7 déc. 2013

Walter Benjamin 1939
“ Paris, capitale du XIXe siècle ”



Introduction

L’histoire est comme Janus, elle a deux visages : qu’elle
regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses.


Maxime Du Camp, Paris. VI, p. 315.


L’objet de ce livre est une illusion exprimée par Schopenhauer, dans cette
formule que pour saisir l’essence de l’histoire il suffit de comparer Hérodote
et la presse du matin. C’est là l’expression de la sensation de vertige
caractéristique pour la conception que le siècle dernier se faisait de l’histoire.
Elle correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d’une série
illimitée de faits figés sous forme de choses. Le résidu caractéristique de cette
conception est ce qu’on a appelé « l’Histoire de la Civilisation », qui fait
l’inventaire des formes de vie et des créations de l’humanité point par point.
Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de la
civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours. Cette
conception fait bon marché du fait qu’elles doivent non seulement leur existence
mais encore leur transmission à un effort constant de la société, un effort
par où ces richesses se trouvent par surcroît étrangement altérées. Notre
enquête se propose de montrer comment par suite de cette représentation
chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les nouvelles créations
à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent
dans l’univers d’une fantasmagorie. Ces créations subissent cette « illumination
» non pas seulement de manière théorique, par une transposition idéologique,
mais bien dans l’immédiateté de la présence sensible. Elles se
manifestent en tant que fantasmagories. Ainsi se présentent 
les « passages »,
première mise en oeuvre de la construction en fer ; ainsi se présentent les
expositions universelles, dont l’accouplement avec les industries de plaisance
est significatif ; dans le même ordre de phénomènes, l’expérience du flâneur,
qui s’abandonne aux fantasmagories du marché. A ces fantasmagories du
marché, où les hommes n’apparaissent que sous des aspects typiques, correspondent
celles de l’intérieur, qui se trouvent constituées par le penchant impérieux
de l’homme à laisser dans les pièces qu’il habite l’empreinte de son
existence individuelle privée. Quant à la fantasmagorie de la civilisation elle-même,
elle a trouvé son champion dans Haussmann, et son expression manifeste
dans ses transformations de Paris. – Cet éclat cependant et cette
splendeur dont s’entoure ainsi la société productrice de marchandises, et le
sentiment illusoire de sa sécurité ne sont pas à l’abri des menaces ; l’écroulement
du Second Empire, et la Commune de Paris le lui remettent en mémoire.
A la même époque, l’adversaire le plus redouté de cette société, Blanqui, lui a
révélé dans son dernier écrit les traits effrayants de cette fantasmagorie. L’humanité
y fait figure de damnée. Tout ce qu’elle pourra espérer de neuf se
dévoilera n’être qu’une réalité depuis toujours présente ; et ce nouveau sera
aussi peu capable de lui fournir une solution libératrice qu’une mode nouvelle
l’est de renouveler la société. La spéculation cosmique de Blanqui comporte
cet enseignement que l’humanité sera en proie à une angoisse mythique tant
que la fantasmagorie y occupera une place.



Fourier ou les passages

I
De ces palais les colonnes magiques
A l’amateur montrent de toutes parts,
Dans les objets qu’étalent leurs portiques,
Que l’industrie est rivale des arts.


Nouveaux Tableaux de Paris. Paris 1828, p. 27.


La majorité des passages sont construits à Paris dans les quinze années qui
suivent 1822. La première condition pour leur développement est l’apogée du
commerce des tissus. Les magasins de nouveautés, premiers établissements
qui ont constamment dans la maison des dépôts de marchandises considérables,
font leur apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins. C’est
à cette époque que Balzac fait allusion lorsqu’il écrit : « Le grand poème de
l’étalage chante ses strophes de couleurs depuis la Madeleine jusqu’à la porte
Saint-Denis. » Les passages sont des noyaux pour le commerce des marchandises
de luxe. En vue de leur aménagement l’art entre au service du commerçant.
Les contemporains ne se lassent pas de les admirer. Longtemps ils
resteront une attraction pour les touristes. Un Guide illustré de Paris dit :
« Ces passages, récente invention du luxe industriel, sont des couloirs au
plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs
entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de
spéculation. Des deux côtés du passage, qui reçoit sa lumière d’en haut,
s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage est une
ville, un monde en miniature. » C’est dans les passages qu’ont lieu les premiers
essais d’éclairage au gaz.
La deuxième condition requise pour le développement des passages est
fournie par les débuts de la construction métallique. Sous l’Empire on avait
considéré cette technique comme une contribution au renouvellement de l’architecture
dans le sens du classicisme grec. Le théoricien de l’architecture
Boetticher, exprime le sentiment général lorsqu’il dit que : « quant aux formes
d’art du nouveau système, le style hellénique » doit être mis en vigueur. Le
style Empire est le style du terrorisme révolutionnaire pour qui l’État est une
fin en soi. De même que Napoléon n’a pas compris la nature fonctionnelle de
l’État en tant qu’instrument de pouvoir pour la bourgeoisie, de même les
architectes de son époque n’ont pas compris la nature fonctionnelle du fer, par
où le principe constructif acquiert la prépondérance dans l’architecture. Ces
architectes construisent des supports à l’imitation de la colonne pompéienne,
des usines à l’imitation des maisons d’habitation, de même que plus tard les
premières gares affecteront les allures d’un chalet. La construction joue le rôle
du subconscient. Néanmoins le concept de l’ingénieur, qui date des guerres de
la révolution commence à s’affirmer et c’est le début des rivalités entre
constructeur et décorateur, entre l’École Polytechnique et l’École des Beaux-
Arts. – Pour la première fois depuis les Romains un nouveau matériau de
construction artificiel, le fer, fait son apparition. Il va subir une évolution dont
le rythme au cours du siècle va en s’accélérant. Elle reçoit une impulsion
décisive au jour où l’on constate que la locomotive – objet des tentatives les
plus diverses depuis les années 1828-29 – ne fonctionne utilement que sur des
rails en fer. Le rail se révèle comme la première pièce montée en fer, précurseur
du support. On évite l’emploi du fer pour les immeubles et on
l’encourage pour les passages, les halls d’exposition, les gares – toutes constructions
qui visent à des buts transitoires.

II
Rien d’étonnant à ce que tout intérêt de masse,
la première fois qu’il monte sur l’estrade,
dépasse de loin dans l’idée ou la représentation
que l’on s’en fait ses véritables bornes.


Marx et Engels : La Sainte-Famille.


La plus intime impulsion donnée à l’utopie fouriériste, il faut la voir dans
l’apparition des machines. Le phalanstère devait ramener les hommes à un
système de rapports où la moralité n’a plus rien à faire. Néron y serait devenu
un membre plus utile de la société que Fénelon. Fourier ne songe pas à se fier
pour cela à la vertu, mais à un fonctionnement efficace de la société dont les
forces motrices sont les passions. Par les engrenages des passions, par la
combinaison complexe des passions mécanistes avec la passion cabaliste,
Fourier se représente la psychologie collective comme un mécanisme
d’horlogerie. L’harmonie fouriériste est le produit nécessaire de ce jeu
combiné.

Fourier insinue dans le monde aux formes austères de l’Empire, l’idylle
colorée du style des années trente. Il met au point un système où se mêlent les
produits de sa vision colorée et de son idiosyncrasie des chiffres. Les
« harmonies » de Fourier ne se réclament en aucune manière d’une mystique
des nombres prise dans une tradition quelconque. Elles sont en fait directement
issues de ses propres décrets : élucubrations d’une imagination organisatrice,
qui était extrêmement développée chez lui. Ainsi il a prévu la
signification du rendez-vous pour le citadin. La journée des habitants du
phalanstère s’organise non pas de chez eux, mais dans des grandes salles
semblables à des halls de la Bourse, où les rendez-vous sont ménagés par des
courtiers.

Dans les passages Fourier a reconnu le canon architectonique du
phalanstère. C’est ce qui accentue le caractère « empire » de son utopie, que
Fourier reconnaît lui-même naïvement : « L’état sociétaire sera dès son début
d’autant plus brillant qu’il a été plus longtemps différé. La Grèce à l’époque
des Solon et des Périclès pouvait déjà l’entreprendre. » Les passages qui se
sont trouvés primitivement servir à des fins commerciales, deviennent chez
Fourier des maisons d’habitation. Le phalanstère est une ville faite de passages.
Dans cette « ville en passages » la construction de l’ingénieur affecte un
caractère de fantasmagorie. La « ville en passages » est un songe qui flattera
le regard des parisiens jusque bien avant dans la seconde moitié du siècle. En
1869 encore, les « rues galeries » de Fourier fournissent le tracé de l’utopie de
Moilin Paris en l’an 2000. La ville y adopte une structure qui fait d’elle avec
ses magasins et ses appartements le décor idéal pour le flâneur.
Marx a pris position en face de Carl Grün pour couvrir Fourier et mettre
en valeur sa « conception colossale de l’homme ». Il considérait Fourier
comme le seul homme à côté de Hegel qui ait percé à jour la médiocrité de
principe du petit bourgeois. Au dépassement systématique de ce type chez
Hegel correspond chez Fourier son anéantissement humoristique. Un des traits
les plus remarquables de l’utopie fouriériste c’est que l’idée de l’exploitation
de la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure, lui est étrangère.
La technique se présente bien plutôt pour Fourier comme l’étincelle qui met le
feu aux poudres de la nature. Peut-être est-ce là la clé de sa représentation
bizarre d’après laquelle le phalanstère se propagerait « par explosion ». La
conception postérieure de l’exploitation de la nature par l’homme est le reflet
de l’exploitation de fait de l’homme par les propriétaires des moyens de
production. Si l’intégration de la technique dans la vie sociale a échoué, la
faute en est à cette exploitation.



 

Grandville ou les expositions universelles

I
Oui, quand le monde entier, de Paris jusqu’en Chine,
O divin Saint-Simon, sera dans ta doctrine,
L’âge d’or doit renaître avec tout son éclat,
Les fleuves rouleront du thé, du chocolat ;
Les moutons tout rôtis bondiront dans la plaine,
Et les brochets au bleu nageront dans la Seine ;
Les épinards viendront au monde fricassés,
Avec des croûtons frits tout autour concassés ;
Les arbres produiront des pommes en compotes,
Et l’on moissonnera des carricks et des bottes ;
Il neigera du vin, il pleuvra des poulets,
Et du ciel les canards tomberont aux navets.


Langlé et Vanderburch : Louis-Bronze et le Saint-Simonien
(Théâtre du Palais Royal, 27 février 1832).


Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-
fétiche. « L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises » dit Taine
en 1855. Les expositions universelles ont eu pour précurseurs des expositions
nationales de l’industrie, dont la première eut lieu en 1798 sur le Champ de
Mars. Elle est née du désir « d’amuser les classes laborieuses et devient pour
elles une fête de l’émancipation ». Les travailleurs formeront la première
clientèle. Le cadre de l’industrie de plaisance ne s’est pas constitué encore.
Ce cadre c’est la fête populaire qui le fournit. Le célèbre discours de Chaptal
sur l’industrie ouvre cette exposition. – Les saint-simoniens qui projettent
l’industrialisation de la planète, s’emparent de l’idée des expositions universelles.
Chevalier, la première compétence dans ce domaine nouveau, est un
élève d’Enfantin, et le rédacteur du journal saint-simonien Le Globe. Les
saint-simoniens ont prévu le développement de l’industrie mondiale ; ils n’ont
pas prévu la lutte des classes. C’est pourquoi, en regard de la participation à
toutes les entreprises industrielles et commerciales vers le milieu du siècle, on
doit reconnaître leur impuissance dans les questions qui concernent le prolétariat.
Les expositions universelles idéalisent la valeur d’échange des marchandises.
Elles créent un cadre où leur valeur d’usage passe au second plan. Les
expositions universelles furent une école où les foules écartées de force de la
consommation se pénètrent de la valeur d’échange des marchandises jusqu’au
point de s’identifier avec elle : « Il est défendu de toucher aux objets exposés». Elles donnent ainsi accès à une fantasmagorie où l’homme pénètre pour
se laisser distraire. A l’intérieur des divertissements, auxquels l’individu
s’abandonne dans le cadre de l’industrie de plaisance, il reste constamment un
élément composant d’une masse compacte. Cette masse se complaît dans les
parcs d’attractions avec leurs montagnes russes, leurs « tête-à-queue », leurs
« chenilles », dans une attitude toute de réaction. Elle s’entraîne par là à cet
assujettissement avec lequel la propagande tant industrielle que politique doit
pouvoir compter. – L’intronisation de la marchandise et la splendeur des
distractions qui l’entourent, voilà le sujet secret de l’art de Grandville. D’où la
disparité entre son élément utopique et son élément cynique. Ses artifices
subtils dans la représentation d’objets inanimés correspondent à ce que Marx
appelle les « lubies théologiques » de la marchandise. L’expression concrète
s’en trouve clairement dans la « spécialité » – une désignation de marchandise
qui fait à cette époque son apparition dans l’industrie de luxe. Les expositions
universelles construisent un monde fait de « spécialités ». Les fantaisies de
Grandville réalisent la même chose. Elles modernisent l’univers. L’anneau de
Saturne devient pour lui un balcon en fer forgé où les habitants de Saturne
prennent l’air à la tombée de la nuit. De la même façon un balcon en fer forgé
représenterait à l’exposition universelle l’anneau de Saturne et ceux qui s’y
avancent se verraient entraînés dans une fantasmagorie où ils se sentent mués
en habitants de Saturne. Le pendant littéraire de cette utopie graphique, c’est
l’oeuvre du savant fouriériste Toussenel. Toussenel s’occupait de la rubrique
des sciences naturelles dans un journal de mode. Sa zoologie range le monde
animal sous le sceptre de la mode. Il considère la femme comme le médiateur
entre l’homme et les animaux. Elle est en quelque sorte le décorateur du monde
animal, qui en échange dépose à ses pieds son plumage et ses fourrures.
« Le lion ne demande pas mieux que de se laisser rogner les ongles, pourvu
que ce soit une jolie fille qui tienne les ciseaux. »

II
La mode : Monseigneur la mort ! Monseigneur la mort !


Léopardi : Dialogue entre la mode et la mort.

 

La mode prescrit le rite suivant lequel le fétiche qu’est la marchandise
demande à être adoré ; Grandville étend son autorité sur les objets d’usage
courant aussi bien que sur le cosmos. En la poussant jusqu’à ses conséquences
extrêmes il en révèle la nature. Elle accouple le corps vivant au monde inorganique. Vis-à-vis du vivant elle défend les droits du cadavre. Le fétichisme
qui est ainsi sujet au sex appeal du non-organique, est son nerf vital. Les
fantaisies de Grandville correspondent à cet esprit de la mode, tel
qu’Apollinaire en a tracé plus tard une image : « Toutes les matières des différents
règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un
costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège ...
La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire..
. On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en cristal
de Baccarat. »



 

Louis-Philippe ou l’intérieur

Je crois ... à mon âme : la Chose.


Léon Deubel : OEuvres. Paris 1929, p. 193.


Sous le règne de Louis-Philippe le particulier fait son entrée dans l’histoire.
Pour le particulier les locaux d’habitation se trouvent pour la première
fois en opposition avec les locaux de travail. Ceux-là viennent constituer
l’intérieur ; le bureau en est le complément. (De son côté il se distingue
nettement du comptoir, qui par ses globes, ses cartes murales, ses balustrades,
se présente comme une survivance de formes baroques antérieures à la pièce
d’habitation.) Le particulier qui ne tient compte que des réalités dans son
bureau demande à être entretenu dans ses illusions par son intérieur. Cette
nécessité est d’autant plus pressante qu’il ne songe pas à greffer sur ses
intérêts d’affaires une conscience claire de sa fonction sociale. Dans l’aménagement
de son entourage privé il refoule ces deux préoccupations. De là
dérivent les fantasmagories de l’intérieur ; celui-ci représente pour le particulier
l’univers. Il y assemble les régions lointaines et les souvenirs du passé.
Son salon est une loge dans le théâtre du monde.
L’intérieur est l’asile où se réfugie l’art. Le collectionneur se trouve être le
véritable occupant de l’intérieur. Il fait son affaire de l’idéalisation des objets.
C’est à lui qu’incombe cette tâche sisyphéenne d’ôter aux choses, parce qu’il
les possède, leur caractère de marchandise. Mais il ne saurait leur conférer que
la valeur qu’elles ont pour l’amateur au lieu de la valeur d’usage. Le collectionneur
se plaît à susciter un monde non seulement lointain et défunt mais en
même temps meilleur ; un monde où l’homme est aussi peu pourvu à vrai dire
de ce dont il a besoin que dans le monde réel, mais où les choses sont libérées
de la servitude d’être utiles.

II
La tête
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose.


Baudelaire : Une martyre.


L’intérieur n’est pas seulement l’univers du particulier, il est encore son
étui. Depuis Louis-Philippe on rencontre dans le bourgeois cette tendance à se
dédommager pour l’absence de trace de la vie privée dans la grande ville.
Cette compensation il tente de la trouver entre les quatre murs de son appartement.
Tout se passe comme s’il avait mis un point d’honneur à ne pas laisser
se perdre les traces de ses objets d’usage et de ses accessoires. Sans se lasser il
prend l’empreinte d’une foule d’objets ; pour ses pantoufles et ses montres,
ses couverts et ses parapluies, il imagine des housses et des étuis. Il a une
préférence marquée pour le velours et la peluche qui conservent l’empreinte
de tout contact. Dans le style du Second Empire l’appartement devient une
sorte d’habitacle. Les vestiges de son habitant se moulent dans l’intérieur. De
là naît le roman policier qui s’enquiert de ces vestiges et suit ces pistes. La
Philosophie d’ameublement et les « nouvelles-détectives » d’Edgar Poe font
de lui le premier physiognomiste de l’intérieur. Les criminels dans les premiers
romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais de
simples particuliers de la bourgeoisie (Le Chat Noir, Le Coeur Révélateur,
William Wilson).

III
Dies Suchen nach meinem Heim... war meine
Heimsuchung... Wo ist – mein Heim ? Darnach
frage und suche und suchte ich, das fand ich nicht.


Nietzsche : Also sprach Zarathustra.


La liquidation de l’intérieur eut lieu dans les derniers lustres du siècle par
le « modern style », mais elle était préparée de longue date. L’art de l’intérieur
était un art de genre. Le « modern style » sonne le glas du genre. Il s’élève
contre l’infatuation du genre au nom d’un mal du siècle, d’une aspiration aux
bras toujours ouverts. Le « modern style » fait entrer pour la première fois en
ligne de compte certaines formes tectoniques. Il s’efforce en même temps de
les détacher de leurs rapports fonctionnels et de les présenter comme des
constantes naturelles : il s’efforce en somme de les styliser. Les nouveaux
éléments de la construction en fer et en particulier la forme « support » retiennent
l’attention du « modern style ». Dans le domaine de l’ornementation il
cherche à intégrer ces formes à l’art. Le béton met à sa disposition de
nouvelles virtualités en architecture. Chez Van de Velde la maison se présente
comme l’expression plastique de la personnalité. Le motif ornemental joue
dans cette maison le rôle de la signature sous un tableau. Il se complaît à
parler un langage linéaire à caractère médiumnique où la fleur, symbole de la
vie végétative, s’insinue dans les lignes mêmes de la construction. (La ligne
courbe du « modern style » fait son apparition dès le titre des Fleurs du Mal.
Une sorte de guirlande marque le lien des Fleurs du Mal, en passant par les
« âmes des fleurs » d’Odilon Redon, au « faire catleya » de Swann). – Ainsi
que Fourier l’avait prévu, c’est de plus en plus dans les bureaux et les centres
d’affaires qu’il faut chercher le véritable cadre de la vie du citoyen. Le cadre
fictif de sa vie se constitue dans la maison privée. C’est ainsi que L’architecte
Solness fait le compte du « modern style » ; l’essai de l’individu de se mesurer
avec la technique en s’appuyant sur son essor intime le mène à sa perte :
l’architecte Solness se tue en tombant du haut de sa tour.



[« Cette quête de mon chez moi…fut
mon épreuve… Où est – mon chez moi ?
Voilà ce que je demande et ce que
 j’ai cherché et n’ai pas trouvé. »


Nietzsche, Ainsi parlait
Zarathoustra]

 

 

Baudelaire ou les rues de Paris

Tout pour moi devient allégorie.


Baudelaire : Le Cygne.


Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un
génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient objet
de poësie lyrique. Cette poësie locale est à l’encontre de toute poësie de
terroir. Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit bien
plutôt le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur,
dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des
habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule.
La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur
en fantasmagorie. Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un
paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor
des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au service de leur
chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands magasins sont les derniers
parages de la flânerie.
Dans la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le marché.
Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est déjà pour trouver preneur.
Dans ce stade mitoyen où elle a encore des mécènes, mais où elle commence
déjà à se plier aux exigences du marché, (en l’espèce du feuilleton) elle forme
la bohème. A l’indétermination de sa position économique correspond
l’ambiguïté de sa fonction politique. Celle-ci se manifeste très évidemment
dans les figures de conspirateurs professionnels, qui se recrutent dans la bohème.
Blanqui est le représentant le plus remarquable de cette catégorie. Nul n’a
eu au XIXe siècle une autorité révolutionnaire comparable à la sienne. L’image
de Blanqui passe comme un éclair dans les Litanies de Satan. Ce qui n’empêche
que la rébellion de Baudelaire ait toujours gardé le caractère de
l’homme asocial : elle est sans issue. La seule communauté sexuelle dans sa
vie, il l’a réalisée avec une prostituée.

II
Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,
Ce jumeau centenaire.


Baudelaire. Les sept vieillards.


Le flâneur fait figure d’éclaireur sur le marché. En cette qualité il est en
même temps l’explorateur de la foule. La foule fait naître en l’homme qui s’y
abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne d’illusions très particulières,
de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté dans la foule, de l’avoir,
d’après son extérieur, classé, reconnu dans tous les replis de son âme. Les
physiologies contemporaines abondent en documents sur cette singulière
conception. L’oeuvre de Balzac en fournit d’excellents. Les caractères typiques
reconnus parmi les passants tombent à tel point sous les sens que l’on ne
saurait s’étonner de la curiosité incitée à se saisir au-delà d’eux de la singularité
spéciale du sujet. Mais le cauchemar qui correspond à la perspicacité
illusoire du physiognomiste dont nous avons parlé, c’est de voir ces traits
distinctifs, particuliers au sujet, se révéler à leur tour n’être autre chose que les
éléments constituants d’un type nouveau ; de sorte qu’en fin de compte
l’individualité la mieux définie se trouverait être tel exemplaire d’un type.
C’est là que se manifeste au coeur de la flânerie une fantasmagorie angoissante.
Baudelaire l’a développée avec une grande vigueur dans les Sept
Vieillards. Il s’agit dans cette poësie de l’apparition sept fois réitérée d’un
vieillard d’aspect repoussant. L’individu qui est ainsi présenté dans sa
multiplication comme toujours le même témoigne de l’angoisse du citadin à
ne plus pouvoir, malgré la mise en oeuvre de ses singularités les plus excentriques,
rompre le cercle magique du type. Baudelaire qualifie l’aspect de cette
procession d’infernal. Mais le nouveau que toute sa vie il a guetté, n’est pas
fait d’une autre matière que cette fantasmagorie du « toujours le même ». (La
preuve qui peut être fournie que cette poësie transcrit les rêves d’un
haschichin n’infirme en rien cette interprétation.)

III
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !


Baudelaire : Le Voyage.


La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification
spécifique que prend la marchandise du fait de son prix. A l’avilissement
singulier des choses par leur signification, qui est caractéristique de
l’allégorie du XVIIe siècle, correspond l’avilissement singulier des choses par
leur prix comme marchandise. Cet avilissement que subissent les choses du
fait de pouvoir être taxées comme marchandises est contrebalancé chez
Baudelaire par la valeur inestimable de la nouveauté. La nouveauté représente
cet absolu qui n’est plus accessible à aucune interprétation ni à aucune
comparaison. Elle devient l’ultime retranchement de l’art. La dernière poésie
des Fleurs du Mal : « Le Voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps !
levons l’ancre ! » Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le Nouveau.
Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d’usage de la
marchandise. Il est à l’origine de cette illusion dont la mode est l’infatigable
pourvoyeuse. Que la dernière ligne de résistance de l’art coïncidât avec la
ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché
à Baudelaire.
Spleen et idéal – dans le titre de ce premier cycle des Fleurs du Mal le mot
étranger le plus vieux de la langue française a été accouplé au plus récent.
Pour Baudelaire il n’y a pas contradiction entre les deux concepts. Il reconnaît
dans le spleen la dernière en date des transfigurations de l’idéal – l’idéal lui
semble être la première en date des expressions du spleen. Dans ce titre où le
suprêmement nouveau est présenté au lecteur comme un « suprêmement
ancien », Baudelaire a donné la forme la plus vigoureuse à son concept du
moderne. Sa théorie de l’art a tout entière pour axe la « beauté moderne » et le
critère de la modernité lui semble être ceci, qu’elle est marquée au coin de la
fatalité d’être un jour l’antiquité et qu’elle le révèle à celui qui est témoin de
sa naissance. C’est là la quintessence de l’imprévu qui vaut pour Baudelaire
comme une qualité inaliénable du beau. Le visage de la modernité elle-même
nous foudroie d’un regard immémorial. Tel le regard de la Méduse pour les
Grecs.




Haussmann ou les barricades



 
I
J’ai le culte du Beau, du Bien, des grandes choses,
De la belle nature inspirant le grand art,
Qu’il enchante l’oreille ou charme le regard ;
J’ai l’amour du printemps en fleurs : femmes et roses !


Baron Haussmann, Confession d’un lion devenu vieux.


L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui
favorise le capitalisme de la finance. A Paris la spéculation est à son apogée.
Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise
l’escroquerie. Les sentences de la Cour de cassation qu’inspire l’opposition
bourgeoise et orléaniste, augmentent les risques financiers de l’haussmannisation.
Haussmann essaie de donner un appui solide à sa dictature en plaçant Paris
sous un régime d’exception. En 1864 il donne carrière à sa haine contre la
population instable des grandes villes dans un discours à la Chambre. Cette
population va constamment en augmentant du fait de ses entreprises. La
hausse des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs. Par là les quartiers
de Paris perdent leur physionomie propre. La « ceinture rouge » se constitue.
Haussmann s’est donné à lui-même le titre « d’artiste démolisseur ». Il se
sentait une vocation pour l’oeuvre qu’il avait entreprise ; et il souligne ce fait
dans ses mémoires. Les halles centrales passent pour la construction la plus
réussie de Haussmann et il y a là un symptôme intéressant. On disait de la
Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait
qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne.
Hugo et Mérimée
donnent à entendre combien les transformations de Haussmann apparaissaient
aux Parisiens comme un monument du despotisme napoléonien. Les habitants
de la ville ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience
du caractère inhumain de la grande ville. L’oeuvre monumentale de Maxime
Du Camp, Paris, doit son existence à cette prise de conscience. Les eauxfortes
de Meryon (vers 1850) prennent le masque mortuaire du vieux Paris.
Le véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer contre
l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre impossible à tout jamais la
construction de barricades dans les rues de Paris. Poursuivant le même but
Louis-Philippe avait déjà introduit les pavés de bois. Néanmoins les
barricades avaient joué un rôle considérable dans la révolution de Février.
Engels s’occupa des problèmes de tactique dans les combats de barricades.
Haussmann cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des rues en
rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en ligne
droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains ont baptisé son
entreprise : « l’embellissement stratégique ».

II
Das Blüthenreich der Dekorationen,
Der Reiz der Landsehaft, der Architektur
Und aller Szenerie-Effekt beruhen
Auf dem Gesetz der Perspektive nur 1.
Franz Böhle : Theater-Katechismus.
München, p. 74.


L’idéal d’urbaniste de Haussmann, c’étaient les perspectives sur lesquelles
s’ouvrent de longues enfilades de rues. Cet idéal correspond à la tendance
courante au XIXe siècle à anoblir les nécessités techniques par de pseudo-fins
artistiques. Les temples du pouvoir spirituel et séculier de la bourgeoisie devaient
trouver leur apothéose dans le cadre des enfilades de rues. On dissimulait
ces perspectives avant l’inauguration par une toile que l’on soulevait
comme on dévoile un monument et la vue s’ouvrait alors sur une église, une
gare, une statue équestre ou quelqu’autre symbole de civilisation. Dans
l’haussmannisation de Paris la fantasmagorie s’est faite pierre. Comme elle est
destinée à une sorte de pérennité, elle laisse entrevoir en même temps son
caractère ténu. L’avenue de l’Opéra qui selon l’expression malicieuse de
l’époque, ouvre la perspective de la loge de la concierge de l’Hôtel du Louvre,
fait voir de combien peu se contentait la mégalomanie du préfet.

 [« La richesse des décorations, / Le charme du paysage, de l’architecture / Et tous les effets de décors de théâtre reposent / Uniquement sur les lois de la perspective. »]

III
Fais voir, en déjouant la ruse,
Ô République à ces pervers
Ta grande face de Méduse
Au milieu de rouges éclairs.


Pierre Dupont. Chant des Ouvriers.


La barricade est ressuscitée par la Commune. Elle est plus forte et mieux
conçue que jamais. Elle barre les grands boulevards, s’élève souvent à hauteur
du premier étage et recèle des tranchées qu’elle abrite. De même que le
Manifeste communiste clôt l’ère des conspirateurs professionnels, de même la
Commune met un terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations
du prolétariat. Grâce à elle l’illusion que la tâche de la révolution
prolétarienne serait d’achever l’oeuvre de 89 en étroite collaboration avec la
bourgeoisie, se dissipe. Cette chimère avait marqué la période 1831-1871,
depuis les émeutes de Lyon jusqu’à la Commune. La bourgeoisie n’a jamais
partagé cette erreur. Sa lutte contre les droits sociaux du prolétariat est aussi
vieille que la grande révolution. Elle coïncide avec le mouvement philanthropique
qui l’occulte et qui a eu son plein épanouissement sous Napoléon III.
Sous son gouvernement a pris naissance l’oeuvre monumentale de ce
mouvement : le livre de Le Play, Ouvriers Européens.
A côté de la position ouverte de la philanthropie la bourgeoisie a de tout
temps assumé la position couverte de la lutte des classes. Dès 1831 elle reconnaît
dans le Journal des Débats : « Tout manufacturier vit dans sa manufacture
comme les propriétaires des plantations parmi leurs esclaves. » S’il a été
fatal pour les émeutes ouvrières anciennes, que nulle théorie de la révolution
ne leur ait montré le chemin, c’est aussi d’autre part la condition nécessaire de
la force immédiate et de l’enthousiasme avec lequel elles s’attaquent à la
réalisation d’une société nouvelle. Cet enthousiasme qui atteint son paroxysme
dans la Commune, a gagné parfois à la cause ouvrière les meilleurs
éléments de la bourgeoisie, mais a amené finalement les ouvriers à succomber
à ses éléments les plus vils. Rimbaud et Courbet se sont rangés du côté de la
Commune. L’incendie de Paris est le digne achèvement de l’oeuvre de destruction
du Baron Haussmann.




 

Conclusion
 

Hommes du XIXe siècle, l’heure de nos apparitions est
fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes.


Auguste Blanqui
L’Éternité par les astres. Paris 1872, p. 74-75.


Pendant la Commune Blanqui était tenu prisonnier au fort du Taureau.
C’est là qu’il écrivit son Éternité par les Astres. Ce livre parachève la constellation
des fantasmagories du siècle par une dernière fantasmagorie, à
caractère cosmique, qui implicitement comprend la critique la plus acerbe de
toutes les autres. Les réflexions ingénues d’un autodidacte, qui forment la
partie principale de cet écrit, ouvrent la voie à une spéculation qui inflige à
l’élan révolutionnaire de l’auteur un cruel démenti. La conception de l’univers
que Blanqui développe dans ce livre et dont il emprunte les données aux
sciences naturelles mécanistes, s’avère être une vision d’enfer. C’est de plus le
complément de cette société dont Blanqui vers la fin de sa vie a été obligé de
reconnaître le triomphe sur lui-même. Ce que fait l’ironie de cet échafaudage,
ironie cachée sans doute à l’auteur lui-même, c’est que le réquisitoire
effrayant qu’il prononce contre la société, affecte la forme d’une soumission
sans réserve aux résultats. Cet écrit présente l’idée du retour éternel des choses
dix ans avant Zarathoustra ; de façon à peine moins pathétique, et avec
une extrême puissance d’hallucination. Elle n’a rien de triomphant, laisse bien
plutôt un sentiment d’oppression. Blanqui s’y préoccupe de tracer une image
du progrès qui, – antiquité immémoriale se pavanant dans un apparat de nouveauté
dernière – se révèle comme étant la fantasmagorie de l’histoire ellemême.
Voici le passage essentiel :
« L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer,
la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux
qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons
qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un
nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue,
la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou
types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et
dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se
trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la
mort... La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans
chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un
cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une
table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.
Ainsi de chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et
dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies
sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon.
Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins
un grand défaut : il n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le progrès
est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout,
dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène
étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et
vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec
le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil.
Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se
répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans
l’infini les mêmes représentations. »
Cette résignation sans espoir, c’est le dernier mot du grand révolutionnaire.
Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un
ordre social nouveau. C’est pourquoi le dernier mot est resté aux truchements
égarants de l’ancien et du nouveau, qui sont au coeur de ces fantasmagories.
Le monde dominé par ses fantasmagories, c’est – pour nous servir de l’expression
de Baudelaire – la modernité. La vision de Blanqui fait entrer dans la
modernité – dont les sept vieillards apparaissent comme les hérauts – l’univers
tout entier. Finalement la nouveauté lui apparaît comme l’attribut de ce qui
appartient au ban de la damnation. De même façon dans un vaudeville
quelque peu antérieur : Ciel et Enfer les punitions de l’enfer font figure de
dernière nouveauté de tout temps, de « peines éternelles et toujours
nouvelles». Les hommes du XIXe siècle auxquels Blanqui s’adresse
comme à des apparitions sont issus de cette région.



 

6 déc. 2013

Obtenir une entrevue avec l’écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas depuis la publication de son dernier roman, Dublinesca, paru à l’hiver 2010, tient de l’exploit. En effet, celui-ci, à l’instar des écrivains qui peuplent ses romans, tente par tous les moyens de se transformer en coup de vent, ce qui se confirme avec son dernier protagoniste Samuel Riba, qui renonce à sa carrière d’éditeur pour partir à Dublin sur les traces de Joyce et de Beckett. C’est un appel téléphonique à Paula de Parma, sa femme, qui a permis à Robert Derain de joindre l’auteur réfugié depuis quelques mois à Lokunowo. Derain a bien voulu nous transmettre la transcription de son entretien réalisé au mois de janvier dernier afin que nous puissions la publier dans ce dossier entièrement consacré à l'auteur catalan.

Robert Derain  A priori, il est paradoxal que votre acte de naissance en tant qu’écrivain aille de pair avec la mise à mort du lecteur. Mais, à lire les œuvres qui suivent La lecture assassine, dont Imposture et Une maison pour toujours, on comprend que la mort — ou, plutôt, qu’un renoncement à la vie — n’épargne pas davantage l’écrivain. Au terme d’Imposture, le personnage découvre « que son penchant pour l’écriture [l’enchaîne] pour la vie au plus noble, mais également au plus implacable des maîtres ». Bref, votre entrée en littérature semble marquée par une certaine forme de renoncement à la fois volontaire et forcé comme si, entendant l’appel de la littérature, vous aviez fait le choix de suivre votre destin en dépit des difficultés d’un tel engagement.
Enrique Vila-Matas — Si j’ai fait un choix, c’est celui de devenir imposteur dans la maison que mes pairs m’ont léguée. Depuis, je survis dans un no man’s land aussi exigeant que désespérant, car la littérature commande un engagement total de soi, voire une renonciation à soi-même et à la réalité — du moins à un soi et à une réalité univoques. Imposteur, je finis toujours par adopter temporairement la personnalité de tel ou tel de mes personnages ; aussi ai-je été amnésique, shandy, ventriloque… Cela m’est extrêmement pénible mais, même si je n’en sortirai jamais, il me plaît qu’il en soit ainsi. Je réalise mon plus vieux projet littéraire : m’exposer chaque fois que j’écris. C’est ce que proposait Michel Leiris. Faulkner, pour sa part, disait que l’auteur devrait se suicider s’il en venait à écrire l’œuvre idéale. [Vila-Matas laisse planer un silence dramatique.]
RD  Vous affirmiez dans une de vos rares entrevues qu’au tout début de votre carrière d’écrivain vous avez aimé Boris Vian, Albert Camus, Francis Scott Fitzgerald et André Malraux, non pas pour ce qu’ils avaient écrit, mais bien à cause de leur caractère photogénique. Au fil de vos publications, il semble que vous soyez passé d’un pôle à l’autre, allant de l’exacerbation de la figure d’auteur à une valorisation de sa disparition. Cette obsession atteint un point culminant dans votre roman Docteur Pasavento, où elle se trouve incarnée de façon paradoxale : à la fois l’un et l’autre pôles, valorisation de la disparition et exacerbation de la figure de l’écrivain. Sans parler directement de changement de cap, comment expliqueriez-vous cette évolution qui met en relief ce paradoxe ?
EVM — À l’époque où je vivais à Paris, dans la mansarde de Marguerite Duras, j’étais conscient de deux faits : d’abord, le plus accablant, celui que j’écrivais assez mal. Par contre, je savais également que j’étais jeune et beau, plutôt photogénique. Je crois aujourd’hui que cette valorisation de l’écrivain qui montre fièrement son visage au grand jour provient de la croyance, probablement inconsciente, qu’à défaut d’être un bon écrivain, je pourrais un jour être un bel auteur. Au fil du temps, si je n’ai su éviter l’enlaidissement qui nous guette tous, je crois avoir développé une écriture qui soit mienne, authentique. Aussi maintenant, je ne lis que très peu ces idoles de jeunesse, auxquelles je préfère Kafka qui, s’il fut un maître de l’écriture, fut également laid comme une chauve-souris. Il y a certainement un passage qui fait paradoxe, en effet... Je suis peut-être plus sérieux aujourd'hui. Susan Sontag écrivait ceci : « L'attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l'art un moyen d'obtenir quelque chose à quoi l'on n’atteint peut-être qu'en abandonnant l'art ». Je peux donc dire, d’une certaine manière, que c’est en me détachant peu à peu de mon projet littéraire que j’en suis venu à donner un sens à mon écriture, une écriture du renoncement qui trouve sa nécessité dans l’absence de nécessité.
RD  Nous aimerions développer l'idée de ce paradoxe. On remarque dans vos livres l’intérêt que vous portez aux familles d’écrivains. Pensons par exemple aux Bartlebys, ces auteurs ayant vécu à un moment ou l’autre de leur carrière un blocage littéraire, ou encore aux Shandys, membres de cette société secrète au centre de L’abrégé d’histoire de la littérature portative. L’idée d’une société secrète luttant contre la disparition de la littérature surgit également dans le roman Le mal de Montano. Nous comprenons qu’il s’agit d’un effort de structuration de votre part, d’une certaine volonté de regrouper ces êtres solitaires, qui, seuls, auraient peut-être du mal à survivre aux injures du temps. Voilà un autre paradoxe lorsque, d’une part, votre travail donne à lire l’omniprésence de la littérature dans la réalité (par la création de groupes, par des allusions à des affinités littéraires, par l'élaboration de filiations imaginaires), alors que, d’un autre côté, vous valorisez l'anéantissement des figures d'auteurs au profit de ce que Blanchot nommerait l'essence même de la littérature, c’est-à-dire ce mouvement qui la renvoie vers elle-même, vers sa disparition. Est-ce comme cela qu'il faut vous comprendre, Enrique Vila-Matas ?
EVM — Tu ne dois pas dire que tu me comprends. Walter Benjamin disait que, de nos jours, la seule œuvre vraiment dotée de sens — de sens critique également — devait être un collage de citations, de fragments, d’échos d’autres œuvres. Par conséquent, ma disparition est nécessaire. Mourir écrasé sous le poids de la grande Bibliothèque, voilà l’idéal auquel doivent tendre les auteurs contemporains. Il s’agirait là d’un suicide exemplaire. Pour revenir sur les familles d’auteurs que j’élabore, je dois d’abord dire une chose : l’écriture est l’acte solitaire par excellence. Les écrivains sont tous des solitaires et la plupart d’entre eux souffrent de cette solitude. Virginia Woolf, par exemple, disait que « l’écriture est le désespoir même. » Dans mes livres, j’aime rassembler les auteurs, au-delà des contraintes du réel. Un peu comme lorsqu’on met de l’ordre dans les rayons d’une bibliothèque, je les regroupe afin de tisser des liens d’amitié littéraire, faute de mieux. Pour répondre à votre question, oui, il y a paradoxe dans ma démarche. La littérature ne se fait pas autrement. Les livres sont des objets fascinants parce qu’ils sont paradoxaux, étant à la fois présence au monde et absence du monde. Les membres de mes familles d’écrivains me sont chers puisque ce sont, à mon sens, des explorateurs qui ont tous en commun d’avoir élargi le spectre des possibles littéraires, de belles brèches textuelles.
RD — Un des motifs récurrents dans vos œuvres est celui de la conférence. Le personnage principal de Docteur Pasavento, au début du roman, se rend à Séville afin de dialoguer avec Bernardo Atxaga à propos des relations entre la réalité et la fiction. Votre récit autobiographique Paris ne finit jamais se présente quant à lui comme étant un ensemble de notes destinées à être lues dans une conférence dont le sujet gravite autour de l’ironie. D’où vient cet intérêt si marqué pour la conférence ?
EVM — La conférence, et jusqu’à un certain point l’entrevue, constituent ce que je considère comme étant une forme de littérature de l’éphémère. La conférence, transposée en régime fictionnel, vous l’avez certainement constaté, me permet d’affirmer d’une manière on ne peut plus efficace la prédominance de la fiction sur le réel. En ce moment, je m’écris devant vous et ce n’est pas seulement ma figure d’écrivain que je forge, mais mon être tout entier. Comme la réalité me paraît horrible quand elle est dans la bouche de tous, je tente de mettre autre chose dans la mienne. La conférence, au sein d’un roman, me permet également de joindre efficacement le mensonge romanesque à la réalité. Par conséquent, j’ai l’honneur de vous apprendre que, d’une certaine manière, vous êtes un personnage de mon entrevue romancée. [rires]
RD — Nous aimerions maintenant vous poser une question par rapport à la position particulière qu’occupe Robert Walser dans votre œuvre. Dans Docteur Pasavento, le narrateur mentionne cette phrase qu’aurait prononcée Walser à son arrivée à l’asile : « Je ne suis pas ici pour écrire, mais pour devenir fou. » Or, cette arrivée à l’asile est d’une importance capitale dans l’œuvre de l’auteur puisque c’est là que Walser a écrit l’ensemble de ses microgrammes 1), œuvre exemplaire de l’écrivain qui tend à la disparition. Endossez-vous cette analogie entre écriture et folie incarnée par Robert Walser ?
EVM — Robert Walser représente pour moi la perfection d’un zéro bien rond, une formule dont tous les termes s’annulent avec harmonie. Chez Robert Walser, la vie n’existe pas. Pour la saisir et la comprendre, il faut la raconter. Ainsi, la folie de Walser est pour moi son œuvre majeure ; c’est-à-dire non pas ses microgrammes, mais évidemment sa vie elle-même qui, avec éloquence, renverse le miroir stendhalien. En mourant dans la neige le soir de Noël, minuscule point final sur la page blanche des montagnes qui entouraient son lieu d’exil, Robert Walser fermait la boucle, donnant à son œuvre, sa vie, une portée incommensurable. C’est en voulant tuer l’écriture que Walser, pour moi, est devenu écrivain.
RD — À plusieurs occasions, que ce soit par écrit ou encore en conférence, vous avez manifesté votre mépris envers la tendance des écrivains espagnols contemporains à se complaire dans le roman réaliste, suggérant vous-même dans vos livres la supériorité de la fiction sur le réel2). Pourriez-vous développer davantage votre point de vue à ce sujet ?
EVM — Parler comme un livre, c’est lire le monde comme s’il était la suite d’un interminable texte. Suivant ce raisonnement, la littérature et le réel sont, ont été et demeureront toujours sur le même plan. Selon moi, la position platement dichotomique qu’endossent ces écrivains qui prétendent imiter le réel [ici Vila-Matas ne peut réprimer un rire mesquin] rabaisse la littérature à un simple jeu de singerie. De mon côté, entre la vie et les livres, j’opte pour ces derniers qui m’aident à comprendre la première.
RD — Vous mettez souvent en scène dans vos romans des personnages malades de littérature. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre la situation de ces personnages et la vôtre, celle de l’auteur réel, votre écriture étant pour bonne partie autobiographique. Mais puisque vous jouez constamment sur la frontière entre votre vie privée et la fiction, il est difficile de résister à la tentation de vous demander si Enrique Vila-Matas est véritablement malade de littérature à l'instar de ses nombreux protagonistes narrateurs…
EVM — [Hésitant pour la première fois avant de répondre.] Évidemment, il y a probablement une part de vérité dans ce parallèle entre la maladie de mes personnages et ma relation avec la littérature. Cette obsession n’a toutefois pas été un problème majeur dans ma vie jusqu’à présent, en vérité, puisqu’elle a constitué le réservoir dans lequel j’ai puisé pour écrire mes livres. Cependant, en avançant dans ma quête d’un absolu littéraire où le livre et le monde seraient une seule et même chose, je sens parfois le poids des livres, le poids de la littérature universelle me rompre les os. Il m’arrive de parler avec des citations en croyant être le propriétaire de mes idées, tout comme il m’arrive d’être persuadé de citer un auteur alors qu’il n’en est rien. C’est sans compter le phénomène inverse mais pas contradictoire, où par ces citations, d’autres se trouvent à parler à travers ma propre écriture. Tout cela me ramène, je le sais, à mon sort de pauvre agraphe tragique. Si j’étais un étranger m’observant et observant le déroulement de ma vie, je serais obligé de dire que tout cela finira nécessairement dans la stérilité, consumé que je suis de doutes incessants, et créateur seulement dans l’art de me torturer moi-même. Mais en ma qualité d’intéressé, j’ai de l’espoir.
RD — Revenons à ce motif de la conférence. Dans vos écrits, la posture de l’écrivain adoptée par le personnage narrateur se combine souvent à celle du conférencier, laissant volontairement poindre certaines traces d’oralité dans le texte. On pense alors à d’autres figures emblématiques de la littérature qui illustraient cette combinaison du geste d’écrire avec celui de raconter. Michel Butor affirme à ce propos que « tout écrivain est Schéhérazade ». Que pensez-vous de ce rapprochement entre la figure du conteur incarnée par Schéhérazade et l’image, le rôle de l’écrivain ?
EVM — Je n’ai rien d’une vulgaire Schéhérazade qui, comme un charlatan bourré d’illusions, se leurrant lui-même, croirait qu’il est possible d’arrêter le temps et de suspendre la mort. Je ne saurais dire, par ailleurs, si je suis une conférence ou un roman, comme s’interroge mon personnage dans Paris ne finit jamais. Il est vrai toutefois que je conçois l’écriture d’un roman un peu comme une conversation avec le lecteur. Les nombreuses digressions qui parsèment mes livres en témoignent. Je n’écris pas de façon purement linéaire. Je préfère davantage suivre le geste de la parole. D’ailleurs, il y a de bons romans qui sont précisément très brillants à cause de leurs digressions. Je pense ici, par exemple, au magnifiqueLife and Opinions of Tristram Shandy de Laurence Sterne, dont la lecture a été pour moi une révélation. Une conversation doit-elle garder pendant des heures le même sujet, la même forme ou la même intention ? Je trouve, dans la conférence, une sorte de liberté qui me permet de lier les idées et les réflexions entre elles, bien que parfois elles soient éloignées de prime abord. J’ai peut-être découvert la liberté un peu tard, comme écrivain, la liberté suivant le flot de la pensée. La conférence me permet de sortir de la narration classique et de ses histoires. J’aime les histoires et j’aime les raconter mais j’aime aussi la réflexion. La « pensée » comme élément de narration. La « pensée » plutôt que ce qu’on pourrait nommer « les idées » : quelque chose qui a à voir avec la voix d’un personnage qui me parle.
RD — Cette position d’ouverture à l’endroit de la pensée, de l’histoire littéraire et des œuvres d’autres grandes figures de la littérature laisse pourtant peu croire à un exercice d’écriture librement inspiré par les Muses ; il est difficile de ne pas vous imaginer en écrivain cérébral, maîtrisant avec brio les rouages de son édifice livresque. Quelle part laissez-vous à cette « voix » dans votre travail ? Vos textes se développent-ils en vous surprenant vous-même au fur et à mesure qu'ils s'élaborent ? Au fur et à mesure que cette voix vous surprend à nouveau, vous fait la « conversation » au hasard de votre quotidien comme vous la faites par la suite avec votre lecteur ?
EVM — À cette question sur mes façons d’écrire, je réponds toujours que, au cours de la rédaction de mes livres, se produisent des surprises infinies. Et que c'est une chance, parce que la surprise, le tour inattendu, la phrase qui se présente à point nommé sans qu'on sache d'où elle vient, constituent le dividende inespéré, le fantastique coup de pouce qui maintient un écrivain en activité. Quand telle chose advient, il faut être conscient qu'il s'agit d'une fiction exquise et, le sachant, croire en elle. Il n'y a pas à faire la fine bouche dans des situations de ce genre.
RD — Dans La lecture assassine, votre ambition était de tuer le lecteur, misant ainsi sur une fiction ayant un pouvoir d’action sur la réalité. Or, si les lecteurs du roman ont connu une triste fin, force est de reconnaître que l’incidence du roman sur les vrais lecteurs est (heureusement !) assez limitée. En toute honnêteté, dans quelle mesure considérez-vous que la littérature puisse agir sur le réel ?
EVM — D’abord, votre question a le défaut, cela dit commun, d’opposer ou de distinguer la littérature et la réalité, alors qu’en aucun cas la fracture n’est aussi nette. La littérature est devenue mon quotidien ; elle lui donne forme. Elle m’a rendu malade, elle me condamne à la servir. Mais, parce que je lui ai légué ma vie, j’existe maintenant à jamais dans la fiction — j’y disparais, en fait. Voilà : elle ne me sauve pas de la mort, comme Schéhérazade ; elle me donne plutôt le droit de m’abolir dans mon œuvre, comme Blanchot, comme Kafka.
RD — Vous faisiez référence tout à l’heure à Faulkner et à sa vision de l’œuvre idéale et du suicide de l’écrivain. Est-ce pour cette raison que, au fil de votre œuvre, la menace qui pesait sur le lecteur dansLa lecture assassine s’est déplacée du côté de l’écrivain ? Votre œuvre vous conduit-elle vers le livre idéal, lequel mettra le point final à votre entreprise ?
EVM — Mon œuvre ne se conçoit pas en termes d’évolution. Il n’y a ni début, ni milieu, ni fin à mon projet littéraire. Je suis un voyageur en exil, le voyageur le plus lent. J’erre au gré de mes obsessions, un peu comme un fou avec son parapluie rouge. Il m’arrive de perdre mon chemin, souvent aussi je ne le retrouve pas, mais j’en emprunte alors un autre. Tout est toujours à recommencer, ce qui a le mérite de repousser l'heure de ma mort, le moment où je devrai me taire. 






NOTES

1 Alors qu'il était enfermé à l'asile de Herisau, Robert Walser a réalisé une oeuvre littéraire paradoxalement imposante : cinq cent vingt-six feuillets ont été retrouvés dans ses archives, entièrement couverts d'une minuscule écriture au crayon (qu'il a fallu vingt ans pour arriver à déchiffrer).
2 Par exemple, dans Étrange façon de vivre : « J’ai décidé que, désormais, ma trilogie et mon absurde fixation au réel passeraient de vie à trépas. Après tout, n’y avait-il pas déjà très
longtemps que je soupçonnais que, derrière toute image réelle, il y en avait toujours une autre plus fidèle à la réalité, et que, sous celle-ci, il y en avait une autre encore plus fidèle, et ainsi de
suite à l’infini […] ? » ; autre exemple : « […] l’article de presse que j’écrivais tous les jours et qui m’amusait toujours comme un fou, parce que ce genre de textes dans lesquels, non sans audace, j’inventais tout et que je ne mettais jamais plus d’une demi-heure à écrire, me dédommageait au centuple des rigoureuses lois du réalisme social [...] ».





Robert Derain est un médecin français qui a exercé la psychanalyse à l’institut psychiatrique de Herisau, en Suisse, où a notamment été interné Robert Walser à la fin de sa vie. Il est l'auteur d'Éclipses littéraires, magnifique anthologie de récits dus à des auteurs dont le dénominateur commun consiste à n'avoir publié qu'un seul livre de leur vivant et d'avoir renoncé ensuite à la littérature. Lors d'une correspondance amorcée par Enrique Vila-Matas qui s'intéressait à son unique œuvre, en 1991, Derain a soulevé l'idée que ce dernier avait copié son projet d'écrire sur les paralysés de littérature. Néanmoins, c'est avec cordialité que Derain a accepté de fournir au jeune écrivain espagnol une liste d'auteurs susceptibles d'alimenter son projet littéraire sur l'art du refus. À 94 ans, Robert Derain aurait aujourd'hui demandé d'être interné dans cet institut psychiatrique de Herisau où il travaillait, malgré qu'il ait encore toutes ses facultés de jugement, prétextant que la vraie littérature qu'il s'apprête à écrire avant sa mort puisse se réaliser pleinement dans la dissimulation et la folie. Proche ami de Georges Perec, on raconte que les deux comparses interchangeaient régulièrement leurs identités afin de satisfaire les envies de Robert Derain de se prendre pour le grand écrivain qu'il n'a pas été.







POUR CITER CET ARTICLE :
Robert Derain (2010), 
« Annexe — Entrevue inédite 
avec Enrique Vila-Matas », 
dans temps zéro, nº 3 [en ligne]. URL : http://tempszero.
contemporain.info/
document529 [Site consulté le 5 décembre 2013].
http://tempszero.contemporain.info/document529

4 déc. 2013

PREFACE

Perhaps this book will be understood only by someone who has himself already had the thoughts that are expressed in it - or at least similar thoughts. - So it is not a textbook. - Its purpose would be achieved if it gave pleasure to one person who read and understood it. The whole sense of the book might be summed up the following words: what can be said at all can be said clearly, and what we cannot talk about we must pass over in silence.

If this work has any value, it consists in two things: the first is that thoughts are expressed in it, and on this score the better the thoughts are expressed - the more the nail has been hit on the head - the greater will be its value. - Here I am conscious of having fallen a long way short of what is possible. Simply because my powers are too slight for the accomplishment of the task. - May others come and do it better.


L.W. Vienna, 1918



PROPOSITIONS UNDER 1

1 The world is all that is the case.
1.1 The world is the totality of facts, not of things.
1.11 The world is determined by the facts, and by their being all the facts.
1.12 For the totality of facts determines what is the case, and also whatever is not the case.
1.13 The facts in logical space are the world.
1.2 The world divides into facts.
1.21 Each item can be the case or not the case while everything else remains the same.

PROPOSITIONS UNDER 2

2 What is the case - a fact - is the existence of states of affairs.
2.01 A state of affairs (a state of things) is a combination of objects (things).
2.02 Objects are simple.
2.03 In a state of affairs objects fit into one another like the links of a chain.
2.033 Form is the possibility of structure.
2.04 The totality of existing states of affairs is the world.
2.05 The totality of existing states of affairs also determines which states of affairs do not exist.
2.063 The sum-total of reality is the world.
2.1 We picture facts to ourselves.
2.11 A picture presents a situation in logical space, the existence and non-existence of states of affairs.
2.12 A picture is a model of reality.
2.14 What constitutes a picture is that its elements are related to one another in a determinate way.
2.141 A picture is a fact.
2.15 The fact that the elements of a picture are related to one another in a determinate way represents that things are related to one another in the same way.
2.172 A picture cannot, however, depict its pictorial form: it displays it.
2.181 A picture whose pictorial form is logical form is called a logical picture.
2.19 Logical pictures can depict the world.
2.2 A picture has logico-pictorial form in common with what it depicts.
2.221 What a picture represents is its sense.
2.223 In order to tell whether a picture is true or false we must compare it with reality.
2.224 It is impossible to tell from the picture alone whether it is true or false.
2.225 There are no pictures that are true a priori.

PROPOSITIONS UNDER 3

3 A logical picture of facts is a thought.
3.01 The totality of true thoughts is a picture of the world.
3.03 Thought can never be of anything illogical, since, if it were, we should have to think illogically.
3.0321 Though a state of affairs that would contravene the laws of physics can be represented by us spatially, one that would contravene the laws of geometry cannot.
3.1 In a proposition a thought finds an expression that can be perceived by the senses.
3.2 In a proposition a thought can be expressed in such a way that elements of the propositional sign correspond to the objects of the thought.
3.203 A name means an object. The object is its meaning. ('A' is the same sign as 'A'.)
3.221 Objects can only be named. Signs are their representatives. I can only speak about them: I cannot put them into words. Propositions can only say how things are, not what they are.
3.3 Only propositions have sense; only in the nexus of a proposition does a name have meaning.
3.326 In order to recognize a symbol by its sign we must observe how it is used with a sense.
3.328 If a sign is useless, it is meaningless. That is the point of Occam's maxim.
3.332 No proposition can make a statement about itself, because a propositional sign cannot be contained in itself.
3.4 A proposition determines a place in logical space. The existence of this logical place is guaranteed by the mere existence of the constituents - by the existence of the proposition with a sense.
3.411 In geometry and logic alike a place is a possibility: something can exist in it.
3.42 A proposition can determine only one place in logical space
3.5 A propositional sign, applied and thought out, is a thought.

PROPOSITIONS UNDER 4

4 A thought is a proposition with a sense.
4.001 The totality of propositions is language.
4.022 Man possesses the ability to construct languages capable of expressing every sense, without having any idea how each word has meaning or what its meaning is - just as people speak without knowing how the individual sounds are produced. It is not humanly possible to gather immediately from it what the logic of language is. Language disguises thought.
4.003 Most of the propositions and questions to be found in philosophical works are not false but nonsensical. Consequently we cannot give any answer to questions of this kind, but can only point out that they are nonsensical. Most of the propositions and questions of philosophers arise from our failure to understand the logic of our language. And it is not surprising that the deepest problems are in fact not problems at all.
4.0031 All philosophy is a 'critique of language'. The apparent logical form of a proposition need not be its real one.
4.01 A proposition is a picture of reality as we imagine it.
4.014 A gramophone record, the musical idea, the written notes, and the sound-waves, all stand to one another in the same internal relation of depicting that holds between language and the world. There is a general rule by means of which the musician can obtain the symphony from the score. That is what constitutes the inner similarity between these things.
4.022 A proposition shows its sense. A proposition shows how things stand if it is true. And it says that they do so stand.
4.024 To understand a proposition means to know what is the case if it is true.
4.05 Reality is compared with propositions.
4.06 A proposition can be true or false only in virtue of being a picture of reality.
4.063 An analogy to illustrate the concept of truth: imagine a black spot on white paper: you can describe the shape of the spot by saying, for each point on the sheet, whether it is black or white. To the fact that a point is black there corresponds a positive fact, and to the fact that a point is white (not black), a negative fact.
4.1 Propositions represent the existence and non-existence of states of affairs.
4.11 The totality of true propositions is the whole of natural science
4.111 Philosophy is not one of the natural sciences.
4.112 Philosophy aims at the logical clarification of thoughts. Philosophy is not a body of doctrine but an activity. A philosophical work consists essentially of elucidations. Without philosophy thoughts are, as it were, cloudy and indistinct: its task is to make them clear and to give them sharp boundaries.
4.1122 Darwin's theory has no more to do with philosophy than any other hypothesis in natural science.
4.113 Philosophy sets limits to the much disputed sphere of natural science.
4.121 Propositions cannot represent logical form: it is mirrored in them.
4.1212 What can be shown, cannot be said.
4.2 The sense of a proposition is its agreement and disagreement with possibilities of existence and non-existence of states of affairs.
4.21 The simplest kind of proposition, an elementary proposition, asserts the existence of a state of affairs.
4.211 It is a sign of a proposition's being elementary that there can be no elementary proposition contradicting it.
4.22 An elementary proposition consists of names. It is a nexus, a concatenation, of names.
4.242 Expressions of the form 'a = b' are, therefore, mere representational devices. They state nothing about the meaning of the signs 'a' and 'b'.
4.243 Can we understand two names without knowing whether they signify the same thing or two different things? - Can we understand a proposition in which two names occur without knowing whether their meaning is the same or different? Suppose I know the meaning of an English word and of a German word that means the same: then it is impossible for me to be unaware that they do mean the same; I must be capable of translating each into the other. Expressions like 'a = a', and those derived from them, are neither elementary propositions nor is there any other way in which they have sense.
4.25 If an elementary proposition is true, the state of affairs exists: if an elementary proposition is false, the state of affairs does not exist.
4.26 If all true elementary propositions are given, the result is a complete description of the world.
4.3 Truth-possibilities of elementary propositions mean Possibilities of existence and non-existence of states of affairs.
4.31 We can represent truth-possibilities by schemata of the following kind ('T' means 'true', 'F' means 'false'; the rows of 'T's' and 'F's' under the row of elementary propositions (pqr, pq, p) symbolize their truth-possibilities in a way that can easily be understood):


4.4 A proposition is an expression of agreement and disagreement with truth-possibilities of elementary propositions.
4.41 Truth-possibilities of elementary propositions are the conditions of the truth and falsity of propositions.
4.46 Among the possible groups of truth-conditions there are two extreme cases. In one of these cases the proposition is true for all the truth-possibilities of the elementary propositions. We say that the truth-conditions are tautological. In the second case the proposition is false for all the truth-possibilities: the truth-conditions are contradictory. In the first case we call the proposition a tautology; in the second, a contradiction.
4.461 Propositions show what they say; tautologies and contradictions show that they say nothing. (For example, I know nothing about the weather when I know that it is either raining or not raining.)
4.46211 Tautologies and contradictions are not, however, nonsensical. They are part of the symbolism, much as '0' is part of the symbolism of arithmetic.
4.462 Tautologies and contradictions are not pictures of reality. They do not represent any possible situations.
4.464 A tautology's truth is certain, a proposition's possible, a contradiction's impossible.
4.5 The general form of a proposition is: This is how things stand.

PROPOSITIONS UNDER 5

5 A proposition is a truth-function of elementary propositions. (An elementary proposition is a truth-function of itself.)
5.1 Truth-functions can be arranged in series. That is the foundation of the theory of probability.
5.101 The truth-functions of a given number of elementary propositions can always be set out in a schema of the following kind:



5.3 All propositions are results of truth-operations on elementary propositions.
5.5 Every truth-function is a result of successive applications to elementary propositions of the operation
5.5571 If I cannot say a priori what elementary propositions there are, then the attempt to do so must lead to obvious nonsense.
5.6 The limits of my language mean the limits of my world.
5.61 We cannot think what we cannot think; so what we cannot think we cannot say either.
5.62 This remark provides the key to the problem, how much truth there is in solipsism. For what the solipsist means is quite correct; only it cannot be said, but makes itself manifest. The world is my world: this is manifest in the fact that the limits of language (of that language which alone I understand) mean the limits of my world.
5.621 The world and life are one.
5.63 I am my world. (The microcosm.)

PROPOSITIONS UNDER 6

6 The general form of a truth-function is (p,ξN(ξ)). This is the general form of a proposition.
6.1 The propositions of logic are tautologies.
6.11 Therefore the propositions of logic say nothing. (They are the analytic propositions.)
6.1251 Hence there can never be surprises in logic.
6.13 Logic is not a body of doctrine, but a mirror-image of the world. Logic is transcendental.
6.2 Mathematics is a logical method. The propositions of mathematics are equations, and therefore pseudo-propositions.
6.21 A proposition of mathematics does not express a thought.
6.211 Indeed in real life a mathematical proposition is never what we want. Rather, we make use of mathematical propositions only in inferences from propositions that do not belong to mathematics to others that likewise do not belong to mathematics.
6.22 The logic of the world, which is shown in tautologies by the propositions of logic, is shown in equations by mathematics.
6.2331 The process of calculating serves to bring about that intuition. Calculation is not an experiment.
6.234 Mathematics is a method of logic.
6.3 The exploration of logic means the exploration of everything that is subject to law. And outside logic everything is accidental.
6.4 All propositions are of equal value.
6.41 The sense of the world must lie outside the world.
6.42 So too it is impossible for there to be propositions of ethics. Propositions can express nothing that is higher.
6.423 It is impossible to speak about the will in so far as it is the subject of ethical attributes. And the will as a phenomenon is of interest only to psychology.
6.43 If the good or bad exercise of the will does alter the world, it can alter only the limits of the world, not the facts - not what can be expressed by means of language. The world of the happy man is a different one from that of the unhappy man.
6.431 At death the world does not alter, but comes to an end.
6.4311 Death is not an event in life: we do not live to experience death.
6.4312 Not only is there no guarantee of the temporal immortality of the human soul but this assumption completely fails to accomplish the purpose for which it has always been intended. Or is some riddle solved by my surviving for ever? Is not this eternal life itself as much of a riddle as our present life? The solution of the riddle of life in space and time lies outside space and time.
6.44 It is not how things are in the world that is mystical, but that it exists.
6.45 To view the world sub specie aeterni ["from the viewpoint of eternity"] is to view it as a whole - a limited whole. Feeling the world as a limited whole - it is this that is mystical.
6.5 When the answer cannot be put into words, neither can the question be put into words. The riddle does not exist. If a question can be framed at all, it is also possible to answer it.
6.51 Scepticism is not irrefutable, but obviously nonsensical, when it tries to raise doubts where no questions can be asked. For doubt can exist only where a question exists, a question only where an answer exists, and an answer only where something can be said.
6.52 We feel that even when all possible scientific questions have been answered, the problems of life remain completely untouched. Of course there are then no questions left, and this itself is the answer.
6.521 The solution of the problem of life is seen in the vanishing of the problem.
6.522 There are, indeed, things that cannot be put into words. They make themselves manifest. They are what is mystical.
6.53 The correct method in philosophy would really be the following: to say nothing except what can be said, i.e., propositions of natural science - i.e., something that has nothing to do with philosophy - and then, whenever someone else wanted to say something metaphysical, to demonstrate to him that he had failed to give a meaning to certain signs in his propositions.
6.54 My propositions are elucidatory in this way: he who understands me finally recognizes them as senseless, when he has climbed out through them, on them, over them. (He must so to speak throw away the ladder, after he has climbed up it.)

PROPOSITIONS UNDER 7

7 What we cannot speak about we must pass over in silence.