HADJI MOURAD
(Хаджи-Мурат)
(Хаджи-Мурат)
Pour rentrer à la maison, j’avais pris par les champs. On
était en plein milieu de l’été. Déjà l’herbe était fauchée et l’on se
préparait à couper le seigle. À cette époque de l’année, il y a une
merveilleuse variété de fleurs : celles des trèfles, rouges ou blanches,
parfumées et duvetées ; les blanches marguerites au cœur
jaune vif ; la campanule jaune, à l’odeur agréable et épicée ; les
pois, violets et blancs, avec leur senteur de miel et leur haute tige
grimpante ; les scabieuses jaunes, rouges, roses ; le plantain lilas,
au duvet légèrement rosé, au subtil et agréable parfum ; les
bleuets, bleu vif au soleil lorsqu’ils viennent d’éclore, bleu rougeâtre
le soir quand ils sont à leur déclin ; et les fleurs fragiles,
éphémères, à l’odeur d’amande, de la cuscute.
J’avais cueilli un gros bouquet de ces différentes fleurs et
rentrais chez moi, quand je remarquai dans le fossé une magnifique
bardane violette, en pleine floraison, une de ces bardanes
qu’on appelle chez nous « tatare », que le faucheur coupe avec
soin, et qu’on rejette du foin, si par hasard elle s’y trouve, pour
ne pas se piquer les mains. Il me vint l’idée d’arracher cette bardane
et de la mettre au milieu de mon bouquet. Je descendis
dans le fossé et, après avoir chassé un bourdon velu qui s’était
accroché au milieu d’une fleur et s’y était endormi doucement,
mollement, je me mis à arracher la plante. Mais c’était très difficile.
Non seulement la tige piquait de tous côtés, même à travers
le mouchoir dont j’avais entouré ma main, mais elle était si ré-
sistante que je luttai contre elle presque cinq minutes, la déchirant
fibre par fibre. Quand enfin je l’eus détachée, la tige était en
lambeaux et la fleur ne paraissait déjà plus ni aussi fraîche ni
aussi belle. Outre cela, à cause de sa rudesse, de sa raideur, elle
n’allait pas du tout avec les fleurs délicates de mon bouquet.
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J’eus du regret d’avoir détruit en vain la fleur qui était si belle
sur sa tige et la jetai. « Quelle énergie ! Quelle vitalité ! me dis-je,
me rappelant les efforts déployés pour l’arracher. Comme elle se
défendait, et comme elle a chèrement vendu sa vie ! »
Pour rentrer chez moi, je devais traverser un champ de terre
grasse fraîchement labourée, après avoir gravi la pente douce de
la route poussiéreuse. Le champ était très vaste, de sorte que de
chaque côté ainsi que devant, en montant, on ne voyait que la
terre noire retournée avec une grande régularité. Le labourage
était bon, et sur toute l’étendue du champ on ne voyait pas la
moindre plante ni herbe, tout était noir. « Quel destructeur que
l’homme ! Combien d’êtres vivants, sans compter les plantes, dé-
truit-il pour assurer son existence ! » pensai-je, en cherchant
malgré moi quelque chose de vivant dans ce champ noir et mort.
Devant moi, à droite de la route, une touffe quelconque se dressait.
Je m’en approchai et reconnus cette même « tatare » que
j’avais arrachée en vain et dont j’avais jeté la fleur. La touffe
était formée de trois tiges ; l’une d’elles avait été en partie arrachée
et ce qui restait ressemblait à un bras coupé ; chacune des
deux autres portait une fleur. Ces fleurs, primitivement rouges,
étaient maintenant noirâtres. Une des tiges était brisée, et la partie
supérieure, portant la fleur maculée, pendait vers le sol.
L’autre, bien que couverte de boue noire, tenait encore debout.
On voyait qu’elle avait été abattue par une roue, puis s’était redressée.
Il semblait qu’on lui avait tranché une partie du corps,
qu’on lui avait labouré les entrailles, arraché un bras, un œil et
cependant elle restait debout, ne cédant pas à l’homme qui avait
détruit autour d’elle toutes les plantes, ses sœurs.
« Quelle énergie ! pensai-je. L’homme est vainqueur, il a dé-
truit des millions d’herbes, mais celle-ci n’a pas cédé ! »
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Et je me rappelai une vieille histoire du Caucase, dont je fus
témoin pour une partie, et que je tiens, pour l’autre, de témoins
oculaires ; quant au reste, c’est mon imagination qui l’a créé.
Cette histoire telle qu’elle s’est formée par l’union de mes souvenirs
et de mon imagination, la voici.
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I
C’était à la fin de 1851. Par une froide soirée de novembre,
Hadji Mourad entrait dans l’aoul1 Machnet, d’où
se dégageait la fumée odorante du kiziak2
; c’était un aoul
non pacifié de Tchetchenz, sis à vingt verstes des possessions
russes.
Le chant monotone du muezzin venait de cesser, et
dans l’air pur des montagnes, imprégné de l’odeur de la
fumée du kiziak, on entendait distinctement, à travers les
meuglements des vaches et les bêlements des brebis qui
se dispersaient parmi les huttes de l’aoul accolées les unes
aux autres comme des alvéoles, les sons gutturaux de
voix qui discutaient, des voix d’hommes, de femmes et
d’enfants qui revenaient des fontaines.
Ce Hadji Mourad était le caïd de Schamyl, célèbre
par ses exploits. Il ne sortait jamais sans ses insignes ni
sans être escorté de quelques dizaines de murides3
qui galopaient
autour de lui ; mais ce soir-là il était enveloppé
d’un bachelik et d’un manteau de drap à col de fourrure
sous lequel apparaissait son fusil, et accompagné d’un
seul muride. S’efforçant de se faire remarquer aussi peu
1
Village des peuplades du Caucase.
2 Briquettes de fumier employées pour le chauffage.
3 Sectaires musulmans.
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que possible, il fixait de ses yeux noirs et mobiles les visages
des habitants qu’il rencontrait sur son chemin.
Parvenu au milieu de l’aoul, au lieu de prendre la rue
qui menait à la place, Hadji Mourad tourna à gauche
dans une ruelle étroite. Il s’arrêta devant la deuxième cabane
qui se trouvait dans cette ruelle et regarda de tous
côtés. Sous l’auvent, devant la cabane, il n’y avait personne,
mais sur le toit, à côté des tuyaux fraîchement enduits
d’argile, était couché un homme enroulé dans un
manteau en peau de mouton. Hadji Mourad effleura
l’homme avec sa cravache et fit claquer sa langue. Du
manteau émergea un vieillard en bonnet et vêtu d’un
vieux bechmet4
luisant. Ses yeux étaient rouges, chassieux,
sans cils, et il se mit à cligner les paupières pour les dé-
coller. Hadji Mourad prononça le salut habituel : « SélamAleikoum
», et découvrit son visage.
« Aleikoum-Sélam ! » répondit le vieillard en souriant
de sa bouche édentée, car il avait reconnu Hadji Mourad.
Il se dressa sur ses jambes maigres, chercha ses socques
qui se trouvaient près du tuyau.
S’étant chaussé, il endossa sans se hâter son manteau
usé et descendit à reculons l’échelle accotée au toit. Tout
le temps qu’il s’habillait et descendait, le vieillard remuait
la tête et son cou maigre, ridé et bruni, en mâchonnant
de sa bouche édentée. Aussitôt à terre, il saisit hospitaliè-
rement la bride du cheval de Hadji Mourad, ainsi que
l’étrier droit. Mais le muride de Hadji Mourad, un
homme leste et vigoureux, sauta rapidement de son che-
4 Vêtement de dessous des Tatars.
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val et écarta le vieux pour prendre sa place. Hadji Mourad
descendit de cheval et s’avança sous l’auvent en boitant
légèrement. Un garçon d’une quinzaine d’années
sortit vivement sur le seuil à sa rencontre. Surpris, il
contempla les voyageurs de ses yeux brillants et noirs
comme des cassis.
« Cours à la mosquée, appelle ton père ! » lui ordonna
le vieillard et, devançant Hadji Mourad, il ouvrit devant
lui la légère porte grinçante donnant accès à la cabane.
Au moment où Hadji Mourad franchissait le seuil, il
se trouva face à face avec une femme d’un certain âge,
maigre, vêtue d’un bechmet rouge jeté sur une chemise
jaune et d’un pantalon bleu. Elle portait des coussins.
« Bienvenue dans notre maison ! » dit-elle en
s’inclinant profondément, et elle se mit à disposer les
coussins contre le mur de devant, afin que les visiteurs
pussent s’asseoir.
« Longue vie à tes fils ! » répondit Hadji Mourad en
se débarrassant de son manteau, de son fusil et de son sabre,
et remettant l’ensemble au vieillard.
Celui-ci accrocha avec précaution le fusil et le sabre à
un clou près des armes du maître, entre deux grands plateaux
brillants suspendus au mur peint avec soin et d’une
blancheur éclatante.
Hadji Mourad, après avoir glissé son pistolet à sa
ceinture, s’approcha des coussins rangés sur le sol, croisa
soigneusement son vêtement et s’assit sur l’un d’eux. Le
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vieux prit place à côté de lui, ferma les yeux et leva les
mains, les paumes en dehors. Hadji Mourad en fit autant,
puis tous deux récitèrent des prières tout en passant
sur leurs visages leurs mains qu’ils joignaient à
l’extrémité de la barbe.
« Nié khabar ? (C’est-à-dire : Qu’y a-t-il de nouveau ?)
demanda Hadji Mourad au vieillard.
– Khabar-Yok. (C’est-à-dire : Rien de nouveau), ré-
pondit le vieux en regardant de ses yeux rouges, éteints,
non le visage de Hadji Mourad, mais sa poitrine. Je vis
habituellement dans le rucher. Mais aujourd’hui, je suis
venu prendre des nouvelles de mon fils. Il sait. »
Hadji Mourad comprit que le vieux ne voulait pas
dire ce qu’il savait et que lui avait besoin de savoir, aussi
lui fit-il un léger signe de tête et ne le questionna pas davantage.
« Il n’y a aucune bonne nouvelle, reprit le vieillard en
grommelant. Comme d’habitude : le lièvre se demande
toujours comment chasser les aigles. Et ceux-ci les capturent
toujours. La semaine dernière, ces chiens de Russes
– que le diable les emporte ! – ont incendié le foin chez
les habitants de Miguitsk. »
Le muride de Hadji Mourad entra sans bruit et
s’avança à grandes et solides enjambées sur le sol
d’argile. Comme l’avait fait son maître, il ôta son manteau,
son fusil et son sabre pour les suspendre au clou, et
ne garda que son poignard et son pistolet.
11
« Qui est-ce ? demanda le vieillard à Hadji Mourad
en désignant le nouveau venu.
– Mon muride. Il se nomme Eldar, répondit Hadji
Mourad.
– Bon », dit le vieux, et il indiqua à Eldar une place
sur le tapis, près de Hadji Mourad.
Eldar s’assit, les jambes croisées, et fixa silencieusement
de ses beaux yeux de brebis le visage du vieillard
qui se remit à parler. Il raconta comment son fils avait
capturé, la semaine passée, deux soldats : il en avait tué
un et envoyé l’autre à Schamyl.
Hadji Mourad ne lui prêtait qu’une oreille distraite et
se tournait vers la porte pour entendre les bruits qui provenaient
du dehors. Sous l’auvent, devant la cabane, des
pas se firent entendre ; la porte grinça, et le maître du logis
entra. Il s’appelait Sado. C’était un homme d’une
quarantaine d’années ; il avait une petite barbiche, le nez
long, les yeux aussi noirs, bien que moins brillants, que
ceux de son fils, le garçon de quinze ans qui courait derrière
lui et pénétra dans la cabane à la suite de son père
pour aller s’asseoir près de la porte. Le chef de famille ôta
ses socques sur le seuil, et rejeta sur sa nuque son vieux
bonnet usé, découvrant ainsi une tête à la chevelure
noire, qui n’avait pas été rasée depuis longtemps. Il
s’accroupit ensuite en face de Hadji Mourad.
Ainsi que le vieux, il ferma les yeux, leva les mains,
les paumes en dehors, les passa sur son visage, et commença
alors seulement à parler. Il rappela l’ordre de
Schamyl de se saisir à tout prix de Hadji Mourad, mort
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ou vif : ses émissaires n’étaient partis que la veille, mais
le peuple avait peur de désobéir à Schamyl et il fallait
donc être très prudent.
« Chez moi, assura Sado, personne de mon vivant ne
touchera à mon kounak5
. Mais dehors, qu’arrivera-t-il ? Il
faut y songer sérieusement. »
Hadji Mourad écoutait attentivement et acquiesçait
de la tête. Quand Sado eut terminé, il prit la parole :
« Bon. Il faut envoyer aujourd’hui un homme porter une
lettre aux Russes. Mon muride peut y aller mais il lui faut
un guide.
– J’enverrai mon frère Bata, dit Sado. Appelle Bata »,
ordonna-t-il à son fils.
Le jeune garçon bondit sur ses jambes agiles comme
sur un ressort et, balançant vivement ses bras, sortit de la
cabane. Dix minutes après il était de retour avec un
Tchetchenz au visage tanné par le soleil, musculeux et
court sur jambes. Il était vêtu d’une tcherkeska jaune aux
manches effrangées, déchirée de tous côtés et d’un pantalon
noir tombant bas.
Hadji Mourad salua le nouveau venu, et sans paroles
inutiles, lui exposa aussitôt sa requête : « Te sens-tu capable
de conduire mon muride chez les Russes ?
– Parfaitement, répondit gaiement Bata. Aucun
Tchetchenz ne peut rivaliser avec moi. Un autre se chargera
de cette responsabilité, promettra tout et ne fera
rien. Mais avec moi ce sera fait.
5 Ami.
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– Bien, fit Hadji Mourad. Pour ta peine, tu recevras
trois… »
Et il lui montra trois doigts. Bata hocha la tête pour
indiquer qu’il avait compris mais ajouta aussitôt que ce
n’était pas la récompense qui l’attirait, qu’il était prêt à
servir Hadji Mourad uniquement pour l’honneur.
« Tous, dans les montagnes, savent comment Hadji
Mourad a tué ces cochons de Russes !
– Allons, allons, fit Hadji Mourad. La corde est
bonne quand elle est longue, et le discours quand il est
bref !
– Eh bien, je me tairai, dit Bata.
– À l’endroit où l’Argouna tourne en face du précipice,
là-bas, dans la forêt, il y a une clairière où se trouvent
deux meules. Tu connais ?
– Oui, je vois.
– Là-bas, trois de mes amis m’attendent, à cheval, dit
Hadji Mourad.
– Aya ! fit Bata en hochant la tête.
– Tu demanderas Khan-Magom. Lui, il sait ce qu’il
faut faire et dire. Il faudra le conduire au chef russe, au
prince Vorontzoff. T’en sens-tu capable ?
– Oui, je le pourrai.
– Le conduire et le ramener ?
– Oui.
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– Alors tu le conduiras, puis tu retourneras dans la
forêt. J’y serai.
– Tout sera fait selon ta volonté », dit Bata. Il se leva,
croisa les bras sur sa poitrine, s’inclina et sortit.
« Il faut aussi envoyer un homme à Tchekhi, dit
Hadji Mourad au maître du logis, quand Bata fut sorti.
Voici ce qu’il faudra faire », enchaîna-t-il en saisissant un
bouton de sa tcherkeska ; mais aussitôt il baissa la main et
se tut, car il venait d’apercevoir deux femmes entrer dans
la cabane. L’une était la femme de Sado, cette même
femme maigre d’un certain âge qui avait posé les coussins.
L’autre était une toute jeune fillette en pantalons
rouges et bechmet vert, une sorte de plastron fait de pièces
d’argent lui couvrait toute la poitrine. À l’extrémité de sa
courte natte noire, épaisse et serrée, qui tombait entre ses
épaules sur son dos maigre, était attaché un rouble en argent.
Les mêmes yeux que son père et son frère, noirs
comme des cassis, éclairaient gaiement son jeune visage
qu’elle essayait de rendre sérieux. Elle ne regarda pas les
visiteurs, mais on voyait que leur présence l’intimidait.
La femme de Sado portait une table basse et ronde,
sur laquelle se trouvaient du thé, des crêpes au beurre, du
fromage, du pain coupé en tranches minces, et du miel.
La fillette portait une cuvette, une cruche et des serviettes.
Tout le temps que les femmes, en faisant tintinnabuler
leurs piécettes, circulèrent à pas feutrés dans leurs
souples pantoufles rouges sans semelle de cuir, pour placer
devant les hôtes ce qu’elles avaient apporté, Sado et
Hadji Mourad demeurèrent silencieux. Eldar, ses yeux de
brebis baissés sur ses jambes croisées, resta immobile
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comme une statue tant que les femmes se trouvèrent dans
la cabane, et il ne respira à l’aise qu’après qu’eut disparu
derrière la porte le bruit léger de leurs pas.
Hadji Mourad tira une cartouche de la cartouchière
de sa tcherkeska et saisit dans la gaine restée vide un billet
qui s’y trouvait.
« Donne cela à mon fils, dit-il en montrant le billet.
– Où faudra-t-il apporter la réponse ? demanda Sado.
– Chez toi, et tu me la feras parvenir.
– Ce sera fait », dit Sado en glissant le billet dans une
des gaines à cartouches de sa propre tcherkeska. Ensuite il
prit la cruche et avança la cuvette vers Hadji Mourad.
Celui-ci releva les manches de son bechmet au-dessus du
poignet musclé de ses mains blanches et les plaça sous le
jet d’eau froide et claire que Sado lui versa de la cruche ;
puis il les essuya avec une serviette propre et rêche, et
s’approcha des mets. Eldar fit de même. Pendant que ses
hôtes mangeaient, Sado, assis en face d’eux, les remercia
de leur visite. Le garçon, toujours assis près de la porte,
contemplait Hadji Mourad de ses yeux noirs et brillants
en souriant, comme pour confirmer les paroles de son
père.
Hadji Mourad n’avait rien mangé depuis plus d’un
jour ; cependant il ne prit qu’un peu de pain et de fromage,
et tira un petit couteau de dessous son poignard
pour le plonger dans le miel qu’il étendit sur son pain.
16
« Notre miel est très bon, et cette année il y en a
beaucoup, dit le vieux, visiblement content que Hadji
Mourad en ait pris.
– Merci », dit Hadji Mourad, et il s’éloigna des mets.
Eldar aurait bien mangé davantage, mais, comme son
chef, il s’éloigna de la table, puis lui présenta la cuvette et
la cruche.
Sado savait qu’en les recevant il risquait sa vie, car
depuis la querelle survenue entre Schamyl et Hadji Mourad,
il était interdit à tout habitant de Tchetchnia, sous
menace de mort, de l’héberger. Il savait que les gens de
l’aoul pouvaient d’un moment à l’autre apprendre la pré-
sence de Hadji Mourad dans sa maison et exiger qu’il le
livrât. Non seulement cela ne troublait pas Sado, mais il
s’en réjouissait. Pour lui c’était un devoir de défendre son
hôte, même si cela devait lui coûter la vie. Et il était fier
de lui, parce qu’il agissait selon sa conscience.
« Tant que tu es dans ma maison et que ma tête reste
sur mes épaules, personne ne te fera du mal », répéta-t-il
à Hadji Mourad.
Ce dernier leva sur lui ses yeux brillants et, s’étant assuré
qu’il disait vrai, déclara solennellement : « Que la
joie et la vie te soient accordés ! »
Sado, sans mot dire, croisa ses mains sur sa poitrine
en signe de reconnaissance pour cette bonne parole.
Après avoir fermé les volets de la cabane et préparé
des branches pour le feu, le maître des lieux, d’humeur
particulièrement gaie et animée, quitta la partie de sa
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demeure réservée aux hôtes pour se rendre dans celle où
vivait sa famille. Les femmes ne dormaient pas encore et
parlaient des hôtes dangereux qui passaient la nuit chez
eux.
18
II
Cette même nuit, trois soldats accompagnés d’un
sous-officier quittaient la forteresse d’avant-garde, Vozdvijenskaia,
sise à quinze verstes de l’aoul où Hadji Mourad
passait la nuit, derrière les portes de Chahguirinsk.
Les soldats étaient en pelisse courte de peau de mouton
et bonnets de fourrure, leurs manteaux roulés en travers
des épaules, et ils étaient chaussés de bottes montant audessus
du genou, comme les portaient alors les soldats du
Caucase.
Le fusil à l’épaule, ils marchèrent d’abord sur la
route ; au bout de cinq cents pas environ ils la quittèrent
pour bifurquer sur leur droite. Ils avancèrent encore
d’une vingtaine de pas, écrasant sous leurs bottes des
feuilles sèches, puis s’arrêtèrent près d’un platane brisé
dont on apercevait le tronc noir dans l’obscurité. C’était
là, près de ce platane, qu’on envoyait ordinairement le
guet. Les étoiles brillantes qui semblaient courir audessus
de la cime des arbres pendant que les soldats marchaient
dans la forêt, paraissaient maintenant immobiles
entre les branches nues.
« Sacrebleu ! » lança rageusement le sous-officier Panoff
en ôtant de son épaule son long fusil armé de la
baïonnette pour le poser dans un cliquetis contre le tronc
de l’arbre. Les trois soldats firent de même.
19
« Ça y est ! Je l’ai perdue ! grommela avec humeur
Panoff. Je l’ai oubliée, ou perdue en route.
– Qu’est-ce que tu cherches ? demanda l’un des soldats
d’un ton joyeux.
– J’ai perdu ma pipe, le diable sait où !
– Et le tuyau, tu l’as ? demanda la voix enjouée.
– Le tuyau ? Le voilà.
– Alors enfonce-le dans la terre.
– Mais non ! On ne va pas faire ça.
– Nous allons arranger cela en un tour de main. »
Il était normalement interdit au guet de fumer, mais
celui-là n’était pas très rigoureux : c’était plutôt une garde
d’avant-poste envoyée là afin que les montagnards ne
pussent, comme ils l’avaient fait autrefois, avancer un
canon et tirer sur la forteresse ; aussi Panoff ne trouvait-il
pas nécessaire de se priver du plaisir de fumer, et finit par
acquiescer à la proposition joyeuse du soldat.
Celui-ci sortit de sa poche un couteau et se mit à
creuser dans le sol un petit trou dont il tassa soigneusement
toutes les irrégularités ; puis il mit du tabac dans le
trou, y ajusta le tuyau, et la pipe se trouva prête. Le briquet
brilla, éclairant un instant le visage musclé du soldat
couché sur le ventre. Un sifflement se fit entendre dans le
tuyau et Panoff sentit l’odeur agréable du tabac.
« Ça y est ? fit-il, tandis que l’autre se relevait.
– Sans doute.
20
– Quel gaillard tu es, Avdéieff ! Un inventeur, ma
foi ! Eh bien, à mon tour ! »
Avdéieff s’écarta pour laisser la place à Panoff, et
souffla la fumée. Panoff se coucha sur le ventre et, après
avoir essuyé le tuyau avec sa manche, se mit à fumer.
Quand il eut fini, la conversation s’engagea entre les soldats.
« On dit que notre capitaine a de nouveau piqué dans
la caisse, commença l’un des soldats d’une voix traî-
nante. Il a perdu au jeu.
– Il rendra, dit Panoff.
– Sans doute. C’est un brave officier, confirma Avdéieff.
– Bon, bon, grommela celui qui avait entamé la
conversation. Mais selon moi, il faut que la compagnie
lui en touche un mot. S’il a pris de l’argent, il faut qu’il
dise combien et quand il le rendra.
– La compagnie prendra bien une décision, rétorqua
Panoff.
– Ce qui est certain, c’est que la compagnie réagira,
confirma Avdéieff.
– Il faut acheter de l’avoine, de nouvelles bottes pour
le printemps ; on a besoin d’argent, et comme il l’a
pris…, insista le mécontent.
– La compagnie décidera, répéta Panoff. Ce n’est pas
la première fois ; il a pris et rendra. »
21
À cette époque, au Caucase, chaque compagnie
confiait la gestion de ses affaires à ses élus. Elle recevait
de l’argent du trésor, six roubles cinquante kopecks par
homme, mais se nourrissait elle-même, plantait des
choux, fauchait le foin, avait ses chariots et était fière de
ses chevaux gras et bien nourris. Quant à l’argent de la
compagnie, il se trouvait dans une caisse dont le commandant
avait la clef – et il arrivait souvent que celui-ci
fît des emprunts à la caisse. C’était précisément ce qui
venait de se produire et qui faisait l’objet de la discussion.
Le soldat mécontent, Nikitine, voulait qu’on exigeât
des comptes du capitaine, mais Panoff et Avdéieff ne jugeaient
pas la chose nécessaire.
Après Panoff, ce fut au tour de Nikitine de fumer. Il
mit sous lui son manteau et s’assit, adossé à l’arbre. Les
soldats redevinrent silencieux. On n’entendait que le frô-
lement du vent, très haut au-dessus des têtes, sur la cime
des arbres. Tout à coup, à travers ce doux bruissement,
retentirent les hurlements, les cris, les pleurs, le rire du
chacal.
« Ah ! le maudit ! Comme il hurle ! dit Avdéieff.
– Il se moque de toi, à cause de ta gueule de travers »,
lança d’une voix aiguë de Petit-Russien le quatrième soldat.
De nouveau tout redevint calme ; seul le vent agitait
les branches des arbres, découvrant et masquant les étoiles.
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« Dis donc, Antonitch, demanda soudain à Panoff le
joyeux Avdéieff, est-ce qu’il t’arrive de t’ennuyer ?
– Qu’est-ce que c’est que l’ennui ? répondit nonchalamment
Panoff.
– Moi, il m’arrive de m’ennuyer tellement, tellement,
qu’il me semble que je ne saurais même pas que faire de
ma personne…
– Ah bon ? fit Panoff.
– L’argent que j’ai autrefois dépensé à boire, c’était à
cause de l’ennui. Ça me saisit, ça me saisit, et je ne pense
alors qu’à me soûler…
– Mais il arrive qu’après, ce soit encore pire.
– Oui, ça arrive, mais que peut-on y faire ?
– Mais pourquoi t’ennuies-tu ainsi ?
– Je crois que j’ai le mal du pays…
– Vraiment ! La vie était-elle à ce point agréable chez
toi ?
– On n’était pas riches, mais on était à l’aise. C’était
une bonne vie. »
Et Avdéieff se mit à raconter ce qu’il avait déjà raconté
plusieurs fois au même Panoff : « Je me suis engagé
de plein gré, à la place de mon frère. Il avait cinq enfants,
tandis que moi je venais de me marier. C’est ma mère qui
m’a supplié… Je me suis dit : au fond, qu’est-ce que ça
peut me faire ; et puis, ils me regretteront peut-être… Je
suis allé trouver notre maître. C’est un bon maître… Et il
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m’a dit : Tu es un brave garçon, va ! Et voilà, c’est
comme ça que je me suis engagé pour mon frère.
– Félicitations ! fit Panoff.
– Oui, mais le croirais-tu, Antonitch, maintenant je
m’ennuie. Et tout ça parce que je me suis engagé à la
place de mon frère. Lui, maintenant, il vit comme un roi,
et moi, voilà où j’en suis, je m’énerve. Et plus j’y songe,
plus ça me tourmente. Évidemment c’est déjà un pé-
ché… »
Avdéieff se tut.
« Veux-tu encore fumer ? demanda-t-il.
– Je veux bien. Arrange-moi ça. »
Mais les soldats n’eurent pas le loisir de fumer. Pendant
qu’Avdéieff se levait pour aller préparer de nouveau
la pipe, on entendit, au milieu du bruit du vent, des pas
sur la route.
Panoff saisit son fusil et poussa du pied Nikitine. Nikitine
se leva et ramassa son manteau. Le troisième,
Bondarenko, bondit également sur ses pieds : « Ah, mes
amis, je faisais pourtant un si beau rêve ! »
Avdéieff lui fit signe de se taire et les soldats dressè-
rent l’oreille. Des pas sourds, d’hommes non chaussés de
bottes, s’approchaient. On entendit de plus en plus distinctement
dans l’obscurité, le craquement des feuilles et
des branches sèches, puis l’écho d’une conversation en
cette langue particulière, gutturale, des Tchetchenz. Les
soldats pouvaient maintenant distinguer entre les arbres
deux ombres qui se déplaçaient. L’une d’elles était ra-
24
massée, l’autre plus allongée. Quand les ombres furent
tout près des soldats, Panoff mit son fusil en joue, et ses
deux camarades bondirent sur la route.
« Qui va là ? cria Panoff.
– Un Tchetchenz pacifique », déclara le plus petit.
C’était Bata. « Fusil yok ! Sabre yok ! dit-il en montrant ses
mains vides. Il me faut arriver au prince ! »
L’autre, de plus haute taille, restait près de son compagnon
sans mot dire. Lui non plus n’avait pas d’armes.
« C’est un émissaire envoyé au colonel, expliqua Panoff
à ses camarades.
– Prince Vorontzoff… Grand besoin de lui… Affaire
importante…
– Bon, bon, on va t’y conduire », dit Panoff. Puis il
s’adressa à Avdéieff : « Toi et Bondarenko, conduisez-les,
et quand vous les aurez remis au planton de service, revenez
ici. Mais prends garde, ajouta-t-il, ordonne-leur de
marcher devant vous.
– Et ça, c’est quoi ? rétorqua Avdéieff, en faisant
semblant de les embrocher avec la baïonnette ajustée au
canon de son fusil. Je pique une fois et après je tire.
– Ça ne sert à rien si tu les transperces, observa Bondarenko.
– Allons, en route ! »
Quand s’éteignit le bruit des pas des deux soldats qui
accompagnaient les émissaires, Panoff et Nikitine regagnèrent
leur poste.
25
« Le diable les emporte de s’amener en pleine nuit !
grommela Nikitine.
– Probablement une affaire urgente, dit Panoff. L’air
est devenu frais », ajouta-t-il ; il déplia son manteau pour
s’en couvrir et alla s’asseoir contre un arbre.
Avdéieff et Bondarenko revinrent deux heures plus
tard.
« Alors, tu les as remis au colonel ? demanda Panoff.
– Oui. On ne dormait pas encore là-bas ; nous les
avons amenés directement chez lui. De braves garçons,
mais quelle drôle d’allure, continua Avdéieff. Qu’est-ce
qu’on a bavardé avec eux !
– Toi, tu es un sacré bavard, dit Nikitine d’un ton
bourru.
– Vraiment, ils ressemblent tout à fait à des Russes.
L’un est marié. De braves garçons…
– Oui, braves ! lança Nikitine. Qu’ils te rencontrent
seul, et ils te feront la peau !
– Le soleil ne va pas tarder à se lever, intervint Panoff.
– Oui, les étoiles commencent à s’éteindre », renché-
rit Avdéieff en s’installant.
Et de nouveau le silence se fit.
26
III
Les fenêtres de la caserne et des petites cabanes des
soldats étaient noires depuis longtemps, mais celles d’une
des plus importantes maisons de la forteresse étaient encore
éclairées. Cette maison était occupée par le commandant
du régiment de Kouransk, le prince Simon
Mikhaïlovitch Vorontzoff, aide de camp de l’empereur,
fils du général commandant en chef. Vorontzoff habitait
là avec sa femme, Marie Vassilievna, célèbre beauté de
Pétersbourg. Ils vivaient au sein de cette petite forteresse
du Caucase dans un tel luxe que cela surprenait tous les
habitants du pays. Vorontzoff, et surtout sa femme,
avaient pourtant l’impression de mener ici une vie plus
que modeste, faite même de privations.
À minuit, dans un grand salon au parquet recouvert
de tapis, dont les lourdes portes étaient closes, les maîtres
de maison et leurs hôtes se tenaient assis devant une table
à jeu éclairée par quatre bougies, et jouaient aux cartes.
Le colonel Vorontzoff était blond et avait un visage
allongé ; il portait les aiguillettes et le grade d’aide de
camp de l’empereur. Son partenaire de jeu était un licencié
de l’université de Pétersbourg, que la princesse Vorontzoff
avait fait venir récemment pour être le précepteur
de son fils né d’un premier mariage, un morne gar-
çonnet à la lourde chevelure. En face d’eux étaient assis
27
deux officiers : le premier, Poltoradski, au large visage
rouge, qui appartenait à la garde, avait été nommé commandant
d’une compagnie ; l’autre était l’aide de camp
du colonel ; il se tenait très droit et son joli visage gardait
une expression très froide.
La princesse Marie Vassilievna, quant à elle, était
une femme élancée, avec de grands yeux, des sourcils
noirs ; une vraie beauté. Elle était assise si près de Poltoradski
que sa crinoline touchait le pied de ce dernier et
elle pouvait même regarder son jeu. Ses paroles, ses regards,
son sourire, les mouvements de son corps et les
parfums qui s’exhalaient de sa personne faisaient tout
oublier à Poltoradski, excepté la réalité de sa présence ; et
il faisait faute sur faute, ce qui irritait de plus en plus son
partenaire.
« Oh non ! Ce n’est pas vrai ! Il a encore laissé passer
l’as ! » lâcha tout à coup l’aide de camp suite à une nouvelle
faute de Poltoradski.
Celui-ci, comme s’il venait de s’éveiller et ne comprenait
pas ce qui se passait, leva ses bons yeux noirs,
largement écartés, sur l’aide de camp mécontent.
« Eh bien, pardonnez-lui, intervint Marie Vassilievna
en souriant. Vous voyez, je vous l’avais bien dit, lança-telle
à Poltoradski.
– Vous m’aviez dit juste le contraire, remarqua celuici
avec un léger sourire.
– En êtes-vous bien sûr ? » fit-elle et elle lui sourit à
son tour.
28
Ce sourire en retour émut et réjouit Poltoradski à un
point tel qu’il en devint tout rouge. Saisissant les cartes, il
se mit alors à les battre.
« Ce n’est pas à toi de donner », dit sévèrement l’aide
de camp, qui prit les cartes de sa main blanche ornée de
bagues, pour se mettre à les distribuer, comme s’il avait
hâte de s’en débarrasser au plus vite.
Le valet de chambre du prince entra dans le salon et
annonça que le soldat de service demandait le prince.
« Excusez-moi, messieurs, fit le prince, dans un russe
teinté d’accent anglais. Marie, voulez-vous prendre ma
place ?
– Vous permettez ? demanda la princesse, se redressant
de toute sa haute taille en faisant froufrouter sa robe
de soie et arborant son sourire lumineux de femme heureuse.
– Je permets toujours tout », dit l’aide de camp, enchanté
d’avoir pour adversaire la princesse qui n’avait
aucune idée du jeu. Poltoradski, quant à lui, ne put
qu’écarter les bras en souriant.
Le rob touchait à sa fin quand le prince revint au salon.
Il paraissait particulièrement excité. « Devinez ce
que je vous propose !
– Quoi donc ?
– Buvons le champagne.
– Pour ces choses-là, je suis toujours prêt, dit Poltoradski.
29
– Mais, c’est une très bonne idée, renchérit l’aide de
camp.
– Vassili, vous pouvez servir, ordonna le prince.
– Pour quelle raison vous a-t-on appelé ? demanda
Marie Vassilievna.
– C’était le planton de service, et un autre homme.
– Qui ? Pourquoi ? insista vivement Marie Vassilievna.
– Je ne puis le dire, répondit Vorontzoff en haussant
les épaules.
– Vous ne pouvez pas le dire ! répéta Marie Vassilievna.
Nous verrons bien. »
On apporta le champagne. Chacun des hôtes en but
une coupe. Puis ayant terminé le jeu et fait les comptes,
ils commencèrent à prendre congé.
« C’est votre compagnie qui part demain en forêt ?
demanda le prince à Poltoradski.
– Oui, c’est la mienne. Pourquoi ?
– Nous nous reverrons demain, fit le prince, un sourire
imperceptible aux lèvres.
– J’en suis très heureux », dit Poltoradski, sans très
bien comprendre ce que lui voulait Vorontzoff, soucieux
seulement de la façon dont, tout à l’heure, il serrerait la
main de Marie Vassilievna.
Marie Vassilievna, comme toujours, secoua avec
force la main de Poltoradski et, après lui avoir rappelé
30
encore une fois la faute qu’il avait faite en jouant carreau,
elle le gratifia d’un sourire – un sourire que Poltoradski
jugea charmant, tendre et significatif.
Ce dernier rentra chez lui dans cet état
d’enthousiasme que seuls peuvent comprendre les hommes
qui ont grandi, été élevés dans le monde, et qui,
après des mois d’une vie militaire et solitaire rencontrent
à nouveau une femme de leur ancien milieu, et qui plus
est, une femme comme la princesse Vorontzoff !
Arrivé devant la petite maison qu’il partageait avec
un camarade, il voulut pousser la porte d’entrée, mais
elle était fermée. Il frappa ; personne n’ouvrit.
Irrité, il se mit à cogner du sabre et du pied dans la
porte close. Des pas se firent entendre, et Vavilo, le domestique
serf de Poltoradski, tira le verrou.
« Pourquoi as-tu fermé à clé ? Imbécile !
– Mais, est-il possible, Alexis Vladimirovitch…
– Tu es encore ivre. Je te montrerai, moi, si c’est possible
! »
Poltoradski voulut frapper Vavilo mais se ravisa.
« Que le diable t’emporte ! Allume la chandelle.
– Tout de suite. »
Vavilo était ivre en effet. Il était allé à la fête d’un
gardien de l’arsenal. Rentré à la maison, il s’était mis à
réfléchir à sa vie et à la comparer à celle d’Ivan Matveievitch,
le gardien de l’arsenal.
31
Ivan Matveievitch avait des revenus, était marié et
dans un an prendrait sa retraite. Vavilo, lui, alors qu’il
n’était encore qu’un enfant, avait été engagé pour le service
des maîtres, et aujourd’hui il avait déjà plus de quarante
ans, n’était pas marié et menait une vie de caserne
avec son maître désordonné. Celui-ci était bon, ne le battait
pas trop, mais quelle sorte de vie était-ce ? Il lui avait
bien promis de l’affranchir à son retour du Caucase.
« Mais où irais-je avec ma liberté ? avait songé Vavilo.
C’est une vie de chien ! » Et une telle envie de dormir
l’avait submergé, qu’il avait d’abord poussé le verrou par
crainte des voleurs, puis il s’était endormi.
Poltoradski entra dans la chambre qu’il partageait
avec son camarade Tikhonoff.
« Alors ! Tu as perdu ? lui demanda Tikhonoff qui
s’éveilla.
– Non. J’ai gagné dix-sept roubles, et nous avons bu
une bouteille de Cliquot.
– Et, bien sûr, tu as dévoré des yeux Marie Vassilievna
?
– Oui, j’ai regardé Marie Vassilievna, confirma
l’intéressé.
– Il va falloir bientôt se lever, dit Tikhonoff. Notre
compagnie sort à six heures.
– Vavilo ! cria Poltoradski, n’oublie pas de m’éveiller
à cinq heures !
– Mais vous me battez !
32
– Je te dis de me réveiller ! Tu m’entends ?
– À vos ordres. »
Vavilo sortit, emportant les bottes et les effets de son
maître, et Poltoradski se mit au lit ; le sourire aux lèvres,
il alluma une cigarette et éteignit la chandelle. Dans
l’obscurité il voyait devant lui le visage rayonnant de Marie
Vassilievna.
Chez les Vorontzoff on ne se coucha pas tout de
suite. Après le départ des hôtes, Marie Vassilievna
s’approcha de son mari et se planta devant lui pour lui
demander d’un ton sévère : « Eh bien, allez-vous à pré-
sent me dire ce qui se passe ?
– Mais, ma chère…
– Pas de “ma chère” ! C’est un émissaire, n’est-ce
pas ?
– Je ne puis même pas vous le dire à vous.
– Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est moi qui vais vous
le dire !
– Vous ?
– C’est Hadji Mourad, n’est-ce pas ? » fit la princesse
; elle savait que, depuis quelques jours, il était question
de pourparlers avec Hadji Mourad, et elle supposait
que c’était celui-là même qui était venu chez son mari.
Vorontzoff ne put le nier, mais il ôta à sa femme
toute illusion en lui apprenant que ce n’était pas Hadji
Mourad en personne qui était venu, mais un simple
émissaire l’informant que Hadji Mourad voulait le ren-
33
contrer demain, à l’endroit où l’on avait décidé de faire
une coupe dans la forêt.
Vu la monotonie de la vie dans la forteresse, le jeune
couple Vorontzoff se réjouit fort de l’événement. Ils discutèrent
du plaisir que causerait à leur père cette nouvelle,
puis allèrent se coucher ; il était trois heures du matin.
34
IV
Après les trois nuits sans sommeil qu’il avait passées
à fuir les murides que Schamyl avait lancés contre lui,
Hadji Mourad s’endormit dès que Sado eut quitté la cabane,
après lui avoir souhaité une bonne nuit. Il dormait
tout habillé, appuyé sur son bras, le coude enfoncé dans
le moelleux coussin rouge que le maître du logis lui avait
apporté. Non loin de lui, près du mur, dormait Eldar. Il
était couché sur le dos, ses jeunes membres vigoureux
largement écartés, de sorte que sa poitrine bombée, recouverte
de sa tcherkeska blanche à rayures noires, était
surélevée par rapport à sa tête fraîchement rasée, bleuissante,
qui retombait de l’oreiller. Sa lèvre supérieure,
courte comme chez les enfants et surmontée d’un léger
duvet, s’abaissait et se relevait de sorte qu’il paraissait
boire. Comme Hadji Mourad, il dormait tout habillé, le
pistolet et le poignard à la ceinture. Dans l’âtre, des branches
achevaient de brûler et la veilleuse projetait seulement
une faible lueur.
Au milieu de la nuit, la porte de la cabane réservée
aux hôtes grinça ; Hadji Mourad se redressa aussitôt et se
saisit de son pistolet. C’était Sado qui entrait dans la
chambre, à pas feutrés.
« Qu’y a-t-il ? demanda Hadji Mourad, tout à fait ré-
veillé.
35
– Il faut réfléchir, répondit Sado, en s’asseyant devant
Hadji Mourad. Une femme, du haut du toit, t’a vu
arriver. Elle l’a raconté à son mari et maintenant tout
l’aoul est au courant. Tout à l’heure une voisine a accouru
chez ma femme pour lui dire que les vieillards
s’étaient réunis dans la mosquée et voulaient t’arrêter.
– Il faut partir, fit Hadji Mourad.
– Les chevaux sont prêts, dit Sado, et il sortit rapidement
de la cabane.
– Eldar », chuchota Hadji Mourad.
Eldar, entendant son nom, et surtout la voix de son
chef, bondit sur ses fortes jambes tout en remettant son
bonnet.
Hadji Mourad prit ses armes et son manteau ; Eldar
en fit autant ; et tous deux en silence sortirent de la cabane
sous l’auvent. Le garçon aux yeux noirs amena les
chevaux. Au bruit des sabots sur les pavés de la rue, une
tête apparut à la porte d’une cabane voisine ; un homme
courait en direction de la mosquée en faisant résonner ses
socques.
Il n’y avait pas de lune. Les étoiles, seules, brillaient
sur le ciel noir ; dans l’obscurité se profilaient les toits des
cabanes de l’aoul que dominait la mosquée avec son minaret.
De là-haut venait un bruit de voix.
Hadji Mourad empoigna son fusil, mit le pied à
l’étrier gauche et, sans un bruit, enfourcha en un clin
d’œil le haut coussin de la selle.
36
« Dieu vous récompense ! » dit-il au maître du logis,
tout en cherchant machinalement l’autre étrier du pied
droit ; puis avec sa cravache il effleura le garçon qui tenait
le cheval pour lui indiquer de s’écarter. Le garçon
recula, et le cheval, comme s’il savait de lui-même ce
qu’il avait à faire, sortit rapidement de la ruelle sur la rue
principale. Eldar allait au pas derrière lui. Sado, vêtu
d’une pelisse, les suivait en courant d’un côté à l’autre de
la rue étroite, en agitant vivement les bras. Tout à coup
surgit sur la route une ombre qui se mouvait, puis une
autre.
« Arrêtez ! Qui va là ? Arrêtez ! » cria une voix, et
quelques hommes leur barrèrent la route. Au lieu d’obéir,
Hadji Mourad tira son pistolet de sa ceinture, accéléra sa
course et dirigea son cheval droit sur les hommes qui se
dressaient sur son chemin. Ils s’écartèrent et Hadji Mourad,
sans même se retourner, dévala au grand galop la
route. Eldar le suivait à la même allure. Deux coups de
fusil retentirent derrière eux et deux balles leur sifflèrent
aux oreilles, mais ne les atteignirent ni l’un ni l’autre.
Hadji Mourad, toujours au triple galop, finit au bout de
trois cents pas par arrêter son cheval un peu essoufflé et
tendit l’oreille. Devant lui, d’en bas, montait le bruit du
torrent. Derrière, dans l’aoul, les coqs s’interpellaient, et à
travers ces bruits on entendait le piétinement de chevaux
qui s’approchaient et un bruit de voix. Hadji Mourad repartit
au trot. Les cavaliers qui galopaient à ses trousses
ne tardèrent pas à le rejoindre. Ils étaient une vingtaine.
C’étaient les habitants de l’aoul qui avaient résolu
d’arrêter Hadji Mourad, ou, tout au moins, histoire de
pouvoir se justifier devant Schamyl, de feindre l’intention
37
de l’arrêter. Quand ils furent suffisamment proches pour
être visibles dans l’obscurité, Hadji Mourad s’arrêta,
abandonna les rênes et, d’un geste qui lui était familier,
déboucla de la main gauche l’étui de son fusil, et de la
droite le sortit. Eldar fit la même chose.
« Que vous faut-il ? cria Hadji Mourad. Vous voulez
me prendre ? Eh bien, allez-y ! » et il les mit en joue.
Les habitants de l’aoul s’immobilisèrent. Hadji Mourad,
le fusil à la main, entreprit de descendre le ravin. Les
cavaliers le suivirent à distance. Quand Hadji Mourad
eut franchi le ravin, ses poursuivants lui crièrent
d’écouter ce qu’ils voulaient lui dire. En guise de ré-
ponse, Hadji Mourad tira un coup de fusil et lança son
cheval au galop. Quand il arrêta sa course, ni les hommes
à ses trousses ni les coqs ne se faisaient plus entendre
; seul le murmure de l’eau montait plus distinctement
des profondeurs des arbres et, de temps en temps, les
ululements des hiboux. La lisière noire de la forêt où
l’attendaient ses murides était toute proche.
Arrivé à la forêt, Hadji Mourad arrêta son cheval et,
après avoir repris haleine, il siffla, puis prêta l’oreille.
Une minute après, le même sifflement lui répondit
dans les bois. Hadji Mourad quitta la route et s’engagea
sous les arbres. Quand il eut fait une centaine de pas, il
aperçut un feu à travers les troncs, les ombres des hommes
assis autour, et un cheval sellé et entravé, que les
flammes éclairaient à mi-hauteur. Quatre hommes se
trouvaient près du feu. L’un d’eux se leva rapidement et
s’approcha de Hadji Mourad pour saisir sa bride et son
38
étrier. C’était le frère d’armes de Hadji Mourad, qui lui
servait d’intendant.
« Éteins le feu », dit Hadji Mourad, en descendant de
cheval.
Les hommes se mirent à écarter les bûches et à piétiner
les branches enflammées.
« Est-ce que Bata est venu ici ? demanda Hadji Mourad
en s’approchant d’un manteau étalé au sol.
– Il est venu, mais il y a déjà longtemps qu’il est reparti
avec Khan-Magom.
– Par où sont-ils partis ?
– Par là, répondit Khanefi, en indiquant la route opposée
à celle par laquelle était arrivé Hadji Mourad.
– Bon », fit Hadji Mourad et, se délestant de son fusil,
il se mit à le charger.
« Il faut être sur ses gardes. On me poursuit », ajoutat-il
à l’adresse de l’homme qui éteignait le feu. C’était un
Tchetchenz, Gamzalo.
Gamzalo s’approcha du manteau pour prendre le fusil
posé dessus et, sans mot dire, se rendit à l’extrémité de
la clairière, là où Hadji Mourad avait débouché. Eldar,
qui venait de descendre de cheval, attrapa les rênes de sa
monture et de celle de Hadji Mourad et, en tirant haut les
têtes des deux chevaux, les attacha à des arbres ; puis,
comme Gamzalo, il prit son fusil et alla se poster à
l’autre extrémité de la clairière.
39
Le feu était éteint et la forêt ne semblait plus aussi
noire, bien que les étoiles n’éclairassent que faiblement
dans le ciel.
Observant les étoiles qui déjà avaient parcouru la
moitié du ciel, Hadji Mourad estima que minuit était
passé depuis longtemps et qu’il était temps de dire la
prière de la nuit. Il prit son manteau et se dirigea vers
l’eau. Il ôta ses chaussures, fit ses ablutions, pieds nus sur
le manteau, et s’assit ensuite sur ses talons, puis, se bouchant
les oreilles et fermant les yeux, il prononça, en se
tournant vers l’Orient, sa prière habituelle. Quand il en
eut terminé, il rejoignit ses compagnons, s’assit sur son
manteau, le coude appuyé sur ses genoux et la tête baissée,
et se mit à songer. Hadji Mourad avait foi en son
étoile. Chaque fois qu’il entreprenait quelque chose, il
était d’avance fermement convaincu du succès et tout lui
souriait. Il en avait été ainsi, à de rares exceptions près,
pendant toute sa tumultueuse vie militaire. Il espérait
qu’il en serait encore de même. Il imaginait comment,
avec l’armée que lui donnerait Vorontzoff, il ferait campagne
contre Schamyl, le capturerait, puis se vengerait ; il
pensait à la récompense que le tsar russe lui donnerait, et
comment, alors, il serait de nouveau à la tête, non seulement
de l’Arabie, mais aussi de toute la Tchetchnia qui
se soumettrait à lui.
Il s’endormit au milieu de ces pensées.
En rêve, il se voyait, avec ses soldats chantant et
criant : « Hadji Mourad, en avant ! » s’élancer contre
Schamyl, s’emparer de lui et de ses femmes, dont on entendrait
les pleurs et les sanglots.
40
Il s’éveilla. La chanson « Laillakha », les cris « Hadji
Mourad, en avant ! » et les pleurs des femmes de Schamyl,
tout cela n’était en réalité que les cris, les pleurs et
les rires des chacals, qui l’avaient réveillé.
Hadji Mourad leva la tête et regarda le ciel déjà clair,
entre les arbres, du côté de l’orient, et il demanda au muride
qui était assis non loin de lui où était Khan-Magom.
Ayant appris qu’il n’était pas encore de retour, Hadji
Mourad de nouveau inclina la tête et s’endormit.
La voix joyeuse de Khan-Magom revenant de sa
mission avec Bata l’éveilla. Khan-Magom s’assit aussitôt
à côté de Hadji Mourad, et entreprit de lui raconter
comment les soldats les avaient abordés puis accompagnés
auprès du prince lui-même ; il avait parlé au prince
qui s’était réjoui de la nouvelle, et ce dernier avait promis
de l’attendre ce matin à l’endroit où les Russes abattent la
forêt, derrière Mitchine, dans la clairière de Chalinsk. Bata
interrompait le récit de son compagnon pour y ajouter
de nouveaux détails.
Hadji Mourad voulut savoir ce qu’avait exactement
répondu Vorontzoff à sa proposition de se rallier aux
Russes. Khan-Magom et Bata répétèrent d’une seule voix
que le prince avait promis de recevoir Hadji Mourad
comme son hôte et de faire en sorte que tout se passe très
bien. Hadji Mourad s’informa encore de la route à prendre,
et Khan-Magom lui ayant affirmé qu’il connaissait
bien le chemin et le conduirait directement là-bas, il prit
de l’argent, donna à Bata les trois roubles convenus puis
ordonna aux siens de sortir du bissac ses armes incrustées
41
d’or ainsi que son bonnet à turban et de les nettoyer, afin
qu’il puisse se présenter aux Russes en belle tenue.
Pendant qu’on nettoyait les armes, les selles, les harnais
et les chevaux, les étoiles s’étaient éteintes ; il faisait
maintenant tout à fait clair, et un vent léger, précédant
l’aube, soufflait.
42
V
Le matin de bonne heure, avant le jour, deux compagnies
munies de haches sortirent sous le commandement
de Poltoradski, pour se rendre à dix verstes au-delà
des portes de Chahguirinsk. Là, une compagnie de fusiliers
se dispersa et, dès que le jour commença à poindre,
les soldats se mirent à couper les arbres. Vers huit heures,
le brouillard commença à se lever, se confondant avec la
fumée odorante des branches humides qui sifflaient et
craquaient dans les feux. Les bûcherons, qui auparavant
ne se voyaient pas à cinq pas mais entendaient seulement
les coups de hache, purent enfin distinguer les feux et la
route qui traversait la forêt jonchée d’arbres coupés. Le
soleil apparaissait de temps à autre dans le brouillard
comme une tache claire. Dans la clairière, à l’écart de la
route, Poltoradski, assis sur un tambour, était en compagnie
de son officier subalterne, Tikhonoff, de deux officiers
de la 3e
compagnie et d’un ancien officier de la
garde, dégradé pour duel, un camarade de promotion de
Poltoradski, le baron Frézé. Le sol près des tambours
était jonché de papiers gras, de mégots et de bouteilles
vides. Les officiers avaient bu de l’eau-de-vie, mangé, et
maintenant ils s’attaquaient aux bouteilles de porter. Le
tambour débouchait la troisième.
Poltoradski, bien qu’il eut peu dormi, était dans cet
état particulier d’énergie morale, de franche gaieté insou-
43
ciante, dans lequel il se trouvait toujours parmi ses soldats
et ses camarades, quand il pouvait y avoir du danger.
Une conversation animée s’était engagée entre les officiers
à propos de la dernière nouvelle : la mort du géné-
ral Slieptzoff. Aucun d’eux ne considérait cette mort
comme le moment le plus important de son existence –
sa fin et le retour à l’origine. Ils n’y voyaient que la bravoure
d’un officier qui avait affronté courageusement les
montagnards, l’épée à la main, et les avait massacrés farouchement.
Tous, surtout les officiers qui avaient déjà reçu le
baptême du feu, savaient que dans cette guerre du Caucase,
comme dans n’importe quelle guerre du reste, le
corps à corps, l’épée à la main, n’est jamais tel qu’on
l’imagine et le décrit – et que si une telle rencontre se
produit seuls les fuyards sont massacrés. Mais les officiers
l’imaginaient ainsi et cela leur donnait cet orgueil
satisfait et cette gaieté qu’ils affichaient là, assis sur les
tambours, les uns prenant des attitudes martiales, les autres,
au contraire, affichant des poses plus modestes. Et
ils fumaient, buvaient, plaisantaient, narguant la mort
qui pouvait, d’un moment à l’autre, frapper l’un d’eux,
ainsi qu’elle l’avait fait avec Slieptzoff. Comme pour
confirmer leur attente, au beau milieu de leurs conversations,
le claquement d’un coup de fusil retentit soudain
du côté gauche de la route, et une balle siffla dans le
brouillard pour ricocher contre un arbre. Quelques coups
de fusil répondirent aux coups ennemis.
« Ah ! Ah ! cria d’une voix joyeuse Poltoradski. Cela
se passe chez les fusiliers. Eh bien, mon cher Kostia, lan-
44
ça-t-il à Frézé, c’est ta chance. Retourne dans ta compagnie,
nous allons livrer une superbe bataille ! Ça va être
tout un spectacle. »
Le baron dégradé bondit sur ses jambes et se dirigea
à pas rapides du côté de la fumée, où se trouvait sa compagnie.
On amena à Poltoradski son petit cheval bai de
Kabardine et, rassemblant ses hommes, il les conduisit
dans la direction de la fusillade.
La troupe se tenait à la lisière de la forêt, au bord du
ravin nu. Le vent soufflait dans les arbres, et la vue sur la
descente du ravin et l’autre côté était dégagée. Quand
Poltoradski arriva près des soldats, le soleil commençait à
percer le brouillard, et sur l’autre bord du ravin, dans la
nouvelle forêt qui commençait là-bas, on apercevait, à
une centaine de sagènes, quelques cavaliers. C’étaient les
Tchetchenz qui avaient poursuivi Hadji Mourad et voulaient
assister à son arrivée chez les Russes. L’un d’eux fit
feu, quelques soldats ripostèrent. Puis les Tchetchenz
s’éloignèrent et la fusillade cessa. Mais quand Poltoradski
arriva avec sa compagnie et ordonna de tirer, aussitôt,
sur toute la ligne du front l’on entendit le crépitement
ininterrompu des fusils, accompagné de la fumée de la
poudre qui se dispersait avec légèreté. Les soldats, heureux
de cette distraction, rechargeaient rapidement leurs
armes et tiraient balle sur balle. Les Tchetchenz sentirent
la provocation, et irrités, ils bondirent l’un après l’autre,
pour à leur tour faire feu sur les soldats. L’un d’entre eux
fut blessé. C’était ce même Avdéieff qui avait été envoyé
au guet. Quand ses camarades s’approchèrent de lui, il
était couché sur le ventre, tenant à deux mains sa bles-
45
sure et, se balançant d’un mouvement régulier, il gémissait
doucement.
« Je commençais juste à charger mon fusil, j’ai entendu
claquer quelque chose, clac…, disait le soldat qui
était dans le rang à côté d’Avdéieff. Je l’ai regardé et il a
laissé tomber son fusil… »
Avdéieff appartenait à la compagnie de Poltoradski.
Ayant remarqué le groupe qui s’était formé autour du
blessé, Poltoradski s’en approcha.
« Eh bien ! camarade ! Tu as reçu le baptême du feu ?
dit-il. Où as-tu mal ? »
Avdéieff ne répondit pas.
« Je commençais juste à charger mon fusil… J’ai entendu
claquer quelque chose… clac… J’ai regardé dans
sa direction, il a laissé tomber son fusil…, répéta le soldat.
– Ta, ta…, claqua de la langue Poltoradski. Eh quoi,
Avdéieff, ça te fait mal ?
– Pas vraiment, mais ça m’empêche de marcher. Je
prendrais bien du vin, Votre Seigneurie. »
On apporta l’alcool baptisé vin que buvaient les soldats
au Caucase, et Panoff, en fronçant les sourcils d’un
air grave, en donna une tasse à Avdéieff. Le blessé commença
à boire, mais aussitôt repoussa la tasse.
« Je n’ai pas le cœur à boire. Bois-le, toi. »
Panoff vida la tasse.
46
De nouveau Avdéieff essaya de se soulever mais il retomba
à terre. On déplia un manteau pour l’y installer.
« Votre Seigneurie, voici le colonel ! annonça un caporal
qui s’avançait vers Poltoradski.
– Bon. Toi, veille sur lui », dit Poltoradski et, faisant
siffler sa cravache, il partit au grand trot à la rencontre de
Vorontzoff.
Vorontzoff, qui montait un trotteur anglais, un pursang
à la robe rousse, était accompagné d’un aide de
camp, d’un cosaque et d’un Tchetchenz interprète.
« Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il à Poltoradski.
– Eh bien voilà : une bande de Tchetchenz s’est
avancée et a attaqué le cordon, lui répondit Poltoradski.
– Bon, bon. C’est vous qui avez commencé tout cela
?
– Non, seigneur, ce n’est pas moi, expliqua Poltoradski
en souriant. Ce sont eux qui nous ont provoqués.
– J’ai entendu dire qu’un soldat était blessé ?
– Oui ; et c’est dommage ; un brave soldat.
– Gravement ?
– Ça en a l’air ; dans le ventre.
– Et savez-vous où je me rends ? demanda Vorontzoff.
– Non, je l’ignore.
47
– Vous ne devinez pas ? Hadji Mourad vient ici ;
nous devons nous rencontrer, dans un instant.
– Pas possible !
– Hier, l’émissaire est retourné le prévenir, dit Vorontzoff,
s’efforçant de retenir un sourire de joie. Il sera
bientôt au fond de la forêt, à m’attendre dans la clairière.
Placez vos hommes jusque là-bas, et ensuite venez me
rejoindre.
– À vos ordres », dit Poltoradski en portant la main à
son bonnet.
Il rejoignit sa compagnie, conduisit lui-même le cordon
sur la droite, et ordonna à un sergent-major de mener
celui de gauche.
Pendant ce temps les soldats transportaient Avdéieff
blessé à la forteresse.
Poltoradski était en route pour rejoindre Vorontzoff
quand il aperçut, derrière lui, des cavaliers qui se dirigeaient
de son côté. Il s’arrêta pour les attendre.
En tête s’avançait, monté sur un cheval à crinière
blanche, un homme à l’air imposant en tcherkeska blanche,
le turban surmontant le bonnet, et dont les armes
étaient incrustées d’or. Cet homme était Hadji Mourad.
Il s’approcha de Poltoradski et lui dit quelques mots en
tatar. Poltoradski leva les sourcils, fit un geste de la main
indiquant qu’il ne comprenait rien, et sourit. Hadji Mourad
lui retourna un sourire qui frappa Poltoradski par sa
bonté et sa naïveté enfantine. Poltoradski ne s’était pas
représenté ainsi ce terrible montagnard. Il s’attendait à
48
voir un homme morne, sec, lointain, et il avait devant lui
un homme très simple, qui lui adressait un sourire si bon
qu’il semblait être un ami de longue date. La seule chose
extraordinaire chez lui, c’étaient ses yeux, très largement
écartés, qui scrutaient attentivement, profondément, ceux
des autres.
La suite de Hadji Mourad se composait de quatre
hommes. D’abord ce Khan-Magom qui, la nuit dernière,
était venu trouver Vorontzoff ; c’était un homme au visage
cramoisi, rond, avec des yeux noirs brillants, sans
paupières, affichant une expression pleine de joie de vivre.
Ensuite venait un homme trapu et poilu, dont les
sourcils se rejoignaient ; c’était un Abaze, nommé Khanefi,
qui portait toutes les affaires de Hadji Mourad. Le
cheval qu’il conduisait était chargé de sacs bien remplis.
Mais c’était surtout les deux autres hommes de sa suite
que l’on remarquait : l’un était jeune, avait la taille fine
comme celle d’une femme, de larges épaules, une barbiche
blonde, naissante, et des yeux de brebis. Ce beau gar-
çon, c’était Eldar. L’autre, borgne, sans cils ni sourcils, la
barbe rousse bien taillée, le visage balafré, était Gamzalo
le Tchetchenz.
Poltoradski montra du doigt Vorontzoff qui débouchait
sur la route. Hadji Mourad se dirigea vers lui en posant
sa main droite sur sa poitrine, puis prononça quelques
mots en tatar et s’arrêta.
Le Tchetchenz interprète traduisit ses paroles : « Je
me rends à la volonté du tsar russe. Je veux le servir. Je le
désirais depuis longtemps, mais Schamyl m’en empê-
chait. »
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Vorontzoff tendit à Hadji Mourad sa main gantée.
Hadji Mourad contempla cette main, eut une minute
d’hésitation, mais la serra ensuite avec force et prononça
encore quelques paroles, en regardant tantôt l’interprète,
tantôt Vorontzoff.
« Il dit qu’il n’a accepté d’aller chez personne d’autre
que chez toi, parce que tu es le fils du Sardar. Il a un
grand respect pour toi. »
Vorontzoff remercia d’un signe de tête. Hadji Mourad
poursuivit son discours en montrant sa suite.
« Il dit que ses hommes, ses murides, comme lui, serviront
les Russes. »
Vorontzoff le regarda et acquiesça de la tête.
Le Tchetchenz aux yeux sans paupières, le joyeux
Khan-Magom, hocha aussi la tête avant de dire quelque
chose à Vorontzoff, et probablement quelque chose de
très drôle, parce que l’Abaze poilu sourit en montrant des
dents d’une blancheur éblouissante. Quant au roux
Gamzalo, il se contenta de jeter un bref regard à Vorontzoff,
pour aussitôt baisser de nouveau ses yeux rouges sur
les oreilles de son cheval.
Tandis que Vorontzoff et Hadji Mourad, accompagnés
de leur suite, retournaient à la forteresse, les soldats
réunis en groupes échangeait leurs réflexions.
« Dieu sait combien d’âmes ce maudit a perdu, et
maintenant, tu verras, il va être au centre de toutes les
flatteries ! disait l’un.
50
– Comment en serait-il autrement ? Il était le premier
commandant de Schamyl. Maintenant c’est autre chose.
– Il a l’air d’un brave. Il n’y a pas à dire, un vrai cavalier
!
– Et as-tu vu le roux ? Il louche comme une bête.
– Ça doit être un vrai chien. »
Tous avaient particulièrement remarqué le roux.
Partout où l’on coupait des arbres, les soldats qui se
trouvaient près de la route accouraient pour les regarder.
Un officier leur cria de retourner à leur travail, mais Vorontzoff
l’arrêta.
« Laisse-les regarder leur vieille connaissance ! Saistu
qui c’est ? ajouta-t-il à l’intention du soldat qui se trouvait
le plus près de lui, en prononçant lentement les mots
avec un accent anglais.
– Non, Votre Excellence.
– C’est Hadji Mourad. As-tu déjà entendu ce nom ?
– Comment donc, Votre Excellence ! Nous l’avons
battu plusieurs fois.
– Oui, mais il nous l’a aussi bien rendu.
– Parfaitement, Votre Excellence », répondit le soldat,
ravi d’avoir discuté avec son chef.
Hadji Mourad comprit qu’on parlait de lui et un sourire
de satisfaction brilla dans ses yeux. Quant à Vorontzoff,
c’est dans la disposition d’esprit la plus joyeuse qu’il
rentra à la forteresse.
51
VI
Vorontzoff était fier d’avoir réussi à nouer le contact
avec le principal et plus puissant ennemi de la Russie,
après Schamyl. Une chose, toutefois, lui était désagréable
: le commandant des troupes de la forteresse Vozdvijenskaia
était le général Meller Zakomelski. L’ensemble
de cette affaire aurait dû être menée par lui, or Vorontzoff
avait agi à son insu, si bien que cela risquait de lui
créer des problèmes. Cette pensée lui gâtait un peu son
plaisir.
Arrivé à sa demeure, Vorontzoff confia à l’aide de
camp les murides de Hadji Mourad, et invita personnellement
celui-ci dans sa résidence.
La princesse Marie Vassilievna, élégante et souriante,
accompagnée de son fils, un beau garçon de six ans aux
cheveux bouclés, vint recevoir Hadji Mourad dans le salon.
Hadji Mourad croisa ses deux mains sur sa poitrine
et, un peu solennel, répéta plusieurs fois, par
l’intermédiaire de l’interprète qui l’accompagnait, qu’il se
considérait comme un véritable ami du prince puisque
celui-ci l’avait reçu dans sa demeure, et que la famille
d’un ami est aussi sacrée pour l’autre que pour l’ami luimême.
La personne et les manières de Hadji Mourad plurent
à Marie Vassilievna, et de le voir rougir quand elle lui
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tendit sa longue main blanche la disposa encore plus en
sa faveur. Elle le pria de s’asseoir et, après lui avoir demandé
s’il buvait du café, elle donna l’ordre de servir.
Cependant Hadji Mourad refusa le café quand on le lui
offrit. Il comprenait un peu le russe, mais ne pouvait le
parler et, quand quelque chose lui échappait, il souriait.
Et son sourire plaisait à Marie Vassilievna comme il avait
plu à Poltoradski. Le fils de Marie Vassilievna s’appelait
Boulka, il se tenait debout près de sa mère, et ne quittait
pas des yeux Hadji Mourad dont il avait entendu parler
comme d’un guerrier fameux.
Laissant Hadji Mourad en compagnie de sa femme,
Vorontzoff se rendit à la chancellerie pour donner l’ordre
de faire un rapport aux autorités sur le ralliement de
Hadji Mourad. Après avoir rédigé un rapport pour le gé-
néral Kozlovski, le chef du flanc gauche, à la forteresse
Groznaia, ainsi qu’une lettre à son père, Vorontzoff se
hâta de rentrer chez lui, craignant que sa femme ne fut
mécontente de tenir compagnie seule à ce terrible étranger
qu’il ne fallait ni offenser ni trop flatter. Mais sa
crainte était vaine. Il trouva Hadji Mourad assis dans un
fauteuil, tenant sur ses genoux son beau-fils Boulka, et
écoutant attentivement, la tête inclinée, les paroles de
Marie Vassilievna que lui traduisait l’interprète. Elle riait
et lui disait que, si chaque fois qu’un ami convoitait un
de ses biens, il le lui donnait, alors il lui faudrait bientôt
se promener comme Adam.
À l’entrée du prince, Hadji Mourad fit descendre de
ses genoux, pour se lever, un Boulka surpris et vexé et
53
l’expression enjouée de son visage céda aussitôt la place à
un air grave et sérieux.
Il ne se rassit qu’après Vorontzoff. Poursuivant la
conversation, il répondit à Marie Vassilievna que leur loi
était ainsi, que tout ce qui plaisait à un ami, il fallait le lui
donner.
« Ton fils est mon ami ! ajouta-t-il en russe en caressant
les cheveux bouclés de Boulka qui, de nouveau,
grimpa sur ses genoux.
– Il est délicieux, ton brigand », dit en français Marie
Vassilievna à son mari.
Hadji Mourad offrit alors à Boulka le poignard que
celui-ci avait particulièrement admiré et le petit courut
montrer le cadeau à son beau-père.
« C’est un objet de prix, remarqua Marie Vassilievna.
– Il faudra trouver l’occasion de lui faire un présent
pour le remercier », dit Vorontzoff.
Hadji Mourad continuait à caresser la tête bouclée de
l’enfant, et répétait : « Cavalier, cavalier.
– Un beau, très beau poignard, reprit Vorontzoff, dé-
gainant à demi la lame effilée creusée d’une petite rainure.
Merci. » Puis, à l’intention de l’interprète :
« Demande-lui ce que je puis faire pour lui. »
L’interprète traduisit et Hadji Mourad répondit aussitôt
qu’il n’avait besoin de rien, mais demanda seulement
qu’on veuille bien le conduire dans un endroit où il pourrait
prier.
54
Vorontzoff appela son valet de chambre et lui ordonna
de se mettre à la disposition de Hadji Mourad. Dès
qu’il se retrouva seul dans la chambre qui lui était destinée,
son visage se transforma soudain : l’expression de
plaisir, tantôt teintée de tendresse, tantôt solennelle, disparut
pour faire place à un air soucieux. L’accueil de Vorontzoff
était bien meilleur qu’il ne l’avait espéré, et il
avait confiance en lui comme en ses officiers ; cependant
il imaginait encore le pire : qu’on allait l’emprisonner, le
mettre aux fers, le déporter en Sibérie, ou tout simplement
le tuer. Aussi se tenait-il malgré tout sur ses gardes.
À Eldar qui vint le trouver, il demanda où l’on avait
installé les murides et les chevaux, et si on ne leur avait
pas pris leurs armes. Eldar lui fit savoir que les chevaux
étaient dans l’écurie du prince, que les murides logeaient
dans la grange, qu’on leur avait laissé leurs armes, et que
l’interprète les régalait de thé et de victuailles.
Hadji Mourad, étonné, hocha la tête. Il se dévêtit et
se mit à prier. Ses prières terminées, il ordonna qu’on lui
apporte son poignard d’argent, s’habilla, mit sa ceinture
et s’assit sur le divan pour attendre.
À quatre heures on vint le chercher pour dîner avec
le prince. Pendant le repas Hadji Mourad ne mangea
rien, sauf du pilau qu’il se servit lui-même juste à
l’endroit du plat où Marie Vassilievna s’était servie.
« Il a peur que nous l’empoisonnions, souffla Marie
Vassilievna à son mari. Il s’est servi juste au même endroit
que moi. »
55
Puis s’adressant à Hadji Mourad par l’intermédiaire
de l’interprète, elle lui demanda à quelle heure il prierait
de nouveau.
Hadji Mourad leva cinq doigts et montra le soleil.
« Alors c’est bientôt », dit Vorontzoff. Il tira son
chronomètre, et appuya sur le ressort. La montre sonna
quatre heures et quart.
Hadji Mourad, visiblement étonné, lui demanda de
la faire sonner une nouvelle fois et observa l’objet avec
intérêt.
« Voilà l’occasion, donnez-lui la montre », suggéra
Marie Vassilievna à son mari.
Vorontzoff s’empressa de l’offrir à Hadji Mourad.
Celui-ci porta la main à sa poitrine et prit la montre. Plusieurs
fois il pressa le ressort, écouta et hocha approbativement
la tête.
Après le dîner on annonça au prince l’arrivée de
l’aide de camp de Meller Zakomelski.
L’homme venait annoncer au prince que le général,
qui venait d’apprendre le ralliement de Hadji Mourad,
était très mécontent de ne pas en avoir été informé, et
exigeait que Hadji Mourad lui fût immédiatement amené.
Vorontzoff répondit que l’ordre du général allait être
exécuté sur-le-champ, fit connaître à son hôte la volonté
du général et lui demanda de l’accompagner chez Meller.
56
Marie Vassilievna comprit à l’instant qu’une scène
désagréable était à craindre entre son mari et le général,
et souhaita, malgré toutes les objections du prince, les accompagner.
« Vous feriez mieux de rester. C’est mon affaire et
non la vôtre.
– Vous ne pouvez cependant pas m’empêcher de
rendre visite à madame la générale ?
– On pourrait choisir un autre moment.
– Et moi, je désire y aller aujourd’hui. »
Il n’y avait décidément rien à faire. Vorontzoff finit
par consentir et ils partirent tous les trois.
À leur arrivée, Meller conduisit avec une courtoisie
forcée Marie Vassilievna chez sa femme, et intima l’ordre
à l’aide de camp d’accompagner Hadji Mourad dans la
salle d’attente et de ne pas le laisser sortir sans son autorisation.
« Je vous en prie », dit-il enfin à Vorontzoff en ouvrant
la porte de son cabinet de travail et en s’effaçant
devant le prince pour le laisser passer.
Une fois dans son cabinet, il se planta devant lui et
sans même le prier de s’asseoir, lui déclara de but en
blanc : « C’est moi qui suis le chef militaire ici ; tous les
pourparlers avec l’ennemi doivent donc se faire sous ma
direction. Pourquoi ne m’avez-vous pas informé du ralliement
de Hadji Mourad ?
57
– Un émissaire est venu chez moi et m’a informé du
désir de Hadji Mourad de se rendre à moi, répondit Vorontzoff
pâle d’émotion, attendant quelque grossièreté de
la part du général bouillant de colère.
– Je vous demande pourquoi vous ne m’avez pas informé
?
– J’avais l’intention de le faire, baron, mais…
– Pour vous, je ne suis pas baron, mais Excellence ! »
et subitement, l’irritation du baron, si longtemps contenue,
s’épancha. Il déversa tout ce qu’il avait dans le
cœur.
« Je ne sers pas depuis vingt-sept ans mon empereur
pour que des hommes qui viennent à peine d’entrer à son
service, profitant de leurs relations et de leur parenté,
disposent sous mon nez de ce qui ne les regarde pas.
– Excellence, je vous en prie, ne soyez pas injuste,
l’interrompit Vorontzoff.
– Je dis la vérité, reprit le général de plus en plus irrité,
et ne permettrai pas… »
À cet instant Marie Vassilievna entra dans un froufrou
de jupes, suivie d’une dame de taille moyenne, à la
mise modeste, la femme de Meller Zakomelski.
« Je vous en prie, baron, Simon n’a point voulu vous
être désagréable, intervint Marie Vassilievna.
– Mais, princesse, je ne dis pas cela.
58
– Eh bien, laissez donc tout cela. Une mauvaise paix
vaut mieux qu’une bonne querelle. Allons bon, qu’est-ce
que je raconte ! » Et elle partit d’un rire léger.
La colère du général ne put résister au rire charmant
de la belle. Un sourire apparut sous sa moustache.
« Je reconnais que j’ai eu tort, dit Vorontzoff, mais…
– Eh bien, moi aussi j’ai eu tort de m’emporter »,
coupa Meller en tendant la main au prince.
Après avoir fait la paix, ils décidèrent que Hadji
Mourad resterait momentanément chez Meller avant de
rejoindre le chef du flanc gauche.
Hadji Mourad, assis dans la pièce voisine, ne comprenait
pas ce qui se disait, mais il se rendit compte cependant
qu’ils avaient discuté à son sujet et que le fait
qu’il se soit retourné contre Schamyl était une chose capitale
pour les Russes : par conséquent, ils ne le déporteraient
pas ni ne le tueraient. Au contraire, il pourrait
beaucoup exiger d’eux. Il comprit en outre que, même si
le titre de chef revenait à Meller Zakomelski, ce dernier
n’avait cependant pas l’importance de Vorontzoff, son
subordonné. C’est pourquoi, quand Meller le fit appeler
pour l’interroger, Hadji Mourad se tint devant lui plein
de fierté et de solennité, et déclara qu’il avait quitté la
montagne pour servir le tsar blanc, mais ne rendrait de
comptes qu’à son sardar, c’est-à-dire au commandant en
chef à Tiflis, le prince Vorontzoff.
59
VII
Avdéieff, blessé, avait été transporté dans une petite
maison de planches minces aménagée en hôpital, à la
sortie de la forteresse, où on l’avait couché dans la salle
commune, sur un des lits vides. Dans la salle il y avait
quatre malades : le premier était atteint de la fièvre typhoïde
; le deuxième, tout pâle, les yeux cernés, fiévreux,
ne cessait de bâiller ; les deux autres avaient été blessés
au combat trois semaines auparavant : celui qui restait
debout, au poignet, et l’homme assis sur son lit, à
l’épaule. Tous, sauf le malade atteint de la fièvre typhoïde,
entouraient le nouveau venu, interrogeant ceux
qui l’avaient amené.
« Dire que quelquefois les balles pleuvent comme des
pois, et il ne se passe rien, et cette fois-ci on n’a tiré que
cinq coups ! racontait l’un des porteurs.
– Oui, à chacun sa destinée…
– Oh ! oh ! » gémit Avdéieff, s’efforçant de ne pas
crier tandis qu’on l’installait sur sa couche. Quand il fut
étendu, il fronça les sourcils et cessa de gémir mais se mit
à remuer des pieds. Tenant sa blessure à deux mains, il
finit par rester immobile, le regard fixe. Le médecin arriva
et ordonna de retourner le malade pour voir si la balle
n’était pas ressortie de l’autre côté.
60
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le médecin en
découvrant de grandes cicatrices blanches qui se croisaient
sur son dos et ses reins.
– C’est une vieille histoire, Votre Seigneurie », articula
Avdéieff en gémissant.
C’étaient les traces d’une correction reçue pour avoir
détourné de l’argent, qu’il avait dépensé à boire. On ré-
installa Avdéieff sur le dos, et le médecin fouilla longtemps
dans son ventre avec la sonde. Il trouva la balle
mais ne put l’extraire et, après avoir bandé la blessure, il
s’en alla. Pendant toute la durée des soins, Avdéieff demeura
couché, les dents serrées et les yeux fermés.
Quand le docteur fut parti, il rouvrit les yeux et regarda
avec étonnement autour de lui. Ses yeux se portaient sur
les malades et l’infirmier, mais il paraissait ne pas les
voir. Il voyait autre chose, qui le surprenait.
Les camarades d’Avdéieff, Panoff et Seréguine, vinrent
lui rendre visite. Il gisait toujours, immobile, le regard
étonné. Il demeura longtemps sans reconnaître ses
camarades, bien que ses yeux fussent fixés sur eux.
« Eh bien, Piotr, ne veux-tu pas faire parvenir un
message chez toi ? » dit Panoff.
Avdéieff ne répondit pas, pourtant il regardait le visage
de Panoff.
« Je te demande si tu ne veux pas envoyer un ordre
quelconque chez toi ? » demanda de nouveau Panoff en
touchant sa main large, froide et osseuse.
Avdéieff parut se réveiller.
61
« Ah ! C’est toi, Antonitch !
– Oui, tu vois. Je suis venu. Ne veux-tu pas faire parvenir
un message chez toi ? Seréguine écrira.
– Seréguine…, répéta Avdéieff en levant avec peine
ses yeux sur lui. Tu écriras… Alors écris : Votre fils,
Piotr, a cessé de vivre. Voilà, j’étais jaloux de mon
frère… Je l’ai raconté aujourd’hui. Et maintenant je suis
content. Que Dieu l’assiste. Écris cela. »
Ayant prononcé ces paroles, il demeura longtemps
silencieux, les yeux rivés sur Panoff.
« Eh bien, et la pipe, l’as-tu retrouvée ? » demanda-t-il
tout à coup.
Panoff ne répondit pas.
« La pipe, te dis-je, l’as-tu retrouvée ? répéta Avdéieff.
– Elle était dans mon sac.
– C’était donc ça. Eh bien, maintenant donne-moi un
cierge. Je vais mourir. »
À ce moment entra Poltoradski. Il venait prendre des
nouvelles de son homme.
« Eh bien, mon cher, comment ça va ? » dit-il.
Avdéieff ferma les yeux et secoua la tête en signe de
dénégation. Son visage aux pommettes saillantes était
pâle et grave. Il ne répondit rien, mais répéta seulement
de nouveau, en direction de Panoff : « Donne-moi un
cierge. Je vais mourir. »
62
On lui donna un cierge, mais il n’arrivait plus à plier
ses doigts. Il fallut donc lui placer le cierge entre les
mains et le tenir. Poltoradski quitta les lieux. Cinq minutes
après son départ, l’infirmier approcha son oreille de la
poitrine d’Avdéieff et déclara que c’était fini.
Dans le rapport envoyé à Tiflis, la mort d’Avdéieff
fut relatée de la façon suivante : « Le 23 novembre, deux
compagnies du régiment de Kourinsk sortirent de la forteresse
pour couper du bois. Au milieu de la journée, une
horde de montagnards attaqua subitement les hommes.
Le cordon commença à se replier, alors qu’une seconde
compagnie chargeait à la baïonnette les montagnards et
les mettait en déroute. Dans cette attaque, deux soldats
furent blessés légèrement ; un fut tué. Quant aux montagnards,
leurs pertes se chiffrent à plus de cent hommes
tués ou blessés. »
63
VIII
Ce même jour, alors que Piotr Avdéieff rendait l’âme
à l’hôpital de Vozdvijenskaia, son vieux père, la femme
de son frère aîné pour lequel il s’était engagé, ainsi que la
fille de ce frère, tout juste fiancée, battaient l’avoine sur
l’aire.
La veille, une neige épaisse était tombée, et il y avait
eu le matin une forte gelée. Le vieux s’était éveillé au
chant du coq, et, voyant à travers la vitre gelée la lumière
claire de la lune, il était sorti du lit, s’était chaussé, avait
mis sa pelisse, son bonnet, et s’était rendu à la grange.
Après avoir travaillé deux heures durant, le vieux était
ensuite retourné à l’isba pour réveiller ses fils et les femmes.
Quand elles arrivèrent à la grange, l’aire était bien
nettoyée, la pelle de bois enfoncée dans la neige blanche
qui commençait à fondre à côté d’un balai, planté la tête
en haut, et les meules d’avoine disposées sur deux rangs,
entourés de longues cordes. Chacun prit son fléau et se
mit à battre la paille régulièrement, trois coups tour à
tour. Le vieux frappait très fort, avec un lourd fléau, en
écrasant la paille ; la jeune fille frappait après lui, et la
bru ramassait le grain.
La lune se couchait ; le jour commençait à poindre,
et le travail touchait à sa fin quand arriva le fils aîné,
64
Akim, en pelisse de peau de mouton et coiffé d’un bonnet.
« Que fais-tu là, à fainéanter ! lui cria le père,
s’arrêtant de battre et s’appuyant sur le fléau.
– Il faut bien que quelqu’un soigne les chevaux !
– Que quelqu’un soigne les chevaux ! singea le père.
La vieille les soignera. Prends le fléau ; tu deviens trop
gras, ivrogne !
– Ce n’est pas toi qui m’aurais donné à boire, grommela
le fils.
– Comment ? » fit sévèrement le vieillard, fronçant
les sourcils et manquant un coup.
Le fils, sans mot dire, s’empara d’un fléau, et ils se
mirent à battre à quatre : tram, ta, pa, tam… Tram…
frappait le lourd fléau du vieillard.
« Regarde sa nuque ; il s’est coiffé comme un monsieur,
alors que moi, mon pantalon ne tient même plus »,
dit le vieux qui manqua encore un coup mais balança
quand même en l’air le fléau pour ne pas perdre la mesure.
Une rangée était terminée, et les femmes se mirent à
rassembler la paille avec des râteaux.
« Quel imbécile ce Piotr de s’être engagé pour toi ! Si
tu avais été soldat, on te l’aurait chassée, ta paresse ! Et
lui, s’il était resté à la maison, il en vaudrait cinq comme
toi.
– Assez, père ! coupa la bru en rejetant les liens.
65
– Oui, il faut vous nourrir tous, six personnes, et aucun
de vous n’est capable de travailler. Piotr, lui, travaillait
pour deux. Ce n’est pas comme… »
Une vieille femme s’approchait par le sentier opposé
à la cour en faisant grincer la neige sous ses lapti neufs
entourant ses bandelettes de laine nouées très serrées. Les
hommes mettaient le grain en tas ; la femme et la jeune
fille les aidaient.
« L’ancien du village est arrivé ; nous devons tous
amener des briques, pour la corvée, dit la vieille ; j’ai
préparé le déjeuner. Allons, venez !
– Bon, attelle le cheval et vas-y, ordonna le vieux à
Akim, et prends garde qu’on ne soit pas obligé comme
l’autre jour de répondre pour toi. Rappelle-toi Piotr.
– Quand il était à la maison on l’injuriait, répondit
Akim à son père ; et maintenant qu’il n’est plus là, c’est
mon tour !
– Tu le mérites, déclara avec colère la mère. Ne te
compare pas à Piotr.
– C’est bon, lâcha le fils.
– Comment ça, “c’est bon” ? Tu as vendu la farine
pour boire, et maintenant tu oses encore dire “c’est
bon” !
– Il ne faut pas parler deux fois du vieux levain », dit
la bru.
La mésentente entre le père et le fils datait déjà d’un
certain temps ; elle avait éclaté presque aussitôt après le
66
départ de Piotr pour le régiment. Dès les premiers jours,
le père sentit qu’il avait échangé le coucou contre
l’épervier. Mais le vieux respectait la tradition, laquelle
enseignait que le fils qui était sans enfants devait
s’engager à la place de celui qui en avait. Akim avait cinq
enfants, Piotr n’en avait pas. Mais Piotr travaillait aussi
bien que le vieux, il était habile, intelligent, fort, patient
et laborieux. C’était un travailleur acharné. S’il passait
devant des gens en train de travailler, il faisait comme le
vieux, il leur donnait un coup de main : il fauchait deux
rangées, ramassait le fumier, coupait un arbre, ou fendait
du bois. Le vieux le regrettait, mais il n’y avait rien à
faire. Le service militaire, c’est comme la mort, un soldat
c’est un membre retranché ; il ne faut pas se le rappeler,
pour ne pas raviver la vieille blessure. Aussi n’était-ce
que très rarement, et seulement pour faire des reproches à
son fils aîné, comme aujourd’hui, que le vieux pensait à
Piotr. La mère, elle, se rappelait souvent son fils cadet, et
depuis longtemps, deux ans maintenant, elle demandait
au vieux de lui envoyer de l’argent. Mais le vieux faisait
la sourde oreille.
La famille des Kourenkoff était une famille aisée ; le
vieux avait de l’argent caché quelque part, cependant
pour rien au monde il ne se serait décidé à toucher à ses
économies. Mais aujourd’hui, quand la vieille entendit
qu’il parlait du fils cadet, elle résolut à nouveau de lui
demander d’envoyer à son fils au moins un rouble,
quand on vendrait l’avoine.
Quand elle se trouva seule avec le vieux, après que
les jeunes gens furent partis à la corvée, elle arracha à son
67
mari la promesse d’envoyer un rouble à Piotr sur l’argent
de l’avoine. Quand douze tchetvert6
d’avoine dans des
sacs soigneusement fermés avec des épingles de bois furent
montés sur le traîneau pour être portés en ville, elle
remit alors au vieux une lettre écrite sous sa dictée par le
sacristain, et le vieux lui promit d’ajouter à la lettre un
rouble et de l’envoyer à son fils.
Le vieux, vêtu d’une pelisse neuve et d’un caftan, les
jambes entourées de chaudes bandelettes de laine blanche,
prit la lettre, la mit dans son calepin, et après avoir
prié Dieu s’assit dans le traîneau de tête et prit le chemin
de la ville. Son petit-fils conduisait le traîneau de derrière.
Une fois arrivé, le vieux demanda à un portier de lui
lire la lettre, et il écouta avec attention en acquiesçant de
la tête. Dans sa lettre, la mère de Piotr lui envoyait
d’abord sa bénédiction, ensuite le salut de tout le monde,
puis lui annonçait la nouvelle de la mort du parrain avant
de lui expliquer qu’Axinia (la femme de Piotr) n’avait
plus voulu vivre avec eux et était partie en service chez
des étrangers : « On nous a dit qu’elle vivait bien et honnêtement.
» La lettre mentionnait encore le cadeau – le
rouble – et venait ensuite ce que la vieille toute triste, les
larmes aux yeux, avait ordonné au sacristain d’écrire mot
pour mot sous sa dictée : « Et enfin, mon cher enfant,
mon petit pigeon, mon Piotr, j’ai pleuré toutes les larmes
de mon corps sur ton sort. Mon soleil bien-aimé, à qui
m’as-tu laissée ? » À ce passage la vieille s’était mise à
sangloter et avait choisi de laisser cela ainsi. Et on l’avait
6 Le tchetvert vaut 2,097 hectolitres.
68
laissé. Mais Piotr ne put recevoir ni la nouvelle du départ
de sa femme, ni le rouble, ni les dernières paroles de sa
mère. La lettre et l’argent revinrent avec un message annonçant
que Piotr avait été tué à la guerre en défendant
le tsar, la patrie et la religion orthodoxe, selon les mots
du scribe militaire.
Quand la vieille apprit la nouvelle, elle cria sa douleur
tant qu’elle put, puis se remit au travail. Le premier
dimanche qui suivit, elle fit dire une messe et inscrire le
nom de Piotr parmi les défunts, puis elle distribua des petits
morceaux de pain béni aux braves gens afin qu’ils
prient pour le serviteur de Dieu, Piotr.
Axinia pleura aussi en apprenant la mort de son mari
bien-aimé, avec qui elle n’avait vécu qu’une année. Elle
le plaignit car il avait gâché sa vie, et au milieu de ses
sanglots, elle songeait aux boucles blondes de Piotr Mikhaïlovitch,
à son amour, à sa triste vie avec l’orphelin
Ivan, et reprochait amèrement à Piotr d’avoir davantage
eu pitié de son frère que d’elle, qui était forcée de gagner
son pain chez les étrangers. Mais au fond de son âme
Axinia se réjouissait malgré tout de la mort de Piotr car
elle était de nouveau enceinte de l’employeur chez qui
elle travaillait ; désormais personne ne pourrait plus
l’injurier, et son amant serait libre de l’épouser comme il
le lui promettait quand il lui parlait d’amour.
69
IX
Mikhaïl Sémionovitch Vorontzoff, fils de
l’ambassadeur de Russie en Angleterre, avait été élevé
dans ce pays et possédait une culture européenne, chose
très rare à cette époque parmi les hauts fonctionnaires
russes. C’était un homme ambitieux, doux et bienveillant
dans ses rapports avec ses inférieurs, fin courtisan à
l’égard de ses supérieurs. Il ne comprenait la vie qu’à travers
des rapports de pouvoir et d’obéissance. Il possédait
tous les grades supérieurs et hautes décorations, et était
considéré comme un militaire très habile, vainqueur
même de Napoléon sous Krasnoié.
En 1852 il avait soixante-dix ans mais c’était encore
un homme alerte, à la démarche assurée, qui conservait
un esprit fin et agréable, employé à maintenir son pouvoir,
à consolider et à étendre sa popularité. Il était immensément
riche, par lui-même et par sa femme née
comtesse Branitzkaia, mais aussi grâce à la solde importante
qu’il recevait en tant que général gouverneur ; malheureusement
il dépensait la plus grande partie de ses revenus
à construire et entretenir des palais et des jardins
sur la côte méridionale de la Crimée.
Le soir du 4 décembre 1852, la troïka du courrier arriva
à son palais de Tiflis. Un officier fatigué, tout noir de
poussière, envoyé par le général Kozlovski pour faire sa-
70
voir que Hadji Mourad s’était rallié aux Russes, en descendit.
Après s’être dégourdi les jambes, il gravit le large
perron du palais du général gouverneur sous l’œil des
sentinelles. Il était six heures ; Vorontzoff s’apprêtait à
dîner quand on lui annonça l’arrivée du courrier. Vorontzoff
le reçut immédiatement, ce qui le mit en retard
de quelques minutes pour le repas. Quand il entra au salon,
les invités, une trentaine de personnes, assises autour
de la princesse Elisabeth Xavierievna, ou debout groupées
près des fenêtres, se tournèrent vers lui. Vorontzoff
était en tunique d’uniforme noir, avec les pattes d’épaules
sans épaulettes, et la croix blanche au cou. Son visage rusé,
rasé de près, arborait un sourire agréable, et il clignait
les yeux en regardant tous ses hôtes. Il s’avança d’un pas
rapide et léger, s’excusant auprès des dames pour son retard,
saluant les messieurs, puis s’approcha de la princesse
grouzine Manane Orbeliani, une grande et belle
femme de quarante-cinq ans, au type oriental, à qui il offrit
son bras pour passer à table. La princesse Elisabeth
Xavierievna donna elle-même le bras à un général roux,
aux moustaches hérissées, qui était de passage à Tiflis. Le
prince grouzine offrit son bras à la comtesse de Choiseul,
amie de la princesse. Le docteur Andréievsky, les aides
de camp et les autres messieurs, certains accompagnant
des dames, d’autres pas, suivirent les premiers couples.
Les valets en caftans, chaussés de bas et de souliers, reculaient
et avançaient les chaises. Le maître d’hôtel versait
solennellement la soupe fumante d’une soupière
d’argent. Vorontzoff s’assit au milieu de la longue table ;
la princesse et le général en face de lui ; à sa droite, la
belle Orbeliani ; à sa gauche, une jeune princesse grou-
71
zine, élégante, brune, parée d’ornements brillants, et qui
ne cessait de sourire.
« Excellentes, chère amie », répondit Vorontzoff à la
princesse qui lui demandait quelles nouvelles avait apportées
le courrier. « Simon a eu de la chance. » Et il se
mit à raconter, de façon que tous les convives pussent
l’entendre, la surprenante nouvelle – il était le seul à savoir
que des pourparlers étaient engagés depuis longtemps
déjà –, à savoir le ralliement aux Russes du plus
célèbre et du plus courageux des officiers de Schamyl,
Hadji Mourad, qui allait être conduit aujourd’hui ou demain
à Tiflis.
Tous les convives, les aides de camp, les fonctionnaires,
et même les jeunes gens, qui étaient assis tout au
bout de la table et riaient une minute avant, tous se turent
et écoutèrent.
« Et vous, général, avez-vous déjà rencontré ce Hadji
Mourad ? demanda la princesse à son voisin, le général
roux aux moustaches hérissées, quand le prince eut cessé
de parler.
– Oui, et même plusieurs fois, princesse. »
Et le général raconta comment, en 1843, après la
prise de Guergabel par les montagnards, Hadji Mourad
affronta le détachement du général Palêne et faillit tuer
sous leurs yeux le colonel Zolotoukhine.
Vorontzoff écoutait le général avec un sourire aimable,
visiblement content de lui voir tenir la conversation.
72
Mais, subitement, son visage se figea en une expression
distraite et triste.
Le général, emporté par son récit, s’était mis à raconter
comment il avait rencontré Hadji Mourad la seconde
fois.
« Mais c’est lui, Votre Excellence, vous devez vous
en souvenir, qui avait organisé le piège pendant cette expédition…
la “délivrance”…
– Quand ça ? » demanda Vorontzoff en clignant les
yeux.
Le général faisait allusion à cette affaire malheureuse
de la campagne de Dharguinsk, où tout le détachement
eût été pris en effet, et le prince Vorontzoff qui le commandait
le premier, si un renfort de troupes – la
« délivrance » – ne l’eût sauvé. Tous savaient parfaitement
que cette campagne de Dharguinsk, dans laquelle
les Russes, sous le commandement de Vorontzoff, perdirent
beaucoup d’hommes, tués ou blessés, et quelques
canons, était un événement qui n’avait rien de glorieux.
C’est pourquoi, en présence de Vorontzoff, on ne parlait
de cette campagne que dans les termes qu’il avait luimême
employés dans son rapport au tsar – comme un
acte héroïque des armées russes. Le mot « délivrance »,
qu’avait prononcé le général, indiquait bien au contraire
qu’il n’y avait point là d’acte héroïque, et que c’était une
faute qui avait causé la perte de beaucoup d’hommes.
Tous le comprirent : les uns feignirent de ne pas remarquer
la portée des paroles du général ; les autres, inquiets,
se demandaient ce qui allait arriver. Quelques-uns
73
échangeaient des sourires entendus. Seul le général roux
aux moustaches hérissées ne remarqua rien et répéta
tranquillement : « Lors de la délivrance, Votre Excellence…
»
Lancé sur son thème favori, le général narra en détail
comment Hadji Mourad avait si habilement coupé en
deux un détachement que, si la « délivrance » n’était pas
survenue, – il paraissait avoir une faiblesse particulière
pour ce mot « délivrance » –, tout le monde y serait resté,
parce que…
Mais il n’eut pas le temps d’achever. Madame Orbeliani,
ayant compris de quoi il retournait, interrompit le
récit du général pour lui demander s’il était commodé-
ment installé à Tiflis. Le général, interloqué, dévisagea
tous les convives ainsi que son aide de camp assis au
bout de la table qui dardait sur lui un regard obstiné et
grave et, tout d’un coup, il comprit. Négligeant de ré-
pondre à la princesse, il fronça les sourcils, et se mit à
manger hâtivement, sans mâcher, le morceau délicat qui
était dans son assiette, sans même paraître en apprécier la
saveur.
Tous se sentirent gênés, mais le prince grouzine répara
la maladresse. C’était un homme stupide, mais qui savait
flatter son monde de façon très habile. Il se trouvait
placé de l’autre côté de la princesse Vorontzoff. Comme
si de rien n’était, il se mit à raconter à très haute voix
l’enlèvement de la veuve d’Akhmet Khan par Hadji
Mourad. Pendant la nuit, celui-ci avait pénétré dans le
village, s’était emparé de sa proie puis enfui avec tout son
détachement.
74
« Mais pourquoi voulait-il précisément cette femme ?
demanda la princesse.
– Il était l’ennemi de son mari ; il le poursuivait depuis
un certain temps, mais le khan est mort avant qu’il
ait pu le rencontrer. Alors, voilà, il s’est vengé sur sa
veuve. »
La princesse traduisit cela en français à sa vieille
amie, la comtesse de Choiseul, assise auprès du prince
grouzine.
« Quelle horreur ! fit la comtesse en fermant les yeux
et en secouant la tête.
– Mais non ! rétorqua Vorontzoff en souriant. On
m’a raconté qu’il s’était conduit très respectueusement
envers sa captive, et qu’ensuite il lui avait rendu la liberté.
– Oui, elle a été rachetée.
– Sans doute, mais tout de même il a agi noblement.
»
Ces paroles du prince donnèrent le ton aux différents
récits qui suivirent ensuite sur le compte de Hadji Mourad.
Les courtisans avaient compris que plus ils accorderaient
d’importance à Hadji Mourad ce soir, plus cela serait
agréable au prince Vorontzoff.
« Le courage de cet homme est extraordinaire. C’est
un homme remarquable.
– Sans aucun doute. En 49, il fit irruption à Temirkantchoura
en plein jour et pilla toutes les boutiques ! »
75
Un Arménien assis en bout de table, qui se trouvait à
cette époque à Temirkantchoura, narra les détails de cet
exploit. Finalement, tout au long du dîner, il ne fut question
que de Hadji Mourad. Tous, à l’envi, louèrent son
courage, son esprit, sa magnanimité. Quelqu’un cependant
raconta qu’un jour il avait ordonné d’exécuter vingtsix
prisonniers. Mais à cela aussi on trouva une excuse :
à la guerre comme à la guerre !
« C’est un grand homme !
– S’il était né en Europe il serait peut-être un nouveau
Napoléon », renchérit le prince grouzine.
Il savait que toute allusion à Napoléon plaisait fort à
Vorontzoff, qui avait remporté une victoire sur lui et portait
pour cet exploit la croix blanche autour du cou.
« Enfin, plutôt un bon général de cavalerie, disons,
répondit Vorontzoff ; à défaut de Napoléon, en tout cas,
Murat.
– Et le même nom : Hadji Mourad.
– Hadji Mourad rallié, c’est la fin de Schamyl, remarqua
quelqu’un.
– Ils sentent que maintenant (ce “maintenant” signifiait
: maintenant que le prince Vorontzoff est là) ils ne
pourront pas résister, dit un autre.
– Tout cela, grâce à vous », conclut Madame Orbeliani.
Le prince Vorontzoff tentait d’apaiser ces vagues de
flatteries qui commençaient à le submerger. Mais la
76
chose lui était cependant agréable, et il se sentit
d’excellente humeur quand, après le dîner, il reconduisit
sa dame au salon.
Après le dîner, alors qu’on prenait le café, servi au
salon, le prince se montra particulièrement aimable avec
tous, et s’approcha même du général aux moustaches
rousses pour lui montrer qu’il n’avait pas relevé sa gaffe.
Quand il eut fait le tour des salons, le prince s’assit
pour jouer à ce jeu de cartes ancien que l’on nomme
l’« hombre ». Le prince avait pour partenaires le prince
grouzine, le général arménien qui avait appris à jouer à
l’hombre avec le valet de pied du prince, et le toutpuissant
docteur Andréievsky.
Après avoir posé près de lui sa tabatière d’or ornée
d’un portrait d’Alexandre Ier, Vorontzoff ouvrit le jeu, et
alors qu’il allait étaler les cartes, son valet de pied,
l’italien Giovanni, entra en portant un plateau d’argent
sur lequel se trouvait un pli.
« Encore un courrier, Votre Excellence. »
Vorontzoff posa les cartes et, s’excusant, décacheta la
lettre pour la lire. C’était une missive de son fils qui lui
racontait le ralliement de Hadji Mourad et les ennuis
qu’il avait eus avec Meller Zakomelski.
La princesse s’approcha et l’interrogea sur le contenu
de la lettre.
« Toujours la même chose. Il a eu quelques difficultés
avec le commandant de la place. Simon a eu tort. But all
is well that ends well, dit-il en tendant la lettre à sa femme.
77
Puis il invita ses partenaires, qui attendaient respectueusement,
à tirer une carte.
Quand les cartes furent distribuées, Vorontzoff ouvrit
sa tabatière et fit ce qu’il faisait toujours quand il était
particulièrement bien disposé : de ses deux doigts blancs,
il saisit une prise de tabac français, l’approcha de son nez
et l’aspira.
78
X
Quand Hadji Mourad arriva le lendemain chez Vorontzoff,
le salon de réception du prince était plein de
monde : le général aux moustaches hérissées de la veille,
à l’uniforme chargé de décorations, qui venait prendre
congé ; un commandant de régiment menacé du conseil
de guerre pour avoir largement profité des fournitures
militaires ; un riche Arménien, protégé du docteur Andréievski,
qui détenait le monopole des réserves d’eau-devie,
et qui, maintenant, faisait des démarches pour obtenir
le renouvellement de son privilège ; la veuve d’un officier,
toute vêtue de noir, venue solliciter une pension ou
au moins l’admission de ses enfants dans les écoles de
l’État ; un prince grouzine ruiné, dans son magnifique
costume national, cherchant à obtenir les biens expropriés
d’une église ; un officier de police qui apportait
dans une grande serviette le projet d’un nouveau plan de
conquête du Caucase ; un khan, enfin, venu à seule fin de
raconter aux siens qu’il avait été reçu chez le prince.
Tous attendaient leur tour. L’aide de camp, un beau
jeune homme blond, les introduisait l’un après l’autre
dans le cabinet du prince.
Quand Hadji Mourad, d’un pas alerte, en boitant lé-
gèrement entra dans le salon de réception, tous les re-
79
gards se tournèrent vers lui et, de tous côtés, il entendit
murmurer son nom.
Il était vêtu d’une longue tcherkeska blanche recouverte
d’un bechmet brun bordé au col d’un fin galon
d’argent. Il portait des sandales noires et des guêtres. Il
était coiffé d’un bonnet entouré d’un turban, ce même
turban qui avait permis à Akhmet Khan de le dénoncer
au général Klugenau, à la suite de quoi il était passé au
service de Schamyl.
Hadji Mourad se déplaçait à pas rapides ; s’il boitait
c’était parce qu’une de ses jambes était plus courte que
l’autre. Ses yeux, largement écartés, regardaient tranquillement
devant lui, et semblaient ne voir personne. Le
bel aide de camp, après avoir salué Hadji Mourad, lui
proposa de s’asseoir pendant qu’il allait l’annoncer au
prince. Mais Hadji Mourad refusa et demeura debout, la
main posée sur le manche de son poignard, les jambes
écartées, observant d’un air méprisant toutes les personnes
présentes. L’interprète, le prince Tarkanoff,
s’approcha de Hadji Mourad et se mit à causer avec lui.
Hadji Mourad répondait avec nonchalance et brièvement.
Du cabinet de Vorontzoff sortit un prince koumik,
qui était venu se plaindre d’un officier de police ; l’aide
de camp appela alors Hadji Mourad et l’introduisit auprès
du prince.
Vorontzoff reçut Hadji Mourad debout près de la table.
Le visage blanc du vieux général en chef n’était pas
souriant comme la veille, mais plutôt sévère et solennel.
80
En entrant dans cette pièce immense, où trônait une
grande table devant de larges fenêtres aux jalousies vertes,
Hadji Mourad porta ses petites mains brunies à sa
poitrine et, les yeux baissés, il prononça sans hâte, distinctement
et respectueusement, un salut en idiome
koumik, qu’il parlait fort bien.
« Je me mets sous la protection du grand tsar et sous
la vôtre. Je promets de servir fidèlement, jusqu’à la dernière
goutte de mon sang, le tsar blanc, et j’espère être
utile à la guerre contre Schamyl, mon ennemi et le vô-
tre. »
Après avoir écouté l’interprète, Vorontzoff observa
Hadji Mourad qui le fixa à son tour. Leurs regards se
rencontrèrent et exprimèrent tout autre chose que les paroles
qu’ils venaient d’échanger. Leurs yeux se disaient
toute la vérité. Ceux de Vorontzoff révélaient qu’il ne
croyait pas un traître mot du discours de Hadji Mourad,
car il le savait ennemi de tout ce qui est russe ; il le demeurerait
toujours et il ne se soumettait aujourd’hui que
parce qu’il y était forcé. Hadji Mourad devinait tout cela,
et cependant l’assurait de son dévouement. Ses propres
yeux disaient que le vieillard ferait bien mieux de penser
à sa mort qu’à la guerre ; mais malgré son âge, il était rusé
et il fallait être prudent avec lui. Vorontzoff lisait tout
cela dans son regard et néanmoins exposait à Hadji
Mourad ce qu’il estimait nécessaire pour la réussite de la
guerre.
« Dis-lui, fit Vorontzoff à l’interprète – il tutoyait tous
les jeunes officiers –, dis-lui que notre empereur est aussi
magnanime que puissant, et que, probablement, sur ma
81
demande, il lui pardonnera et l’acceptera à son service. »
Il regarda Hadji Mourad. « As-tu traduit ? reprit-il. Dislui
aussi qu’en attendant la décision gracieuse de mon
empereur, je prends sur moi de le recevoir et de lui rendre
le séjour chez nous aussi agréable que possible. »
Hadji Mourad, de nouveau, porta les mains à sa poitrine,
et se mit à parler avec animation. Il disait, d’après
l’interprète, que même auparavant, quand il commandait
en Abazie en 1839, il avait servi fidèlement la Russie et
ne l’eût jamais trahie si son ennemi Akhmet Khan, qui
voulait le perdre, ne l’avait calomnié devant le général
Klugenau.
« Je sais, je sais », fit Vorontzoff – jamais il ne l’avait
su ou l’avait oublié depuis fort longtemps. « Je sais », ré-
péta-t-il en s’asseyant et indiquant à Hadji Mourad le divan,
près du mur. Mais Hadji Mourad ne voulut pas
s’asseoir et haussa ses épaules robustes pour montrer
qu’il ne saurait le faire en présence d’un homme aussi
considérable.
« Akhmet Khan et Schamyl furent tous deux mes ennemis,
reprit-il à l’adresse de l’interprète. Dis au prince
qu’Akhmet Khan est mort sans que j’aie pu me venger de
lui ; mais que Schamyl est encore vivant, et que je ne
mourrai pas sans m’être vengé. » Il fronça les sourcils et
serra fortement les mâchoires.
« Oui, oui », acquiesça Vorontzoff avec nonchalance.
Puis, se tournant vers l’interprète : « Comment donc
veut-il se venger de Schamyl ? Mais dis-lui qu’il peut
s’asseoir. »
82
De nouveau, Hadji Mourad s’y refusa et répondit
qu’il était venu chez les Russes précisément pour les aider
à anéantir Schamyl.
« Bon, bon, dit Vorontzoff. Mais que veut-il faire
exactement ? Enfin, qu’il s’asseye ! »
Hadji Mourad finit par s’asseoir, et expliqua que, si
on l’envoyait sur la ligne de Lezguine avec une armée, il
promettait de soulever tout le Daghestan et de renverser
Schamyl.
« Bon. C’est faisable. J’y réfléchirai. »
L’interprète traduisit les paroles de Vorontzoff. Hadji
Mourad devint pensif.
« Dis au sardar, ajouta-t-il, que ma famille est entre
les mains de mon ennemi, et que tant qu’elle sera dans la
montagne je serai pieds et poings liés et ne pourrai le servir
: Schamyl tuera ma femme, ma mère et mes enfants si
je marche contre lui. Que le prince sauve ma famille, en
l’échangeant contre des prisonniers, et alors je mourrai
ou j’écraserai Schamyl.
– Bon, bon, dit Vorontzoff. Nous réfléchirons à cela
aussi. Et maintenant, qu’on le conduise chez le chef de
l’état-major, à qui il exposera en détail sa situation, ses
intentions et ses désirs. »
Ainsi se termina la première entrevue de Hadji Mourad
avec Vorontzoff.
Le même jour, dans la soirée, on donnait un opéra
italien au nouveau théâtre, décoré en style oriental. Vorontzoff,
installé dans sa loge, aperçut à l’orchestre la sil-
83
houette imposante de Hadji Mourad, boitillant et en turban.
Accompagné de Loris Melikoff, un aide de camp de
Vorontzoff attaché à sa personne, il prit place au premier
rang. Il écouta le premier acte avec une dignité musulmane
tout orientale, sans trahir le moindre étonnement,
l’air parfaitement indifférent. Ensuite il se leva et observa
tranquillement les spectateurs avant de quitter la salle, attirant
sur sa personne l’attention de tout le public.
Le lendemain était un lundi, jour de réception hebdomadaire
des Vorontzoff. Dans une grande salle brillamment
éclairée, on entendait la musique émanant de
manière diffuse du jardin d’hiver. Des femmes jeunes et
moins jeunes, portant des toilettes qui laissaient leurs
cous, leurs bras et leurs gorges à nu, tournoyaient dans
les bras de messieurs aux uniformes éclatants. Près des
buffets, des valets en habit rouge, culotte courte et souliers,
versaient du champagne et offraient des bonbons
aux dames. La femme du sardar, également très décolletée
malgré son âge respectable, circulait parmi les invités
en souriant avec amabilité et, par l’intermédiaire de
l’interprète, prononça quelques paroles courtoises à
l’adresse de Hadji Mourad, qui observait les invités avec
la même indifférence que les spectateurs la veille au théâ-
tre. Imitant la maîtresse de maison, d’autres femmes aux
robes échancrées s’approchèrent de Hadji Mourad. Toutes,
sans la moindre honte, lui demandèrent avec force
sourires comment il les trouvait.
Vorontzoff lui-même, en épaulettes et aiguillettes
d’or, la croix blanche au cou, le ruban en sautoir, vint lui
poser une question identique, évidemment convaincu,
84
comme toutes celles qui l’avaient interrogé avant lui,
qu’il était impossible que tout ce qu’il voyait ce soir ne lui
plût point.
Hadji Mourad répondit à Vorontzoff ce qu’il avait
répondu à toutes, que chez lui, toutes ces choses-là
n’existaient pas ; mais il ne précisa pas s’il trouvait cela
bien ou mal. Il essaya ensuite de parler de son affaire à
Vorontzoff, mais celui-ci, feignant de ne pas l’entendre,
s’éloigna ; Loris Melikoff expliqua alors à Hadji Mourad
que le lieu était mal choisi pour parler de ces sortes de
choses.
Onze heures sonnèrent. Hadji Mourad, après avoir
vérifié l’heure à la montre que lui avait offerte Marie
Vassilievna, demanda à Loris Melikoff s’il pouvait se retirer.
Ce dernier lui répondit que c’était possible mais
qu’il serait préférable qu’il reste encore un moment.
Hadji Mourad préféra néanmoins regagner, dans la voiture
mise à sa disposition, l’appartement qui lui était ré-
servé.
85
XI
Hadji Mourad était depuis cinq jours à Tiflis quand
Loris Melikoff, l’aide de camp de Vorontzoff, se rendit
auprès de lui sur l’ordre du général en chef.
« Ma tête et mes mains sont heureuses de servir le
sardar », dit Hadji Mourad, avec sa courtoisie diplomatique
habituelle, la tête inclinée et les mains appuyées
contre sa poitrine. « Je t’écoute », ajouta-t-il en posant un
regard bienveillant sur Loris Melikoff.
Celui-ci s’assit dans un fauteuil qui se trouvait près
de la table, tandis que Hadji Mourad prenait place en
face de lui sur le divan bas, les mains posées sur ses genoux
et la tête inclinée, prêt à écouter attentivement. Loris
Melikoff, qui parlait couramment le tatar, annonça à
Hadji Mourad que le prince, bien que connaissant déjà
tout son passé, désirait entendre de sa bouche toute son
histoire.
« Tu la raconteras, expliqua Loris Melikoff, et moi je
l’inscrirai puis la traduirai en russe, et le prince enverra le
tout à l’empereur. »
Hadji Mourad se taisait : jamais il n’interrompait son
interlocuteur et il attendait toujours au cas où celui-ci
souhaitait ajouter quelque chose. Il finit par relever la
tête, repoussa son bonnet en arrière et sourit de ce sourire
86
si particulier, enfantin, qui avait charmé Marie Vassilievna.
« Pourquoi pas, déclara-t-il, visiblement flatté à l’idée
que l’histoire de sa vie serait lue à l’empereur.
– Raconte (en tatar le “vous” n’existe pas) depuis le
commencement, sans te presser, dit Loris Melikoff, tirant
de sa poche un carnet.
– Je veux bien. Mais il y a beaucoup, beaucoup à raconter.
Il s’est passé de nombreux événements.
– Si tu ne peux pas tout raconter aujourd’hui, tu termineras
un autre jour, dit Loris Melikoff.
– Faut-il commencer par le tout début ?
– Oui, dès ta naissance. Où tu es né, où tu as vé-
cu… »
Hadji Mourad baissa la tête et demeura longtemps
ainsi ; puis il saisit une baguette qui se trouvait près du
divan et, tirant de dessous son poignard un petit couteau
à manche d’ivoire incrusté d’or et aussi tranchant qu’un
rasoir, il se mit à la tailler tout en parlant.
« Écris : Je suis né à Tselmess, un petit aoul, pas plus
grand qu’une tête d’âne, comme on dit chez nous. Non
loin de là, à deux portées de fusil, se trouve Khounzakh,
lieu de résidence des khans. Notre famille était très liée
avec eux. Quand ma mère mit au monde mon frère aîné,
Osman, elle fut engagée comme nourrice pour le fils aîné
du khan, Abounountzan Khan. Plus tard elle nourrit encore
un autre de ses fils, Oulim Khan. Elle le fit très bien,
mais mon second frère, Akhmet, mourut. Quand je na-
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quis, la femme du khan mit elle aussi un troisième enfant
au monde, Boulatch Khan. Cette fois, ma mère refusa
d’aller le nourrir. Mon père le lui ordonna, mais ma mère
refusa d’obtempérer. Elle disait : Cela tuerait encore le
mien, je n’irai pas. Alors père, qui était très violent, la
frappa de son poignard et l’eût tuée si quelqu’un ne fut
venu à son secours. Ainsi, elle ne m’a pas abandonné.
Par la suite, elle composa sur ce sujet une chanson. Mais
cela, il ne faut pas le raconter…
– Si, si, il faut tout raconter », insista Loris Melikoff.
Hadji Mourad redevint pensif. Il se souvenait de sa
mère, quand elle le couchait près d’elle sous sa pelisse,
sur le toit de la cabane, et qu’il lui demandait de lui montrer
la trace de la blessure au côté. Il se rappela la chanson
: « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche.
Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon
petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud, et la blessure
s’est refermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu
peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus
n’en aura pas peur. »
« Voilà ; ma mère est maintenant chez Schamyl, et il
faut la sauver », dit Hadji Mourad.
Il se souvenait comme il s’accrochait au pantalon de
sa mère quand il allait avec elle chercher de l’eau à la
fontaine au pied de la montagne. Il se rappelait aussi la
première fois qu’elle lui avait rasé le crâne et qu’il avait
découvert avec étonnement sa tête ronde et bleuâtre,
dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il y
avait encore le chien maigre, qui lui léchait le visage, et
88
l’odeur particulière de fumée et de lait aigre, quand sa
mère lui donnait des biscuits. Elle le portait à travers la
montagne dans un panier sur son dos, pour aller au hameau
où habitait son grand-père, un homme ridé à barbe
blanche dont il revoyait les mains veinées qui travaillait
l’argent ; et il se rappelait comment le vieillard l’obligeait
à dire ses prières.
« Oui, ma mère n’a pas voulu nourrir le fils du khan,
reprit-il en secouant la tête. La femme du khan engagea
alors une autre nourrice ; mais cependant, elle aimait ma
mère et quand nous étions petits, mon frère et moi, ma
mère nous amenait dans le palais du khan où nous
jouions avec ses enfants.
« Il y avait trois khans : Abounountzan Khan, frère
de lait de mon frère Osman, Oulim Khan et Boulatch
Khan, le cadet, celui que Schamyl a par la suite jeté dans
un précipice.
« J’avais environ seize ans quand les murides commencèrent
à venir dans les aouls. Ils frappaient les pierres
avec des bâtons et criaient : “Musulmans ! Khazavat !”
Tous les Tchetchenz passèrent aux murides, et les Abazes
aussi commencèrent à se ranger de leur côté. Je vivais
alors dans le palais, comme si j’étais le frère des khans. Je
faisais ce que je voulais, j’étais devenu riche, j’avais des
chevaux, des armes, de l’argent. Je vivais pour mon plaisir
et ne me préoccupais de rien. Je vécus ainsi jusqu’au
jour où l’on tua Khaza Mullah et qu’on nomma Gamzat
à sa place. Gamzat envoya au khan des émissaires, pour
lui dire que s’il n’acceptait pas le khazavat, il ruinerait
Khazenzak. Il fallait prendre le temps d’y réfléchir. Mais
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le khan avait peur des Russes, il avait peur d’accepter le
khazavat, et la femme du khan m’envoya avec son second
fils Oulim Khan à Tiflis, pour demander au principal
chef russe de les aider contre Gamzat. Le chef était le
baron Rozen. Il ne voulut pas nous recevoir, mais nous
fit savoir qu’il nous aiderait ; il n’en fit rien. Il envoya
seulement ses officiers chez nous, qui se mirent à jouer
aux cartes avec Oulim Khan. Ils lui faisaient boire du
vin, le menaient dans de mauvais lieux et lui faisaient
perdre aux cartes tout ce qu’il possédait. Oulim Khan
était physiquement fort comme un bœuf et courageux
comme un lion, mais son âme était faible et malléable. Il
eût perdu ses derniers chevaux et ses armes, si je ne
l’avais emmené. Après Tiflis je changeai d’idée, et commençai
à presser la femme du khan et ses jeunes fils à accepter
le khazavat.
– Pourquoi as-tu changé d’idée ? demanda Loris Melikoff.
Les Russes t’ont-ils déplu ? »
Hadji Mourad garda le silence un instant. « Oui, ils
m’ont déplu, reprit-il résolument en fermant les yeux. Et
il y avait encore une autre raison.
– Laquelle ?
– Près de Tselmess, nous fûmes attaqués, le khan et
moi, par trois murides : deux s’enfuirent ; je tuai le troisième
d’un coup de pistolet. Quand je m’approchai de lui
pour le dépouiller de ses armes, je m’aperçus qu’il était
encore vivant. Il me regarda et me dit : “Toi, tu m’as tué.
Mais je n’ai aucun regret. Tu es un musulman jeune et
fort ; accepte le khazavat. Dieu l’ordonne.”
90
– Et bien, est-ce que tu l’as accepté ?
– Non, je ne l’ai pas accepté, mais j’ai commencé à
réfléchir », répondit Hadji Mourad. Il poursuivit son ré-
cit.
« Quand Gamzat fut arrivé près de Khounzan, nous
envoyâmes chez lui les vieillards avec mission de dire
que nous consentirions à accepter le khazavat, s’il voulait
d’abord nous envoyer quelqu’un de qualifié pour nous
expliquer comment nous comporter. Gamzat donna
l’ordre de raser les moustaches des vieillards, de leur percer
les narines et de leur suspendre au nez des biscuits,
puis il les renvoya. Les vieillards racontèrent que Gamzat
était prêt à envoyer le cheik pour nous instruire du khazavat,
à condition que la femme du khan lui envoie
comme otage son fils cadet. La femme du khan lui fit
confiance et lui envoya Boulatch Khan. Il le reçut bien et
nous fit prier de nous rendre chez lui ainsi que le fils aîné.
Il était soi-disant prêt à servir le khan, comme son père
avait servi leur père. La mère des khans était une femme
faible, stupide et impertinente, comme toutes les femmes
qui vivent à leur guise. Elle eut peur d’envoyer ses deux
fils, et n’en envoya qu’un, Oulim Khan. Je
l’accompagnai. Une verste avant l’arrivée, nous rencontrâmes
les murides. Ils chantaient, tiraient des coups
de fusil, caracolaient autour de nous et, à notre arrivée,
Gamzat en personne sortit de sa tente, s’approcha du
cheval d’Oulim Khan et le reçut comme on reçoit un
khan. Il lui dit : “Je n’ai fait à votre maison aucun mal et
ne veux pas en faire. Si vous ne me tuez pas et ne
m’empêchez pas d’amener des hommes au khazavat, je
91
vous servirai avec toute mon armée, comme mon père a
servi votre père. Laissez-moi vivre dans votre maison ; je
vous aiderai de mes conseils et vous en ferez ce que vous
voudrez.” Oulim Khan devenait stupide dès qu’il
s’agissait de parler ; il ne savait que répondre et se taisait.
Alors je dis que dans ces conditions, Gamzat devait venir
à Khounzakh où les khans et leur mère le recevraient
avec honneur. Mais on ne me laissa pas achever ; c’est à
cette époque que Schamyl, pour la première fois, se dressa
contre moi. Il se trouvait là, près de l’iman : “Ce n’est
pas à toi que l’on parle, mais au khan”, me dit-il. Je me
tus. Gamzat conduisit alors Oulim Khan dans sa tente.
Ensuite il m’appela et m’ordonna de retourner avec mes
envoyés à Khounzakh. Je pris le chemin du retour. Les
émissaires se mirent à supplier la mère de laisser partir
son fils aîné chez Gamzat. J’avais flairé la trahison et lui
conseillai de ne pas l’envoyer. Mais il y a autant d’esprit
dans la tête d’une femme que de cheveux sur un œuf.
Elle leur fit confiance, et ordonna à son fils de partir.
Comme Abounountzan s’y refusait, elle lui déclara :
“Évidemment, tu as peur !” Comme la guêpe, elle savait
en quel endroit la piqûre est la plus douloureuse…
Abounountzan, piqué au vif, ordonna de seller les chevaux
sans rien en dire à sa mère. Je partis avec lui. Gamzat
nous reçut encore mieux qu’il n’avait reçu Oulim
Khan. Il vint lui-même à notre rencontre à une distance
de deux portées de fusil de sa demeure, au pied de la
montagne. Des cavaliers portant des insignes le suivaient.
Ils chantaient, tiraient des coups de fusil, caracolaient.
Quand nous arrivâmes au camp, Gamzat introduisit le
khan dans sa tente, tandis que moi je restais près des che-
92
vaux. Je me trouvais là, au pied de la montagne, quand,
dans la tente de Gamzat, éclata une fusillade. J’accourus
aussitôt. Oulim Khan était étendu sur le ventre, baignant
dans une mare de sang. Abounountzan se battait contre
les murides. La moitié de son visage était coupée et pendait.
Il la retenait d’une main ; et de l’autre qui tenait un
poignard, il frappait tout ceux qui s’approchaient de lui.
Sous mes yeux il tua le frère de Gamzat et allait se jeter
sur un autre quand un muride tira sur lui. Il tomba. »
Hadji Mourad interrompit son récit ; son visage tanné
s’empourpra et ses yeux s’injectèrent de sang.
« Saisi de frayeur, je m’enfuis…
– Ah ! Ah ! fit Loris Melikoff. Moi qui pensais que tu
n’avais jamais eu peur de rien !
– Par la suite jamais. Il suffit de me souvenir de cette
honte pour ne plus avoir peur de rien. »
93
XII
« Cela suffit pour aujourd’hui, dit Hadji Mourad. Il
est temps de prier. »
Il tira de la poche intérieure de son vêtement la montre
de Vorontzoff. Soigneusement, il en pressa le ressort,
inclina la tête de côté et, retenant un sourire enfantin, il
tendit l’oreille. La montre sonna douze coups et un
quart.
« C’est un cadeau de mon ami Vorontzoff, expliquat-il
en souriant.
– Quelle belle montre ! s’exclama Loris Melikoff. Eh
bien, va donc faire tes prières ; je t’attendrai.
– Parfait », approuva Hadji Mourad ; et il passa dans
sa chambre.
Resté seul, Loris Melikoff inscrivit dans son carnet
l’essentiel de ce que lui avait raconté Hadji Mourad, puis
alluma une cigarette en marchant de long en large dans
l’antichambre. En s’approchant de la porte opposée à la
chambre à coucher, Loris Melikoff perçut des voix
d’hommes qui parlaient avec animation et très rapidement
en tatar. Il devina que c’étaient les murides de Hadji
Mourad et, ouvrant la porte, il entra chez eux.
La pièce qu’ils occupaient était imprégnée de cette
odeur de cuir particulière, aigre, propre aux monta-
94
gnards. Installé sur un manteau à même le parquet, le
roux et borgne Gamzalo, en bechmet graisseux et déchiré,
était occupé à fabriquer une bride tout en racontant avec
animation quelque chose de sa voix rauque. À l’entrée de
Loris Melikoff il se tut et continua sa besogne sans lui
prêter la moindre attention. Le joyeux Khan-Magom se
tenait debout juste en face de lui ; ses yeux noirs dépourvus
de cils brillaient et il montrait ses dents blanches en
répétant toujours les mêmes mots. Le bel Eldar, dont les
manches retroussées laissaient voir ses bras musclés, nettoyait
la sangle d’une selle suspendue à un clou. Khanefi,
le principal muride, chargé de veiller aux détails de leur
installation, ne se trouvait pas dans la chambre car il pré-
parait le dîner dans la cuisine.
« De quoi parlez-vous ? demanda Loris Melikoff à
Khan-Magom, après l’avoir salué.
– Il ne cesse de vanter Schamyl, répondit KhanMagom,
en tendant la main à Loris Melikoff. Il dit que
c’est un grand homme, un savant, un saint, un brave.
– Alors pourquoi l’a-t-il quitté, s’il éprouve toujours
autant d’admiration pour lui ?
– C’est comme ça, il le quitte et continue à le couvrir
d’éloges, dit Khan-Magom, les yeux brillants, en montrant
ses dents.
– Pourquoi le considères-tu comme un saint ? demanda
Loris Melikoff à Gamzalo.
– S’il n’était pas saint, le peuple ne l’écouterait pas,
lança l’intéressé.
95
– Ce n’est pas Schamyl qui est un saint, mais Mansour,
répliqua Khan-Magom. Celui-ci était vraiment un
saint. Quand il était iman, le peuple se comportait de
tout autre manière. Il visitait tous les aouls et les gens sortaient
pour venir à sa rencontre, baisaient le bas de ses
vêtements, se repentaient de leurs péchés et juraient de ne
plus rien faire de mal. Et les vieux racontaient que tous
les hommes vivaient alors comme des saints, ne fumaient
pas, ne buvaient pas, priaient sans cesse, se pardonnaient
leurs offenses, même le meurtre. À cette époque, on suspendait
à des poteaux l’argent et les biens pour les exposer
sur la route. Dieu donnait alors au peuple le succès en
tout ; ce qui n’est plus le cas en ce moment.
– Mais aujourd’hui, dans les montagnes, on ne boit
pas et ne fume pas non plus, objecta Gamzalo.
– Ton Schamyl est un lamoreï », dit Khan-Magom, en
lançant des clins d’œil à Loris Melikoff.
« Lamoreï » était une appellation méprisante chez les
montagnards.
« Un montagnard lamoreï ! s’exclama Gamzalo. Dans
la montagne ne vivent que des aigles.
– Bravo ! Bien répondu ! » applaudit Khan-Magom
en découvrant ses dents, enchanté de l’habile réponse de
son adversaire.
Remarquant le porte-cigarettes en argent que tenait
Loris Melikoff, Khan-Magom lui demanda de quoi fumer.
Loris Melikoff lui rappela d’abord que cela leur était
défendu, mais il lui fit aussitôt un clin d’œil en indiquant
96
la chambre d’un signe de tête : on pouvait bien fumer du
moment que Hadji Mourad ne le voyait pas. KhanMagom
se mit à fumer à son tour en serrant ses lèvres
rouges de manière malhabile pour rejeter la fumée.
« Ce n’est pas bien », dit sévèrement Gamzalo, et il
sortit de la chambre.
Khan-Magom fit à son tour un clin d’œil dans sa direction
tout en continuant de fumer et interrogea Loris
Melikoff pour savoir à quel endroit on pouvait acheter un
bechmet de soie et un bonnet blanc.
« Vraiment, tu as donc tant d’argent ?
– Oui, pas mal, répondit Khan-Magom.
– Demande-lui donc d’où vient cet argent ! lança Eldar
en se tournant vers Loris Melikoff, un sourire éclatant
aux lèvres.
– J’ai gagné au jeu », expliqua Khan-Magom.
Et il raconta que la veille, en se promenant à Tiflis, il
avait aperçu un groupe de Russes et d’Arméniens qui
jouaient à pile ou face. L’enjeu comprenait trois grandes
pièces d’or et beaucoup d’argent. Khan-Magom avait
aussitôt compris le jeu et, faisant tinter la monnaie qu’il
avait dans sa poche, il s’était glissé dans le cercle pour
déclarer qu’il misait le tout.
« Comment ! Le tout ? Avais-tu donc tant d’argent ?
lui demanda Loris Melikoff.
– Non, je possédais en tout douze kopecks, répondit
Khan-Magom avec un grand sourire.
97
– Ah bon ! Et si tu avais perdu ?
– Voilà !… fit Khan-Magom en montrant son pistolet.
– Tu aurais tout remboursé ?
– Moi, rembourser ? Je me serais enfui, et si quelqu’un
avait voulu m’arrêter, je l’aurais tué. Voilà tout…
– Alors, tu as donc gagné ?
– Ayah ! J’ai tout ramassé et je suis parti. »
Loris Melikoff cernait parfaitement les caractères de
Khan-Magom et d’Eldar. Le premier était un garçon
joyeux et noceur qui ne savait à quoi dépenser l’excès de
vie qu’il sentait en lui ; toujours gai, insouciant, jouant sa
vie et celle des autres. C’était aussi par jeu qu’il était venu
aujourd’hui chez les Russes, et demain, pour la même
raison, il se pourrait qu’il retournât chez Schamyl.
Les pensées d’Eldar étaient tout aussi transparentes.
C’était un jeune homme entièrement dévoué à son chef,
calme et fort, à la volonté inébranlable.
Le seul que Loris Melikoff n’arrivait pas à comprendre,
c’était Gamzalo le roux. Cet homme était non seulement
un admirateur de Schamyl, mais il éprouvait aussi
pour tous les Russes un dégoût invincible, du mépris et
de la haine. Aussi Loris Melikoff ne s’expliquait-il pas
pourquoi il s’était rallié aux Russes. Il avait imaginé,
comme l’avaient fait certains chefs, que le ralliement de
Hadji Mourad et sa prétendue hostilité envers Schamyl
n’étaient qu’un leurre ; qu’il n’était venu chez les Russes
que pour mieux observer leurs faiblesses, pour ensuite
98
s’enfuir à nouveau dans les montagnes, d’où il dirigerait
ses forces droit sur les points faibles des Russes.
L’attitude de Gamzalo confirmait cette supposition.
« Les autres et Hadji Mourad lui-même savent cacher
leur jeu, pensait Loris Melikoff, mais celui-ci se trahit par
une haine qu’il ne peut dissimuler. »
Loris Melikoff avait tenté de discuter avec lui. Il lui
avait demandé s’il ne s’ennuyait pas, mais Gamzalo, sans
quitter ses occupations, louchant de son œil unique sur
Loris Melikoff, avait grommelé brièvement, d’une voix
rauque : « Non, je ne m’ennuie pas. » Et il répondait de
façon identique à toutes les autres questions.
Le quatrième muride de Hadji Mourad, Khanefi, entra
à son tour. Il avait un visage de type abaze, aussi velu
que son cou et sa poitrine bombée couverte de poils touffus
comme de la mousse. Khanefi, toujours absorbé par
son travail, réfléchissait peu et, comme Eldar, obéissait à
son maître sans discuter.
Il venait chercher le riz. Loris Melikoff l’arrêta au
passage et lui demanda d’où il était et s’il servait depuis
longtemps Hadji Mourad.
« Depuis cinq ans, répondit Khanefi. Je suis du
même aoul que lui. Mon père avait tué son oncle, si bien
qu’ils voulurent me supprimer. » Il parlait tranquillement
en observant Loris Melikoff par en dessous. Ses sourcils
se rejoignaient. « Alors j’ai demandé d’être accepté
comme frère.
– Qu’est-ce que cela veut dire, être accepté comme
frère ?
99
– Pendant deux mois je ne me suis pas rasé la tête, je
ne me suis pas coupé les ongles, et je suis venu chez eux.
Ils m’ont laissé entrer chez Patimate, sa mère. Patimate
m’a donné le sein, et je suis devenu le frère de Hadji
Mourad. »
La voix de Hadji Mourad se fit entendre dans la
chambre voisine. Eldar reconnut aussitôt l’appel de son
maître. Il s’essuya vivement les mains et, à grands pas, se
dirigea vers le salon.
« Il te demande », dit-il en se retournant vers Loris
Melikoff.
Après avoir donné encore une cigarette au joyeux
Khan-Magom, Loris Melikoff passa dans le salon.
100
XIII
Quand Loris Melikoff entra au salon, Hadji Mourad
alla à sa rencontre d’un air enjoué.
« Eh bien, nous reprenons ? demanda-t-il en
s’asseyant sur le divan.
– Certainement, répondit Loris Melikoff. Pendant ce
temps, je suis allé voir tes serviteurs. J’ai causé avec eux.
L’un d’eux est un joyeux drille !
– Oui ; Khan-Magom… un esprit léger, dit Hadji
Mourad.
– Le jeune et beau garçon m’a plu davantage.
– Ah ! Eldar. Il est encore jeune, mais il a une volonté
de fer. »
Ils se turent.
« Alors, nous reprenons ? fit Hadji Mourad.
– Oui, oui.
– J’ai déjà raconté comment les khans avaient été
tués. Eh bien, Gamzat, après les avoir tués, rentra à
Khounzakh et s’installa dans leur palais, poursuivit Hadji
Mourad. La mère des khans s’y trouvait encore. Gamzat
la fit appeler. Elle se mit à lui adresser des reproches. Il
101
fit alors un signe de tête à son muride Asaldar, qui lui assena
un grand coup d’épée par-derrière et la décapita.
– Pourquoi la fit-il tuer ? demanda Loris Melikoff.
– Que pouvait-il faire d’autre ? Une fois qu’on a fait
avancer les jambes de devant, il faut faire avancer les
jambes de derrière. Il fallait exterminer toute la famille.
C’est ce qu’ils firent. Schamyl tua le cadet en le jetant du
haut d’un précipice.
« Toute l’Abazie se soumit à Gamzat, mais mon frère
et moi nous nous y refusâmes. Nous devions venger le
sang des khans par le sang. Nous feignîmes de nous
soumettre mais nous gardions au fond de nous-mêmes ce
seul et unique espoir : nous venger de Gamzat. Après
avoir demandé conseil à notre grand-père, nous résolû-
mes alors d’attendre Gamzat à la sortie du palais pour le
faire tomber dans un guet-apens et le tuer. Quelqu’un qui
avait eu vent de notre projet alla prévenir Gamzat. Celuici
fit appeler notre grand-père et lui dit : “Prends garde ;
s’il est vrai que tes petits-fils projettent un mauvais coup
contre moi, tu seras pendu avec eux à la même potence.
J’accomplis l’œuvre de Dieu, et nul ne peut m’en empê-
cher. Va, et souviens-toi de mes paroles.”
« Le grand-père vint tout nous raconter. Nous décidâmes
de ne pas attendre plus longtemps et d’accomplir
notre besogne le premier jour de fête, dans la mosquée.
Nos camarades refusèrent de nous épauler ; nous restâ-
mes donc seuls, mon frère et moi.
« Nous nous munîmes chacun de deux pistolets et,
enveloppés dans nos manteaux, nous nous rendîmes à la
102
mosquée. Gamzat y pénétra, escorté de trente murides,
tous l’épée à la main. Asaldar, son muride favori, celui-là
même qui avait tranché la tête de la mère des khans,
nous aperçut alors. Il nous cria d’ôter nos manteaux et
s’avança vers moi. J’avais mon poignard à la main : je le
tuai. Puis aussitôt, je me jetai sur Gamzat. Mais mon
frère Osman avait déjà tiré sur lui. Gamzat était encore
vivant et, le poignard à la main, il voulait se précipiter sur
mon frère : je l’achevai d’un coup à la tête. Il y avait
trente murides et nous n’étions que deux. Ils tuèrent mon
frère Osman, moi je me débattis et, bondissant par la fenêtre,
je m’échappai.
« Apprenant que Gamzat était mort, tout le peuple se
souleva et les murides s’enfuirent. Ceux qui ne réussirent
pas à s’enfuir furent tués. »
Hadji Mourad interrompit son récit et respira profondément.
« Tout était pour le mieux, continua-t-il, mais bientôt
cela se gâta. Schamyl prit la place de Gamzat. Il envoya
chez moi un messager me demander de m’unir à lui pour
marcher contre les Russes ; en cas de refus de ma part, il
me menaçait de ravager Khounzakh et de me tuer. Je ré-
pondis que je n’irais pas chez lui et ne le laisserais pas entrer
chez nous.
– Pourquoi donc n’es-tu pas allé chez lui ? »
Hadji Mourad fronça les sourcils et ne répondit pas
tout de suite.
103
« C’était impossible. Schamyl avait sur lui le sang de
mon frère Osman et celui d’Abounountzan. Je refusai
donc d’aller chez lui. Le général Rozen m’éleva alors au
grade d’officier et m’ordonna d’être le chef de l’Abazie.
Tout aurait très bien marché si Rozen n’avait pas auparavant
nommé chef de l’Abazie le khan de Nazikoumisk,
Mahomet Mourza, et ensuite son frère Akhmet Khan.
Celui-ci me haïssait. Il aurait souhaité que son fils épousât
la fille du khan Saltanet et on ne la lui donna pas. Il
pensa que c’était ma faute et envoya ses serviteurs pour
me tuer. Je parvins à leur échapper. Alors il me dénonça
au général Klugenau. Il lui raconta que j’interdisais aux
Abazes de fournir du bois aux soldats. Il lui dit encore
que j’avais mis le turban, celui-ci – Hadji Mourad désigna
le turban qui entourait son bonnet – et que cela signifiait
que j’étais entré au service de Schamyl. Heureusement
le général ne le crut pas et ordonna de ne pas me
toucher. Mais quand Klugenau partit pour Tiflis, Akhmet
Khan mit à exécution un piège qu’il avait conçu : il
me fit saisir par une compagnie de soldats qui
m’enchaînèrent à un canon.
« Ils me gardèrent ainsi prisonnier pendant six jours.
Le septième jour on me détacha pour me conduire à Temir
Khan Choura. Quarante soldats armés de fusils
chargés m’escortaient. On m’avait lié les poignets et ordre
avait été donné de tirer sur moi à la moindre tentative
de fuite. Je le savais. En approchant de Monstch, nous
arrivâmes sur un chemin très étroit bordé à droite d’un
précipice d’environ cinquante sagènes de profondeur.
104
« M’écartant des soldats, je marchai à droite, au bord
du précipice. Un soldat voulut me ramener dans le rang ;
je m’élançai dans le précipice en l’entraînant avec moi.
Le soldat se tua, et moi, comme vous voyez, je suis resté
vivant. Les côtes, la tête, les bras, les jambes, tous mes
membres étaient brisés. Je voulus me traîner en rampant :
impossible. La tête me tournait… je m’endormis. Lorsque
je m’éveillai, j’étais tout trempé de sang. C’est un
berger qui me découvrit ; il appela à l’aide et on me
transporta dans l’aoul. Les côtes et la tête guérirent ; la
jambe se cicatrisa aussi, mais elle est restée un peu plus
courte que l’autre. » Hadji Mourad étendit sa jambe tordue.
« Mais je puis m’en servir, et c’est le principal. Le
peuple apprit qui j’étais et on commença à me rendre visite.
Je guéris et m’installai à Tselmess.
« Les Abazes me demandèrent de nouveau d’être leur
chef, ajouta Hadji Mourad avec un orgueil calme et sûr.
J’y consentis. »
Soudain Hadji Mourad se leva et alla prendre dans
un sac un grand portefeuille, duquel il tira deux lettres
jaunies qu’il tendit à Loris Melikoff. Ces lettres étaient du
général Klugenau. Loris Melikoff les lut.
La première disait : « Lieutenant Hadji Mourad, tu
as servi sous mes ordres, j’étais content de toi et te considérais
comme un brave. Le général Akhmet Khan vient
de m’apprendre que tu es un traître, que tu portes le turban,
que tu complotes avec Schamyl, que tu exhortes le
peuple à ne pas obéir aux autorités russes. J’ai donné
l’ordre de t’arrêter et de t’amener chez moi. Tu t’es enfui.
Je ne sais pas si cela est mieux ou pire, car j’ignore si tu
105
es coupable ou non. Maintenant, écoute-moi : Si tu as la
conscience tranquille concernant le grand tsar, si tu n’es
coupable en rien, viens chez moi, ne crains personne. Je
suis ton défenseur. Le khan ne te menacera pas, luimême
est mon subordonné. Ainsi donc, tu n’as rien à
craindre. »
Plus loin, Klugenau écrivait qu’il tenait toujours sa
parole, qu’il était un homme juste, et exhortait Hadji
Mourad à venir le rejoindre.
Quand Loris Melikoff eut terminé la première lettre,
Hadji Mourad prit l’autre, mais avant de la remettre à
Loris Melikoff, il lui raconta ce qu’il avait répondu à
cette première lettre.
« Je lui écrivis que je portais le turban, non pas à
cause de Schamyl, mais pour le salut de mon âme ; que
je ne voulais point me rallier à Schamyl et que du reste
cela m’était impossible, car il était responsable de la mort
de mon père, de mon frère et de mes parents ; mais que je
ne pouvais pas non plus me rallier aux Russes parce
qu’on m’avait déshonoré. Un lâche m’avait en effet
souillé à Khounzakh, alors que j’étais ligoté ; je ne pouvais
évidemment pas me rallier aux Russes tant que cet
homme n’aurait pas été châtié ; je craignais surtout ce
menteur d’Akhmet Khan. Alors le général m’envoya
cette autre lettre », dit Hadji Mourad en tendant à Loris
Melikoff une autre feuille de papier jaunie.
« Je te remercie d’avoir répondu à ma lettre, lut Loris
Melikoff. Tu m’écris que tu ne crains pas de revenir, mais
qu’une souillure faite par un gaïour te l’interdit. Moi,
106
j’affirme que la loi russe est juste ; j’affirme que, de tes
yeux, tu verras le châtiment de celui qui a osé te souiller.
J’ai déjà ordonné une enquête. Écoute, Hadji Mourad,
j’ai le droit d’être mécontent de toi, parce que tu mets en
doute et ma parole et mon honneur, mais je te pardonne,
car je connais la méfiance du caractère montagnard. Si ta
conscience est pure, si tu portes le turban uniquement
pour le salut de ton âme, ta conduite est juste et tu peux
garder la tête haute devant les représentants du gouvernement
russe et devant moi. Quant à celui qui t’a déshonoré,
je te promets qu’il sera puni ; tes biens te seront
rendus : tu connaîtras et verras ce qu’est la loi russe.
D’autant plus que les Russes jugent la chose différemment
: à leurs yeux, la souillure d’un lâche ne peut déshonorer.
J’ai permis moi-même aux Guillerintz de porter
le turban et n’ai aucun préjugé contre eux. Je te répète
que tu n’as rien à craindre. Viens chez moi avec l’homme
que je viens de t’envoyer. Il m’est fidèle. Il n’est pas
l’esclave de tes ennemis, c’est un homme qui jouit de
l’estime particulière du gouvernement russe… »
Plus loin, Klugenau exhortait de nouveau Hadji
Mourad à revenir aux Russes.
« Mais je ne l’ai pas cru, expliqua Hadji Mourad
quand Loris Melikoff eut terminé la lecture de la lettre.
Et je ne suis pas allé chez Klugenau. Je devais en premier
lieu me venger d’Akhmet Khan et ce n’était pas avec les
Russes que j’aurais pu y arriver. À ce moment-là, Akhmet
Khan assiégeait Tselmess et voulait me faire prisonnier
ou me tuer. J’avais trop peu d’hommes pour me dé-
fendre contre lui. Et voilà qu’à cet instant précis, Scha-
107
myl me fit parvenir une lettre. Il promettait de m’aider à
me défendre contre Akhmet Khan, de le tuer, et de mettre
toute l’Abazie sous mes ordres. Je réfléchis longuement
et finis par me rallier à Schamyl. Dès lors, je n’ai
cessé de guerroyer contre les Russes. »
Hadji Mourad se lança alors dans le récit de tous ses
exploits militaires. Ils étaient fort nombreux et Loris Melikoff
en connaissait la plupart. Toutes ses campagnes et
incursions se caractérisaient par leur rapidité extraordinaire
et par la hardiesse des attaques, toujours couronnées
de succès.
« Il n’y a jamais eu d’amitié entre moi et Schamyl,
conclut Hadji Mourad, mais il avait peur de moi et je lui
étais nécessaire. Un jour quelqu’un me demanda qui serait
iman après Schamyl. Je répondis que serait iman celui
qui aurait l’épée la mieux affilée. On le répéta à
Schamyl, qui résolut alors de se débarrasser de moi. Il
m’envoya à Tabarassane. Je m’y rendis et volai là-bas
mille moutons et trois cents chevaux. Il estima que je
m’étais mal comporté, me retira mon commandement et
m’ordonna de lui envoyer tout l’argent. Je lui expédiai
mille pièces d’or. Ses murides saisirent tous mes biens.
Schamyl exigeait que je vinsse chez lui. Mais je savais
qu’il voulait me tuer, et refusait de m’y rendre. Il voulut
s’emparer de moi de force. Je finis par m’enfuir pour rejoindre
Vorontzoff. Mais je n’ai pas pu emmener ma famille.
Ma mère, ma femme et mes enfants sont entre ses
mains. Dis au sardar que tant que ma famille sera là-bas
je ne pourrai rien entreprendre.
– Je le lui dirai, promit Loris Melikoff.
108
– Tâche d’arranger cela. Ce qui est à moi est à toi,
accorde-moi seulement ton appui auprès du prince. Je
suis lié et le bout de la corde est entre les mains de Schamyl.
»
Et c’est sur ces paroles qu’Hadji Mourad termina son
récit.
109
XIV
Le 20 décembre, Vorontzoff écrivit en français au
ministre de la Guerre, Tchernecheff, la lettre suivante :
« Je ne vous ai pas écrit par le dernier courrier, cher
prince, parce que je désirais décider d’abord de ce que
nous ferions de Hadji Mourad. Je me pose la question
depuis deux ou trois jours. Dans ma dernière lettre je
vous avais annoncé son arrivée ici. Il est venu à Tiflis le
8. Le lendemain j’ai fait sa connaissance, et pendant huit
ou neuf jours, j’ai discuté avec lui et me suis demandé en
quoi il pourrait nous être utile, aujourd’hui et par la suite.
Il s’inquiète beaucoup du sort de sa famille et affirme en
toute franchise que, tant qu’elle restera entre les mains de
Schamyl, il sera paralysé et ne pourra en rien nous servir,
ni nous exprimer sa reconnaissance pour le bon accueil
que nous lui avons réservé et le pardon que nous lui
avons accordé. L’incertitude qui plane sur le sort des personnes
qui lui sont chères le plonge dans un état fiévreux,
et ceux qui le servent ici m’affirment qu’il ne dort pas la
nuit, ne mange presque rien et prie tout le temps, en ne
demandant qu’une seule faveur : l’autorisation de se
promener un peu à cheval avec quelques cosaques, seule
distraction qu’il accepte parce qu’elle lui est indispensable.
Chaque jour il vient chez moi pour s’informer du
sort de sa famille et il me conjure de réunir tous les
hommes que nous avons faits prisonniers sur les diffé-
110
rents fronts et qui se trouvent aujourd’hui à notre merci
pour les rendre à Schamyl en échange des siens. Il propose
même d’adjoindre, s’il le faut, un peu d’argent. Il y
a des gens qui lui en donneront pour cet usage. Il me ré-
pète tout le temps : “Sauvez ma famille, ensuite donnezmoi
la possibilité de vous servir (le mieux, selon lui, serait
sur le front de Lezguine), et si, au bout d’un mois, je
ne vous ai pas rendu un grand service, punissez-moi
comme vous le jugerez bon.” Je lui ai répondu que tout
cela me paraissait très juste, et que plusieurs personnes ici
n’auraient guère confiance en lui si sa famille restait dans
les montagnes comme otage et non chez nous ; que
j’avait fait tout mon possible pour réunir sur nos frontiè-
res les prisonniers, et que, même si je n’avais pas le droit,
d’après nos lois, de lui donner de l’argent, en plus de celui
qu’il pourrait se procurer lui-même pour racheter sa
famille, je trouverais peut-être un autre moyen de lui venir
en aide. Ensuite je lui ai avoué franchement que, selon
moi, Schamyl ne lui rendrait jamais sa famille ; que
peut-être il lui promettrait directement de lui accorder
son pardon et de le rétablir dans ses fonctions, mais qu’il
le menacerait, s’il ne revenait pas, de faire périr sa mère,
sa femme et ses six enfants. Je lui ai demandé de me dire
en toute sincérité ce qu’il ferait si jamais il recevait un tel
ultimatum. Hadji Mourad a levé les bras et les yeux vers
le ciel en me répondant que tout reposait entre les mains
de Dieu, mais que de toute manière il ne se rendrait jamais
à son ennemi, parce qu’il était convaincu que
Schamyl ne lui pardonnerait pas et ne le laisserait donc
pas longtemps en vie. En ce qui concerne l’extermination
de sa famille, il ne pense pas que Schamyl puisse agir
111
aussi légèrement. Tout d’abord, parce que celui-ci ne
prendrait pas le risque d’exaspérer davantage son ennemi
et de le rendre plus dangereux ; et ensuite, parce que cela
pourrait détourner de lui des gens très influents en Daghestan.
« Enfin, il m’a répété plusieurs fois que, quelle que
fut la volonté de Dieu pour l’avenir, une seule pensée le
préoccupait désormais : le rachat de sa famille. Il me
supplie, au nom de Dieu, de lui venir en aide et de lui
permettre de retourner dans les environs de la Tchetchnia,
où il pourrait, par l’intermédiaire de nos chefs, se
mettre en rapport avec sa famille, avoir régulièrement de
ses nouvelles et trouver les moyens de la délivrer. Plusieurs
personnes dans cette partie du pays ennemi, même
quelques naïbs, lui sont toujours plus ou moins fidèles.
Au sein de toute cette population soumise ou non aux
Russes, il lui serait facile d’établir avec notre aide des ré-
seaux pour atteindre le but auquel il pense nuit et jour et
dont la réussite le tranquilliserait, lui permettrait d’agir
pour notre compte et de mériter notre confiance. Il nous
demande de l’envoyer de nouveau à Groznaia avec une
escorte de vingt à trente cosaques courageux, qui lui serviraient
non seulement à se défendre contre l’ennemi,
mais aussi à nous assurer de la sincérité de ses intentions.
« Vous comprenez, cher prince, que tout cela me met
dans l’embarras puisque, quoi qu’on fasse, une grande
responsabilité m’incombe. Il serait très imprudent d’avoir
en lui une confiance absolue. Si nous voulons lui ôter
tout moyen de fuite, nous devons l’enfermer, mais ce serait,
selon moi, aussi injuste que maladroit. Une telle me-
112
sure, dont la nouvelle se répandrait bientôt dans tout le
Daghestan, nuirait beaucoup à notre réputation là-bas
auprès de tous ceux – et ils sont nombreux – qui sont
prêts à marcher plus ou moins ouvertement contre
Schamyl et qui s’inquiètent beaucoup du sort que nous
ferons subir au courageux et habile iman forcé de se rendre
à notre merci.
« Si nous agissons avec Hadji Mourad comme nous
le faisons avec les prisonniers, nous n’en retirerons aucun
avantage. C’est pourquoi je pense que je ne pouvais agir
autrement que je ne l’ai fait. Je sais cependant qu’on
pourrait m’accuser de faute grave si Hadji Mourad
s’enfuyait à nouveau. Pour des affaires aussi embrouillées,
il est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre
une ligne directrice vraiment sûre quand on doit en assumer
la responsabilité. Mais une fois que la route paraît
droite, il faut la poursuivre, advienne que pourra.
« Je vous prie, cher prince, de soumettre tout cela à la
considération de Sa Majesté l’Empereur et je serais heureux
si Notre Auguste Souverain daignait approuver mes
actes. Tout ce que j’ai écrit plus haut, je l’ai écrit également
aux généraux Zavadovski et Kozlovski, en vue de
relations directes entre Kozlovski et Hadji Mourad ; je
l’ai prévenu que, sans l’approbation de Kozlovski, il ne
pourrait rien entreprendre ni aller nulle part. Je lui ai expliqué
que pour nous ce serait encore mieux s’il paraissait
escorté de notre convoi, autrement Schamyl pourrait ré-
pandre le bruit que nous le tenons en captivité ; mais je
lui ai fait promettre de ne jamais aller à Vozdvijenskaia,
car mon fils, à qui il s’est rendu en premier et qu’il consi-
113
dère comme son ami, n’est pas le commandant de cette
place et cela pourrait faire naître des malentendus.
D’ailleurs Vozdvijenskaia est trop proche de cette population
nombreuse hostile aux Russes ; Groznaia au
contraire présente toutes les qualités requises pour les relations
qu’il souhaite entretenir avec ses émissaires. En
outre, vingt cosaques spécialement choisis, sur sa propre
demande, ne le quitteront pas une minute. Je l’ai aussi
confié au lieutenant Loris Melikoff, un officier digne et
intelligent, qui parle le tatar et connaît fort bien Hadji
Mourad, qui, paraît-il, lui fait une confiance absolue.
« Durant les dix jours que Hadji Mourad a passés ici,
il a vécu dans la même maison que le lieutenant-colonel
prince Tarkanoff, chef du district de Chouminsk, qui se
trouve ici pour affaires de service. C’est un homme vraiment
digne, en qui j’ai grande confiance. Lui aussi a su
gagner la confiance de Hadji Mourad, et c’est uniquement
par son intermédiaire, puisqu’il parle admirablement
le tatar, que nous avons causé des affaires les plus
délicates et les plus secrètes. J’ai interrogé Tarkanoff sur
Hadji Mourad et nous sommes convenus qu’il fallait ou
agir comme je l’ai fait, ou emprisonner Hadji Mourad et
le surveiller très sévèrement car plus on le traiterait mal,
plus il serait difficile à garder ; on pouvait encore
l’expulser définitivement du pays. Mais ces deux derniè-
res mesures non seulement détruiraient tout l’avantage
que nous tirons de la querelle entre Hadji Mourad et
Schamyl, mais arrêteraient aussi toute révolte des montagnards
contre le pouvoir de Schamyl.
114
« Le prince Tarkanoff m’a affirmé être convaincu de
la sincérité de Hadji Mourad ; il m’a également déclaré
que celui-ci était certain que Schamyl ne lui pardonnerait
jamais et qu’il donnerait l’ordre de l’exécuter, malgré sa
promesse. La seule chose qui pourrait inquiéter Tarkanoff
est l’attachement de Hadji Mourad à sa religion et il
ne cache pas que Schamyl n’hésiterait pas à s’en servir
pour faire pression sur le Tatar. Mais comme je l’ai déjà
dit plus haut, jamais Schamyl ne parviendra à convaincre
Hadji Mourad de sa bonne foi, ni maintenant ni après
son retour…
« Voilà, cher prince, tout ce que je voulais vous dire
concernant cet épisode des affaires du Caucase. »
115
XV
Ce rapport fut expédié de Tiflis le 24 décembre et
c’est la veille de la nouvelle année 1852, que le courrier,
après avoir éreinté une dizaine de chevaux et battu jusqu’au
sang une dizaine de postillons, vint le remettre au
prince Tchernecheff, alors ministre de la Guerre ; le 1er
janvier 1852, Tchernecheff joignit le rapport de Vorontzoff
aux autres affaires qu’il devait présenter à l’empereur
Nicolas.
Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff. Tout d’abord
parce que celui-ci jouissait de l’estime générale grâce à
son immense fortune, mais aussi parce qu’il était véritablement
un grand seigneur, tandis que Tchernecheff demeurait,
malgré tout, un parvenu. Mais surtout
l’empereur parlait toujours de Vorontzoff avec une bienveillance
particulière. Aussi Tchernecheff ne ratait-il aucune
occasion de lui nuire.
Dans un rapport précédent sur les affaires du Caucase,
il avait déjà réussi à provoquer le mécontentement
de Nicolas contre Vorontzoff car, à cause de la négligence
des officiers, les montagnards avaient détruit presque
entièrement un petit détachement du Caucase. Aujourd’hui,
Tchernecheff avait l’intention de présenter
sous un jour désavantageux les mesures prises par Vorontzoff
à l’égard de Hadji Mourad. Il voulait suggérer à
116
l’empereur que Vorontzoff protégeait les indigènes, qu’il
avait même une certaine faiblesse pour eux, toujours au
détriment des Russes, comme c’était le cas avec Hadji
Mourad. Tchernecheff se proposait de laisser entendre à
l’empereur qu’en gardant Hadji Mourad au Caucase, Vorontzoff
avait agi imprudemment : selon toutes probabilités,
Hadji Mourad ne s’était rallié que pour étudier leurs
moyens de défense, et en conséquence il valait mieux
l’expédier dans le centre de la Russie, et se servir de lui
seulement quand sa famille ne se trouverait plus dans les
montagnes et qu’on pourrait alors avoir confiance en son
dévouement.
Mais rien ne se déroula selon les plans de Tchernecheff
; ce matin du 1er janvier, Nicolas était particulièrement
de mauvaise humeur et il aurait refusé toute proposition,
quelle qu’elle fut, uniquement par esprit de
contradiction.
L’empereur était d’autant moins prêt à écouter
Tchernecheff, qu’il ne le tolérait à son service seulement
parce que celui-ci était irremplaçable ; mais il savait fort
bien de quelles manœuvres Tchernecheff avait usé lors
du procès des Décembristes pour perdre Zakar Tchernecheff
et accaparer sa fortune. Il le tenait donc pour une
franche canaille. Ainsi, grâce à la mauvaise humeur de
Nicolas, Hadji Mourad demeura au Caucase et son sort
ne fut pas modifié comme il l’eût été, probablement, si
Tchernecheff avait fait son rapport un autre jour.
Il était neuf heures et demie quand, dans la brume
d’une gelée de vingt degrés au-dessous de zéro, arriva devant
le perron du palais d’Hiver le gros cocher barbu de
117
Tchernecheff, en bonnet de velours azur pointu, dans un
petit traîneau pareil à celui dans lequel se promenait
l’empereur Nicolas. Le cocher salua amicalement son
ami, le cocher du prince Dolgorouki qui, après avoir dé-
posé son maître, attendait depuis longtemps déjà devant
le perron du palais, retenant les rênes sous son gros derrière
ouaté, pour pouvoir frotter ses mains gelées.
Tchernecheff portait une cape à col de zibeline argentée
très épaisse et un tricorne à plumes de coq, incliné
selon la mode du moment. Rejetant le tablier en peau
d’ours, il sortit avec précaution ses pieds glacés du traî-
neau. Sans galoches (il était fier de n’en pas connaître
l’usage), en se redressant et en faisant sonner ses éperons,
il franchit, foulant le tapis, la porte du vestibule ouverte
respectueusement devant lui par le portier.
Dans le vestibule, Tchernecheff jeta son manteau
dans les bras d’un vieux valet de chambre, s’approcha
d’un miroir, souleva avec précaution son tricorne audessus
de sa perruque frisée et, après avoir contemplé son
reflet, il prit soin d’arranger comme à son habitude les
mèches de ses tempes et son toupet, puis de rajuster sa
croix, ses aiguillettes et ses grandes épaulettes chiffrées.
Cela fait, il s’avança vers l’escalier d’un pas mal assuré
sur ses vieilles jambes qui obéissaient mal, et commença
à gravir les marches, heureusement point trop hautes, recouvertes
d’un tapis. Enfin, passant devant les valets de
chambre en uniforme de parade, rangés de chaque côté
de la porte, le saluant avec obséquiosité, Tchernecheff entra
dans le salon de réception.
118
L’officier de service, récemment nommé aide de
camp de l’empereur, brillait de tout son uniforme neuf,
de ses épaulettes, de ses aiguillettes ; son visage rouge,
encore jeune, orné d’une petite moustache noire et de favoris,
était encadré par les cheveux de ses tempes, ramenés
vers les yeux, comme les portait l’empereur Nicolas.
Il salua respectueusement Tchernecheff.
Le prince Basile Dolgorouki, adjoint du ministre de
la Guerre, l’air ennuyé et stupide, portant les mêmes favoris,
la même moustache et des mèches identiques sur
les tempes, à la Nicolas, le salua.
« L’empereur ? demanda Tchernecheff à l’aide de
camp en lui indiquant du regard la porte du cabinet de
travail.
– Sa Majesté vient de rentrer », répondit l’aide de
camp, attentif au son de sa propre voix qui lui procurait
un plaisir visible. Il se déplaçait si doucement qu’un verre
plein d’eau placé sur sa tête n’eût pas bougé. Il
s’approcha de la porte qui s’ouvrit sans bruit et, le respect
pour le lieu dans lequel il pénétrait émanant de toute sa
personne, disparut derrière la porte.
Pendant ce temps, Dolgorouki avait ouvert sa serviette
pour vérifier les papiers qui s’y trouvaient. Tchernecheff,
les sourcils froncés, se mit à marcher pour se dé-
tendre les jambes en se remémorant tout ce qu’il avait à
exposer à l’empereur. Il se trouvait près de la porte du
cabinet quand elle s’ouvrit de nouveau sur l’aide de
camp, encore plus rayonnant et gonflé de respect
119
qu’auparavant. D’un geste il invita le ministre et son adjoint
à passer chez l’empereur.
Le palais d’Hiver, qu’un incendie avait ravagé, était
déjà reconstruit depuis longtemps et Nicolas y occupait
l’étage supérieur. Le cabinet de travail où il recevait les
rapports de ses ministres et des hauts fonctionnaires était
une pièce très haute de plafond dotée de quatre grandes
fenêtres. Un portrait de l’empereur Alexandre Ier trônait
sur le mur principal. Deux bureaux étaient placés entre
les deux fenêtres, quelques sièges s’alignaient près des
murs. Le centre de la pièce était occupé par une immense
table de travail, devant laquelle se trouvaient le fauteuil
de Nicolas et des sièges pour les visiteurs.
Nicolas, en tunique noire sans épaulettes, était assis à
cette table. Rejetant en arrière son long torse étroitement
serré au niveau du ventre, il demeura immobile en fixant
son regard sans vie sur les arrivants. Son visage pâle et
allongé, dont l’énorme front fuyant ressortait entre ses
tempes bien peignées, unies avec art à la perruque qui
couvrait sa calvitie, était aujourd’hui particulièrement
froid et rigide. Ses yeux, habituellement ternes, étaient
plus mornes encore qu’à l’ordinaire. Ses lèvres pincées
au-dessous de moustaches relevées, ses joues grasses,
fraîchement rasées, soutenues par un col très haut, ses favoris
enroulés en crans réguliers comme autant de petites
saucisses, son menton également soutenu par le col, tout
concourait à donner à son visage une expression de mé-
contentement voire de colère.
Cette humeur était due à la fatigue ; et la cause de
cette fatigue était le bal masqué de la veille où, comme à
120
son habitude, il s’était promené, coiffé de son casque de
chevalier-garde surmonté d’un oiseau, parmi le public
qui se pressait pour le voir avant de s’écarter timidement
à l’approche de son imposante personne pleine
d’assurance. Il y avait de nouveau rencontré cette femme
masquée qui, au bal précédent, avait disparu après avoir
réveillé, par la blancheur de son teint, son beau corps et
sa voix tendre, sa sensualité sénile. Elle lui avait promis
de revenir. Hier, de nouveau, elle s’était approchée de lui
et, cette fois-ci, il ne l’avait plus lâchée. Il l’avait menée
dans une loge spécialement aménagée pour un tête-à-tête
avec une dame. Arrivé sans mot dire devant la porte de la
loge, Nicolas avait regardé autour de lui, cherchant des
yeux le valet ; mais il n’était pas là. Nicolas, fronçant les
sourcils, avait fini par pousser lui-même la porte pour
s’effacer devant sa dame.
« Il y a quelqu’un ! » s’était-elle écrié en s’arrêtant
brusquement. La loge, en effet, était occupée. Sur le divan
recouvert de velours, très près l’un de l’autre, se tenaient
assis un officier de uhlans et une jeune et jolie personne
blonde, aux cheveux bouclés, en domino, le masque
ôté.
En apercevant l’empereur dressé de toute sa taille et
furibond, la femme blonde avait précipitamment remis
son masque tandis que l’officier, pétrifié d’horreur, sans
même se lever du divan, avait fixé Nicolas d’un air hébé-
té.
Quelque habitué que fût Nicolas à l’effroi qu’il provoquait
chez les autres, cela lui était toujours agréable,
mais, parfois, il aimait à frapper les gens que terrifiait sa
121
personne par le contraste d’une bienveillante parole. Et
c’était précisément ce qu’il avait fait alors.
« Eh bien, mon cher, tu es plus jeune que moi, dit-il à
l’officier que l’effroi paralysait ; tu peux me céder la
place. »
L’officier avait bondi sur ses pieds, pâlissant et rougissant
tour à tour et, l’échine basse, sans proférer le
moindre mot, était sorti de la loge, emboîtant le pas à sa
compagne, laissant Nicolas seul avec sa dame.
Celle-ci était une jolie jeune femme âgée de vingt
ans, encore pure, fille d’une gouvernante suédoise. Elle
avait raconté à Nicolas qu’encore enfant, elle était tombée
amoureuse de lui en voyant ses portraits, qu’elle était
devenue folle de lui et avait décidé, coûte que coûte,
d’attirer son attention. Elle avait atteint son but et maintenant,
avait-elle affirmé, elle n’avait plus besoin de rien.
Nicolas avait alors emmené la jeune fille au lieu habituel
de ses rendez-vous galants où il passa avec elle plus d’une
heure.
Mais cette même nuit, quand, de retour dans sa
chambre, il se coucha sur son lit étroit et dur – inconfort
dont il tirait une certaine fierté – en se couvrant de son
manteau qu’il trouvait aussi remarquable que le chapeau
de Napoléon, il avait mis bien longtemps à s’endormir. Il
se rappelait tantôt l’expression effrayée et enthousiaste du
visage blanc de la jeune fille, tantôt les fortes et grasses
épaules de sa maîtresse attitrée, Madame Nelidoff, et
comparait les deux femmes. Le caractère ignominieux de
la débauche d’un homme marié ne l’effleurait même pas,
122
et il aurait été fort étonné si quelqu’un l’en avait blâmé.
Cependant, bien que convaincu d’agir convenablement,
il ressentait comme un pincement désagréable, une sorte
de remords et, pour étouffer ce sentiment, il s’était mis à
songer au grand homme qu’il était, pensée qui le calmait
toujours.
Bien qu’il se fût endormi tard, il se leva dès sept heures
du matin. Après avoir fait sa toilette habituelle et frictionné
son grand et gros corps avec de la glace, il récita
les prières habituelles qu’il répétait depuis l’enfance :
l’Ave, le Credo, le Pater Noster, sans attribuer aucun
sens aux paroles prononcées, et sortit par le petit perron
sur le quai, en manteau et casquette.
Au milieu du quai, il rencontra un élève de l’École de
droit, tout aussi grand que lui, en uniforme et chapeau.
Découvrant l’uniforme de cette école qu’il n’aimait pas à
cause de son esprit libéral, Nicolas Pavlovitch fronça les
sourcils, mais la grande taille, la tenue soignée de l’élève
et le salut militaire qu’il lui adressa d’emblée, le coude
tourné en avant, adoucirent son mécontentement.
« Ton nom ? demanda-t-il.
– Polosatoff, Votre Majesté.
– Tu es un brave. »
L’élève était resté droit, immobile, la main au chapeau.
« Veux-tu t’engager ?
– Non, Votre Majesté.
123
– Imbécile ! »
Et Nicolas s’éloigna de lui et prononça à voix haute
les premiers mots qui lui passèrent par la tête.
« Kopervein, Kopervein », répéta-t-il à plusieurs reprises
; c’était le nom de la jeune fille de la veille.
« Mauvais, mauvais. » Il ne pensait pas à ce qu’il disait,
mais il étouffait son malaise moral en s’écoutant parler.
« Oui, qu’adviendrait-il de la Russie sans moi ? » dit-il
encore, sentant revenir un sentiment de mécontentement.
« Oui, qu’adviendrait-il sans moi, non seulement de la
Russie, mais aussi de toute l’Europe ? » Il songea à son
beau-frère, le roi de Prusse, à sa faiblesse et sa sottise, et
hocha la tête.
En rentrant au palais, il aperçut le landau d’Hélène
Pavlovna qui, accompagnée d’un valet habillé de rouge,
se dirigeait vers le perron Saltikovski. Hélène Pavlovna
incarnait pour lui le type même de ces personnes stupides
qui non seulement se mêlent de discuter de sciences et de
poésie, mais se targuent en outre de tout connaître de la
façon de diriger les hommes, s’imaginant pouvoir se diriger
elles-mêmes, mieux que lui, Nicolas, ne le faisait
pour elles. Il savait qu’il avait beau les écraser, ces personnes
réapparaissaient toujours. Il se souvint de son
frère, Michel Pavlovitch, récemment décédé, et un sentiment
de dépit et de tristesse l’envahit. Il fronça subitement
les sourcils et, l’air sombre, se mit de nouveau à
marmotter les premiers mots qui lui venaient aux lèvres.
Il ne cessa de marmonner de la sorte qu’une fois rentré
au palais.
124
Dans sa chambre, il lissa devant la glace ses favoris,
les cheveux de ses tempes, la perruque posée sur son
crâne et redressa ses moustaches. Il passa ensuite dans le
cabinet où il recevait les rapports.
Il donna d’abord audience à Tchernecheff. En dé-
couvrant l’expression du visage, et surtout des yeux de
Nicolas, Tchernecheff comprit qu’il était particulièrement
de mauvaise humeur aujourd’hui et, ayant eu vent de
l’aventure de la veille, il en devina la raison. Nicolas salua
froidement Tchernecheff, l’invita à s’asseoir et posa
sur lui son regard vide.
La première affaire du rapport de Tchernecheff
concernait un vol commis par des intendants militaires ;
venait ensuite la question du déplacement des troupes à
la frontière prussienne, puis celle de la fixation des ré-
compenses à décerner à l’occasion de la nouvelle année à
quelques personnes oubliées dans la première liste. Suivait
le rapport de Vorontzoff sur le ralliement de Hadji
Mourad, et enfin une affaire désagréable, relative à un
étudiant de la faculté de médecine militaire qui avait attenté
à la vie d’un professeur.
Nicolas, sans mot dire, les lèvres pincées, caressait
des feuilles de papier de sa longue main blanche ornée
d’une seule bague en or à l’annulaire, en écoutant le rapport
de Tchernecheff sur le vol, et ne quittait pas des
yeux le front et le toupet du ministre.
Nicolas était convaincu que tous cherchaient à le trahir.
Il savait qu’il fallait punir sans délai les intendants
militaires et il avait résolu de les faire tous incorporer
125
dans des régiments comme simples soldats ; mais il
n’ignorait pas que cela ne dissuaderait guère ceux qui seraient
nommés à leur place de se comporter de façon
identique. Le propre des fonctionnaires était de voler, et
son devoir à lui consistait à les punir – bien que cela
l’ennuyât profondément, il s’en acquittait consciencieusement.
« Évidemment, chez nous, en Russie, il n’existe
qu’un seul homme honnête », déclara l’empereur.
Tchernecheff, comprenant aussitôt que ce seul honnête
homme en Russie était Nicolas lui-même, acquiesça
en souriant.
« Certainement, Votre Majesté !
– Laissons. Je mettrai la résolution après », dit Nicolas,
s’emparant du document pour le placer à sa gauche
sur la table.
Tchernecheff fit ensuite son rapport sur les récompenses
puis sur le déplacement des troupes.
Nicolas prit la liste, biffa quelques noms, et ensuite,
en quelques paroles brèves et résolues, donna l’ordre de
faire avancer deux divisions sur la frontière prussienne.
Nicolas ne pouvait pardonner au roi de Prusse la constitution
accordée à ses sujets après 1848. C’est pourquoi,
tout en assurant son beau-frère, dans ses lettres ou en paroles,
de ses sentiments les plus amicaux, il jugeait nécessaire
de placer des troupes sur la frontière prussienne.
Ces troupes sauraient également être utiles en cas de
soulèvement chez le peuple de Prusse (Nicolas voyait
126
partout des préparatifs de révolte) ; il pourrait les faire
avancer pour défendre le trône de son beau-frère, comme
il l’avait fait pour défendre les Autrichiens contre les
Hongrois. Cela permettait aussi à ses conseils de peser
plus lourd auprès du roi de Prusse. « Oui, qu’adviendraitil
maintenant de la Russie, si je n’étais pas là ! » songea-til
de nouveau.
« Eh bien, la suite ? demanda-t-il.
– Le courrier du Caucase », annonça Tchernecheff, et
il entreprit de résumer ce que lui avait écrit Vorontzoff
sur le ralliement de Hadji Mourad.
« Bien ! C’est un bon commencement, déclara Nicolas.
– Évidemment le plan arrêté par Votre Majesté
commence à porter ses fruits », dit Tchernecheff.
Nicolas aimait particulièrement que l’on louât ses
capacités militaires : il en était fier, même si, au fond de
lui-même, il reconnaissait qu’il ne les possédait pas. Il
souhaitait maintenant entendre des louanges plus détaillées
sur sa personne.
« Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Voici comment je vois les choses : si l’on avait suivi
depuis longtemps le plan de Votre Majesté, c’est-à-dire
avancer par étapes, même lentement, en abattant les forêts
et en ravageant les champs, le Caucase serait conquis
depuis longtemps. J’attribue le ralliement de Hadji Mourad
à ce seul motif. Il a compris qu’ils ne pouvaient plus
tenir.
127
– C’est vrai », acquiesça Nicolas.
Le plan d’une progression lente à travers le pays ennemi,
grâce à la coupe des forêts et à la destruction des
vivres, appartenait en réalité à Ermoloff et à Veliaminoff.
Le plan de Nicolas consistait en une tactique complètement
opposée : selon lui, il fallait envahir par surprise la
résidence de Schamyl et détruire ce repaire de brigands.
Ce plan avait été suivi en 1845 lors de l’expédition à
Darguinsk et avait coûté beaucoup de vies humaines.
Quoi qu’il en soit, Nicolas s’attribuait désormais le plan
d’Ermoloff et Veliaminoff, et il en était fier, oubliant que
c’était précisément lui qui, au contraire, avait favorisé les
opérations militaires entreprises en 1845.
La flatterie permanente, grossière et mensongère des
hommes qui l’entouraient l’avait mené si loin qu’il ne
voyait déjà plus ses propres contradictions ; ses propos et
ses actes lui semblaient toujours concorder avec la réalité,
la logique ou même le simple bon sens, et il était intimement
convaincu que toutes les mesures qu’il prenait,
quelque stupides, injustes ou inconséquentes qu’elles fussent,
devenaient sensées, justes et pertinentes, pour la
simple et unique raison qu’il en était l’auteur.
Après le rapport sur le Caucase, Tchernecheff en vint
à l’affaire de l’étudiant de l’Académie de médecine militaire.
Cette affaire se présentait ainsi : un jeune homme recalé
à deux reprises déjà à un examen, le passa pour la
troisième fois, et fut de nouveau refusé par
l’examinateur. L’étudiant, qui était malade nerveuse-
128
ment, y vit une injustice ; il s’empara alors d’un canif qui
se trouvait sur la table et dans une sorte d’accès de folie,
il se jeta sur le professeur à qui il infligea quelques blessures
sans aucune gravité.
« Quel est son nom ? demanda Nicolas.
– Brjezovski.
– Un Polonais ?
– D’origine polonaise et catholique », répondit
Tchernecheff.
Nicolas fronça les sourcils. Il avait fait beaucoup de
mal aux Polonais. Pour se justifier, il cherchait à se
convaincre qu’ils étaient tous des crapules. Et de ce fait,
il les haïssait en proportion du mal qu’il leur infligeait.
« Attends un peu », dit Nicolas, et il ferma les yeux
en baissant la tête.
Tchernecheff, qui avait déjà assisté à cette scène plus
d’une fois, savait que lorsque Nicolas devait résoudre une
question importante, il lui suffisait de se concentrer un
instant ; l’inspiration descendait alors sur lui et la solution
la plus sûre se présentait d’elle-même, comme dictée
par quelque voix intérieure.
Nicolas se demandait comment satisfaire au mieux
cette animosité contre les Polonais qu’avait réveillée en
lui l’histoire de l’étudiant. La voix intérieure lui souffla
alors une décision. Il prit le rapport et, dans la marge,
inscrivit de sa large écriture la chose suivante : « Il mérite
la peine de mort. Mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas la
peine de mort. Et ce n’est pas moi qui l’établirai. Le faire
129
passer douze fois devant une rangée de mille soldats. Nicolas.
» Il signa de son paraphe énorme et artificiel.
Nicolas n’ignorait pas que douze mille coups de bâ-
ton c’était non seulement la mort assurée, mais surtout
une mort des plus terribles ; c’était une cruauté tout à fait
inutile puisque cinq mille coups suffisaient à tuer
l’homme le plus vigoureux. Mais il lui était tout aussi
agréable de se montrer impitoyable et cruel, que
d’affirmer que la peine de mort n’existait pas en Russie.
Quand il eut achevé d’écrire sa résolution sur l’affaire de
l’étudiant, il remit le document à Tchernecheff.
« Voilà, dit-il, lis-le. »
Tchernecheff lut et inclina la tête en signe
d’admiration respectueuse pour la sagesse de cette décision.
« Oui, et il faut aussi que tous les étudiants se rendent
sur la place et assistent au châtiment, ajouta Nicolas.
Cela leur sera utile – et j’extirperai cet esprit révolutionnaire.
Je l’arracherai à la racine, songea-t-il.
– À vos ordres », dit Tchernecheff, avant d’en revenir,
après un court silence, et en réajustant son toupet,
sur les affaires du Caucase. « Alors qu’ordonnez-vous
d’écrire à Mikhaïl Sémionovitch ?
– Il faut s’en tenir à la destruction des demeures et
des vivres dans la Tchetchnia, et les harceler par des incursions,
dit Nicolas.
– Et au sujet de Hadji Mourad, qu’ordonnez-vous ?
demanda Tchernecheff.
130
– Mais Vorontzoff écrit qu’il veut l’employer au
Caucase.
– Ne serait-ce pas risqué ? hasarda Tchernecheff, en
évitant le regard de Nicolas. J’ai peur que Mikhaïl Sé-
mionovitch ne soit trop confiant.
– Et toi, qu’en penses-tu ? l’interrogea brutalement
Nicolas, lequel n’était pas dupe des intentions de Tchernecheff
qui tenait à présenter sous un jour défavorable les
dispositions de Vorontzoff.
– Il serait plus sûr de l’expédier en Russie.
– Vraiment ! s’exclama Nicolas d’un ton moqueur.
Moi je ne le pense pas et je suis d’accord avec Vorontzoff.
Écris-lui dans ce sens.
– À vos ordres », dit Tchernecheff, puis il se leva et
prit congé.
Dolgorouki qui, pendant tout le rapport, n’avait prononcé
que quelques mots à propos du déplacement des
troupes en réponse à des questions que lui avait posées
Nicolas, sortit également.
C’est Bibikoff qui fut introduit après Tchernecheff.
Gouverneur général des provinces de l’Ouest, il était venu
prendre congé de l’empereur. Ce dernier approuva les
mesures qu’il avait prises contre les paysans révoltés qui
ne voulaient pas se soumettre à l’orthodoxie, et lui ordonna
de traduire devant un conseil de guerre tous ceux
qui désobéiraient – ce qui signifiait qu’il les condamnait à
la bastonnade entre deux rangs de soldats. Il donna encore
l’ordre d’incorporer dans l’armée, comme simple
131
soldat, le directeur d’un journal qui avait révélé que plusieurs
milliers de paysans appartenant au Trésor avaient
été enregistrés comme appartenant personnellement à
l’empereur.
« J’ai fait cela parce que je le jugeais nécessaire, dit-il,
et je ne permettrai pas que l’on discute mes actes. »
Bibikoff n’était pas dupe de la cruauté des mesures
concernant les uniates, ni de l’injustice de ce transfert des
paysans qui, d’hommes libres, devenaient ainsi paysans
de la famille impériale, c’est-à-dire serfs de la famille.
Mais il n’y avait rien à objecter. Montrer son désaccord
avec l’ordre de Nicolas signifiait perdre cette situation
brillante dont il jouissait aujourd’hui, acquise au terme
de quarante années de labeur. Aussi inclina-t-il respectueusement
sa tête aux cheveux noirs et grisonnants en
signe d’obéissance, prêt à exécuter la volonté impériale,
si cruelle, folle et malhonnête fût-elle.
Ayant donné congé à Bibikoff, Nicolas, avec la
bonne conscience du devoir accompli, s’étira, regarda sa
montre puis alla s’habiller pour la sortie. Il revêtit un uniforme
à épaulettes, étincelant de décorations et de rubans.
Il se rendit ensuite dans le salon de réception où plus
de cent personnes, les messieurs en uniforme, les dames
en robe de gala, décolletées, tous rangés selon des places
déterminées, attendaient sa venue avec inquiétude. Il
s’avança, le regard terne, la poitrine bombée, le ventre
saillant et, les sentant tous tremblants de servilité, leurs
regards tournés vers lui, il prit un air encore plus solen-
132
nel. Quand ses yeux rencontraient des visages connus, il
se remémorait les noms, s’arrêtait, prononçait quelques
mots soit en russe, soit en français, ou bien, posant sur
ses interlocuteurs son regard méprisant, glacial et terne, il
écoutait ce qu’on lui disait.
Après les félicitations, Nicolas se rendit à la chapelle.
Dieu, par l’intermédiaire de ses serviteurs, le saluait et lui
adressait des louanges, de même que les hommes ; et Nicolas
recevait ces saluts et ces louanges comme une chose
due, bien que cela l’ennuyât déjà. Mais il en devait être
ainsi, car de lui seul dépendaient le bien-être et le bonheur
de tout l’univers, et même si cela le fatiguait, il ne
refusait pas au monde son aide bienveillante.
Quand, à la fin de l’office, un superbe diacre coiffé
avec soin prononça le souhait de longue vie et que les
chanteurs, de leurs belles voix, reprirent ses paroles, Nicolas
se retourna et aperçut Madame Nelidoff qui se
trouvait près de la fenêtre. Il jeta un regard sur ses épaules
et établit en sa faveur la comparaison avec la demoiselle
de la veille.
Après la messe, il se rendit chez l’impératrice et demeura
quelques minutes avec sa famille, à plaisanter avec
ses enfants et sa femme. Ensuite, il traversa l’Ermitage
pour aller chez le ministre de la Cour, Volkonski, à qui il
ordonna, entre autres, de payer sur sa cassette privée une
pension annuelle à la mère de la demoiselle d’hier. Enfin,
il sortit faire sa promenade habituelle.
Le dîner avait lieu ce soir-là dans la salle de Pompéi.
Outre les fils cadets de Nicolas et de Michel, y étaient
133
conviés le baron Liven, le comte Rjevuski, Dolgorouki,
l’ambassadeur de Prusse ainsi que l’aide de camp du roi
de Prusse.
En attendant l’arrivée du couple impérial,
l’ambassadeur de Prusse et le baron Liven engagèrent
une conversation des plus intéressantes à propos des
nouvelles inquiétantes reçues de Pologne.
« Il nous faudrait cent mille hommes dans chacune
de ces contrées de Russie que sont la Pologne et le Caucase
», dit Liven.
L’ambassadeur prit un air étonné.
« Vous dites… la Pologne ? s’enquit-il.
– Parfaitement. Ah ! ce fut un coup de maître de la
part de Metternich de nous l’avoir laissée sur les bras. »
À cet instant parut l’impératrice, tête inclinée, sourire
figé, suivie de Nicolas.
Pendant le dîner, Nicolas évoqua le ralliement de
Hadji Mourad et déclara que la guerre du Caucase serait
bientôt terminée grâce aux ordres qu’il avait donnés
d’exterminer les montagnards par la coupe des forêts et
d’établir un système de fortifications.
L’ambassadeur échangea un rapide regard avec l’aide
de camp prussien car, pas plus tard que ce matin, ils
avaient critiqué les prétentions de fin stratège de
l’empereur. Et Nicolas faisait une fois de plus étalage de
ses plans histoire de prouver ses grandes capacités militaires.
134
Après le dîner, Nicolas assista au ballet où évoluaient,
en maillots, une centaine de femmes. L’une
d’elles lui plut particulièrement ; il fit appeler le maître du
ballet – un Allemand – le remercia et lui donna une bague
ornée d’un diamant avec ordre de la remettre à la
danseuse.
Le lendemain, lors de son entrevue avec Tchernecheff,
Nicolas demanda que l’on confiât à Vorontzoff la
tâche de harceler la Tchetchnia et de l’assiéger en priorité,
vu que Hadji Mourad était désormais leur allié.
Tchernecheff écrivit en ce sens à Vorontzoff, et un
autre courrier, cravachant à mort les chevaux et maltraitant
les postillons, partit pour Tiflis.
135
XVI
En exécution de l’ordre de l’empereur Nicolas, dès
janvier 1852, les hommes de Vorontzoff attaquèrent la
Tchetchnia.
Le détachement envoyé en incursion était composé
de quatre bataillons d’infanterie, de deux sotnias de Cosaques
et de huit canons. Cette colonne marchait au milieu
de la route, tandis que, de chaque côté, s’échelonnait une
chaîne ininterrompue de chasseurs, en hautes bottes et
pelisses courtes, coiffés d’un bonnet de fourrure, le fusil à
l’épaule et les cartouches en bandoulière, tantôt descendant,
tantôt montant les côtes.
Comme toujours lorsqu’il s’avançait en terrain ennemi,
le détachement observait le plus grand silence. Seul
résonnait de temps à autre le bronze des canons secoués
par les ornières ; parfois, un cheval, qui ne pouvait comprendre
l’ordre de marcher en silence, s’ébrouait ou hennissait
; un chef, mécontent de l’un de ses subordonnés,
criait, d’une voix rauque mais retenue, que la chaîne des
chasseurs était trop lâche, qu’elle marchait trop près ou
trop loin de la colonne. Une fois seulement, il se produisit
une certaine agitation, parce qu’une chèvre au ventre
blanc et au dos gris, et un bouc de même couleur avec de
petites cornes recourbées en arrière, bondirent près d’un
buisson d’ajoncs qui se trouvait entre la chaîne et la co-
136
lonne. Les beaux et craintifs animaux fuirent à toute vitesse,
mais ils passèrent si près de la colonne qu’un certain
nombre de soldats les poursuivirent parmi les cris et
les rires pour essayer de les tuer à la baïonnette. Les chè-
vres réussirent à se frayer un chemin à travers les soldats
et disparurent dans les montagnes, poursuivies par quelques
cavaliers et par les chiens de la compagnie,
s’égaillant comme des oiseaux. C’était l’hiver encore,
mais le soleil commençait à monter assez haut, et à midi,
quand le détachement, parti de bonne heure, eut parcouru
quatre verstes, il était très chaud et ses rayons si vifs
que l’acier des baïonnettes et le cuivre des canons étincelaient
comme autant de petits soleils qui faisaient mal
aux yeux. Les soldats venaient de traverser un ruisseau
rapide et clair ; devant eux s’étendaient des champs labourés
et des prairies et, dans le lointain, s’élevaient les
mystérieuses montagnes noires couvertes de forêts. Audelà
de ces montagnes sombres, d’autres se dessinaient
encore, et plus loin, tout près de l’horizon, se dressait,
toujours belle, toujours changeante, jouant avec la lumière
comme un diamant, la montagne aux neiges éternelles.
La cinquième compagnie marchait derrière Boutler,
un bel officier en tunique noire et bonnet de fourrure, le
porte-épée en sautoir, qui, de la garde, était passé à
l’armée du Caucase. Boutler éprouvait un sentiment excitant,
mélange de joie de vivre face au danger de la mort,
de désir d’action et de la conscience de participer à une
chose importante, dirigée par une seule volonté. Il allait
pour la deuxième fois au combat, et se disait que là, tout
de suite peut-être, on allait commencer à tirer sur eux ;
137
mais que lui ne baisserait pas la tête devant l’obus, ignorerait
le sifflement des balles et, comme il l’avait déjà fait,
redresserait la tête, un sourire dans les yeux, pour regarder
ses camarades et les soldats, et leur parler de la voix
la plus tranquille du monde de la pluie et du beau temps.
Le détachement quitta la grand-route et s’engagea
dans un chemin peu fréquenté qui traversait des champs
de maïs en se rapprochant de la forêt. Bientôt, dans un
sifflement sinistre, sans qu’on ait vu d’où il venait, un
obus vola et tomba en labourant le sol au milieu du train
des équipages près de la route, dans le champ de maïs.
« Ça commence ! » lança gaiement Boutler en souriant
au camarade qui marchait à côté de lui.
C’est alors qu’apparut en effet, sortant de la forêt,
une foule dense de Tchetchenz à cheval, avec tous leurs
fanions. Au milieu de cette armée se dressait un grand
étendard vert, et le vieux caporal de la compagnie, dont
la vue était perçante, confia à Boutler, qui était myope,
qu’il s’agissait probablement de Schamyl lui-même. Une
partie des Tchetchenz dévala la montagne, puis se profila
sur la crête d’un ravin à droite et entreprit de le descendre.
Un général de petite taille, en tunique noire et bonnet
de fourrure, montant un grand amblier blanc, ordonna
à Boutler de se porter à droite contre les cavaliers qui
descendaient.
Boutler conduisit rapidement sa compagnie dans la
direction indiquée mais, avant même d’avoir eu le temps
d’arriver jusqu’au ravin, il entendit derrière lui, l’un après
l’autre, dix coups de canon. Il se retourna : deux nuages
138
de fumée blanche s’élevaient au-dessus de leurs deux canons,
flottant le long du ravin. L’ennemi qui, évidemment,
avait compté sans l’artillerie, battit en retraite. La
compagnie de Boutler se mit alors à tirer sur les montagnards
et toute la vallée fut envahie par la fumée de la
poudre. On n’apercevait plus les montagnards qui
fuyaient qu’au-dessus du ravin : ils tiraient sur les cosaques
qui les poursuivaient. Le détachement put progresser
dans la montagne, et dans le creux de la seconde vallée,
ils découvrirent un aoul.
La compagnie de Boutler, lancée aux trousses des cosaques,
entra dans l’aoul. Il était absolument désert. On
ordonna aux soldats d’incendier le blé, le foin et même
les cabanes ; dans tout l’aoul se répandit une fumée âcre,
dans laquelle on apercevait des soldats occupés à sortir
des cabanes ce qu’ils y trouvaient, attrapant et tuant les
poules que les montagnards n’avaient pas réussi à emporter.
Les officiers s’installèrent un peu à l’écart de l’aoul
pour déjeuner et boire du vin. Le caporal leur apporta sur
une planche quelques rayons de miel.
On n’entendait pas du tout les Tchetchenz. Peu après
midi, les officiers donnèrent l’ordre au détachement de se
retirer. La compagnie se rangea en colonne derrière l’aoul
et Boutler se trouva posté à l’arrière-garde. À peine les
Russes s’étaient-ils mis en route que les Tchetchenz réapparurent
et poursuivirent la compagnie en tirant des
coups de feu.
Quand le détachement arriva en terrain découvert,
les montagnards disparurent à nouveau. Boutler n’avait
pas de blessés ; rasséréné, il se sentait d’humeur fort gaie.
139
Après que le détachement eut passé à gué la rivière traversée
le matin, les soldats se dispersèrent dans les
champs de maïs et les prairies ; les chanteurs de chaque
compagnie se regroupèrent et des chants retentirent bientôt
: « Regardez, regardez, les chasseurs, les chasseurs ! »
reprenaient en chœur les soldats, tandis que le cheval de
Boutler marchait d’un pas allègre au rythme de la musique.
Le chien de la compagnie, Tresorka, un chien poilu
et gris, courait la queue relevée, avec l’air soucieux d’un
chef, devant les soldats de Boutler. Quant à ce dernier, il
sentait le courage, la sérénité et la joie envahir son âme.
Pour lui, la guerre signifiait s’exposer volontairement au
danger, à la menace de la mort ; il méritait par consé-
quent une récompense, en sus du respect de ses camarades
et amis de Russie. Quelque étrange que cela puisse
sembler, cette facette sombre de la guerre – la mort, les
blessures des soldats, des officiers ou des montagnards –,
ne se présentait pas vraiment à son imagination, même
inconsciemment, et il préférait ne jamais regarder ni les
tués ni les blessés, afin de ne conserver que l’image poétique
qu’il s’était forgée de la guerre. Ce jour-là, les Russes
comptaient trois tués et douze blessés dans leurs rangs :
Boutler passa sans s’arrêter devant les cadavres étendus
sur le dos, et ne jeta qu’un bref coup d’œil sur une poitrine
méconnaissable, des mains cireuses et une tache
sombre, rougeâtre, à la tête. Quant aux montagnards, ce
n’étaient pour lui que des cavaliers dont il fallait se dé-
fendre.
« Ah, voilà ce que c’est, mon cher, lui dit le major,
profitant d’un silence entre deux chansons. Ce n’est pas
comme chez vous, à Pétersbourg : Par le flanc droit ! Par
140
le flanc gauche ! Ici, après les combats, on rentre à la
maison, et notre Marie nous sert un gâteau ou de la
bonne soupe. Ça, c’est une vie, n’est-ce pas ? Allons !
Quand l’aube parut ! » commanda-t-il aux soldats. C’était
sa chanson préférée.
Il n’y avait pas de vent. L’air était frais, pur et si
transparent que la montagne de neige qui se trouvait à
une centaine de verstes paraissait toute proche ; quand
les chanteurs se taisaient, on n’entendait plus que le bruit
régulier des pas des soldats et le cliquetis des armes, qui
auparavant semblaient accompagner les chants. La chanson
que chantait la cinquième compagnie, celle de Boutler,
avait été composée par un junker à la gloire du régiment
sur un motif de danse, et avait pour refrain : « C’est
autre chose, c’est autre chose, les chasseurs, les chasseurs
! »
Boutler chevauchait au côté de son supérieur hiérarchique,
le major Petroff, chez qui il demeurait. Il se ré-
jouissait d’avoir pris la décision de quitter la garde pour
aller au Caucase. La raison principale de ce choix était
qu’il avait perdu aux cartes à Pétersbourg une somme
telle qu’il ne lui restait plus rien. Il avait eu peur de
n’avoir plus la force de résister à la tentation du jeu en
restant à la garde, en n’ayant pourtant plus rien à perdre.
Maintenant tout cela était terminé : il y avait une autre
vie, une vie belle et courageuse. Il avait maintenant complètement
oublié sa ruine et ses dettes impayées ; le Caucase,
la guerre, les soldats, les officiers, le major Petroff –
un ivrogne, mais plein de bravoure et de courage –, tout
cela lui plaisait tellement que, parfois, il avait peine à
141
croire que c’était bien vrai, qu’il ne se trouvait plus à Pé-
tersbourg, dans cette salle enfumée où il pontait, plein de
haine pour le croupier, sentant une douleur qui lui meurtrissait
la tête, mais qu’il était ici, dans ce pays merveilleux,
parmi ces braves Caucasiens.
Le major avait pour compagne la fille d’un infirmier,
qu’on appela d’abord tout simplement Marie, et ensuite
Marie Dmitrievna. Marie Dmitrievna était une belle fille
blonde, au visage couvert de taches de rousseur, âgée
d’environ trente ans, et sans enfants. Quel qu’ait été son
passé, elle était fidèle au major qu’elle soignait comme
une nounou, attention indispensable, car souvent celui-ci
s’enivrait jusqu’à perdre conscience.
De retour à la forteresse, tout se passa comme l’avait
en effet prévu le major. Marie Dmitrievna lui servit, ainsi
qu’à Boutler et à deux autres officiers du détachement,
un bon dîner réconfortant. Le major but et mangea tellement
qu’il ne pouvait plus parler et finit par se retirer
dans sa chambre.
Boutler, épuisé lui aussi, mais fort content, ayant bu
un peu trop de vin du pays, fit de même. À peine eut-il
posé sa belle tête bouclée sur la paume de sa main après
s’être déshabillé, qu’il s’endormit d’un sommeil profond,
sans rêves ni réveils.
142
XVII
L’aoul détruit par l’incursion était ce même village où
Hadji Mourad avait passé la nuit avant de se rallier aux
Russes. Sado, son hôte, s’apprêtait à partir avec sa famille
dans la montagne au moment où les Russes
s’approchaient. Quand il retourna dans son aoul, il trouva
sa cabane détruite : le toit enfoncé, la porte et les poteaux
de la galerie brûlés et tout l’intérieur souillé. Et son fils,
ce beau garçon aux yeux brillants qui regardait avec enthousiasme
Hadji Mourad, venait d’être transporté, sans
vie, à la mosquée, sur un cheval bai : il avait été transpercé
d’un coup de baïonnette dans le dos. La femme à la
mine accorte qui avait servi le repas lors de la visite de
Hadji Mourad était maintenant vêtue d’une chemise dé-
chirée sur la poitrine, qui découvrait ses seins vieillis et
pendants. Les cheveux défaits, penchée sur le cadavre de
son fils, se déchirant jusqu’au sang le visage, elle ne cessait
de hurler sa douleur. Sado prit une pelle et une pioche
pour aller avec ses parents creuser la tombe de son
fils. Le vieux grand-père, assis près du mur de la cabane
démolie, taillait une petite baguette en regardant stupidement
devant lui. Il revenait de son rocher : les deux
meules de foin qui se trouvaient là-bas avaient été incendiées.
Les abricotiers, les cerisiers qu’il avait plantés et
soignés, avaient été brisés et brûlés, ainsi que ses ruches.
De tous côtés montaient les hurlements des femmes, les
143
pleurs des jeunes enfants et les bêlements du bétail affamé
que l’on ne pouvait plus nourrir. Les plus âgés des enfants
ne jouaient pas, observant avec des yeux inquiets
les grandes personnes. La fontaine avait été souillée, exprès
bien évidemment, de sorte qu’on ne pouvait plus y
puiser. De même, des ordures avaient été répandues dans
la mosquée que le mullah et ses aides nettoyaient. Personne
ne parlait de sa haine envers les Russes. Le sentiment
qu’éprouvaient tous les Tchetchenz, des petits aux
grands, était plus fort que la haine. Ce n’était pas de la
haine. Il était impossible aux Tchetchenz de considérer
ces chiens de Russes comme des êtres humains. C’était
un sentiment infini de dégoût et d’horreur ; leur étonnement
devant la cruauté stupide de ces créatures était tel,
que le désir de les exterminer, comme on a le désir
d’exterminer les rats, les araignées venimeuses ou les
loups, les envahissait, en un sentiment aussi naturel que
l’instinct de conservation.
Les habitants de l’aoul l’aoul se trouvaient maintenant
face à un véritable dilemme : demeurer ici et reconstruire
par des efforts inouïs tout ce qui avait coûté tant de travail
et avait été détruit si facilement, si stupidement, et
s’attendre à chaque moment à voir se répéter la même
chose, ou bien se soumettre aux Russes, en dépit de la loi
religieuse et du sentiment de dégoût et de mépris qu’ils
leur inspiraient. Les vieillards se mirent à prier, puis dé-
cidèrent à l’unanimité d’envoyer des ambassadeurs à
Schamyl pour lui demander aide et protection. Et, aussitôt,
l’on se mit à reconstruire ce qui avait été détruit.
144
XVIII
Le lendemain de l’attaque, assez tard déjà dans la
matinée, Boutler sortit de la maison par le perron de derrière.
Il avait l’intention de se promener, histoire de
s’aérer avant le thé du matin qu’il prenait ordinairement
avec Petroff. Le soleil était déjà au-dessus des montagnes
et faisait étinceler les cabanes blanches à droite de la rue.
Comme toujours, la vue sur la gauche était fort agréable
et reposante : des montagnes sombres couvertes de forêts
qui se succédaient dans le lointain, et une chaîne de pics
couverts de neige, qui ressemblaient à des nuages. Boutler
contemplait ces montagnes, respirant à pleins poumons
et se réjouissant d’être en bonne santé et de vivre
dans un si beau pays. Il était heureux d’avoir si bien mené
le combat la veille, en particulier pendant la retraite,
quand l’affaire était devenue plus dangereuse. Il se ré-
jouissait fort aussi de la manière dont, à leur retour, Marie,
ou plutôt Marie Dmitrievna, la compagne de Petroff,
les avait régalés, et de sa façon de se montrer simple et
charmante envers tous, et surtout, lui semblait-il, tendre
avec lui.
Marie Dmitrievna, avec sa natte épaisse, ses larges
épaules, sa forte poitrine, et ce sourire qui éclairait son
bon visage couvert de taches de rousseur, attirait malgré
lui Boutler, jeune célibataire vigoureux ; il lui semblait
même ne pas lui être indifférent. Mais il ne voulait pas
145
agir de façon malhonnête vis-à-vis de son brave et naïf
camarade, et se comportait avec Marie Dmitrievna de la
façon la plus simple et la plus respectueuse. Un sentiment
de satisfaction envahit Boutler, occupant toute sa personne.
Mais le bruit de sabots sur la route poudreuse le
tira de ses rêveries : « On dirait plusieurs cavaliers. » Il leva
la tête et aperçut en effet, au bout de la rue, un groupe
de cavaliers qui s’avançaient au pas. À la tête de deux dizaines
de cosaques chevauchaient deux hommes, l’un en
tcherkeska blanche, coiffé d’un haut bonnet à turban,
l’autre portant l’uniforme d’officier de l’armée russe,
brun, au nez aquilin, tout couvert d’argent, jusqu’à ses
armes. Le cavalier au turban montait un superbe alezan,
à la tête petite et aux très beaux yeux. L’officier chevauchait
un grand et élégant cheval du Karabakh. Boutler,
amateur de chevaux, apprécia tout de suite les qualités
rares du premier cheval, et demeura où il était pour savoir
quels étaient ces hommes. L’officier vint s’adresser à
lui.
« Est-ce la maison du chef ? » demanda-t-il en trahissant
par son accent une origine étrangère.
Boutler répondit affirmativement. « Et qui est celuici
? ajouta-t-il en s’approchant de l’officier et lui désignant
des yeux l’homme au turban.
– C’est Hadji Mourad. Il logera chez le chef », ré-
pondit-il.
Boutler avait entendu parler de Hadji Mourad et de
son ralliement aux Russes, mais il ne s’attendait point à
le voir ici, dans cette petite forteresse.
146
Hadji Mourad le regardait d’un air amical.
« Bonjour ! Kotkildi ! lança Bouder, prononçant le
salut tatar qu’il avait appris.
– Saouboul ! » répondit Hadji Mourad, en secouant la
tête.
Il s’approcha de Bouder, lui tendit sa main qui tenait
la cravache.
« Le chef ? demanda-t-il.
– Non. Le chef est là. Je vais le prévenir », dit Boutler
en s’adressant à l’officier. Il gravit les marches du perron
et poussa la porte. Mais la porte du grand perron, selon
l’expression de Marie Dmitrievna, était fermée. Boutler
frappa. Ne recevant pas de réponse, il fit le tour pour passer
par l’autre entrée. Il appela son ordonnance mais de
nouveau personne ne répondit. N’ayant rencontré âme
qui vive, il finit par entrer dans la cuisine. Marie Dmitrievna,
le visage en feu, un fichu sur la tête, les manches
relevées au-dessus de ses bras pâles et potelés, coupait de
la pâte, aussi blanche que ses bras, pour faire des petits
pâtés.
« Où sont passées les ordonnances ? lui demanda
Boutler.
– Elles sont allées se soûler, répondit Marie Dmitrievna.
Mais que voulez-vous ?
– Il faut ouvrir la porte. Il y a devant la maison une
bande de montagnards. Hadji Mourad est arrivé.
147
– Vous en inventez des histoires ! fit Marie Dmitrievna
en souriant.
– Je ne plaisante pas. Il est devant votre porte.
– Comment ! Est-ce possible ? dit-elle.
– Mais pourquoi est-ce que je mentirais ? Allez voir
vous-même ; il est près du perron.
– En voilà une histoire ! fit Marie Dmitrievna en dé-
roulant ses manches et tâtant avec ses mains les épingles
de sa lourde natte. Alors je cours réveiller Ivan Matveievitch
!
– Non, j’irai moi-même. Et toi, Bondarenko, va ouvrir
la porte, ordonna Boutler.
– Fort bien », approuva Marie Dmitrievna qui se remit
à sa cuisine.
Apprenant que Hadji Mourad venait d’arriver, Ivan
Matveievitch, qui avait déjà entendu parler de lui à
Groznaia, ne s’en montra nullement étonné. Il se leva,
roula une cigarette, l’alluma, et se mit à s’habiller en
toussant bruyamment et en maugréant contre les chefs
qui lui envoyaient ce diable.
Quand il fut habillé, il demanda à son ordonnance sa
potion. L’ordonnance, sachant que c’était l’eau-de-vie
qu’il appelait potion, s’exécuta.
« Il n’y a pas de pire saleté, grommela-t-il, après avoir
bu un verre et mangé du pain noir. Voilà, mon cher, j’ai
bu du vin et j’ai mal à la tête. Eh bien, allons-y, je suis
prêt ! »
148
Il se rendit au salon où Boutler avait déjà fait entrer
Hadji Mourad et l’officier qui l’accompagnait.
Ce dernier remit à Ivan Matveievitch l’ordre du
commandant du flanc gauche de recevoir Hadji Mourad
et de lui permettre de communiquer avec les montagnards
par l’intermédiaire d’émissaires, mais de ne pas le
laisser sortir de la forteresse autrement qu’accompagné
de cosaques.
Quand il eut achevé la lecture du document, Ivan
Matveievitch observa Hadji Mourad et se pénétra du sens
de cet ordre. Après avoir ainsi porté plusieurs fois ses regards
du papier sur Hadji Mourad, il arrêta enfin ses
yeux sur celui-ci et déclara : « Cakchi Iek Iakchi ! Qu’il
s’installe ici ! Dis-lui que j’ai l’ordre de ne pas le laisser
sortir et qu’un ordre est sacré. Eh bien, Boutler, qu’en
penses-tu, où allons-nous le loger ? Dans la chancellerie
? »
Avant que Boutler ait eu le temps de répondre, Marie
Dmitrievna, qui avait quitté la cuisine et se tenait dans
l’embrasure de la porte, s’adressa à Ivan Matveievitch.
« Pourquoi donc ? Installez-le ici. Nous lui donnerons
la chambre d’amis et le débarras ; au moins nous
l’aurons à l’œil. » Elle examina Hadji Mourad, mais
quand leurs regards se rencontrèrent, elle détourna hâtivement
les yeux.
« Ma foi, je pense que Marie Dmitrievna a raison, dit
Boutler.
149
– Eh bien alors, va-t’en maintenant ! Les femmes
n’ont rien à faire ici », lança Ivan Matveievitch en fron-
çant les sourcils.
Pendant toute cette conversation Hadji Mourad était
demeuré assis, la main sur le manche de son poignard,
souriant avec un imperceptible mépris. Il affirma qu’il lui
était égal de vivre ici ou là, que la seule chose qui lui importait,
en accord avec le sardar, était la possibilité de se
mettre en rapport avec les montagnards, et qu’il désirait,
en conséquence, qu’on les laissât entrer chez lui.
Ivan Matveievitch lui en donna l’assurance, puis demanda
à Boutler de tenir compagnie à son hôte pendant
qu’on lui servirait une collation et préparerait les chambres,
car lui-même devait aller à la chancellerie remplir
les papiers nécessaires et donner des ordres.
Ce premier contact préfigurait les relations de Hadji
Mourad avec ses nouvelles connaissances de façon très
nette. En voyant Ivan Matveievitch, Hadji Mourad avait
aussitôt ressenti pour lui du dégoût et du mépris, et à partir
de cet instant il le prit toujours de haut. Mais Marie
Dmitrievna, qui lui préparait et lui apportait ses repas, lui
plaisait particulièrement. Il appréciait en elle sa simplicité
et surtout sa beauté étrangère, ainsi que le penchant inconscient
qu’elle éprouvait pour lui. Il tâchait de ne pas
la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux se tournaient
vers elle malgré lui, suivant le moindre de ses
mouvements. Quant à Boutler, dès leur première rencontre,
il se lia d’amitié avec lui. Il prenait grand plaisir à
discuter longuement, l’interrogeant sur sa vie, lui racontant
la sienne et lui communiquant les nouvelles que
150
lui apportaient les émissaires sur la situation de sa famille
; il allait même jusqu’à lui demander des conseils.
Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Hadji Mourad
était dans la forteresse depuis quatre jours ; les émissaires
étaient déjà venus deux fois, et deux fois les informations
qu’ils rapportèrent se révélèrent mauvaises.
151
XIX
Peu après le ralliement de Hadji Mourad aux Russes,
sa famille fut amenée à l’aoul Dargo et tenue là-bas sous
bonne garde, en attendant la décision de Schamyl. Les
femmes, la vieille Patimate, les deux épouses de Hadji
Mourad et leurs cinq enfants demeuraient dans la cabane
du chef de troupe Ibrahim Rachid. Quant au fils de Hadji
Mourad, Ioussouf, un jeune adolescent de dix-huit ans, il
était emprisonné dans une sorte de fosse creusée dans le
sol à plus d’une sagène de profondeur. Il se trouvait là en
compagnie de sept criminels qui attendaient comme lui
que l’on décidât de leur sort.
Aucune décision n’avait encore été prise parce que
Schamyl était en campagne contre les Russes. Le 6 janvier
1852 il rentra chez lui, à Vedène, après une bataille
contre les Russes où, d’après ceux-ci, il avait été écrasé et
obligé de s’enfuir. Schamyl, au contraire, ainsi que tous
ses murides, estimait avoir remporté la victoire et chassé
les Russes. Dans cette bataille, Schamyl lui-même avait
tiré, ce qui lui arrivait très rarement, et, brandissant son
sabre, il avait voulu lancer son cheval sur les Russes,
mais les murides qui l’accompagnaient l’avaient retenu.
Deux d’entre eux avaient été tués à ses côtés.
Il était midi quand Schamyl, entouré d’un détachement
de murides qui caracolaient autour de lui, tiraient
152
des coups de fusil et de pistolet et criaient sans cesse :
« La Iliak ! Il Allah ! » s’approcha de sa demeure.
Toute la population du grand aoul Dargo se trouvait
dans la rue ou sur les toits, attendant son souverain, tirant
elle aussi en signe de triomphe des coups de fusil et
de pistolet. Schamyl montait un cheval arabe blanc qui
s’ébrouait gaiement à l’approche de la maison. Le harnachement
du cheval était des plus simples, sans ornements
d’or ni d’argent : un bridon en cuir rouge finement travaillé,
avec une petite rainure au milieu, des étriers de
métal, et une couverture rouge posée sous la selle.
L’iman portait une pelisse recouverte de drap brun, garnie
de fourrure noire au col et aux manches ; sa taille
longue et fine était prise dans une courroie noire à laquelle
pendait un poignard. Il portait sur la tête un haut
bonnet à fond plat orné d’un gland noir, entouré d’un
turban blanc dont le bout retombait derrière son cou. Ses
pieds étaient chaussés de sandales vertes et ses mollets
enveloppés de guêtres noires bordées d’un simple ruban.
En général l’iman ne portait aucun objet brillant, sa
haute personne droite, puissante, couverte d’habits sans
ornements, entourée de murides dont les vêtements et les
armes étaient ornés d’or et d’argent, suffisant à produire
l’impression qu’il désirait produire et dont il connaissait
l’influence sur le peuple. Son visage pâle encadré d’une
barbe rousse bien taillée, où ses petits yeux clignaient
constamment, était absolument immobile et semblait pé-
trifié. En traversant l’aoul il sentait, fixés sur lui, des milliers
d’yeux, mais les siens ne regardaient personne.
153
Les femmes de Hadji Mourad, comme tous les habitants,
sortirent sur le seuil de leur cabane pour assister à
l’arrivée de l’iman. Seule la vieille Patimate, la mère de
Hadji Mourad, ne voulut pas sortir. Elle demeura assise
sur le sol de la cabane, ses cheveux blancs épars, entourant
de ses longs bras ses genoux maigres. Clignant ses
yeux noirs brûlants, elle regardait les braises dans l’âtre.
Comme son fils, elle avait toujours haï Schamyl, et maintenant,
moins encore qu’autrefois, elle ne voulait surtout
pas le voir. Le fils de Hadji Mourad n’assista pas lui non
plus à l’entrée triomphale de Schamyl. Il entendit seulement,
du fond de son trou noir et puant, les coups de fusil
et les chants, où il souffrait comme souffrent les jeunes
gens pleins de vie privés de liberté dans un trou infect,
avec pour seule compagnie des hommes sales et flétris,
prisonniers qui, pour la plupart, se haïssaient les uns les
autres. Maintenant il enviait passionnément les hommes
qui jouissaient de l’air et de la lumière, caracolaient librement
sur de beaux chevaux autour du souverain, tiraient
des coups de fusil et chantaient « La Iliak ! Il Allah
! »
Après avoir traversé l’aoul, Schamyl pénétra dans une
grande cour qui menait à une autre, intérieure, dans laquelle
se trouvait son harem. Deux lezguines armés vinrent
à sa rencontre près de la porte ouverte de la première
cour. Elle était pleine de gens. Il y avait là des hommes
venus de loin pour affaires personnelles, des quémandeurs
ainsi que des gens appelés par Schamyl lui-même
pour être entendus et jugés.
154
Quand Schamyl parut, tous ceux qui se trouvaient là
se levèrent et saluèrent respectueusement l’iman, en croisant
les mains sur leurs poitrines. Quelques-uns se mirent
à genoux et gardèrent cette pose tandis qu’il traversait
toute la première cour, de la porte extérieure à la porte
intérieure. Schamyl reconnut parmi les personnes qui
l’attendaient beaucoup d’individus qui lui étaient désagréables
et nombre de quémandeurs ennuyeux qu’il fallait
ménager ; mais malgré cela, il garda le même visage
impassible en passant devant eux. Une fois parvenu dans
la cour intérieure, il descendit de cheval, tout près de
l’entrée, à gauche, devant le vestibule de sa demeure.
Les fatigues de la campagnes étaient moins physiques
que morales ; Schamyl savait – même si, autour de
lui, on parlait de sa campagne comme d’une victoire –,
que c’était un échec car plusieurs aouls de Tchetchenz
avaient été ruinés et incendiés, et ce peuple, changeant et
léger, hésitait désormais sur l’attitude à adopter. Certains,
surtout ceux dont les Russes s’étaient le plus rapprochés,
étaient déjà prêts à passer de leur côté. Tout cela
était grave et exigeait des mesures. Mais, pour le moment,
Schamyl ne voulait penser à rien. Il ne désirait
qu’une chose, le repos et le charme des caresses de l’une
de ses compagnes, sa favorite, Aminete, une jeune
femme de dix-huit ans, aux yeux noirs et aux jambes
agiles.
Mais il n’était pourtant pas question de voir maintenant
Aminete, qui se trouvait ici même, derrière la grille
qui séparait, dans la cour intérieure, la demeure des
femmes de celle des hommes – Schamyl était même
155
convaincu qu’au moment où il descendait de son cheval,
Aminete, avec d’autres femmes, regardait par une fente
de la grille. Il ne pouvait aller chez elle, et encore moins
s’allonger sur les coussins pour se reposer, car il fallait,
avant tout, accomplir le rite exigé à midi, rite auquel il ne
se sentait nullement disposé, mais qu’il ne pouvait négliger,
vu sa situation de guide religieux du peuple.
L’accomplissement de ces rites était pour lui aussi nécessaire
que de s’alimenter chaque jour. Il fit donc l’ablution
et la prière et, quand il eut terminé, il appela ceux qui
l’attendaient.
Son beau-père et maître se présenta le premier.
C’était un vieillard, haut de taille, aux cheveux et à la
barbe blancs comme neige, au visage frais et rosé. Il se
nommait Djemal Edip. Après avoir prié, il entreprit
d’interroger Schamyl sur les événements de la campagne,
puis lui raconta ce qui s’était passé dans les montagnes en
son absence.
Parmi les événements de toutes sortes – meurtres par
vengeance, vols de bétail, accusations d’inobservance des
prescriptions de Tarikat (défense de fumer, de boire de
l’alcool) –, Djemal Edip raconta que Hadji Mourad avait
envoyé des hommes pour conduire sa famille chez les
Russes ; mais on les avait déjoués et la famille avait été
transférée à Vedène, où elle se trouvait maintenant sous
bonne garde, en attendant la décision de l’iman.
Dans la pièce voisine, celle des hôtes, des vieillards
étaient rassemblés pour juger toutes ces affaires, et Djemal
Edip conseilla à Schamyl de tout régler aujourd’hui
156
même afin de les laisser repartir, car ils attendaient là depuis
trois jours déjà.
Après avoir mangé les mets que lui apporta Zaïdete,
une femme noire au visage désagréable et au nez pointu,
qu’il n’aimait pas mais qui était sa première femme,
Schamyl passa dans la chambre du Conseil. Les six
hommes qui composaient son conseil, des vieillards à
barbes blanches, grises ou rousses, en hauts bonnets avec
ou sans turban, en bechmets et tcherkeska neufs, ceints de
courroies dans lesquelles étaient passés des poignards, se
levèrent à sa rencontre. Schamyl les dominait tous d’une
tête. Comme lui, ils levèrent leurs mains, les paumes en
dehors et, fermant les yeux, dirent une prière ; puis ils
passèrent leurs mains sur leurs visages, les faisant glisser
jusqu’à l’extrémité de la barbe où elles se rejoignaient.
Cela fait, tous s’assirent, Schamyl au milieu, sur un coussin
plus élevé, et la discussion des affaires commença.
Celles concernant les accusations de crimes étaient
résolues d’après la Charia : deux hommes furent
condamnés pour vol, à avoir les mains coupées ; un autre,
pour meurtre, à avoir la tête tranchée ; trois furent
acquittés. Ensuite on se mit à discuter les affaires militaires,
principalement les mesures à prendre pour empêcher
les Tchetchenz de se rallier aux Russes. Djemal Edip
proposa de leur envoyer le message suivant : « Je vous
souhaite la paix éternelle en Dieu tout-puissant ! J’ai entendu
dire que les Russes vous flattaient et vous appelaient
à la soumission. Ne les croyez pas, ne vous soumettez
pas et attendez. Si vous n’en êtes pas récompensés
dans cette vie, vous en recevrez la récompense dans la vie
157
future. Rappelez-vous ce qui s’est passé auparavant,
quand on vous a pris vos armes. Si Dieu, alors, en 1840,
ne vous avait pas donné raison, vous seriez déjà soldats
et vos femmes ne porteraient plus le pantalon, et seraient
souillées. Jugez l’avenir d’après le passé. Mieux vaut
mourir dans les combats contre les Russes que de vivre
avec les infidèles. Attendez, et moi, je viendrai avec le
Coran et l’épée chez vous pour vous conduire contre les
Russes. C’est pourquoi maintenant je vous ordonne sévè-
rement de ne pas suivre l’idée de vous soumettre aux
Russes, serait-ce même en pensée. »
Schamyl approuva cette proclamation et, l’ayant signée,
résolut de l’envoyer dans tous les aouls.
La discussion porta ensuite sur le cas de Hadji Mourad.
Cette affaire avait beaucoup d’importance aux yeux
de Schamyl, bien qu’il ne voulût pas l’avouer. Il
n’ignorait pas que si Hadji Mourad, avec son habileté,
son courage et sa bravoure, se fut trouvé à ses côtés, il ne
lui serait pas arrivé ce qui venait de lui arriver en Tchetchnia.
Il avait tout intérêt à se réconcilier avec Hadji
Mourad pour profiter à nouveau de ses services. Mais si
la chose étant impossible, on ne pouvait en aucun cas
admettre qu’il apportât son aide aux Russes et il faudrait
le faire tuer. On pouvait soit envoyer un homme à Tiflis
qui l’exécuterait là-bas, soit le mander ici, et en finir avec
lui. Pour le faire venir, on disposait d’un excellent moyen
de pression : sa famille, et surtout son fils, que Hadji
Mourad – Schamyl le savait – aimait passionnément. Il
fallait donc agir par l’intermédiaire du fils.
158
Quand les conseillers abordèrent le sujet, Schamyl
ferma les yeux et se tut. Ils savaient que, lorsqu’il fermait
ainsi les yeux, leur iman écoutait la voix du Prophète, qui
lui indiquait ce qu’il fallait faire. Au bout d’un silence
solennel de cinq minutes, Schamyl rouvrit les yeux, cligna
des paupières et dit : « Amenez-moi le fils de Hadji
Mourad.
– Il est ici », répondit Djemal Edip.
Ioussouf, maigre et pâle, déguenillé et puant, mais
toujours beau de corps et de visage, avec les mêmes yeux
brûlants que sa grand-mère Patimate, se trouvait en effet
déjà dans la cour extérieure, attendant qu’on l’appelât.
Ioussouf ne partageait pas les sentiments de son père
envers Schamyl. Il ne connaissait pas tout le passé ou, du
moins, il ne l’avait pas vécu, si bien qu’il ne comprenait
pas pourquoi son père affichait une hostilité à ce point
acharnée envers Schamyl. Lui ne désirait qu’une chose :
continuer à mener cette vie facile et généreuse, qu’il menait
à Khounzakh, étant fils de naïb ; à ses yeux, il ne servait
de rien d’être ainsi l’ennemi juré de Schamyl.
Contrairement à son père, il l’admirait particulièrement,
et avait pour lui ce culte enthousiaste si répandu dans les
montagnes.
Ce fut donc avec un sentiment d’adoration craintive
pour l’iman qu’il entra dans la chambre. Il s’arrêta près
de la porte et ses yeux rencontrèrent le regard obstiné des
yeux clignotants de Schamyl ; il se tint immobile un instant,
puis s’approcha de Schamyl dont il baisa la grande
159
main blanche aux longs doigts. « Tu es le fils de Hadji
Mourad ?
– Oui, iman.
– Tu sais ce qu’il a fait ?
– Je le sais, iman, et le regrette.
– Sais-tu écrire ?
– Je me préparais à être mullah.
– Alors, écris à ton père que s’il revient à moi, tout de
suite, avant Baïram, je lui pardonnerai, et tout sera
comme avant. Mais sinon, s’il choisit de rester chez les
Russes, alors – Schamyl fronça sévèrement les sourcils –
ta grand-mère, ta mère et toute ta famille seront envoyés
en différents aouls, et toi, je te ferai couper la tête. »
Pas un seul muscle du visage de Ioussouf ne tressaillit.
Il inclina la tête, en signe qu’il avait compris les paroles
de Schamyl.
« Écris cela, et remets la lettre à mon envoyé. »
Schamyl se tut et observa longuement Ioussouf.
« Ajoute que j’ai eu pitié de toi, que finalement je ne
te tuerai pas, mais que je te ferai crever les yeux, comme
je le fais à tous les traîtres. Va. »
Ioussouf semblait calme en présence de Schamyl,
mais quand on l’eut fait sortir de la pièce, il se jeta sur
celui qui le conduisait, lui arracha son poignard et tenta
de se tuer ; mais on parvint à lui saisir les mains, et les lui
ayant attachées, on le ramena dans la prison.
160
Ce soir-là, quand la nuit fut tombée, une fois la prière
dite, Schamyl, couvert d’une pelisse blanche, se rendit de
l’autre côté de la grille dans cette partie de la cour où se
trouvaient ses femmes et il se dirigea vers la chambre
d’Aminete. Celle-ci ne s’y trouvait pas : elle était chez
d’autres femmes. Schamyl, tâchant de faire le moins de
bruit possible, se dissimula derrière la porte de la chambre
pour l’attendre. Mais Aminete lui en voulait parce
qu’il avait fait cadeau d’une étoffe de soie à Zaïdete et
pas à elle. Elle le vit entrer et sortir de sa chambre, la
chercher, et décida de ne pas retourner chez elle. Elle resta
longtemps cachée près de la porte de la chambre de
Zaïdete en riant doucement, à observer sa silhouette
blanche qui tantôt entrait, tantôt sortait de la chambre.
L’ayant attendue en vain, Schamyl retourna chez lui
pour la prière de minuit.
161
XX
Hadji Mourad vivait depuis une semaine dans la forteresse
chez Ivan Matveievitch. Bien que Marie Dmitrievna
eut souvent à se fâcher contre le velu Khanefi –
Hadji Mourad n’avait amené avec lui que Khanefi et Eldar
– et une fois dut même le chasser de la cuisine parce
qu’il avait failli la tuer, elle nourrissait visiblement un
sentiment particulier de respect et de sympathie pour
Hadji Mourad. Désormais ce n’était plus elle qui lui servait
ses repas ; elle avait laissé ce soin à Eldar, mais elle
profitait de chaque occasion pour venir le voir et lui rendre
service. Elle participait aussi vivement aux pourparlers
engagés au sujet de sa famille. Elle savait combien il
avait de femmes, connaissait le nombre de ses enfants et
leur âge ; chaque fois que Hadji Mourad recevait la visite
d’un émissaire, elle l’interrogeait autant que faire se pouvait
sur le résultat des pourparlers.
Quant à Boutler, durant cette semaine, il s’était tout
à fait lié d’amitié avec Hadji Mourad. Parfois ce dernier
venait dans sa chambre, parfois c’était Boutler qui allait
chez lui ; ils causaient ensemble par l’intermédiaire d’un
interprète, ou s’entretenaient seuls, par signes ou par gestes,
et surtout par des sourires.
Il était évident que Hadji Mourad appréciait Boutler.
Cela se voyait d’ailleurs à la façon dont Eldar le traitait.
162
Quand Boutler entrait dans la chambre de Hadji Mourad,
Eldar venait à sa rencontre en souriant joyeusement
de toutes ses dents brillantes et disposait hâtivement des
coussins sur son siège, avant de le débarrasser de son
épée, s’il en avait une.
Bouder avait fait aussi la connaissance du velu Khanefi,
le frère de sang de Hadji Mourad, et s’était lié
d’amitié avec lui. Khanefi connaissait beaucoup de chansons
montagnardes et les chantait très bien. Hadji Mourad,
pour faire plaisir à Boutler, ordonnait à Khanefi
d’interpréter celles qui lui plaisaient. Khanefi avait une
voix de ténor, très haute, et il chantait avec une netteté et
une expression extraordinaires. Une des chansons
qu’aimait particulièrement Hadji Mourad avait frappé
Boutler par sa mélodie solennelle et triste. Il demanda à
l’interprète de lui en traduire les paroles.
Le chant évoquait la vengeance du sang et les évé-
nements qui liaient Khanefi et Hadji Mourad : « La terre
séchera sur ma tombe, et tu m’oublieras, ma mère ! Le
cimetière se couvrira d’herbe, et l’herbe étouffera ta douleur,
mon vieux père ! Les larmes sécheront dans les yeux
de ma sœur. La douleur s’envolera de son cœur. Mais
toi, mon frère aîné, tu ne m’oublieras pas, tant que tu
n’auras pas vengé ma mort ! Tu ne m’oublieras pas non
plus, mon second frère, tant que tu ne seras pas couché à
mes côtés ! Tu es chaude, ô balle, et tu portes la mort.
Mais n’étais-tu pas ma fidèle esclave ? Tu es noire, ô
terre, tu me couvriras. Mais ne t’ai-je point foulée avec
mon cheval ? Tu es froide, ô mort, mais je fus ton maître.
163
C’est la terre qui prendra mon corps ; c’est le ciel qui
prendra mon âme ! »
Hadji Mourad écoutait toujours cette chanson les
yeux fermés et, quand elle s’achevait, après la longue
note mourante de la fin, il disait toujours, en russe :
« Bonne chanson, sage chanson. »
Depuis l’arrivée de Hadji Mourad et la naissance de
son amitié avec lui et ses murides, la poésie de la vie particulière
et énergique des montagnards enflammait Boutler.
Il s’acheta un bechmet, une tcherkeska, des guêtres. Il
avait l’impression d’être lui-même un montagnard et de
vivre la même vie que ces hommes.
Le jour du départ de Hadji Mourad, Ivan Matveievitch
réunit quelques officiers pour l’accompagner. Ils se
trouvaient assis, les uns à la table où Marie Dmitrievna
servait le thé, les autres à une table chargée d’eau-de-vie,
de vin, de victuailles, quand Hadji Mourad, en costume
de voyage, entra en boitant dans la chambre qu’il traversa
à pas rapides et souples. Tous se levèrent, le saluèrent
et lui serrèrent la main chacun à leur tour. Ivan Matveievitch
l’invita à s’asseoir sur le divan, mais Hadji Mourad,
après l’avoir remercié, s’installa sur une chaise près de la
fenêtre.
Le silence qui s’était installé à son entrée ne paraissait
point le troubler. Il examina attentivement tous les
visages et posa un regard indifférent sur le samovar et les
victuailles. Un officier au tempérament fort gai, Petrovski,
qui rencontrait Hadji Mourad pour la première fois,
164
lui demanda, par l’intermédiaire de l’interprète, si Tiflis
lui avait plu.
« Ayah ! fit Hadji Mourad.
– Il dit que oui, traduisit l’interprète.
– Qu’est-ce qui lui a plu ? »
Hadji Mourad répondit que c’était surtout le théâtre.
« Ah bon ! Et le bal chez le général commandant en chef,
est-ce que cela lui a plu ? »
Hadji Mourad fronça les sourcils.
« Chaque peuple a ses coutumes. Chez nous les
femmes ne s’habillent pas ainsi, dit-il en regardant Marie
Dmitrievna.
– Qu’est-ce qui lui a déplu ?
– Nous avons un proverbe, reprit Hadji Mourad à
l’adresse de l’interprète. Le chien nourrissait l’iman avec
de la viande, et l’iman nourrissait le chien avec du foin.
Tous les deux avaient faim. » Il sourit. « À chaque peuple
correspond un mode de vie qui lui convient. »
Ensuite la conversation retomba. Les officiers se mirent
à boire du thé et à manger. Hadji Mourad prit le
verre de thé qu’on lui offrit et le posa devant lui.
« Voulez-vous de la crème ? du pain ? » demanda
Marie Dmitrievna en lui avançant l’un et l’autre.
Hadji Mourad inclina la tête.
« Alors, adieu ! dit Boutler en lui touchant le genou.
Quand nous reverrons-nous ?
165
– Adieu ! Adieu ! répéta Hadji Mourad en russe, le
sourire aux lèvres. Ami, je suis ton fidèle ami. Mais il est
temps de partir », ajouta-t-il en indiquant de la tête la direction
qu’il devait prendre.
À la porte de la chambre parut Eldar portant un
grand vêtement blanc sur son épaule et un sabre à la
main. Hadji Mourad l’appela auprès de lui. Eldar
s’approcha à grands pas et lui remit le manteau blanc et
le sabre. Hadji Mourad se leva, prit le manteau et l’offrit
à Marie Dmitrievna, en prononçant ces paroles que
l’interprète traduisit : « Tu as trouvé ce manteau joli,
prends-le.
– Mais, pourquoi ? demanda Marie Dmitrievna en
rougissant.
– C’est ainsi, répondit Hadji Mourad.
– Eh bien, je vous remercie, dit Marie Dmitrievna en
prenant le manteau. Que Dieu vous aide à sauver votre
fils, ajouta-t-elle. Oulen Takyhi, dites-lui que je lui souhaite
de sauver son fils. »
Hadji Mourad regarda Marie Dmitrievna et acquies-
ça de la tête. Ensuite, il saisit le sabre des mains d’Eldar
et le remit à Ivan Matveievitch. Celui-ci prit le sabre et se
tourna vers l’interprète : « Dis-lui qu’il prenne mon hongre
bai. Je n’ai que cela pour le remercier. »
Hadji Mourad agita la main devant son visage signifiant
qu’il n’avait besoin de rien et ne l’accepterait pas.
Puis, montrant d’un geste la montagne et son cœur, il
sortit. Presque tous lui emboîtèrent le pas. Les officiers
166
qui étaient restés dans la chambre tirèrent aussitôt le sabre
du fourreau pour en examiner la lame et en conclurent
que c’était un vrai Gourda.
Boutler accompagna Hadji Mourad sur le perron. Il
se produisit alors un incident imprévisible qui aurait pu
entraîner la mort de Hadji Mourad, si celui-ci n’avait été
aussi adroit.
Les habitants d’un aoul koumitzk, Tal-Katchou, qui
tenaient en grande estime Hadji Mourad et étaient déjà
venus plusieurs fois à la forteresse dans le seul but
d’apercevoir le célèbre naïb, avaient envoyé, trois jours
avant le départ de Hadji Mourad, des ambassadeurs pour
le prier de se rendre le vendredi dans leur mosquée. Mais
les princes de Koumitzk, qui demeuraient à Tal-Katchou,
haïssaient Hadji Mourad et voulaient se venger de lui par
le sang. Ayant appris sa venue, ils déclarèrent au peuple
qu’ils ne lui permettraient pas de pénétrer dans la mosquée.
Le peuple se révolta et une bagarre éclata entre eux
et les partisans des princes. Les autorités russes étouffè-
rent la querelle des montagnards et intimèrent à Hadji
Mourad l’ordre de ne pas se rendre dans la mosquée.
Hadji Mourad avait obéi ; l’affaire semblait terminée
lorsque au moment même du départ de Hadji Mourad,
comme il sortait sur le perron au bas duquel attendaient
ses chevaux, le prince koumitzk, Arelan Khan, que
connaissaient Boutler et Ivan Matveievitch, parut à cheval
devant la maison.
Ayant aperçu Hadji Mourad, il tira de sa ceinture un
pistolet et le mit en joue. Mais avant qu’il ait eu le temps
de tirer, Hadji Mourad, malgré sa claudication, bondit du
167
perron comme un chat et se jeta sur lui. Le coup de feu
partit mais n’atteignit point Hadji Mourad, qui d’une
main saisit la bride de son cheval et de l’autre arracha
son poignard à son adversaire en criant quelque chose en
tatar. Boutler et Eldar, dans un même élan, accoururent
vers les ennemis et leur saisirent les bras. Ayant entendu
des coups de feu, Ivan Matveievitch sortit.
« Qu’est-ce donc, Arelan ? Tu oses commettre une
lâcheté pareille dans ma maison ? dit-il, comme on venait
de lui apprendre ce qui s’était passé. Ce n’est pas bien,
mon cher. Dans les champs, faites ce que vous voudrez,
mais ici, chez moi, organiser une tuerie pareille, ça
non ! »
Arelan Khan était un homme très petit, à la moustache
noire ; tout pâle et tremblant, il descendit de cheval,
regarda avec colère Hadji Mourad et suivit Ivan Matveievitch
à l’intérieur. Hadji Mourad retourna près de ses
chevaux en respirant profondément, le sourire aux lèvres.
« Pourquoi a-t-il voulu te tuer ? lui demanda Boutler
par l’intermédiaire de l’interprète.
– Il dit que chez eux, telle est la loi, transmit
l’interprète. Arelan doit se venger de lui pour le sang versé.
– Et s’il te rattrape en route ? » s’inquiéta Boutler.
Hadji Mourad sourit.
« Eh bien ! S’il me tue, c’est que telle est la volonté
d’Allah ! Allons, adieu ! » fit-il de nouveau en russe. Il
saisit la crinière de son cheval et, comme il embrassait du
168
regard tous ceux qui l’accompagnaient, ses yeux rencontrèrent
avec tendresse ceux de Marie Dmitrievna.
« Adieu. Merci, lui dit-il. Merci.
– Que Dieu vous aide à sauver votre famille », lui ré-
péta-t-elle.
Il ne comprit pas les mots, mais il sentit sa sympathie
pour lui et lui fit un signe de la tête. « N’oublie pas ton
ami ! dit Boutler.
– Dis-lui que je suis un ami fidèle, que je ne
l’oublierai jamais », déclara-t-il à l’interprète.
Et, malgré sa jambe boiteuse, il sauta rapidement et
légèrement sur sa monture dès qu’il eut engagé son pied
dans l’étrier. Il s’installa sur la haute selle, tâta d’un geste
machinal son pistolet et arrangea son sabre. Puis, il
s’éloigna de la demeure d’Ivan Matveievitch, de cette
allure fière et particulière de montagnard à cheval. Khanefi
et Eldar enfourchèrent eux aussi leurs montures et
après avoir amicalement pris congé de leurs hôtes et des
officiers, ils suivirent au trot leur chef.
Comme de juste, on se mit à parler de celui qui venait
de partir.
« Quel brave gaillard ! Il s’est jeté comme un loup sur
Arelan Khan. Vous avez vu comme son visage s’est alors
transfiguré !
– Il nous trompera. Ce doit être une belle canaille !
lâcha Petrovski.
169
– Dieu fasse qu’il y ait beaucoup de pareilles canailles
parmi les Russes, intervint tout à coup avec humeur
Marie Dmitrievna. Il a vécu chez nous une semaine et
nous n’avons vu en lui que des qualités. Délicat, intelligent,
juste.
– Mais d’où tenez-vous cela ?
– J’ai pu en juger.
– Elle est amoureuse de lui, dit Ivan Matveievitch qui
arrivait tout juste. Ça c’est sûr.
– Amoureuse ! Eh bien, qu’est-ce que cela vous fait ?
Pourquoi dire du mal d’un brave homme ? Il est tatar,
mais c’est tout de même un brave homme.
– C’est vrai, Marie Dmitrievna, dit Boutler. Bravo de
l’avoir défendu ! »
170
XXI
La vie des habitants des forteresses d’avant-garde sur
la ligne de la Tchetchnia suivait son cours. Il y avait eu
depuis deux attaques ; des miliciens et des compagnies de
soldats avaient marché contre les montagnards, mais la
deuxième fois ceux-ci s’étaient enfuis sans qu’on ait pu
les rejoindre et, arrivés à Vozdvijenskaia, ils avaient volé
huit chevaux aux cosaques, après avoir tué l’homme qui
les conduisait à l’abreuvoir. Depuis que l’aoul avait été
ruiné, il n’y avait pas eu d’offensive, mais on s’attendait à
une grande expédition en Tchetchnia, suite à la nomination
comme nouveau chef du flanc gauche du prince Bariatinski.
Dès que celui-ci, ami du général gouverneur, ancien
commandant du régiment de Kabardine, arriva à Groznaia,
il réunit un détachement afin d’appliquer les mesures
prescrites par l’empereur, et que Tchernecheff avait
transmises à Vorontzoff.
Le détachement, réuni à Vozdvijenskaia, partit dans
la direction de Verkourinsk, où les troupes coupaient du
bois. Le jeune Vorontzoff avait là une magnifique tente
de drap, et sa femme, Marie Vassilievna, venait souvent
au camp pour y passer la nuit. Les relations de Marie
Vassilievna avec Bariatinski n’étaient un secret pour personne
; mais les officiers qui n’étaient pas de leur entou-
171
rage immédiat et les soldats, entre eux, la traitaient de
tous les noms car, lorsqu’elle se trouvait dans le camp, on
les envoyait au guet pendant toute la nuit. Les montagnards
avaient pris l’habitude d’avancer des canons et de
lancer des obus dans le camp ; la plupart du temps, ces
obus n’atteignaient pas leur but, aussi ne prenait-on
d’ordinaire aucune mesure contre ces attaques. Mais
pour empêcher que les montagnards ne tirent et
n’effrayent ainsi Marie Vassilievna, on envoyait des soldats
au guet. Et faire chaque nuit le guet pour que Madame
ne soit pas effrayée, c’était humiliant et révoltant.
Aussi les soldats et les officiers qui n’étaient pas reçus
dans la haute société ne se gênaient guère pour injurier
Marie Vassilievna.
Boutler se rendit un jour au camp pour revoir des
camarades du corps des pages, ainsi que d’anciens camarades
de régiment qui servaient dans celui de Kourinsk et
les aides de camp qu’il connaissait de la forteresse. Il se
sentit aussitôt d’humeur très enjouée. Il s’installa dans la
tente de Poltoradski et retrouva beaucoup de connaissances
qui l’accueillirent avec joie. Il alla aussi rendre visite à
Vorontzoff qu’il connaissait un peu, parce qu’ils avaient
tous deux servi un certain temps dans le même régiment.
Vorontzoff le reçut très amicalement et le présenta au
prince Bariatinski, qui l’invita au dîner d’adieu qu’il donnait
pour l’ancien chef du flanc gauche, son prédécesseur,
le général Kozlovski.
Le dîner fut splendide. On avait amené et installé une
série de tentes, et disposé une table magnifiquement dressée
tout le long de la rangée. Tout rappelait la vie de la
172
garde à Saint-Pétersbourg. À deux heures on se mit à table.
Au centre étaient assis face à face Kozlovski et Bariatinski.
Kozlovski avait à sa droite Vorontzoff et à sa gauche
la femme de celui-ci. Les officiers du régiment de
Kabardine et de Kourinsk avaient pris place tout le long,
de chaque côté. Boutler était placé à côté de Poltoradski ;
tous deux bavardaient gaiement et buvaient avec leurs
voisins. Quand on arriva au rôti, les ordonnances commencèrent
à verser le champagne. Poltoradski animé
d’une véritable crainte et de pitié dit alors à Boutler :
« Notre Kozlovski ne va pas pouvoir s’en tirer.
– Pourquoi ?
– Il doit faire un discours. Mais que peut-il dire ?
Oui, mon cher, prendre un retranchement sous les balles
et se retrouver en présence d’une dame et de ces messieurs
de la cour sont deux choses bien différentes. Vraiment
il fait pitié à voir. »
Le moment solennel était arrivé. Bariatinski se leva,
prit sa coupe et, s’adressant à Kozlovski, prononça un
bref discours. Quand il en eut terminé, Kozlovski se leva
et, d’une voix bégayante, un peu sourde, commença le
sien : « Par la volonté de Sa Majesté, je m’en vais… Je
me sépare de vous, messieurs les officiers… Mais, considérez-moi
toujours comme l’un des vôtres… Vous, messieurs
les officiers, vous savez bien qu’un soldat n’est jamais
seul sur le champ de bataille. C’est pourquoi, de
tout ce par quoi j’ai été récompensé dans mon service, de
tout ce dont m’a gratifié la bienveillance de Sa Majesté,
de toute ma situation ainsi que ma bonne réputation, de
tout, absolument de tout… » Ici sa voix trembla. « Je
173
vous suis redevable à vous seuls, mes amis ! » Et son visage
ridé se crispa encore davantage. Un sanglot monta
dans sa gorge et des larmes parurent dans ses yeux. « De
tout mon cœur, je vous apporte ma reconnaissance la
plus sincère et la plus cordiale. »
Kozlovski, incapable de prononcer un mot de plus,
se mit à embrasser les officiers. La princesse se cacha le
visage dans son mouchoir. Le prince Sémion Mikhaïlovitch,
la bouche crispée, clignait les paupières. Plusieurs
des officiers avaient les yeux humides. Boutler, qui
connaissait pourtant très peu Kozlovski, ne pouvait non
plus retenir ses larmes. Toute la scène l’avait beaucoup
ému.
Ensuite on leva des toasts : pour Bariatinski, pour
Vorontzoff, pour les officiers, pour les soldats ; et les officiers
sortirent de ce dîner grisés par le vin et par
l’enthousiasme militaire auquel ils étaient particulièrement
réceptifs.
Le temps était merveilleux, agréable, ensoleillé ; l’air
frais, vivifiant. De tous côtés les feux brûlaient en crépitant,
des chansons retentissaient. Il semblait que tous fê-
taient quelque chose. Boutler, l’esprit dispos, encore un
peu ému, se rendit dans la tente de Poltoradski. Quelques
officiers s’y étant réunis, on dressa une table pour le jeu
et l’aide de camp mit en banque cent roubles. À deux reprises,
Boutler sortit de la tente, la main sur sa bourse
dans la poche de son pantalon. Mais, à la fin, il ne put
plus tenir, et malgré la parole qu’il s’était donnée, et avait
donnée à ses frères, de ne pas jouer, il se mit à ponter.
Moins d’une heure après, tout rouge, en sueur, son uni-
174
forme taché de craie, il était assis les deux bras appuyés
sur la table, occupé à marquer les chiffres de ses mises sur
une carte froissée. Il avait tant perdu qu’il avait peur de
compter. Du reste, sans compter, il savait qu’il avait perdu
tous les appointements qu’il pouvait toucher d’avance
et que, même en y ajoutant le prix de son cheval, il ne
pourrait payer les sommes qu’avait inscrites l’aide de
camp qu’il ne connaissait pas. Il aurait continué à jouer,
si celui-ci, le visage sévère, n’avait déposé les cartes et
s’était mis à compter la colonne des chiffres de Boutler.
Ce dernier, confus, demanda de l’excuser s’il ne pouvait
payer sur-le-champ ce qu’il avait perdu, et dit qu’il
enverrait l’argent de chez lui. Mais, comme il disait cela,
il remarqua que tous avaient pitié de lui, et que tous,
même Poltoradski, évitaient son regard. C’était sa dernière
soirée ; il n’aurait pas dû jouer, mais aller chez Vorontzoff
qui l’avait invité et tout aurait été parfait, pensait-il.
Et maintenant, non seulement tout était loin d’être
parfait, mais c’était une véritable catastrophe.
Ayant dit adieu à ses camarades et à ses connaissances,
il partit chez lui. Aussitôt arrivé il se coucha et dormit
dix-huit heures d’affilée, comme on dort habituellement
après avoir perdu aux cartes.
Marie Dmitrievna, à qui il avait demandé de lui prê-
ter cinquante kopecks pour le pourboire du cosaque qui
l’avait accompagné, comprit devant sa triste mine et ses
réponses brèves qu’il avait perdu, et elle reprocha à Ivan
Matveievitch de l’avoir laissé partir.
175
Le lendemain Boutler s’éveilla à midi ; il se souvint
alors de sa situation et voulut se replonger dans l’oreiller
qu’il venait de quitter. Mais cela n’était pas possible. Il
fallait prendre des mesures pour trouver les quatre cent
soixante-dix roubles qu’il devait à un inconnu. Finalement,
il écrivit d’abord à son frère : il se repentait de sa
faute et le suppliait de lui envoyer pour la dernière fois
cinq cents roubles, sur le compte de ce moulin qui restait
encore en propriété indivise. Ensuite il écrivit à une parente
très avare, en lui demandant de lui prêter, à
n’importe quel taux, les mêmes cinq cents roubles. Ensuite
il alla trouver Ivan Matveievitch, sachant que lui,
ou plutôt Marie Dmitrievna, avait de l’argent et lui demanda
de lui prêter cinq cents roubles.
« Moi je te les donnerais bien tout de suite, dit Ivan
Matveievitch, mais Marie ne les donnera pas. Ces sacrées
bonnes femmes sont si radines ! Et pourtant, que diable,
il faut se tirer d’embarras ! On pourrait essayer chez ce
satané vivandier. »
Mais il était hors de question de faire un emprunt
chez le vivandier. De sorte que le salut de Boutler ne
pouvait venir que de son frère ou de la parente avare.
176
XXII
N’ayant pas atteint son but en Tchetchnia, Hadji
Mourad retourna à Tiflis, où chaque jour il venait chez
Vorontzoff, et quand celui-ci le recevait, il le suppliait de
réunir les prisonniers et de les échanger contre sa famille.
Il répétait que sans cela il n’était pas libre et ne pouvait,
comme il le désirait, servir les Russes et anéantir Schamyl.
Vorontzoff promettait vaguement de faire tout ce
qu’il pourrait, mais remettait l’affaire de jour en jour, pré-
textant qu’il prendrait une décision dès l’arrivée à Tiflis
du général Argoutinski, avec lequel il en discuterait.
Voyant cela, Hadji Mourad demanda à Vorontzoff
l’autorisation de vivre pour un certain temps à Noukha,
petite ville de la Transcaucasie, où il pensait avoir plus de
facilités pour continuer les pourparlers avec Schamyl et
avec les gens qui lui étaient dévoués, à lui et à sa famille.
En outre, à Noukha, ville musulmane, il y avait une
mosquée, et il pourrait plus commodément accomplir
tous les rites exigés par sa religion. Vorontzoff écrivit à ce
sujet à Pétersbourg et, en attendant la réponse, il prit sur
lui d’autoriser Hadji Mourad à séjourner à Noukha.
Pour Vorontzoff, pour les autorités de Pétersbourg,
ainsi que pour la majorité des Russes qui connaissaient
l’histoire de Hadji Mourad, cet événement n’était qu’un
épisode heureux dans la guerre du Caucase ou, tout sim-
177
plement, un événement intéressant. Mais pour Hadji
Mourad, cela représentait, ces derniers temps surtout, un
terrible tournant de sa vie. Malgré les difficultés, il avait
réussi à s’enfuir des montagnes pour sauver sa vie et par
haine pour Schamyl. Au début, il se réjouissait de ce ré-
sultat et méditait un plan pour attaquer Schamyl. Mais il
s’avéra que le salut de sa famille était plus difficile à obtenir
qu’il ne l’avait escompté. Schamyl s’était emparé
des siens, les tenait en captivité et menaçait d’envoyer les
femmes en différents aouls et de crever les yeux de son fils
ou de le tuer.
Hadji Mourad se rendit donc à Noukha pour tenter,
avec l’aide de ses partisans du Daghestan, d’arracher sa
famille par la ruse ou par la force des mains de Schamyl.
Les derniers émissaires qu’il reçut à Noukha lui apprirent
que les Abazes, qui lui étaient dévoués, se préparaient à
enlever les siens et à les conduire chez les Russes, mais
comme ils étaient trop peu nombreux pour cette entreprise,
ils ne pouvaient la risquer tant qu’ils seraient détenus
à Vedène ; ils attendraient pour cette opération que la
famille soit transportée à un autre endroit. Hadji Mourad
ordonna de dire à ses amis qu’il y aurait trois mille roubles
pour celui qui sauverait sa famille.
À Noukha on logea Hadji Mourad dans une petite
maison de cinq pièces, située non loin de la mosquée et
des palais du khan. Dans sa maison demeuraient aussi
les officiers attachés à sa personne, l’interprète et ses serviteurs.
La vie de Hadji Mourad se passait dans l’attente
et la réception des émissaires montagnards et en prome-
178
nades à cheval qu’il avait été autorisé à faire dans les environs.
Le 8 avril, en rentrant de la promenade, Hadji Mourad
apprit qu’en son absence un fonctionnaire était arrivé
de Tiflis de la part de Vorontzoff. Malgré tout son désir
de savoir de quelles nouvelles il était porteur, Hadji Mourad,
avant d’aller dans la pièce où celui-ci l’attendait en
compagnie du commissaire de police, se rendit chez lui et
fit sa prière de midi. Ce n’est qu’alors qu’il rejoignit la
pièce qui servait de salon et de salle de réception. Le
fonctionnaire qui venait de Tiflis était le conseiller d’État
Kiriloff ; il demanda à Hadji Mourad au nom de Vorontzoff
de revenir pour le 12 à Tiflis, afin qu’il puisse avoir
une entrevue avec le général Argoutinski.
« Iakchi ! » dit avec humeur Hadji Mourad. Le fonctionnaire
Kiriloff lui déplaisait. « Et l’argent, l’as-tu apporté
?
– Je l’ai apporté, répondit Kiriloff.
– Aujourd’hui, ça fait deux semaines, dit Hadji Mourad
en montrant dix doigts, puis quatre. Donne.
– Tout de suite, dit le fonctionnaire en prenant une
bourse dans sa sacoche. Et pourquoi diable lui faut-il de
l’argent ? » ajouta-t-il en russe, pensant que Hadji Mourad
ne le comprendrait pas. Mais Hadji Mourad avait
compris, et il regarda avec colère Kiriloff.
En sortant l’argent, celui-ci, qui cherchait à engager
la conversation avec Hadji Mourad afin de savoir ce qu’il
devait dire au prince Vorontzoff à son retour, lui deman-
179
da, par l’intermédiaire de l’interprète, s’il ne s’ennuyait
pas trop ici.
Hadji Mourad regarda de côté, avec mépris, le gros
petit homme, en civil et sans armes, et ne répondit rien.
L’interprète répéta la question.
« Dis-lui que je n’ai pas à lui parler ; qu’il donne
l’argent. » Puis Hadji Mourad s’assit devant la table, se
préparant à compter l’argent.
Kiriloff sortit de la bourse les pièces d’or qu’il disposa
en sept petites piles de chacune dix pièces (Hadji Mourad
recevait cinq pièces d’or par jour), et il les avança vers
lui. Hadji Mourad fit glisser l’or dans la manche de sa
tcherkeska, se leva et – geste tout à fait inattendu –, il donna
une petite tape sur le crâne chauve du conseiller
d’État, puis se dirigea vers la porte. Le conseiller d’État
bondit et ordonna à l’interprète de dire que Hadji Mourad
ne devait pas se permettre cela, car lui-même possé-
dait un grade qui correspondait à celui de colonel. Le
commissaire de police le confirma ; mais Hadji Mourad
fit signe de la tête qu’il le savait et sortit.
« Que faire avec un homme pareil ? soupira le commissaire
de police. Il te plongerait un poignard dans le
dos, et voilà tout ; avec ces diables on ne peut pas parler.
J’ai vu qu’il commençait à se fâcher. »
À la nuit arrivèrent deux émissaires montagnards,
enfouis jusqu’aux yeux dans leur bachelik. Le commissaire
de police les conduisit dans la chambre de Hadji
Mourad. L’un des émissaires était un Taveline gras et
noir ; l’autre, un vieillard très maigre. Ils n’apportaient
180
pas de bonnes nouvelles pour Hadji Mourad. Ses amis,
qui avaient voulu se charger de sauver sa famille, y renonçaient
maintenant par peur de Schamyl, qui menaçait
des supplices les plus épouvantables tous ceux qui viendraient
en aide à Hadji Mourad.
Après avoir écouté le récit des émissaires, Hadji
Mourad, les bras accoudés sur ses jambes croisées, la tête
inclinée, demeura longtemps silencieux. Il se mit à réflé-
chir intensément. Il savait que c’était la dernière fois qu’il
pouvait tenter quelque chose et qu’une solution immé-
diate était nécessaire. Hadji Mourad releva la tête, puis,
prenant deux pièces d’argent en donna une à chacun des
émissaires et leur dit : « Allez !
– Quelle sera la réponse ?
– La réponse sera celle que Dieu enverra. Allez ! »
Les émissaires se levèrent et partirent.
Hadji Mourad resta assis sur le tapis, les coudes appuyés
sur les genoux. Il demeura ainsi longtemps. Il se
demandait ce qu’il fallait faire. « Croire Schamyl et retourner
chez lui ? C’est un renard, il me trompera. Et si
même il ne me trompe pas, je ne peux pas me soumettre
à ce menteur roux. D’ailleurs c’est impossible, car après
mon ralliement aux Russes, il ne me fera plus
confiance », pensait Hadji Mourad. Et il se rappela un
conte taveline : un faucon, ayant été capturé, vécut quelque
temps chez les hommes. Ensuite, il retourna à la
montagne chez les siens. Mais il portait aux pattes des
entraves auxquelles étaient attachés des grelots. Et les
faucons ne voulurent point l’accueillir. « Va-t’en là-bas
181
où l’on t’a mis des grelots d’argent. Nous n’avons pas de
grelots, nous n’avons pas d’entraves. » Le faucon ne
voulait pas quitter ses parents et resta. Mais les autres
faucons s’obstinaient à ne pas vouloir de lui et ils le tuè-
rent à coups de bec.
« Ils me tueront aussi, pensa Hadji Mourad. Rester
ici, soumettre au tsar russe le Caucase, mériter la gloire,
les honneurs, la richesse !… Cela est possible, se dit-il, se
rappelant ses entretiens avec Vorontzoff et les paroles
flatteuses du prince. Mais il faut prendre une résolution
immédiate, sans quoi il fera périr ma famille. »
Hadji Mourad ne dormit pas de la nuit. Il réfléchissait.
182
XXIII
Au milieu de la nuit sa décision était prise. Il avait
résolu de s’enfuir dans la montagne, puis avec les Abazes
qui lui étaient dévoués, de fondre sur Vedène, et là, ou
mourir ou délivrer sa famille. Hadji Mourad ne décida
pas si, après avoir délivré sa famille, il retournerait chez
les Russes ou s’il s’enfuirait avec les siens à Khounzakh
et continuerait sa lutte contre Schamyl. Mais ce dont il
était sûr, sans l’ombre d’un doute, c’est qu’il fallait tout
de suite fuir les Russes et se rendre dans la montagne. Et
mettre immédiatement ce projet à exécution.
Hadji Mourad prit son bechmet noir ouaté sous le
coussin et se dirigea vers la chambre de ses serviteurs qui
se trouvait à l’autre extrémité du vestibule. Dans le vestibule,
dont la porte était ouverte, la fraîcheur d’une nuit
de lune le saisit tandis que le sifflement et le chant de
quelques rossignols dans un jardin voisin frappaient ses
oreilles. Arrivé à l’autre bout du vestibule, Hadji Mourad
ouvrit la porte de la chambre de ses serviteurs. Il n’y avait
pas de lumière, seul le croissant de la jeune lune éclairait
à travers la fenêtre la table et les deux chaises repoussées
d’un côté, et les quatre serviteurs couchés sur des tapis et
des manteaux étendus sur le plancher. Khanefi couchait
dans la cour avec les chevaux. Gamzalo, en entendant le
grincement de la porte, se dressa, se retourna vers Hadji
Mourad, puis, l’ayant reconnu, se recoucha. Quant à El-
183
dar, qui était couché à côté de lui, il se leva d’un bond
pour endosser aussitôt son bechmet, attendant les ordres.
Khan-Magom et Bata dormaient. Hadji Mourad posa
son bechmet sur la table, et au contact du bois, il rendit
un son, comme si on avait posé sur la table quelque
chose de dur. C’étaient les pièces d’or cousues à
l’intérieur.
« Couds celles-ci aussi », dit Hadji Mourad en remettant
à Eldar l’or qu’il avait reçu ce même jour. Eldar prit
les pièces d’or, s’installa à la lumière, tira de dessous son
poignard un canif et se mit à découdre la doublure du
bechmet. Gamzalo se redressa et resta assis sur ses jambes
croisées.
« Et toi, Gamzalo, ordonne aux hommes de vérifier
les fusils, les pistolets, et de préparer des cartouches.
Demain nous irons loin, dit Hadji Mourad.
– Il y a des balles et de la poudre, tout sera prêt », dit
Gamzalo, et il hurla quelque chose d’incompréhensible.
Gamzalo avait compris pourquoi Hadji Mourad ordonnait
de nettoyer les fusils. Depuis le premier jour, il ne
désirait qu’une seule chose : frapper, tuer le plus possible
de ces chiens de Russes, et s’enfuir dans la montagne. Et,
de jour en jour, ce désir avait grandi en lui. Il sentait
maintenant que Hadji Mourad désirait la même chose et
il en était heureux.
Quand Hadji Mourad se fut retiré, Gamzalo réveilla
ses compagnons, et tous les quatre passèrent la nuit à
inspecter des fusils, des pistolets, des chabraques et des
briquets, remplaçant les mauvais, versant de la poudre
184
neuve, aiguisant les sabres et les poignards, graissant de
suif l’acier.
Avant l’aube Hadji Mourad alla de nouveau dans le
vestibule pour prendre l’eau nécessaire à ses ablutions.
Les rossignols chantaient à plein gosier avant le lever du
soleil, encore plus fort et plus souvent que le soir, tandis
que de la chambre des serviteurs lui parvenait le sifflement
régulier de l’acier sur la pierre – les poignards qu’on
aiguisait. Hadji Mourad puisa de l’eau dans le seau et,
alors qu’il approchait de sa porte, il entendit dans la
chambre de ses murides, outre le bruit de l’acier contre la
pierre à aiguiser, la haute voix de Khanefi qui entonnait
une chanson bien connue.
Hadji Mourad s’arrêta et prêta l’oreille. Cette chanson
racontait comment le cavalier Gamzat, avec ses camarades,
avait enlevé aux Russes un troupeau de chevaux
blancs. Comment les princes russes les avaient rejoints
ensuite derrière le Térek et les avaient cernés avec
une armée grande comme la forêt. La chanson disait encore
que Gamzat, après avoir tué les chevaux avec ses
camarades, s’était caché derrière la tranchée sanglante
des animaux morts, et qu’il avait combattu contre les
Russes tant qu’il y avait eu des balles dans les fusils, des
poignards aux ceintures, et du sang dans les veines.
Avant d’expirer, Gamzat, apercevant des oiseaux dans le
ciel, leur avait crié : « Volez vers nos maisons, et dites à
nos sœurs, à nos mères, à toutes les filles blanches, que
nous sommes tous morts pour le Khazavat ! Dites-leur
que nos corps n’auront pas de sépulture, que les loups affamés
disperseront et nettoieront nos os, que les corbeaux
185
nous arracheront les yeux ! » Ainsi se terminait la chanson,
et sur ces derniers mots, chantés sur un air triste, la
voix énergique du joyeux Bata se joignit à celle de Khanefi.
Tout à la fin de la chanson, il s’écria : « Laï laka, Illakha
! » et fit entendre un sifflement perçant. Puis les
chansons cessèrent, et de nouveau on n’entendit plus que
le chant du rossignol dans le jardin et, à travers la porte,
le sifflement de l’acier glissant rapidement sur la pierre.
Hadji Mourad devint si pensif qu’il ne remarqua pas
qu’il avait incliné sa cruche et que l’eau coulait. Il secoua
la tête, mécontent de lui-même et retourna dans sa
chambre. Après avoir fait son ablution du matin, Hadji
Mourad s’assit sur son lit et se mit à examiner ses armes.
Il n’y avait plus à hésiter. Mais pour partir il fallait demander
l’autorisation du commissaire de police ; dans la
cour il faisait noir et le commissaire dormait encore.
La chanson de Khanefi lui avait rappelé la chanson
composée par sa mère : « Ton poignard aigu a déchiré
ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette
blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec
mon sang chaud et la blessure s’est fermée sans herbes ni
racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera
brave, lui non plus n’en aura pas peur. » Et Hadji
Mourad se souvint de sa mère, qui le couchait à côté
d’elle dans sa pelisse sur le toit de la cabane, et lui chantait
cette chanson. Il se remémora la fontaine au pied de
la montagne où, s’accrochant au pantalon de sa mère, il
allait avec elle puiser de l’eau. Il se rappela la première
fois qu’elle lui avait rasé le crâne, quand il avait découvert
avec étonnement sa tête bleuâtre dans le plateau de
186
cuivre brillant suspendu au mur. Il se revit tout petit, et il
se rappelait son fils préféré, Ioussouf, auquel il avait luimême
rasé la tête pour la première fois. Aujourd’hui
Ioussouf était un jeune et beau cavalier. Il se le rappelait
tel qu’il l’avait vu la dernière fois : c’était le jour où il
était parti pour Tselmess ; son fils lui avait amené son
cheval et avait demandé à l’accompagner. Il était habillé
pour la route, armé, et tenait son cheval par la bride. Son
jeune et beau visage empourpré et toute sa personne
haute, élégante – il était plus grand que son père –, respiraient
la bravoure, la jeunesse et la joie de vivre. Ses
épaules larges, malgré son âge, ses hanches juvéniles et
puissantes, sa taille fine et allongée, ses bras robustes,
ainsi que la force et l’agilité de tous ses mouvements ré-
jouissaient toujours Hadji Mourad, en admiration devant
son fils. « Il vaut mieux que tu restes. Maintenant tu es
seul à la maison ; veille sur ta mère et ta grand-mère », lui
avait dit Hadji Mourad. Et il se rappelait l’expression de
bravoure et d’orgueil de Ioussouf, rougissant de plaisir,
quand il répondit que tant qu’il serait en vie personne ne
ferait de mal à sa mère ni à sa grand-mère. Ioussouf avait
toutefois accompagné son père jusqu’à la rivière, avant
de s’en retourner à la maison. Depuis, Hadji Mourad
n’avait revu ni sa femme, ni sa mère, ni son fils. Et c’était
ce fils auquel Schamyl voulait crever les yeux ! Quant à
ce qu’on ferait de sa famille, il ne voulait même pas y
penser.
Submergé par ces souvenirs, Hadji Mourad était tellement
ému qu’il ne pouvait plus tenir en place. Il se leva
soudain, s’approcha en boitant mais d’un pas vif de la
porte, l’ouvrit et appela Eldar. Le soleil ne se montrait
187
pas encore, mais il faisait déjà tout à fait clair. Les rossignols
chantaient toujours.
« Va dire à l’officier que je désire faire une promenade,
et sellez les chevaux », dit-il.
188
XXIV
La seule consolation de Boutler, pendant tout ce
temps, c’était le charme de la vie guerrière à laquelle il
s’abandonnait, non seulement pendant le service mais
aussi dans la vie privée. Vêtu à la circassienne, il caracolait
sur son cheval et deux fois accompagna Bogdanovitch
en embuscade, mais ils ne prirent ni ne tuèrent personne.
Bouder tirait satisfaction et fierté de sa liaison et
de son amitié avec Bogdanovitch dont l’héroïsme était
célèbre. Il avait finalement réglé sa dette en empruntant à
un Juif à un taux énorme ; en fait, il n’avait fait que remettre
à plus tard la difficulté inextricable, sans la résoudre.
Il tâchait de ne pas penser à sa situation et, pour oublier
ses soucis, outre le charme de la vie guerrière, il
avait recours au vin. Il buvait de plus en plus et, de jour
en jour, devenait moralement plus faible. Désormais il ne
faisait plus le beau Joseph envers Marie Dmitrievna ; au
contraire, il s’était mis à lui faire grossièrement la cour, et
à son grand étonnement, il avait essuyé un refus des plus
catégorique, ce qui l’avait rendu fort honteux.
À la fin d’avril arriva dans la forteresse un détachement
que Bariatinski envoyait pour opérer un nouveau
mouvement à travers la Tchetchnia, réputée infranchissable.
Deux compagnies du régiment de Kabardine composaient
ce détachement, et furent, comme le voulait la
coutume établie au Caucase, reçues en amies par celles
189
qui se trouvaient à Kourinskoié. Les soldats se répartirent
dans les casernes, où on les régala non seulement de
soupe, de gruau cuit et de viande, mais aussi d’eau-devie.
Les officiers, eux, étaient les hôtes des officiers de la
place qui firent honneur aux nouveaux venus. Le festin
s’acheva sur une beuverie et des chansons.
Ivan Matveievitch, non plus rouge, mais la mine terreuse
tellement il était ivre, était assis à califourchon sur
une chaise, et faisait des moulinets avec son sabre qu’il
avait tiré du fourreau contre des ennemis imaginaires.
Tantôt il proférait des injures, tantôt éclatait de rire, embrassait
les officiers, ou dansait sur le refrain de sa chanson
favorite.
Boutler était présent également. Il essayait de retrouver
en tout ceci un peu du charme de la vie guerrière,
mais au fond de son âme il ressentait de la pitié pour
Ivan Matveievitch, qu’il était impossible de contenir.
Sentant que le vin lui montait lui aussi à la tête, Boutler
sortit sans se faire remarquer pour se diriger vers la maison.
La lune, haute dans le ciel, éclairait les maisonnettes
blanches et les pierres de la route, et sa lumière était si
vive que les cailloux, les brins de paille, le crottin de cheval,
tout apparaissait de manière très distincte. Non loin
de la maison, Boutler rencontra Marie Dmitrievna, un fichu
sur la tête et autour du cou. Depuis le refus qu’elle
lui avait infligé, Boutler, honteux, évitait de se trouver
seul avec elle. Mais ce soir, grisé par le clair de lune et le
vin, Boutler se réjouit de cette rencontre et fut repris du
désir de lui conter fleurette.
« Où allez-vous ? demanda-t-il.
190
– Voir ce que fait mon vieux », répondit-elle amicalement.
Elle avait repoussé très sincèrement et très catégoriquement
les avances de Bouder, mais elle regrettait maintenant
qu’il l’évitât ainsi…
« Mais pour quoi faire ? Il rentrera bien de lui-même.
– Vous croyez ?
– Mais oui, ou bien quelqu’un le ramènera.
– Bien sûr, mais ce n’est pas bien… Que dois-je
faire ? dit Marie Dmitrievna.
– N’y allez pas. Allons plutôt à la maison. »
Marie Dmitrievna retourna sur ses pas, au côté de
Boutler. La lune éclairait si brillamment la nuit qu’une
sorte d’auréole entourait les ombres sur la route. Boutler
contemplait tout cela et voulait dire à Marie Dmitrievna
qu’en dépit de tout, elle lui plaisait, mais il ne savait par
où commencer. Quant à elle, elle attendait ce qu’il allait
dire. Ils arrivèrent ainsi en silence non loin de la maison
quand, au tournant, apparurent des cavaliers. C’était un
officier menant un convoi.
« Qui nous envoie-t-on encore ? » s’interrogea Marie
Dmitrievna en s’écartant de la route.
La lune éclairait les cavaliers par-derrière, de sorte
qu’elle ne reconnut l’officier que lorsqu’il fut presque à
côté d’eux. C’était Kamenieff. Il avait servi autrefois avec
Ivan Matveievitch, c’est pourquoi Marie Dmitrievna le
connaissait.
191
« Piotr Mikhaïlovitch, c’est vous ! lui dit-elle.
– C’est moi-même, répondit Kamenieff. Tiens, Boutler
! Bonjour. Vous ne dormez pas encore ? Vous vous
promenez avec Marie Dmitrievna ? Prenez garde, Ivan
Matveievitch n’est pas commode. Où est-il ?
– Tenez, vous entendez ? dit Marie Dmitrievna en
indiquant le côté d’où venaient la musique et les chansons.
Ils font la noce.
– Comment ! Ce sont les vôtres qui font la noce ?
– Non. Ceux qui sont venus de Kissif Iourta, et voilà,
on leur a préparé un festin.
– Ah ! C’est bien. J’irai moi aussi. Je ne fais que passer.
– Vous avez quelque affaire ? s’enquit Boutler.
– Oui, une petite affaire.
– Bonne ou mauvaise ?
– Cela dépend pour qui. Pour nous c’est bon, mais
pour quelqu’un d’autre c’est mauvais. » Kamenieff se mit
à rire.
Tous trois rejoignirent la maison d’Ivan Matveievitch.
« Tchikhirieff ! cria Kamenieff. Viens ici. »
Un homme se détacha du groupe et s’approcha. Il
portait l’uniforme ordinaire des cosaques du Don ; il était
chaussé de bottes, couvert d’un manteau, et derrière sa
selle pendait un sac.
192
« Eh bien, montre-nous ! » lança Kamenieff en descendant
de cheval.
Le cosaque détacha son sac. Kamenieff y plongea la
main.
« Alors, voulez-vous que je vous montre la nouvelle ?
Vous n’aurez pas peur ? dit-il à l’adresse de Marie Dmitrievna.
– De quoi avoir peur ? fit-elle.
– Voilà ! déclara Kamenieff en retirant du sac une
tête d’homme et la montrant au clair de lune. Vous le reconnaissez
? »
C’était une tête rasée, aux arcades sourcilières pro-
éminentes, avec une barbe noire et des moustaches taillées.
L’un des yeux était ouvert, l’autre à demi fermé. Le
crâne, rasé, était ensanglanté, fendu, et il y avait du sang
noir coagulé au bord des narines. Le cou était entouré
d’une serviette sanguinolente. Malgré toutes ces blessures,
le visage, dans le plissement des lèvres bleuies, gardait
une expression douce et enfantine. Marie Dmitrievna
le contempla et, sans mot dire, se détourna pour regagner
à pas rapides la maison. Boutler ne pouvait détacher
ses yeux de l’effroyable tête. C’était la tête de ce même
Hadji Mourad avec lequel, si récemment, il passait ses
soirées à converser amicalement.
« Comment est-ce arrivé ? Qui l’a tué ? demanda-t-il.
– Il a voulu s’enfuir. On l’a rattrapé », expliqua Kamenieff
; puis il rendit la tête au cosaque et entra dans la
maison avec Boutler. « Et il est mort en brave, ajouta-t-il.
193
– Mais comment tout cela est-il arrivé ?
– Attendez. Quand Ivan Matveievitch sera là je raconterai
tout en détail. On m’a envoyé exprès. Je parcours
toutes les forteresses et les aouls et je montre la
tête. »
On avait envoyé chercher Ivan Matveievitch. Complètement
ivre, accompagné de deux officiers ayant eux
aussi beaucoup bu, il se jeta dans les bras de Kamenieff
en arrivant.
« Je vous ai apporté la tête de Hadji Mourad, dit
Kamenieff.
– Tu mens ! On l’a tué ?
– Oui. Il a voulu s’enfuir.
– J’avais toujours dit qu’il nous tromperait. Alors où
est-elle, cette tête ? Montre-la. »
On appela le cosaque, qui apporta le sac contenant la
tête. On la retira du sac et Ivan Matveievitch la regarda
longuement de ses yeux ivres.
« Tout de même c’était un brave ! dit-il. Donne, je
veux l’embrasser.
– Oui, c’est vrai ; c’était un brave », renchérit l’un des
officiers.
Quand tous eurent examiné la tête, on la remit de
nouveau au cosaque, qui la replaça dans le sac, puis posa
le sac sur le sol en tâchant de ne pas faire de bruit.
194
« Eh bien ! Kamenieff, est-ce que tu racontes ce qui
est arrivé quand tu la montres ? demanda un officier.
– Non, laisse-moi, je veux l’embrasser. Il m’a fait cadeau
d’un sabre ! » criait Ivan Matveievitch.
Boutler alla sur le perron. Marie Dmitrievna était assise
sur la seconde marche. Elle leva les yeux vers Boutler,
mais aussitôt se détourna avec colère.
« Qu’avez-vous, Marie Dmitrievna ? s’enquit-il.
– Vous êtes tous des assassins. Je vous déteste. Je ne
puis le supporter. Des bouchers, de vrais bouchers ! lan-
ça-t-elle en se levant.
– Mais il peut nous arriver la même chose. C’est la
guerre, reprit Boutler, ne sachant que dire.
– La guerre ! Quelle guerre ? Des assassins, voilà
tout ! Un cadavre… il faut l’ensevelir, et eux, ils plaisantent
! De vrais assassins ! » répéta-t-elle ; elle descendit les
degrés du perron et entra dans la maison par la porte de
service.
Boutler retourna dans la chambre et demanda à Kamenieff
de raconter en détail comment cela était arrivé.
Et Kamenieff commença son récit.
195
XXV
Hadji Mourad avait obtenu l’autorisation de faire des
promenades à cheval dans les environs de la ville, à
condition d’être accompagné de cosaques. À Noukha, il
y en avait une cinquantaine environ, dont dix servaient
comme ordonnances chez les officiers ; de sorte que pour
faire escorte à Hadji Mourad, suivant l’ordre donné, on
devait désigner dix hommes chaque jour. La première
fois, dix cosaques l’accompagnèrent en effet, mais ensuite
on décida que cinq suffiraient si toutefois Hadji
Mourad n’emmenait pas tous ses serviteurs. Le 25 avril,
il partit en promenade avec ses cinq hommes. Au moment
où Hadji Mourad montait sur son cheval, l’officier
remarqua que tous ses serviteurs se préparaient à
l’accompagner et il lui fit observer qu’il n’en avait pas
l’autorisation. Hadji Mourad feignit de ne pas entendre et
fit avancer son cheval, si bien que l’officier n’insista pas.
Parmi les cosaques chargés de les surveiller se trouvait
un certain Nazaroff, un garçon blond et fort, dans
toute l’impétuosité de sa jeunesse, chevalier de la croix
de Saint-Georges. Il était l’aîné d’une famille de Vieux
Croyants ; il avait perdu son père étant enfant, et c’était
lui qui faisait vivre sa vieille mère, ses trois sœurs et ses
deux frères.
196
« Fais attention, Nazaroff, ne le laisse pas s’éloigner !
lui cria l’officier.
– J’y veillerai, Votre Seigneurie ! » répondit Nazaroff
et, se soulevant sur ses étriers, il partit au trot sur son
grand hongre bai, en retenant son fusil derrière son dos.
Quatre autres cosaques l’accompagnaient : Ferrapontoff,
long et maigre, grand voleur – c’était celui qui avait
vendu de la poudre à Gamzalo ; Ignatoff, un paysan d’un
certain âge, vigoureux, qui se vantait de sa force et terminait
son service militaire ; Michkine, encore tout
jeune, assez faible, dont tout le monde se moquait ; et enfin
Petrakoff, un jeune homme blond, fils unique, toujours
calme et gai.
Le matin, il y avait eu du brouillard, mais à l’heure
du déjeuner, le temps s’était mis au beau et le soleil brillait
sur les jeunes frondaisons de la forêt, sur l’herbe nouvelle
encore intacte, sur les champs de blé et à la surface
de la rivière au cours rapide qu’on apercevait à gauche de
la route. Hadji Mourad allait au pas, escorté de ses serviteurs
et des cosaques.
Ils suivirent ainsi la route qui passait derrière la forteresse.
En chemin, ils rencontrèrent des femmes avec des
paniers sur la tête, des soldats dans des chariots, des
charrettes grinçantes attelées de buffles. Après avoir parcouru
deux verstes, Hadji Mourad cravacha son cheval et
se mit à avancer si vite que ses serviteurs prirent le grand
trot, ainsi que les cosaques.
197
« Quel bon cheval, dit Ferrapontoff. Si je l’avais rencontré
avant qu’il ne devienne notre allié, je le lui aurais
bien pris !
– Oui, mon ami ; à Tiflis on donnerait trois cents
roubles pour ce cheval.
– Et moi, avec le mien, je parie que je peux le dépasser,
se vanta Nazaroff.
– Vraiment ! » fit Ferrapontoff.
Hadji Mourad accélérait toujours sa course.
« Hé ! Ami ! On ne peut pas aller si vite ! Plus doucement
! » cria Nazaroff, s’efforçant de rejoindre Hadji
Mourad. Celui-ci se retourna et, sans rien dire, garda la
même allure.
« Fais attention ! Ils mijotent quelque chose, les diables,
dit Ignatoff. Vois comme ils avancent. »
Ils parcoururent ainsi une verste en direction de la
montagne.
« Je te dis que ce n’est pas permis ! » cria de nouveau
Nazaroff.
Hadji Mourad ne répondit pas davantage, et ne se retourna
même pas ; il accéléra l’allure et du trot, passa au
galop.
« Ah ! Non ! Tu ne t’enfuiras pas ! » hurla Nazaroff,
piqué au jeu. Il cravacha son grand hongre et, debout sur
les étriers, penché en avant, il se lança au grand galop
derrière Hadji Mourad.
198
Le ciel était si clair, l’air si pur, et la vie qui coulait
dans ses veines animait si joyeusement Nazaroff que, ne
faisant plus qu’un avec son bon et fort cheval, il volait sur
la route derrière Hadji Mourad sans même que l’idée
qu’un événement tragique, terrible puisse survenir, ne lui
effleurât l’esprit. Il se réjouissait de voir que chaque bond
le rapprochait de Hadji Mourad. Au bruit des sabots du
grand cheval qui se rapprochait de lui, Hadji Mourad
calcula que bientôt il le rejoindrait ; alors, saisissant de sa
main droite son pistolet, de la gauche il commença à retenir
un peu son cheval de Kabardine qui s’excitait en entendant
derrière lui le piétinement de l’autre cheval.
« Je te dis que ce n’est pas permis ! » s’écria Nazaroff
qui, presque à la hauteur de Hadji Mourad, tendait la
main pour saisir son cheval par la bride. Mais avant qu’il
ait eu le temps de terminer son geste, un coup de feu retentit.
« Qu’as-tu fait ? s’exclama Nazaroff en portant la
main à sa poitrine. Mes amis ! Attrapez-les ! » cria-t-il encore
; puis, après quelques oscillations, il retomba sur
l’arçon de sa selle.
Mais les montagnards avaient saisi leurs armes avant
les cosaques, et vidaient déjà sur eux leurs pistolets ou les
frappaient de leurs sabres. Nazaroff était cramponné à
l’encolure de son cheval qui le portait auprès de ses camarades.
Le cheval d’Ignatoff s’était effondré en lui brisant
la jambe. Deux montagnards sortirent leurs sabres
et, sans même descendre de cheval, le frappèrent à la tête
et au bras.
199
Petrakoff courut au secours de ses camarades, mais
deux coups, l’un dans le dos, l’autre au côté, l’abattirent
et, comme un sac, il tomba de cheval.
Michkine tourna bride et s’élança en direction de la
forteresse. Khanefi et Bata se jetèrent à sa poursuite, mais
il était déjà loin, si loin que les montagnards ne purent le
rejoindre. Désespérant de rattraper le cosaque, Khanefi et
Bata retournèrent vers les leurs.
Gamzalo, après avoir achevé Ignatoff d’un coup de
poignard, fit de même pour Nazaroff. Bata descendit son
cadavre du cheval et lui prit son sac de cartouches. Khanefi
voulut s’emparer du cheval de Nazaroff, mais Hadji
Mourad lui cria de n’en rien faire avant de se lancer au
galop sur la route. Les murides le suivirent en chassant le
cheval de Nazaroff qui courait derrière eux. Ils étaient
déjà à trois verstes de Noukha, au milieu des champs de
riz quand retentit un coup de canon de la tour. C’était le
signal d’alarme.
Petrakoff était couché sur le dos, le ventre ouvert, son
jeune visage tourné vers le ciel ; la bouche béante comme
un poisson, il rendit l’âme.
« Mes aïeux ! Mon Dieu ! Qu’ont-ils fait ! » s’écria le
commandant de la forteresse en se prenant la tête à deux
mains, quand on vint lui annoncer la fuite de Hadji Mourad.
« Ils m’ont tué ! Ils ont laissé échapper le brigand ! »
s’exclama-t-il en écoutant le récit de Michkine.
L’alarme fut donnée partout : on envoya à la poursuite
des fugitifs non seulement tous les cosaques qui
étaient présents, mais aussi tous les miliciens des aouls
200
pacifiés qu’on put réunir. Mille roubles de récompense
furent promis à celui qui ramènerait Hadji Mourad mort
ou vif. Et deux heures après sa fuite, plus de deux cents
cavaliers galopaient déjà derrière l’officier de police pour
retrouver et arrêter les fuyards.
Après quelques foulées sur la grand-route, Hadji
Mourad arrêta son cheval blanc qui était devenu gris de
sueur et respirait péniblement.
Sur la droite on distinguait des cabanes et le minaret
de l’aoul Benerdjik. À gauche, des champs s’étendaient
jusqu’à la rivière. Le chemin de la montagne était sur sa
droite, mais Hadji Mourad tourna du côté opposé, pensant
que ceux qui le poursuivraient prendraient précisé-
ment à droite.
Il projetait, après avoir traversé l’Alazane, de poursuivre
son chemin sur la grande route où personne ne
l’attendrait jusqu’à la forêt, et alors seulement, après
avoir de nouveau traversé la rivière, de gagner la montagne.
Après réflexion, il tourna donc à gauche. Mais il
était impossible d’arriver par là jusqu’à la rivière. Les
champs de riz qu’il fallait traverser venaient d’être inondés,
comme cela arrivait toujours au printemps, et étaient
devenus de véritables mares dans lesquelles les chevaux
s’embourbaient jusqu’au-dessus du paturon. Hadji Mourad
et ses serviteurs bifurquaient d’un côté, puis de
l’autre, espérant trouver un endroit plus sec, mais les
champs étaient tous uniformément recouverts d’eau. Les
chevaux, avec un bruit de bouteille qu’on débouche, tiraient
leurs jambes de la boue où elles s’enfonçaient ;
puis ils finirent par s’arrêter en respirant lourdement. La
201
nuit commençait à venir et ils se trouvaient encore loin
de la rivière. À gauche on apercevait un petit bois bien
dense. Hadji Mourad résolut de s’y rendre et d’y rester
jusqu’à la nuit, pendant que les chevaux se reposeraient.
Arrivés à la futaie, Hadji Mourad et ses hommes mirent
pied à terre, entravèrent les jambes de leurs chevaux
et les laissèrent paître, tandis qu’eux-mêmes mangeaient
du pain et du fromage qu’ils avaient emportés. La lune,
qui les éclairait, se cacha derrière la montagne. Et la nuit
devint sombre. À Noukha, il y avait beaucoup de rossignols
; deux habitaient ce bois. Tant que Hadji Mourad
et ses hommes firent du bruit en s’installant, les rossignols
se turent, mais à peine cessèrent-ils, que ceux-ci se
remirent à chanter, s’interpellant l’un l’autre. Hadji Mourad
écoutait les bruits de la nuit et écoutait les rossignols.
Leur chant lui rappelait la chanson de Gamzat qu’il
avait entendue la nuit précédente en allant chercher de
l’eau. Maintenant, d’un moment à l’autre, il pouvait se
trouver dans la même situation que Gamzat. Il pensait
bien que cela se terminerait ainsi et, tout d’un coup, il
devint soucieux. Il déplia son manteau et fit ses ablutions.
À peine avait-il terminé qu’on entendit une cavalcade
qui se rapprochait du bois. De nombreux chevaux
traversaient le champ inondé.
Bata, qui avait une vue très perçante, courut à la lisière
du bois et distingua, dans l’obscurité, une foule
d’hommes, à pied ou à cheval. Khanefi aperçut une foule
identique de l’autre côté. C’était Karganoff, un chef militaire,
avec ses soldats.
202
« Eh bien, nous nous battrons comme Gamzat ! »
pensa Hadji Mourad.
Une fois l’alarme donnée, Karganoff s’était lancé à la
poursuite de Hadji Mourad avec une centaine de soldats
et de cosaques, mais il n’avait trouvé ses traces nulle part.
Déjà il rebroussait chemin sans plus aucun espoir quand,
vers le soir, il rencontra un vieillard auquel il demanda
s’il n’avait pas vu des cavaliers. Le vieillard répondit qu’il
avait vu en effet six cavaliers tourner dans le champ de
riz pour se retirer finalement dans cette futaie où luimême
ramassait du bois. Karganoff demanda au vieillard
de l’accompagner et revint sur ses pas : les chevaux entravés
lui confirmèrent que Hadji Mourad se trouvait
bien là. La nuit venue il contourna le bois pour attendre
le jour et s’emparer de lui, mort ou vif.
Comprenant qu’ils étaient cernés, Hadji Mourad, qui
avait remarqué au milieu de la futaie un petit fossé, ré-
solut de s’y retrancher et de se défendre tant qu’ils auraient
des cartouches et des forces. Il fit part de sa résolution
à ses compagnons et leur ordonna de construire une
tranchée le long du fossé. Aussitôt les serviteurs entreprirent
de couper des branches, de creuser la terre avec leurs
poignards et de dresser un remblai. Hadji Mourad se joignit
à eux.
À peine le jour commençait-il à poindre que l’officier
s’approcha du bois et cria : « Hé ! Hadji Mourad, rendstoi
! Nous sommes plus nombreux que vous. »
En guise de réponse, la fumée de la poudre s’éleva
au-dessus du fossé tandis qu’un coup de fusil retentissait
203
et qu’une balle venait frapper un cheval qui vacilla, puis
s’effondra. Aussitôt des coups de fusil éclatèrent à la lisière
du bois, et leurs balles, sifflant et bourdonnant, coupèrent
des feuilles, des branches, frappèrent le remblai,
mais sans atteindre les hommes assis dans la tranchée. Le
cheval de Gamzalo, qui s’était écarté, reçut une balle
dans la tête. Il ne tomba pas mais, brisant ses entraves, il
courut à travers les arbustes rejoindre les autres chevaux,
et se serra contre eux en arrosant de son sang l’herbe
nouvelle.
Hadji Mourad et ses hommes ne tiraient que lorsqu’un
soldat s’avançait, et ils manquaient rarement leur
but. Trois soldats, blessés, ne se décidaient pas à fondre
sur Hadji Mourad et ses hommes : ils reculaient au
contraire de plus en plus et ne tiraient que de loin, à
l’aveuglette. Cela dura plus d’une heure.
Le soleil était maintenant assez haut dans le ciel, et
Hadji Mourad songeait déjà à enfourcher son cheval
pour essayer de se frayer un chemin jusqu’à la rivière
quand on entendit les cris d’une grande troupe venue en
renfort. C’était Hadji Haga, de Mektoulinsk, et ses
hommes. Ils étaient deux cents. Ce Hadji Haga avait été
autrefois l’ami de Hadji Mourad et avait séjourné avec
lui dans les montagnes, mais il s’était ensuite rallié aux
Russes. Avec eux se trouvait Akhmet Khan, le fils de
l’ennemi de Hadji Mourad. Hadji Haga, comme l’avait
fait Karganoff, commença par crier à Hadji Mourad de se
rendre. Mais cette fois encore, un coup de feu fut
l’unique réponse.
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« À l’attaque, mes amis ! » cria Hadji Haga en brandissant
son sabre.
Et l’on entendit les voix de centaines d’hommes qui
se jetaient en criant dans la futaie. Les soldats couraient
vers la tranchée d’où partaient des coups de fusil. Trois
hommes tombèrent. Les attaquants n’allèrent pas plus
avant et demeurèrent à la lisière du petit bois d’où ils
commencèrent eux aussi à tirer. Ils vidaient leurs fusils
en se cachant derrière les arbres, progressant peu à peu
vers la tranchée. Certains réussirent la manœuvre,
d’autres tombèrent sous les balles de Hadji Mourad et de
ses hommes.
Hadji Mourad ne ratait jamais son coup ; de même
Gamzalo tirait rarement sans résultat, et chaque fois qu’il
estimait que sa balle avait touché son but, il faisait entendre
un grognement de satisfaction. Khan-Magom, assis
au bord de la tranchée, chantait « Iliaka Ilala ! » et tirait
sans se hâter ; mais il atteignait rarement sa cible. Quant
à Eldar, tout son corps tremblait d’impatience à l’idée de
se jeter le poignard à la main sur les ennemis. Il tirait à
tort et à travers et ne cessait de se retourner vers Hadji
Mourad, en se montrant au-dessus de la tranchée.
Le velu Khanefi, les manches retroussées, faisait
toujours office de serviteur. Il chargeait les armes que lui
passaient Hadji Mourad et Khan-Magom, enfonçait soigneusement
avec la baguette les balles entourées de capsules
non huilées et mettait de la poudre sèche. Quant à
Bata, il ne restait pas comme les autres à l’abri ; il courait
de la tranchée aux chevaux pour les mener dans un endroit
moins exposé, poussait des cris et tirait sans cesse. Il
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fut blessé le premier. Une balle le toucha au cou : il
s’assit par terre en crachant le sang et en proférant des
injures. Puis ce fut le tour de Hadji Mourad : une balle
lui déchira l’épaule. Il arracha un peu d’ouate de son
bechmet, en tamponna sa blessure et continua à tirer.
« Jetons-nous sur eux avec nos sabres ! » dit Eldar
pour la troisième fois. Il jeta un œil de l’autre côté de la
tranchée, prêt à fondre sur les ennemis, mais une balle
l’atteignit. Il chancela et tomba à la renverse sur la jambe
de Hadji Mourad. Hadji Mourad le regarda. Ses beaux
yeux de brebis, fixes et sérieux, contemplaient Hadji
Mourad ; sa bouche à la lèvre inférieure proéminente
comme chez les enfants remuait sans s’ouvrir. Hadji
Mourad dégagea sa jambe et continua à tirer. Khanefi se
pencha sur le corps d’Eldar et retira de sa tcherkeska les
cartouches non usées. Khan-Magom, pendant ce temps,
chantait toujours, rechargeait son fusil calmement, et tirait.
Les ennemis couraient d’un arbre à l’autre et se rapprochaient
de plus en plus, en poussant des cris aigus.
Une seconde balle frappa Hadji Mourad au flanc gauche.
Il se coucha dans le fossé, arracha de nouveau un peu
d’ouate de son bechmet et tamponna sa blessure. Mais
cette blessure était mortelle ; il sentit qu’il s’en allait. Des
souvenirs et des images, avec une rapidité extraordinaire,
défilaient devant ses yeux. Il revoyait tantôt l’athlétique
Abounountzan Khan, qui retenait d’une main sa joue
fendue et pendante, pour se jeter, armé de son poignard,
sur l’ennemi ; tantôt Vorontzoff, le vieillard anémié au
visage pâle et rusé, dont il entendait la voix douce. Il revoyait
aussi son fils Ioussouf, sa femme Sofiate, et aussi
le visage pâle, la barbe rousse, et les yeux clignotants de
206
son ennemi, Schamyl. Et tous ces souvenirs traversaient
son imagination sans provoquer en lui la moindre émotion
– ni pitié, ni colère, ni désir. Tout cela semblait insignifiant
comparé à ce qui lui arrivait.
Cependant son corps vigoureux continuait son travail.
Rassemblant ses dernières forces, il se souleva et tira
un coup de pistolet sur un homme qui accourait. Il avait
visé juste, l’homme tomba. Ensuite, il s’extirpa de la
tranchée, le poignard à la main, en boitant lourdement,
pour se diriger droit sur ses ennemis. Quelques coups de
feu éclatèrent. Hadji Mourad chancela et tomba. Des
soldats, avec des hurlements de triomphe, se jetèrent sur
le corps abattu. Mais ce corps qui paraissait mort tout à
coup remua ; ce fut d’abord la tête rasée, nue et ensanglantée,
qui se souleva, puis le tronc, et enfin,
s’accrochant à un arbre, Hadji Mourad se releva entièrement.
Il paraissait si terrible que ceux qui se précipitaient
sur lui s’arrêtèrent. Soudain, il tressaillit, se détacha de
l’arbre et, comme la bardane, tomba face à terre et ne
bougea plus. Il ne remuait plus mais ses sensations
n’étaient pas encore mortes. Quand le premier qui
s’approcha lui frappa la tête de son poignard, il sembla à
Hadji Mourad que quelqu’un lui donnait un coup de
marteau sur le crâne, mais il ne parvenait pas à comprendre
qui le faisait et pour quelle raison. Ce fut la dernière
conscience de son lien avec son corps.
Désormais il ne sentait plus rien ; ses ennemis piétinaient
et sabraient ce qui déjà n’avait plus rien de commun
avec lui. Hadji Haga mit le pied sur son dos ; en
deux coups de sabre, il lui trancha la tête, puis, avec pré-
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caution, pour ne pas salir ses chaussures, la repoussa du
pied. Le sang rouge vif jaillit des artères du cou ; un sang
noir coula de la tête et se répandit dans l’herbe. Karganoff,
Hadji Haga, Akhmet Khan et tous les soldats,
comme des chasseurs autour de la bête tuée, firent cercle
autour du corps de Hadji Mourad et de ses hommes. Ils
ligotèrent Khanefi, Khan-Magom et Gamzalo et, se dispersant
dans la futaie, noyés dans la fumée de la poudre,
ils coururent, joyeux et triomphants.
Les rossignols, qui s’étaient tus pendant la fusillade,
se remirent à chanter, d’abord un seul, tout près, puis les
autres, dans le lointain.
La bardane écrasée au milieu du champ labouré m’a remis
en mémoire cette mort.
3 décembre 1902.
Léon Tolstoï (Толстой Лев Николаевич) (1828 – 1910) Écrit entre 1896 et 1904 ; publié en 1912 (posthume) Traduction de J. Wladimir Bienstock, Paris, Nelson, 1912._______ Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en partenariat avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque en décembre 2010. * * * Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine. Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
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3 décembre 1902.
Léon Tolstoï (Толстой Лев Николаевич) (1828 – 1910) Écrit entre 1896 et 1904 ; publié en 1912 (posthume) Traduction de J. Wladimir Bienstock, Paris, Nelson, 1912._______ Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en partenariat avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque en décembre 2010. * * * Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine. Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
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