réponse au problème de la vie, mais non pas une réponse théologique ou historique. (…) Ce qui m’importe, c’est cette lumière qui, voilà 1800 ans, éclaira l’humanité, qui m’a éclairé et m’éclaire encore; quant à savoir quel nom donner à la source de cette lumière, quels en sont les éléments et par qui elle a été allumé, cela m’importe peu[21].
Et en outre :
Il ne s’agit pas de démontrer que Jésus-Christ n’était pas Dieu et que c’est la raison pour laquelle sa doctrine n’est pas d’origine divine; il ne s’agit pas non plus de démontrer qu’il n’était pas catholique, mais il s’agit de comprendre en quoi consiste cette doctrine qui fut si grande et si chère aux hommes qu’ils ont reconnus et reconnaissent comme Dieu l’homme qui a prêché cette doctrine[22].
C’est donc la lumière – dans la vie elle-même – de l’enseignement du Christ que Tolstoï prétend montrer, et non la prétendue clarté ecclésiastique d’un Christianisme qui n’est fait pour personne.
La vie véritable – La vie heureuse I
Mais en quoi une manière correcte de vivre consiste-t-elle?
Dans ce qui suit, je voudrais montrer que pour Wittgenstein la manière non-problématique de vivre peut être comprise à la lumière de certains éléments qui composent aussi chez Tolstoï la vie véritable[23]. Le but même de l’existence humaine est évidemment une telle vie apaisée, et les termes « vie heureuse » (la vie de la tranquillité de l’âme), « vie correcte »  et « vie véritable »  sont en ce sens employés de manière presque synonyme.
Remarquons d’emblée qu’en dépit de l’opposition des auteurs à toute position théorique, métaphysique ou « théologique », l’affirmation de la vie heureuse est une affirmation positive et « dogmatique » d’un point à l’autre : elle est la vraie vie de l’esprit ou la seule vie correcte à vivre. Si la vie heureuse se justifie par elle-même, une vie malheureuse n’a aucune justification possible et ne peut être que mauvaise. C’est en ces termes que Wittgenstein parle dans les Carnets 1914-1916 des « raisons » pour le bonheur :
30.7.16 – J’en reviens toujours à ceci : que, simplement, la vie heureuse est bonne, et mauvaise la vie malheureuse. Et si maintenant je me demande pourquoi je devrais être heureux, la question m’apparaît de soi-même être tautologique; il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu’elle est l’unique vie correcte.
Or, les traits qui caractérisent ici le bonheur et le malheur aboutissent à un contraste incontestablement absolu : on ne peut pas être « plus ou moins » heureux, comme on ne peut pas voir la vie comme « plus ou moins » problématique. Une vraie vie est définitivement libre du malheur ou bien elle est une fausse vie. En des termes tolstoïens par excellence, l’opposition faite ici n’est toutefois pas une simple affirmation des faits tels qu’ils sont, mais porte en elle une valeur normative. Il semble qu’on ne puisse pas être malheureux sans conséquence. Peut-on vraiment choisir d’être malheureux sans blâme ? S’agirait-il réellement là d’un choix indifférent ? Il semble en effet que non : Wittgenstein non seulement qualifie la vie heureuse comme vraie et la vie malheureuse comme fausse, mais aussi respectivement comme bonne et mauvaise[24]. Ces qualificatifs ne sont pas axiologiquement neutres et ne décrivent pas un simple état de choses parmi d’autres, mais expriment eux-mêmes un jugement de valeur. Quoiqu’une expression telle que « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » (8.7.16) pourrait nous suggérer que l’opposition est optionnelle et que rien n’est à faire concernant notre propre disposition d’esprit, « bon » et « mauvais » caractérisent chez Wittgenstein le sujet du vouloir, celui qui est le porteur de la valeur morale (le bien et le mal). Et dans ce sens, « bon » et « mauvais » doivent être compris comme moralement bon ou mauvais[25]. L’opposition engendre par conséquent une rectitude et une obligation morale envers le bonheur : vouloir être heureux ou bien avoir une bonne volonté est dans ce sens moralement obligatoire, et toute infraction tombe alors dans ce que Wittgenstein nomme à plusieurs reprises, dans l’esprit de l’Abrégé, comme le « péché ». C’est donc d’une condamnation et d’un blâme moral dont il s’agit ici :
CS 20.2.15 – Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l’indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre!
CS 7.3.15 – Je me sens, pour ainsi dire, spirituellement las, très las. Qui y faire? Je suis consumé par les circonstances contraires. La vie extérieure toute entière fond sur moi, de toute sa vulgarité. Je suis intérieurement plein de haine, incapable d’accueillir l’esprit en moi.
CS 11.8.16 – Je continue à vivre dans le péché, ce qui veut dire dans le malheur. Je suis las et sans joie. Je vis en discorde avec tous ceux qui m’entourent.
Une vie malheureuse pèche dans ce sens contre la signification (on pourrait aussi dire « justification ») de la vie elle-même : elle est absolument injustifiable vis-à-vis du but de l’existence. Dans les Carnets 1914-1916 ce but est explicité comme suit :
6.7.16 – Et en ce sens Dostoïevski a parfaitement raison, qui dit que l’homme heureux parvient au but de l’existence.
On pourrait encore dire que celui-là parvient au but de l’existence qui n’a plus besoin de buts hors de la vie. C’est-à-dire celui qui est apaisé.
La solution du problème de la vie se marque par la disparition du problème.
Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique?
Si la « définition » ici offerte par Wittgenstein se fait par le biais de Dostoïevski, le « contenu »  de cette existence ainsi accomplie est bien pourtant celui de la vie de l’esprit telle que dessinée dans l’Abrégé : la vraie vie de celui qui suit la leçon du Christ telle que tirée de l’étude (non-théologique et non-historique) des Évangiles. Selon Tolstoï lui-même, cet enseignement peut être condensé de la façon suivante à travers les titres des douze chapitres de son œuvre :
1. L’homme est le fils d’un principe infini, fils de ce Père, non par la chair, mais par l’esprit.
2. Aussi, c’est en esprit que l’homme doit servir ce principe.
3. La vie de tous les hommes a un principe divin, qui seul est saint.
4. C’est pourquoi l’homme doit servir ce principe dans la vie des tous les hommes, car telle est la volonté du Père.
5. Seul le service de la volonté du Père de vie donne la vie authentique, c’est-à-dire raisonnable.
6. Aussi, pour avoir la vie véritable, point n’est besoin de satisfaire à sa propre volonté.
7. La vie temporelle (charnelle), est la nourriture de la vie véritable, le matériau qui permet la vie raisonnable.
8. Aussi la vie authentique est-elle en dehors du temps, elle (n’) est (que) dans l’authentique réel.
9. Le mensonge de la vie est dans le temps ; la vie passée et a venir cache aux hommes la vie véritable du réel authentique.
10. C’est pourquoi l’homme doit tendre à réduire le mensonge de la vie temporelle du passé et du futur.
11. La vie véritable est la vie de l’authentique réel, commune à tous les hommes et se manifeste par l’Amour.
12. Aussi, celui qui vit par l’amour dans le réel authentique, qui vit de la vie commune à tous les hommes, s’unit-il au Père, principe et fondement de la vie[26].
Étant donné que l’Abrégé est le dénouement de la quête de Tolstoï lui-même pour le sens de la vie et que la réponse à toute question demeure uniquement dans la foi de la leçon du Christ, l’interprétation des Évangiles aboutit ainsi à une sorte de doctrine d’apaisement et de conviction à la fois morale et religieuse selon laquelle la seule vie véritable est la vie qui accomplit la volonté du Dieu Père qui nous a donné le monde et la vie telle qu’elle est ; cet accomplissement se trouve à son tour dans l’esprit de celui qui le partage avec l’esprit de Dieu :
Celui qui fait la volonté du Père, il est toujours content et ne connaît ni faim ni soif. L’accomplissement de la volonté de Dieu satisfait toujours, portant sa récompense en lui-même. On ne peut pas dire : je ferai la volonté du Père plus tard. Tant qu’il y a la vie on peut et l’on doit accomplir la volonté du Père. (…) Ce qui est véritable, c’est que nous ne nous donnons pas la vie à nous-mêmes, mais c’est quelqu’un d’autre qui nous la donne[27].
Et pour que les gens ne croient pas que le royaume des cieux est quelque chose de visible mais pour qu’ils comprennent que le royaume de Dieu consiste dans l’accomplissement de la volonté du Père, et que l’accomplissement de la volonté du Père dépend de l’effort de tout homme; pour que les gens comprennent que la vie ne leur est pas donnée pour accomplir leur volonté propre, mais celle du Père, et que le seul accomplissement de la volonté du Père sauve de la mort et donne la vie (…)[28].
Si le but de l’existence est ainsi l’apaisement de la vie de l’esprit telle que déterminée par la volonté du Père, une « fausse conception de la vie » penche pour ce qui Wittgenstein appelle l’« animalité ». Cette vie animale, dit Wittgenstein, est déraisonnable, et c’est précisément en cela que consiste, encore une fois, « le péché » :
CS 29.7.16 – Hier on nous a tiré dessus. J’étais découragé. J’avais peur de la mort. Maintenant, mon seul souhait est de vivre! Et il est difficile de renoncer à la vie lorsqu’on en a goûté le plaisir. C’est en cela, précisément, que consiste le « péché », la vie déraisonnable, la fausse conception de la vie. De temps en temps, je penche vers l’animalité. Dans ces moments-là, je ne peux penser à rien d’autre qu’à manger, boire, dormir. Horrible! Et alors, je souffre aussi comme une bête, sans la possibilité d’une délivrance intérieure. Je suis à la merci de mes désirs et de mes penchants. Une vraie vie devient alors impensable. [Je souligne].
C’est en effet pour ne pas se perdre dans l’« animalité »  que Wittgenstein prie dans les Carnets secrets. Ici, l’accomplissement de la vraie vie en tant que but propre de l’existence humaine est lié à une sorte de dignité personnelle qui ne se distingue pas d’une obligation morale envers soi-même. Et c’est la raison pour laquelle cette obligation est aussi une obligation morale envers le bonheur : tout péché est avant tout un péché contre soi-même. Dans ce sens, une vie « dépourvue de sens »  n’est pas simplement « désagréable » parce que malheureuse, mais malheureuse aussi parce qu’« indigne » :
CS 8.12.14 – Mais qu’advient-il dans l’hypothèse où l’on refuse ce type de bonheur? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s’opposant désespérément au monde extérieur? Mais une telle vie est dépourvue de sens. Pourquoi, cependant, ne pourrait-on pas vivre une vie dépourvue de sens? Est-ce une chose indigne? Comment cela s’accorde-t-il avec le point de vue rigoureusement solipsiste? Mais que faut-il faire pour que ma vie ne soit pas perdue? Je dois toujours être conscient de l’esprit – en être toujours conscient[29].
Or, le « type de bonheur » souligné ici est justement le bonheur offert par le biais du Christianisme : « Il est clair que le Christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur ». C’est la raison pour laquelle la remarque finale de cette citation peut être interprétée depuis un double point de vue : que l’on doive être conscient de l’esprit signifie d’une part que l’on doive « être conscient de son propre esprit », être celui qui s’oppose à la simple « animalité » , c’est-à-dire (en des termes stoïciens) que l’on doive « être conscient » d’être « ni chair ni poils, mais une personne morale »[30] ; cela signifie, d’autre part, qu’on doit « être conscient de l’esprit du Père », dont la volonté est précisément ce qui donne sens et raison à la vie. D’où le fait que les prières de Wittgenstein ne soient pas seulement faites « pour ne pas se perdre », mais aussi pour que la volonté du Père soit faite. C’est donc de l’accord de l’esprit avec l’esprit du Père dont on « doit être conscient » ; et c’est également par là qu’on ne doit pas s’opposer au monde extérieur : ce serait ne pas comprendre qu’il n’y a de liberté que celle donnée par la volonté du Père – ce n’est que Lui qui donne la vie. Voilà pourquoi, selon Wittgenstein, le désaccord avec le monde tel qu’il est « ne rend pas libre » (CS 20.2.15) : puisque la volonté du Père est le principe à partir duquel il y a un monde et il y a la vie, il n’est même pas « nécessaire » à l’être humain d’avoir une volonté propre (conformément au sixième chapitre de l’Abrégé).
C’est donc une chose « indigne » que de vivre une vie dépourvue de sens ou une vie malheureuse. On pourrait ajouter : cela est indigne vis-à-vis de l’existence humaine telle que déterminée par la volonté du Père. Et il est également indigne de se perdre et de ne pas être « conscient de l’esprit ». En refusant ce « type de bonheur » on refuserait cette conscience même, s’égarant par là hors de la sécurité offerte par la volonté du Père, en vivant à la merci du hasard. C’est précisément là la chose indigne : être à la merci du malheur, quand on est libre par la volonté du Père d’être heureux. C’est là aussi où réside la faiblesse et la lâcheté marquées par Wittgenstein : être toujours à la merci de ses désirs et de ses penchants sans possibilité d’autocontrôle. On inverse ainsi la résignation : au lieu de renoncer à toute influence sur les faits du monde (et vice-versa : des faits du monde sur l’âme), on renonce à la paix intérieure en vue d’un accomplissement tout à fait passager et périssable. Et pourtant cela n’est pas effectivement le but de la vie : le but propre à l’homme est de « devenir homme », de « devenir meilleur », de vivre dans la paix intérieure et non dans la simple animalité. Ainsi, dit Wittgenstein encore : « Je ne suis qu’un vers, mais grâce à Dieu, je deviendrai un homme » (CS 4.5.16); « Dieu fasse de moi un homme meilleur »  (CS 21.5.16).
Pour Wittgenstein ce perfectionnement de l’esprit est incontestablement un devoir envers soi-même, et un devoir qui ne prend donc pas une forme simplement abstraite, mais une forme tout à fait personnelle liée à une stricte rectitude morale ; ce n’est pas pour rien qu’on doit devenir « homme », mais parce que c’est un devoir vis-à-vis du but de l’existence humaine, une fonction propre à la vraie vie de l’esprit. Ce perfectionnement moral est somme toute la seule manière de parvenir à la paix intérieure :
CS 7.10.14 – Je ne parviens toujours pas à me convaincre de faire seulement mon devoir parce que c’est mon devoir, tout en préservant toute mon humanité pour la vie de l’esprit. Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c’est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu’à ce que la vie s’arrête d’elle-même.
C’est dans ce sens particulier que Wittgenstein affirme que « seule la mort donne à la vie sa signification » (CS 9.5.16) : mais non pas dans le sens selon lequel la vie n’a de signification qu’« en opposition »  à la mort. La conscience de la mort – plus ou moins imminente – éclaire le fait que la vie est la seule occasion possible vis-à-vis de l’accomplissement de son but[31]. Ainsi, cette remarque des Carnets secrets ne doit pas être prise de manière isolée, mais doit être comprise en accord avec d’autres sur le même sujet :
CS 4.5.16 – Peut-être la proximité de la mort m’apportera-t-elle la lumière de la vie.
CS 13.9.14 – Si mon heure est venue, j’espère que j’aurai une belle mort et que je penserai à moi-même. J’espère ne jamais me perdre.
CS 15.9.14 – Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort. Puisse l’esprit m’illuminer.
CS 28.5.16 – Je pense au but de la vie. C’est encore ce que tu peux faire de mieux. Je devrais être plus heureux. Ah, si mon esprit était plus fort!!!
CS 20.4.16 – Dieu, fais-moi meilleur. Ainsi je serai aussi plus gai.
La manière dont la mort rend signification à la vie se fait donc par rapport à la vie elle-même, lorsque celle-là montre que l’accomplissement de la vie véritable doit se faire dans la vie vécue dans le temps présent ou bien dans l’instant même qui nous est accordé par Dieu. Et parce qu’on est d’une certaine manière toujours « face à face avec la mort »  et qu’on ne sait pas combien de temps il nous reste, « devenir homme »  ou « devenir meilleur »  (et par là devenir heureux) doit être une tâche déjà accomplie en chacun des moments de la vie à travers la manière correcte de vivre. D’où l’importance de la question de Wittgenstein : « Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? » (CS 7.10.14).

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Janyne Sattler


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[1] Entrée du 2.9.14 des Carnets secrets. Les références à l’œuvre de Wittgenstein seront signalées par le numéro du paragraphe lorsqu’il s’agit du Tractatus, et par la date d’entrée pour ce qui est des Carnets 1914-1916. Dans le cas des Carnets secrets, la date sera précédée des initiales ‘CS’. Pour toute autre citation de Wittgenstein ou d’autres auteurs, les références seront données en notes de bas de page.
[2] Selon le récit de Russell dans une lettre envoyée à Lady Ottoline, Wittgenstein aurait acheté l’œuvre de Tolstoï dans une librairie de Tarnov, tout simplement parce que c’était le seul livre disponible à la vente : « Then during the war a curious thing happened. He went on duty to the town of Tarnov in Galicia, and happened to come upon a bookshop which however seemed to contain nothing but picture postcards. However, he went inside and found that it contained just one book: Tolstoy on The Gospels. He bought it merely because there was no other. He read it and re-read it, and thenceforth had it always with him, under fire and at all times ». (McGuinness, B. (ed.) Wittgenstein in Cambridge, Letters and Documents 1911-1951, Blackwell Publishing, 2008, p.112).
[3] Cf. Monk, R. Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius. New York: Free Press, 1990, p.116.
[4] Cf. Philip Shields pour qui l’« influence » non seulement de Tolstoï, mais aussi d’autres auteurs plus ou moins proches de la philosophie, n’est pas directe, mais d’« esprit »: « While the majority, like St. Augustine, Kierkegaard, Tolstoy and William James, were clearly read by Wittgenstein and in some sense deeply admired by him, there generally appears to be little direct influence. It is usually more the case that Wittgenstein admired these writers because he recognized them as kindred spirits; they each expressed something Wittgenstein had independently come to feel was important. No doubt there are some strands of influence in places, but, with the possible exception of Schopenhauer, Wittgenstein’s view of religious matters seem to be fairly well developed long before we have clear evidence of his having read particular writers. » (Shields, P. R. Logic and Sin in the Writings of Ludwig Wittgenstein. Chicago: University of Chicago Press, 1993, p.07). Une autre affirmation d’influence « périphérique » provident de Walter Kaufman: « Among philosophers, Ludwig Wittgenstein, whose influence on British and American philosophy after World War II far exceeded that of any other thinker, had the profoundest admiration for Tolstoy; and when he inherited his father’s fortune, he gave it away to live simply and austerely. But his philosophy and his academic influence do not reflect Tolstoy’s impact. » (Kaufman. W. Religion from Tolstoy to Camus. New York & Evanston: Harper & Row, 1961, p.07). Selon l’hypothèse de Caleb Thompson ce genre de conclusion de la part des commentateurs pourrait être dû, entre autres choses, au fait que Tolstoï n’est pas un « penseur » ou un philosophe – d’où, par exemple: « Commentators have hesitated, however, to extend Tolstoy’s influence to Wittgenstein’s philosophy. The view may arise out of a sense that Tolstoy is unworthy as a thinker to be an influence on a philosopher so original as Wittgenstein. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98). Thompson lui-même n’est pas favorable à une telle affirmation. Il établit dans son texte une comparaison (structurelle) très intéressante entre le Tractatus et Ma Confession. – Même l’analyse attentive de Cometti ne semble attribuer une teneur personnelle et « spirituelle » à l’influence de l’Abrégé sur Wittgenstein: Cometti, J.-P. La maison de Wittgenstein. Paris: Presses Universitaires de France, 1998. – L’exception parmi les commentateurs est J. D. Woodruff qui établit dans son œuvre une analogie entre ce qu’est la vie hors du temps et ce qu’est la vie de connaissance chez Tolstoï et chez Wittgenstein : Woodruff, J.D. « Tolstoy and Wittgenstein: The Life Outside of Time ». The Southern Journal of Philosophy, 2002, vol. 40, No. 3, p.421-435.
[5] Évidement, il n’est pas unanime que le Tractatus ait un « contenu », et c’est la raison pour laquelle je mets le terme entre guillemets. D’après les critères de l’œuvre, il est manifeste que ce contenu ne peut pas être descriptif, mais qu’il peut certainement être montré.
[6] Dans le cas du Tractatus cela expliquerait le statut même de l’œuvre par rapport à la métaphore de l’échelle (6.54): le livre ne serait nécessaire que pour l’établissement de la manière (logiquement et moralement) correcte de voir de monde, après quoi il devrait être écarté comme n’importe qu’elle œuvre de la philosophie-métaphysique.
[7] C’est la raison pour laquelle, dit Wittgenstein, on se tourne plutôt vers le mystique: 25.5.15 – « La tendance vers le mystique vient de ce que la science laisse nos désirs insatisfaits. Nous sentons que, lors même que toutes les questions scientifiques possibles sont résolues, notre problème n’est pas encore abordé. »
[8] Et pour l’affirmation contraire: 6.44 – « Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit. »
[9] Voir ci-dessus la version des Carnets 1914-1916 pour cet extrait à l’entrée du 25.5.15.
[10] 4.111 – « La philosophie n’est pas une science de la nature. (Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous de sciences de la nature, mais pas à leur côté.) »
[11] Cf. le paragraphe du Tractatus qui « définit » la tâche de la philosophie: 4.112 – « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »
[12] On trouve de nouveau les mêmes raisons dans la Conférence sur l’éthique, également datée d’une dizaine d’années plus tard. Les deux métaphores suivantes montrent bien l’incapacité du langage à contenir une valeur absolue ou bien ce qui est « le plus haut » (6.432): « Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore: si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. » (Wittgenstein, L. « Conférence sur l’éthique ». In Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Éditions Gallimard, 2000. p.147); « Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens – signification et sens naturels. L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. » (Ibid.) – Et on trouve la même teneur critique chez Tolstoï : « Et je compris que ces sciences étaient très intéressantes, très attirantes, mais que leur précision et leur clarté étaient inversement proportionnelles a leur possibilité de s’appliquer aux questions de la vie : moins elles étaient applicables aux questions de la vie, et plus elles étaient précises et claires, plus elles essayaient d’y répondre, et plus elles devenaient floues et dépourvues d’attrait. S’adressait-on aux disciplines qui tentaient de donner des réponses aux questions de la vie : physiologie, psychologie, biologie, sociologie – on y trouvait une indigence de pensée consternante, un total manque de clarté, des prétentions absolument injustifiées a résoudre des questions qui se trouvent hors de leur champ et des contradictions incessantes entre penseurs et dans les propos de chaque penseur ». (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).
[13] Wittgenstein, L. Wittgenstein et le Cercle de Vienne. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1991 p.90-91.
[14] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section III.
[15] Idem, section V.
[16] Je n’ai pas ici la prétention de répondre à chacune de ces questions en détails (ce qui a été fait ailleurs: Sattler, J. Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus, thèse de Doctorat, Université du Québec à Montréal, 2011), mais de ne donner qu’une réponse générale, et donc, brève, à l’ensemble de la discussion.
[17] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[18] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[19] Beaucoup plus que les « thèses positives » à l’égard de l’éthique et de la religion, c’est en effet là le point de contact souligné par certains commentateurs entre Wittgenstein et Tolstoï. Ainsi, pour Jeff Love, Tolstoï aurait inspiré chez Wittgenstein la même méfiance qu’envers la philosophie et le langage: « Tolstoy’s influence on Wittgenstein seems to have been pervasive. Wittgenstein carried Tolstoy’s Gospel in Brief with him everywhere during the First World War and credited it with “saving him.” But the exact contours of that influence are hard to define. Tolstoy’s ethical concerns and praise of simplicity seem to have made a deep impression on the young Wittgenstein, who belonged to a very wealthy Viennese family. Yet it is Tolstoy’s concern with the limits of language, with the possibility of achieving knowledge of the most important things through language, that seems to have had a more durable impact. Indeed, as I noted, Wittgenstein’s formidable mistrust of philosophy as a way of coming to terms with the world has much in common with Tolstoy: both Tolstoy and Wittgenstein cast doubt on the efficacy of philosophy, on the resources available to the latter to effect change, to address questions that may bring about a new orientation to the world. » (Love, J. A Guide for the Perplexed. London, New York: Continuum Publishing, 2008, p.151). – Thompson, pour sa part, met le Tractatus et Ma Confession en correspondence selon les traits communs suivants: « What we see then if we place the Tractatus and A Confession alongside of one another is a cluster of shared ideas. (1) Philosophy is not science. (2) Philosophy is an activity of clarification. (3) That clarification allows us to see what sentences have meaning, what sentences are coherent but contentless uses of symbolism (tautology) and what senses are constructions to which no clear meaning has been given (nonsense). And (4) this clarification does not depend upon any special technical knowledge; it simply engages our native abilities. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98).
[20] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section IX – Cf. dans ce sens le paragraphe 6.4312 du Tractatus: « La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps. »
[21] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969, p.16.
[22] Idem, p.30.
[23] Sans pouvoir ici m’attarder à une approche détaillée de ce qu’est le « stoïcisme », je voudrais seulement souligner que le Christianisme de Tolstoï semble porter aussi une teneur stoïcienne dans sa quête de l’apaisement de l’âme. Cet aspect de la tranquillité de l’âme est ce qui le caractérise essentiellement à travers l’accomplissement d’une vie pleinement vertueuse. Dans ce qui suit une telle approche ne sera pourtant qu’implicite.
[24] Cf. aussi 8.7.16 – « La crainte de la mort est le meilleur signe d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise. »
[25] Bonheur et malheur ne se rapportent alors au bien et au mal qu’en relation à la bonne ou à la mauvaise volonté, et c’est pour cette raison que Wittgenstein ajoute à « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » la phrase: « il n’y a ni bien ni mal » (8.7.16). Certes, il n’y a ni bien ni mal « en soi » ou dans le monde. – Je ne peux pas ici trop m’attarder au concept (sans doute très important) de sujet du vouloir, mais on doit certainement le comprendre sous une influence schopenhauerienne: le sujet ne se trouve pas dans le monde, mais est limite du monde et en tant que tel tout ce qui peut vraiment être changé par l’attitude morale correcte vis-à-vis du monde (contingent) des faits.
[26] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969.
[27] Idem, p.124.
[28] Idem, p.132.
[29] C’est parce que Wittgenstein a une conception très particulière de Dieu et du « Christianisme », par le biais justement de Tolstoï, que le « Dieu Père » n’est pas moins identifié au « Destin » et au « monde en sa totalité ». Il ne s’agit donc pas d’une conception typique et traditionnelle – en conformité avec « les savants de l’Église » – de Dieu. C’est en effet par là que ce « type de bonheur » s’accorde finalement avec le point de vue solipsiste du Tractatus, vu que le sujet est ce point sans extension auquel s’accorde toute la réalité (5.64).
[30] Épictète, 2004, III, 1, 40. – Cela n’est pas sans rappeler la distinction faite par Wittgenstein entre la vie de l’esprit et la vie « physique ou psychologique »: « Le monde et la vie ne font qu’un. La vie physiologique n’est naturellement pas « la vie ». Pas plus que la vie psychologique. La vie est le monde. » (24.7.16). Ici, la « vie » qui s’identifie au monde est assurément la vie du sujet du vouloir en tant que limite; et « monde » ne signifie clairement pas le « monde des faits », mais précisément la « totalité du monde » (6.45).
[31] Une compréhension qui dépasse ainsi la mise en question de sa propre existence: il ne s’agit pas de tout considérer sous la menace de la mort. On dépasse donc la question même pour le sens de la vie telle que posée par Tolstoï: «  Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?  » (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).



implications-philosophiques 

22 juil. 2016





Dans le courant de l’été 1895, j’ai eu l’occasion de soigner par la psychanalyse une jeune femme de mes amies, très liée également avec ma famille. L’on conçoit que ces relations complexes créent chez le médecin, et surtout chez le psychothérapeute, des sentiments multiples. Le prix qu’il attache au succès est plus grand, son autorité est moindre. Un échec peut compromettre une vieille amitié avec la famille du malade. Le traitement a abouti à un succès partiel: la malade a perdu son anxiété hystérique, mais non tous ses symptômes somatiques. Je ne savais pas très bien à ce moment quels étaient les signes qui caractérisaient la fin du déroulement de la maladie hystérique et j’ai indiqué à la malade une solution qui ne lui a pas paru acceptable. Nous avons interrompu le traitement dans cette atmosphère de désaccord, à cause des vacances d’été. Quelque temps après, j’ai reçu la visite d’un jeune confrère et ami qui était allé voir ma malade - Irma - et sa famille à la campagne. Je lui ai demandé comment il avait trouvé Irma, et il m’a répondu: « Elle va mieux, mais pas tout à fait bien. »

Je dois reconnaître que ces mots de mon ami Otto, ou peut- être le ton avec lequel ils avaient été dits, m’ont agacé. J’ai cru y percevoir le reproche d’avoir trop promis à la malade, et j’ai attribué, à tort ou à raison, l’attitude partiale présumée d’Otto à l’influence de la famille de la malade, qui, je le croyais du moins, n’avait jamais regardé mon traitement d’un œil favorable. Au reste l’impression pénible que j’avais éprouvée ne s’est pas précisée dans mon esprit et je ne l’ai pas exprimée. Le soir même, j’ai écrit l’observation d’Irma pour pouvoir la communiquer en manière de justification à notre ami commun le Dr M... qui était alors la personnalité dominante de notre groupe. La nuit (probablement vers le matin), j’ai eu le rêve suivant, que j’ai noté dès le réveil.

RÊVE DU 23-24 JUILLET 1895

Un grand hall - beaucoup d’invités, nous recevons. - Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution ». Je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est réellement de ta faute. » - Elle répond: « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle. » - Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi, je me dis: n’ai-je pas laissé échapper quelque symptôme organique ? Je l’amène près de la fenêtre et j’examine sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis: pourtant elle n’en a pas besoin. -Alors elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d’autre part j’ aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez, et sur elles de larges eschares blanc grisâtre. - J’appelle aussitôt le Dr M..., qui à son tour examine la malade et confirme... Le Dr M... n’est pas comme d’habitude, il est très pâle, il boite, il n’a pas de barbe.. . Mon ami Otto est également là, à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit: « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche (fait que je constate comme lui, malgré les vêtements)... M... dit: « Il n’y a pas de doute, c’est une infection, mais ça ne fait rien; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Nous savons également, d’une manière directe, d’où vient l’infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène... acide propionique... triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractères gras)... Ces injections ne sont pas faciles à faire... il est probable aussi que la seringue n’était pas propre.
Ce rêve frappe par un trait parmi d’autres. On voit tout de suite à quels événements de la journée il se rattache et de quel sujet il traite. Le récit préliminaire nous a renseignés là-dessus. Les nouvelles que m’a communiquées Otto sur l’état de santé d’Irma, l’histoire de la maladie que j’ai rédigée tard dans la nuit ont continué à me préoccuper pendant le sommeil. Malgré cela personne ne pourrait comprendre la signification du rêve après une simple lecture du récit préliminaire et du rêve lui-même. Moi-même je ne la connais pas. Je suis surpris par les symptômes morbides dont Irma se plaint à moi en rêve, ce ne sont pas ceux pour lesquels je l’ai soignée. L’idée absurde d’une injection avec de l’acide propionique, les encouragements du Dr M... me font sourire. La fin du rêve me paraît plus obscure et plus touffue que le commencement. Pour comprendre la signification de tout cela, je me décide à faire une analyse détaillée.
Le hall - beaucoup d’invités, nous recevons. Nous habitions cette année-là à Bellevue une maison isolée sur l’une des collines qui se rattachent au Kahlenberg. Cette maison, qui avait été bâtie pour être un local public, avait des pièces extraordinairement hautes en forme de hall. Le rêve a eu lieu à Bellevue quelques jours avant l’anniversaire de ma femme. La veille, ma femme avait dit qu’elle s’attendait à recevoir à son anniversaire plusieurs amis, entre autres Irma. Mon rêve anticipe sur cet événement: c’est l’anniversaire de ma femme, et nous recevons, dans le grand hall de Bellevue, une foule d’invités et parmi eux Irma.
Je reproche à Irma de n’avoir pas encore accepté la solution ; je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est de ta faute. » J’aurais pu lui dire cela éveillé, je le lui ai peut-être dit. Je croyais alors (j’ai reconnu depuis que je m’étais trompé) que ma tâche devait se borner à communiquer aux malades la signification cachée de leurs symptômes morbides; que je n’avais pas à me préoccuper de l’attitude du malade: acceptation ou refus de ma solution, dont cependant dépendait le succès du traitement (cette erreur, maintenant dépassée, a facilité ma vie à un moment où, en dépit de mon inévitable ignorance, il fallait que j’eusse des succès). La phrase que je dis en rêve à Irma me donne l’impression que je ne veux surtout pas être responsable des douleurs qu’elle a encore: si c’est la faute d’Irma, ce ne peut être la mienne. Faut-il chercher dans cette direction la finalité interne du rêve ?
Plaintes d’Irma; maux de gorge, de ventre et d’estomac, sensation de constriction. Les douleurs d’estomac faisaient partie des symptômes présentés par ma malade, mais elles étaient peu marquées; elle se plaignait surtout de sensations de nausées et de dégoût. Les maux de gorge, les maux de ventre, les sensations de constriction jouaient chez elle un rôle minime. Ce choix de symptômes du rêve me surprend, je ne me l’explique pas pour le moment.
Elle a un air pâle et bouffi. Ma malade était toujours rose. Je suppose qu’ici une autre personne se substitue à elle.
Je m’effraie à l’idée que j’ai pu négliger une affection organique.Cette crainte est aisée à comprendre chez un spécialiste qui a affaire à peu près uniquement à des nerveux et qui est [102] amené à mettre sur le compte de l’hystérie une foule de symptômes que d’autres médecins traitent comme des troubles organiques. Cependant il me vient, je ne sais pourquoi, un doute quant à la sincérité de mon effroi. Si les douleurs d’Irma ont une origine organique, leur guérison n’est plus de mon ressort: mon traitement ne s’applique qu’aux douleurs hystériques. Souhaiterais-je une erreur de diagnostic pour n’être pas responsable de l’insuccès ?
Je l’amène près de la fenêtre, pour examiner sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui ont de fausses dents. Je me dis: elle n’en a pourtant pas besoin. Je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner la gorge d’Irma. L’événement du rêve me rappelle qu’il y a quelque temps j’ai eu à examiner une gouvernante qui au premier abord m’avait donné une impression de beauté juvénile et qui, quand il s’est agi d’ouvrir la bouche, s’est arrangée de manière à cacher son dentier. A ce cas se rattachent d’autres souvenirs d’examens médicaux et de menus secrets dévoilés à cette occasion et gênants à la fois pour le malade et pour le médecin. - Elle n’en a pas besoin, semble être au premier abord un compliment à l’adresse d’Irma, mais j’y pressens une autre signification. Quand on s’analyse attentivement, on sent si on a épuisé les pensées amassées sous le seuil de la conscience. La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me rappelle brusquement un autre événement. Irma a une amie intime pour qui j’ai une très vive estime. Un soir où j’étais allé lui rendre visite, je l’ai trouvée, comme dans mon rêve, debout devant la fenêtre, et son médecin, ce même Dr M..., était en train de dire qu’elle avait de fausses membranes diphtériques. Le Dr M... et les fausses membranes vont bien apparaître l’un et l’autre dans la suite du rêve. Je songe à présent que j’étais arrivé ces derniers mois à la conclusion que cette dame était également hystérique. D’ailleurs Irma elle-même me l’avait dit. Mais que sais-je au juste de son affection ? Ceci seulement: c’est qu’elle éprouve la sensation de constriction hystérique tout comme l’Irma de mon rêve. J’ai donc remplacé en rêve ma malade par son amie. Je me rappelle maintenant m’être souvent imaginé que cette dame pourrait m’appeler pour la guérir de son mal. Mais dans ces moments mêmes, cela me paraissait invraisemblable, car elle est très réservée. Elle se raidit, comme dans le rêve. Une autre explication serait qu’elle n’en a pas besoin; elle s’est montrée jusqu’à présent [103] assez forte pour dominer ses états nerveux sans aide étrangère. Restent quelques traits que je ne peux rapporter ni à Irma ni à son amie: pâle, bouffie, fausses dents. Les fausses dents me rappellent la gouvernante dont j’ai parlé, mais j’ai tendance à m’en tenir aux mauvaises dents. Je me rappelle alors une autre personne à qui cela peut s’appliquer. Je ne l’ai jamais soignée, je ne souhaite pas avoir à le faire: elle est gênée avec moi et doit être une malade difficile. Elle est habituellement pâle et, à un moment, dans une bonne période, elle était bouffie (Note 1. C’est à cette troisième personne également qu’il convient de rapporter les maux de ventre au sujet desquels je ne me suis pas encore expliqué, Il s’agit de ma propre femme. Les maux de ventre me rappellent une occasion où je m’aperçus clairement de sa pudeur. Je conviens que je ne suis pas très aimable dans ce rêve pour Irma et pour ma femme; peut-être voudra-t-on considérer comme circonstance atténuante le fait que je les compare en somme à la malade idéale facile à traiter.)
J’ai donc comparé ma malade Irma à deux autres personnes qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traitement. Pourquoi, dans mon rêve, lui ai-je substitué son amie? Sans doute parce que je souhaitais cette substitution; l’amie m’est plus sympathique ou je la crois plus intelligente. Je trouve Irma sotte parce qu’elle n’a pas accepté ma solution. L’autre serait plus intelligente, elle suivrait donc mieux mes conseils. La bouche s’ouvre bien alors: elle me dirait plus qu’Irma. (Note 2. J’ai le sentiment que l’analyse de ce fragment n’est pas poussée assez loin pour qu’on en comprenne toute la signification secrète. Si je poursuivais la comparaison des trois femmes, je risquerais de m’égarer. Il y a dans tout rêve de l’inexpliqué; il participe de l’inconnaissable.)
Ce que je vois dans la gorge: Une tache blanche et des cornets couverts d’eschares. La tache blanche me fait penser à la diphtérie et par là à l’amie d’Irma; elle me rappelle aussi la grave maladie de ma fille aînée, il y a deux ans, et toute l’angoisse de ces mauvais jours. Les eschares des cornets sont liées à des inquiétudes au sujet de ma propre santé. J’avais, à la même époque, utilisé fréquemment la cocaïne pour combattre un gonflement douloureux de la muqueuse nasale; il y a quelques jours, on m’a appris qu’une malade qui avait appliqué le même traitement avait une nécrose étendue de la muqueuse. D’autre part, en recommandant, dès 1885, la cocaïne, je m’étais attiré de sévères reproches. Enfin un très cher ami, mort dès avant 1895, avait hâté sa fin par l’abus de ce remède.
[104] J’appelle vite le Dr M... qui à son tour examine la malade. Ceci peut répondre simplement à la place que le Dr M... tient parmi nous. Mais «vite» est assez frappant pour exiger une explication spéciale. Cela me rappelle un événement pénible de ma vie médicale. J’avais provoqué, chez une de mes malades, une intoxication grave en prescrivant d’une manière continue un médicament qui à ce moment-là était considéré comme anodin: le sulfonal; et j’ai appelé en hâte à l’aide mon confrère, plus âgé et plus expérimenté. Un détail me persuade qu’il s’agit bien de ce cas. La malade qui a succombé à l’intoxication portait le même prénom que ma fille aînée. Jusqu’à présent je n’avais jamais songé à cela; cela m’apparaît maintenant comme une punition du ciel. Tout se passe comme si la substitution de personnes se poursuivait ici dans un autre sens: cette Mathilde-ci pour l’autre; oeil pour oeil, dent pour dent. Il semble que j’aie recherché toutes les circonstances où je pourrais me reprocher quelque faute professionnelle.
Le Dr M... est pâle, imberbe, il boite. Il est exact que sa mauvaise mine a souvent inquiété ses amis. Mais les deux autres traits doivent appartenir à quelque autre personne. Je songe brusquement à mon frère aîné imberbe qui vit à l’étranger; le Dr M... du rêve lui ressemble en gros, autant qu’il m’en souvienne. J’ai reçu il y a quelques jours la nouvelle qu’il boitait, par suite d’une atteinte arthritique de la hanche. Il doit y avoir une raison pour que dans mon rêve j’aie uni ces deux personnes. Je me rappelle en effet en avoir voulu à tous deux pour le même motif. L’un et l’autre avaient repoussé une proposition que je leur avais faite.
Mon ami Otto est à présent à côté de la malade et mon ami Léopold l’examine et trouve une matité à la base gauche. Mon ami Léopold est également médecin, c’est un parent d’Otto. Il se trouve que tous deux exercent la même spécialité, ce qui fait qu’ils sont concurrents et qu’on les compare souvent l’un à l’autre. Ils ont été tous deux mes assistants pendant plusieurs années, alors que je dirigeais une consultation publique pour maladies nerveuses de l’enfance. Il s’y est souvent produit des faits analogues à ceux du rêve. Pendant que je discutais le diagnostic avec Otto, Léopold avait examiné l’enfant à nouveau et apportait une contribution intéressante et inattendue qui [105] permettait de trancher le débat. Il y avait entre les deux cousins la même différence de caractère qu’entre l’inspecteur Bräsig et son ami Karl. L’un était plus brillant, l’autre lent, réfléchi, mais profond. Lorsque j’oppose dans mon rêve Otto au prudent Léopold, c’est apparemment pour faire valoir ce dernier. C’est en somme ce que j’ai fait avec Irma, malade indocile, et son amie plus intelligente. Je remarque à présent l’une des voies de l’association des idées dans mon rêve: de l’enfant malade à l’hôpital des enfants malades. La matité à la base gauche doit être le souvenir d’un cas où la solidité de Léopold m’avait particulièrement frappé. J’ai l’impression aussi qu’il pourrait s’agir d’une affection métastatique ou que c’est peut-être encore une allusion à la malade que je souhaiterais avoir à la place d’Irma. Cette dame en effet, autant que j’en peux juger, feint d’être atteinte de tuberculose.
Une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche. Je sais immédiatement qu’il s’agit de mon propre rhumatisme de l’épaule que je ressens régulièrement chaque fois que j’ai veillé tard. Le groupement même des mots dans le rêve prête à équivoque: que je sens comme lui doit signifier: je ressens dans mon propre corps. Par ailleurs je songe que l’expression «région infiltrée de la peau» est bizarre. Mais nous connaissons l’infiltration au sommet gauche en arrière, elle a trait aux poumons et par conséquent de nouveau à la tuberculose.
Malgré les vêtements. Ce n’est qu’une incidente. Nous faisions, bien entendu, déshabiller les enfants que nous examinions à l’hôpital; on est obligé de procéder autrement en clientèle avec les malades femmes. Ces mots marquent peut-être l’opposition. On disait d’un médecin très connu qu’il procédait toujours à l’examen physique de ses malades à travers les vêtements. La suite me paraît obscure. A parler franchement, je n’ai pas envie de l’approfondir.
Le Dr M... dit: «C’est une infection, mais ça ne fait rien. Il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Cela me paraît ridicule au premier abord, mais je pense qu’il y a lieu de l’analyser attentivement comme le reste. A y regarder de plus près, on y découvre un sens. J’avais trouvé chez ma malade une angine diphtérique. Je me rappelle avoir discuté lors de la maladie de ma fille des [106] relations entre la diphtérie locale et la diphtérie généralisée; l’atteinte locale est le point de départ de l’infection générale. Pour Léopold, la matité serait un foyer métastatique et la preuve d’une infection générale. Pour moi, je ne crois pas que ces sortes de métastases apparaissent lors de la diphtérie. Elles me feraient plutôt penser à la pyohémie.
Cela ne fait rien. C’est une consolation. L’enchaînement me paraît être le suivant: Le dernier fragment du rêve attribue les douleurs de la malade à une affection organique grave. Il semble que j’aie voulu par là dégager ma responsabilité: on ne peut demander à un traitement psychique d’agir sur une affection diphtérique. Mais en même temps j’ai un remords d’avoir chargé Irma d’une maladie aussi grave pour alléger ma responsabilité. C’est cruel. J’ai besoin d’être rassuré sur l’issue, et il me paraît assez malin de mettre cette consolation précisément dans la bouche du Dr M... Je dépasse ici le rêve, et cela demanderait à être expliqué. - Mais pourquoi cette consolation est-elle si absurde ?
Dysenterie. Quelque vague idée théorique d’après laquelle les toxines pourraient s’éliminer par l’intestin. Voudrais-je par là me moquer du Dr M..., de ses théories tirées par les cheveux, de ses déductions et inférences extraordinaires en matière de pathologie? Je songe, à propos de la dysenterie, à un autre événement encore. J’ai eu l’occasion de soigner il y a quelques mois un jeune homme atteint de troubles intestinaux bizarres, chez qui des confrères avaient diagnostiqué «de l’anémie avec sous-alimentation». J’ai reconnu qu’il s’agissait d’un cas d’hystérie, mais je n’ai pas voulu lui appliquer mon traitement psychique et je l’ai envoyé faire une croisière. Il y a quelques jours, j’ai reçu de lui une lettre désespérée venant d’Egypte, me disant qu’il avait eu un nouvel accès, considéré par le médecin comme dysentérique. Je suppose qu’il y a là une erreur de diagnostic d’un confrère peu informé qui se laisse abuser par des accidents hystériques, mais je ne puis m’empêcher de me reprocher d’avoir exposé mon malade à ajouter peut-être à son affection hystérique du tube digestif une maladie organique. De plus, dysenterie assone avec diphtérie, mot qui n’est pas prononcé dans le rêve.
C’est bien cela: je me moque du Dr M... et de son pronostic consolant: il va s’y ajouter de la dysenterie. Je me [107] rappelle, en effet, qu’il m’a raconté, en riant, il y a des années, un fait analogue sur un de nos confrères. Il avait été appelé par celui-ci en consultation auprès d’un malade atteint très gravement et il se crut obligé de faire remarquer au confrère, très optimiste, que le malade avait de l’albumine dans l’urine. Le confrère ne se troubla pas et répondit tranquillement: «Cela ne fait rien, mon cher confrère, l’albumine s’éliminera !» - Il n’est donc pas douteux que ce fragment du rêve est une raillerie à l’adresse des confrères qui ignorent l’hystérie. Mon hypothèse est d’ailleurs aussitôt confirmée: je me demande brusquement: le Dr M... sait-il que les symptômes constatés chez sa malade (l’amie d’Irma), qu’on avait mis sur le compte de la tuberculose, sont des symptômes hystériques ? A-t-il reconnu cette hystérie ou s’y est-il laissé prendre?
Mais quelles raisons puis-je avoir de traiter si mal un ami ? La raison est simple. Le Dr M... accepte aussi peu ma « solution » concernant Irma qu’Irma elle-même.
Je me suis donc vengé en rêve de deux personnes déjà: d’Irma par le «Si tu souffres encore, c’est de ta faute », et du Dr M... en lui mettant dans la bouche des paroles de consolation absurdes.
Nous savons d’une manière immédiate d’où vient l’infection. Ce savoir immédiat en rêve est très remarquable. Un instant avant, nous l’ignorions, puisque l’existence de l’infection n’a été prouvée que par Léopold.
Mon ami Otto lui a fait, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection (sous-cutanée). En fait, Otto m’avait raconté que, pendant son bref séjour dans la famille d’Irma, il avait été appelé dans un hôtel voisin, auprès d’une personne qui s était sentie malade brusquement, et qu’il lui avait fait une piqûre. Les piqûres me rappellent d’autre part mon malheureux ami qui s’était intoxiqué avec de la cocaïne. Je lui avais conseillé ce remède pour l’usage interne pendant sa cure de démorphinisation; mais il s’est fait immédiatement des piqûres.
Avec une préparation Je propyle... propylène... acide propionique. A quoi cela peut-il correspondre ? Le soir où j’ai [108] écrit l’histoire de la maladie d’Irma, ma femme a ouvert un flacon de liqueur sur lequel on pouvait lire le mot « ananas » (Note 1. Ananas assone avec le nom de famille de ma malade Irma): et qui était un cadeau de notre ami Otto. Otto a, en effet, l’habitude de faire des cadeaux à tout propos. Ça lui passera, espérons-le, quand il se mariera. Le flacon ouvert dégagea une telle odeur de rikiki que je me refusai à y goûter. Ma femme dit: « Nous le donnerons aux domestiques », mais moi, plus prudent encore et plus humain, Je l’en détournai en lui disant: « Il ne faut pas les intoxiquer non plus. » L’odeur de rikiki (odeur amylique) a déclenché dans mon esprit le souvenir de toute la série : méthyle, propyle, etc., et abouti dans le rêve aux composés propyliques. J’ai fait évidemment une substitution, j’ai rêvé le propyle après avoir senti l’amyle, mais c’est, pourrait-on dire, une substitution de l’ordre de celles qui sont permises en chimie organique.
Triméthylamine. Je vois la formule chimique de cette substance, ce qui prouve que je fais un grand effort de mémoire, et cette formule est imprimée en caractères gras, comme si (on) avait voulu la faire ressortir tout particulièrement. A quoi me fait maintenant penser la triméthylamine sur laquelle mon attention est éveillée de la sorte? A un entretien avec un autre ami (Note 2. Fliess) qui, depuis des années, est au courant de tous mes travaux dès leur début comme moi des siens. Il m’avait communiqué ses idées sur la chimie des processus sexuels et dit notamment qu’il avait cru constater, parmi les produits du métabolisme sexuel, la présence de la triméthylamine. Cette substance me fait ainsi penser aux faits de sexualité; j’attribue à ces faits le plus grand rôle dans la genèse des affections nerveuses que je veux guérir. Irma est une jeune veuve. Pour excuser l’échec de mon traitement, je suis tenté de le mettre sur le compte de cette situation, que son entourage voudrait voir cesser. Comme ce rêve est d’ailleurs curieux ! L’amie d’Irma, qui se substitue à elle, est également une jeune veuve.
Je devine pourquoi la formule de la triméthylamine a pris tant d’importance. Elle ne rappelle pas seulement le rôle dominant de la sexualité, mais aussi quelqu’un à qui je songe avec bonheur quand je me sens seul de mon avis.
[109] Cet ami, qui joue un si grand rôle dans ma vie, vais-je le rencontrer dans la suite des associations du rêve ? Oui: il a étudié tout particulièrement le retentissement des affections des fosses nasales et de leurs annexes et publié des travaux sur les relations curieuses entre les cornets et les organes sexuels chez la femme. (Les trois formations contournées dans la gorge d’Irma.) Je lui ai même demandé d’examiner Irma, pour savoir si ses maux d’estomac n’étaient pas d’origine nasale. Lui-même souffre de suppuration nasale, ce qui me préoccupe beaucoup. C’est à cela que fait sans doute allusion le mot pyohémie qui me revient à l’esprit en même temps que les métastases du rêve.
Ces injections ne sont pas faciles à faire. Ceci est indirectement un reproche de légèreté contre mon ami Otto. J’ai dû penser à quelque chose d’analogue dans l’après-midi quand ses paroles et son air m’ont fait croire qu’il avait pris parti contre moi. J’ai dû me dire: comme il est influençable, comme il a peu de sens critique! - La phrase me fait penser également à l’ami mort qui avait décidé trop vite de se faire des piqûres de cocaïne. L’on se rappelle que je ne lui avais pas du tout conseillé de faire des piqûres. Le reproche d’avoir employé ces substances à la légère, que je fais à Otto, me rappelle, par contrecoup, la malheureuse histoire de Mathilde, où je suis coupable moi-même. J’ai évidemment réuni ici des exemples de scrupules professionnels, mais aussi de laisser-aller.
Il est probable aussi que la seringue n’était pas propre. Encore un reproche à l’adresse d’Otto, mais qui est d’une autre origine. J’ai rencontré hier par hasard le fils d’une vieille dame, âgée de 82 ans, à qui je fais deux piqûres de morphine par jour. Elle est actuellement à la campagne, et on m’a dit qu’elle souffrait d’une phlébite. J’ai pensé immédiatement qu’il devait s’agir d’une infection due à la propreté insuffisante de la seringue. Je songe avec satisfaction qu’en deux ans je ne lui ai pas occasionné un seul abcès: je veille très attentivement à l’asepsie de la seringue, je suis très scrupuleux à ce point de vue. La phlébite me fait penser à ma femme, qui a souffert de varices pendant une de ses grossesses; puis surgissent dans ma mémoire les circonstances très semblables où se sont successivement trouvées ma femme, Irma et Mathilde, dont j’ai relaté plus haut la mort. L’analogie de ces événements a fait que j’ai substitué dans mon rêve ces trois personnes l’une à l’autre. [110]


* * *

Voilà donc l’analyse de ce rêve achevée (On imagine bien que je n’ai pas communiqué ici tout ce qui m’est venu à l’esprit pendant le travail d’interprétation.) Pendant ce travail, je me suis défendu autant que j’ai pu contre toutes les idées que me suggérait la confrontation du contenu du rêve avec les pensées latentes qu’il enveloppait; ce faisant, la « signification» du rêve m’est apparue. J’ai marqué une intention que le rêve réalise et qui doit être devenue le motif du rêve. Le rêve accomplit quelques désirs qu’ont éveillés en moi les événements de la soirée (les nouvelles apportées par Otto, la rédaction de l’histoire de la maladie). La conclusion du rêve est que je ne suis pas responsable de la persistance de l’affection d’Irma et que c’est Otto qui est coupable. Otto m’avait agacé par ses remarques au sujet de la guérison incomplète d’Irma; le rêve me venge: il lui renvoie le reproche. Il m’enlève la responsabilité de la maladie d’Irma, qu’il rapporte à d’autres causes (énoncées très en détail). Le rêve expose les faits tels que j’aurais souhaité qu’ils se fussent passés;son contenu est l’accomplissement d’un désir, son motif un désir.
Tout cela saute aux yeux. Mais les détails mêmes du rêve s’éclairent à la lumière de notre hypothèse. Je me venge, non seulement de la partialité et de la légèreté d’Otto (en lui attribuant une conduite médicale inconsidérée: l’injection), mais encore du désagrément que m’a causé la liqueur qui sentait mauvais, et je trouve en rêve une expression qui unit les deux reproches: une injection avec une préparation de propylène. Mais cela ne me suffit pas, je poursuis ma vengeance: j’oppose à Otto son concurrent plus solide. C’est comme si je lui disais: « Je l’aime mieux que toi.» Mais Otto n’est pas seul à porter le poids de ma colère. Je me venge aussi de la malade indocile en mettant à sa place une autre plus intelligente et plus sage. Je ne pardonne pas non plus son opposition au Dr M... et je lui fais comprendre, par une allusion transparente, qu’il se conduit dans cette affaire comme un ignorant (il va s’y ajouter de la dysenterie, etc.). J’en appelle même, il me semble, à un autre ami plus informé (celui qui m’a parlé de la triméthylamine), de même que j’en ai appelé [111] d’Irma à son amie, d’Otto à Léopold. Mes trois adversaires remplacés par trois personnes de mon choix, je suis délivré du reproche que je crois n’avoir pas mérité.
D’ailleurs le rêve montre surabondamment l’inanité de ces reproches. Ce n’est pas moi qui suis responsable des douleurs d’Irma, mais elle-même qui n’a pas voulu accepter ma solution. Les douleurs d’Irma ne me regardent pas, car elles sont d’origine organique et ne peuvent être guéries par un traitement psychique. Les souffrances d’Irma s’expliquent par son veuvage (triméthylamine), et je ne peux rien changer à cet état. Les souffrances d’Irma ont été provoquées par la piqûre imprudente d’Otto, faite avec une substance non appropriée; je n’en aurais jamais fait de pareille. Les souffrances d’Irma viennent d’une piqûre faite avec une seringue malpropre, comme la phlébite chez la vieille dame dont j’ai parlé; il ne m’arrive jamais rien de tel. Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer (ce rêve n’est pas autre chose) fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté.
On trouve dans le rêve d’autres thèmes encore, dont le rapport avec ma défense au sujet de la maladie d’Irma est moins clair: la maladie de ma fille, celle d’une malade qui portait le même prénom, les effets nocifs de la cocaïne, l’affection du malade en voyage en Egypte, les inquiétudes au sujet de la santé de ma femme, de mon frère, du Dr M..., mes propres malaises, l’inquiétude pour l’ami absent atteint de suppurations du nez. Mais si j’embrasse tout cela d’un coup d’œil, je peux le réunir en un seul groupe de pensées que j’étiquetterais: inquiétudes au sujet de la santé (la mienne ou celle des autres, scrupules de conscience médicale). Je me rappelle l’obscure impression pénible que j’ai ressentie lorsque Otto m’a apporté des nouvelles d’Irma. Je voudrais retrouver après coup dans ce groupe de pensées la marque de cette impression fugitive. Otto m’avait dit [112] en somme: Tu ne prends pas assez au sérieux tes devoirs médicaux, tu n’es pas consciencieux, tu ne tiens pas ce que tu promets. Le groupe des pensées du rêve est alors venu à mon aide et m’a permis de démontrer combien je suis consciencieux et combien la santé des miens, de mes amis et de mes malades me tient à cœur. Remarquons que l’on trouve dans cet ensemble aussi des souvenirs pénibles qui tendent plutôt à confirmer l’accusation d’Otto qu’à me disculper. Il y a là une apparence d’impartialité, mais qui n’empêche qu’on reconnaît aisément le rapport entre le contenu large sur lequel le rêve repose et le thème plus étroit, objet du désir: non-responsabilité au sujet de la maladie d’Irma.
Je ne prétends nullement avoir entièrement élucidé le sens de ce rêve, ni que mon interprétation soit sans lacunes.
Je pourrais m’y attarder, rechercher de nouvelles explications, résoudre des énigmes qu’il pose encore. Je vois nettement les points d’où l’on pourrait suivre de nouvelles chaînes d’associations; mais des considérations dont nous tenons tous compte quand il s’agit de nos propres rêves m’arrêtent dans ce travail d’interprétation. Que ceux qui seraient portés à me blâmer pour cette réserve essaient d’être eux-mêmes plus explicites. Je m’en tiendrai pour le moment à la notion nouvelle qu’a apportée cette analyse: Quand on applique la méthode d’interprétation que j’ai indiquée, on trouve que le rêve a un sens et qu’il n’est nullement l’expression d’une activité fragmentaire du cerveau, comme on l’a dit. Après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l’accomplissement d’un désir.
Suite de l’analyse : phénomènes de condensation dans le rêve.
Le travail de condensation dans le rêve d’Irma
[254] Le personnage principal de ce rêve est ma malade Irma; elle est vue avec ses traits propres et par conséquent représente en premier lieu elle-même. La position dans laquelle je l’examine près de la fenêtre provient du souvenir d’une autre personne, de la dame que je préférerais soigner, en échange, ainsi que le montrent les pensées du rêve. Dans la mesure où Irma a des membranes diphtériques qui rappellent mes inquiétudes au sujet de ma fille aînée, elle représente mon enfant, et, à cause de la similitude des noms, la malade morte d’intoxication. Dans la suite, Irma figure d’autres personnes encore (sans que son apparence se modifie dans le rêve); elle devient un des enfants que nous examinons à la consultation publique de l’hôpital des enfants malades, où mes amis manifestent la différence de leurs caractères. Il est probable que la transition a été fournie par l’idée de ma petite fille. Quand elle ne veut pas ouvrir la bouche, Irma devient une allusion à une autre dame que j’ai examinée et, de plus, pour le même motif, à ma propre femme. Les signes morbides que j’ai découverts dans sa gorge sont des allusions à toute une série d’autres personnes.
Toutes ces personnes que je découvre en poursuivant cette «Irma» n’apparaissent pas elles-mêmes dans le rêve; elles se dissimulent derrière l’ «Irma» du rêve qui devient ainsi une image générique formée avec quantité de traits contradictoires. Irma représente toutes ces personnes, sacrifiées au cours du travail de condensation, puisqu’il lui arrive tout ce qui est arrivé à celles-ci.
On peut créer une personne collective, servant à la condensation du rêve, d’une autre manière encore: en réunissant en une seule image de rêve les traits de deux ou plusieurs personnes. C’est ainsi qu’a été formé le Dr M... de mon rêve: il porte le nom de M..., il parle et il agit comme lui; ses caractéristiques physiques, sa maladie sont celles d’une autre personne, de mon frère aîné; un seul trait, sa pâleur, est doublement déterminé, puisque dans la réalité il est commun aux deux personnes. Le Dr R..., du rêve de l’oncle est un personnage de ce genre. Mais ici l’image du rêve a encore été préparée d’une autre façon. Je n’ai pas uni des traits particuliers à l’un à ceux de l’autre et simplifié dans ce but l’image-souvenir de chacun. J’ai agi comme [255] Galton élaborant ses images génériques (ses « portraits de famille »): j’ai projeté les deux images l’une sur l’autre, de sorte que les traits communs ont été renforcés et que les traits qui ne concordaient point se sont mutuellement effacés et sont devenus indistincts dans l’image. C’est ainsi que, dans le rêve de l’oncle, un trait se renforce parce qu’il appartient à deux personnes (de physionomies différentes et par conséquent effacées): c’est la barbe blonde, qui, de plus, rappelle mon père et moi grâce à l’idée de grisonner.
L’élaboration de personnes collectives et de types mixtes est un des principaux moyens dont la condensation du rêve dispose. Nous aurons bientôt l’occasion d’en reparler.
L’idée de dysenterie provient, dans le rêve de l’injection faite à Irma, également de plusieurs sources: d’une part d’une assonance paraphasique avec diphtérie, d’autre part de ce que cette idée est associée à celle du malade que j’ai envoyé en Orient et dont on a méconnu l’hystérie.
Un cas de condensation intéressant nous est fourni par le propylène mentionné dans le rêve. La pensée du rêve ne contenait pas propylène mais amylène. On pourrait penser que, lors de la formation du rêve, il y a eu là un simple déplacement. Cela est vrai, mais ce déplacement a servi la condensation, ainsi qu’on va le voir. En arrêtant mon attention sur le mot propylène, je m’aperçois qu’il assone avec Propylées. Les Propylées ne sont pas seulement à Athènes. II y a des Propylées à Munich. C’est dans cette ville qu’un an avant le rêve j’ai rendu visite à un ami très malade que ma pensée évoque certainement lorsqu’elle mentionne la triméthylamine aussitôt après le propylène.
Je néglige le fait, pourtant frappant, que, lors de l’analyse du rêve, des associations de valeurs diverses ont été employées à relier les idées comme si elles avaient été équivalentes; je vais essayer de me représenter d’une manière plastique en quelque sorte comment l’amylène de la pensée du rêve a pu être remplacé par propylène dans son contenu.
On trouve d’une part le groupe de représentations de mon ami Otto qui ne me comprend pas, me donne tort, m’offre de la liqueur qui sent l’amylène; d’autre part, lié par contraste, le groupe de mon ami Wilhelm qui me comprend, qui me donnerait raison et à qui je dois tant [256] d’indications précieuses, surtout sur la chimie des processus sexuels.
Dans le groupe de représentations formé autour d’Otto, mon attention est surtout attirée par les faits récents, ceux qui ont provoqué le rêve: l’amylène est au nombre de ces éléments privilégiés, prédestinés à entrer dans le rêve. Le groupe, très riche, formé autour de Wilhelm est animé par le contraste avec le groupe d’Otto, et les éléments qui sont mis en relief correspondent aux éléments du groupe d’Otto. Dans tout ce rêve, j’en appelle d’une personne qui me contrarie à une autre que je peux lui opposer à mon gré, point par point. C’est ainsi que le souvenir de l’amylène qui provient du groupe d’Otto, provoque dans le groupe adverse des souvenirs de la sphère de la chimie, et que la triméthylamine, soutenue de divers côtés, entre dans le contenu du rêve. Amylène pouvait aussi parvenir sans changement dans le contenu, mais il subit l’influence du groupe Wilhelm; dans l’ensemble des souvenirs que ce nom recouvre, un élément est choisi, c’est celui qui peut donner une double détermination pour amylène. Propylène est tout près d’amylène, si on se place au point de vue de l’association; le groupe Wilhelm offre Munich et les Propylées. Les deux cercles de représentation se rejoignent avec Propylène-Propylées. Cet élément médian pénètre donc dans le contenu du rêve par une manière de compromis. Il y a eu création d’une sorte de moyen terme qui permet une détermination multiple. Nous saisissons bien ici comment la détermination multiple permet de pénétrer plus aisément dans le contenu du rêve. Pour parvenir à cette image moyenne, on a déplacé l’attention, de la pensée réelle à une autre, assez proche pour l’association.
L’étude du rêve de l’injection nous permet de jeter un coup d’œil sur le processus de condensation, tel qu’il apparaît dans la formation du rêve. Nous pouvons reconnaître les procédés particuliers du travail de condensation: choix d’éléments de pensée qui apparaissent à diverses reprises dans les pensées du rêve, formation d’unités nouvelles (personnes collectives, types mixtes) et création de moyens termes. Nous nous demanderons à quoi sert la condensation et d’où elle vient, quand nous essaierons de saisir l’ensemble des processus psychiques qui apparaissent lors de la formation du rêve. Contentons-nous pour l’instant d’affirmer l’existence d’une condensation, relation [257] caractéristique entre les pensées du rêve et le contenu du rêve.
Ce processus de condensation est particulièrement sensible quand il atteint des mots et des noms. Les mots dans le rêve sont fréquemment traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations d’objets. Ces sortes de rêves aboutissent à la création de mots comiques et étranges.


 
Sigmund Freud