LES GRANDS MUSÉES DU
MONDE ILLUSTRÉS EN COULEURS
LA “NATIONAL
GALLERY”
Publié sous la direction de M. ARMAND DAYOT, Inspecteur général des Beaux-Arts
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 90 PLANCHES HORS TEXTE EN COULEURS
PIERRE LAFITTE & Cie
ÉDITEURS :: 90, CHAMPS-ÉLYSÉES :: PARIS
1912
TOME PREMIER
COPYRIGHT 1912
BY PIERRE LAFITTE & Cie
AVERTISSEMENT
LA “NATIONAL GALLERY” n’est peut-être pas l’un des plus
importants musées d’Europe, mais elle est à coup sûr l’un
des plus intéressants. D’autres sont plus riches en tableaux
mondialement célèbres: Amsterdam s’enorgueillit de ses
Rembrandt, le Prado de ses Velazquez, l’Académie de Venise
de ses Titien; aucun, le Louvre excepté, ne présente une telle
variété, une telle harmonieuse répartition dans les œuvres de
toutes les époques et de toutes les écoles. Si leur nombre n’est
pas considérable, la sélection apparaît irréprochable et chaque
maître y est représenté par des toiles de première valeur.
L’Angleterre, comme la France, doit ces trésors au goût artistique
de ses rois qui mettaient leur gloire à enrichir leurs palais de
belles peintures. Louis XIV et Charles Ier furent d’incomparables
amateurs d’art, et si la “National Gallery” possède aujourd’hui
cette merveilleuse collection de chefs-d’œuvre, c’est en partie
à ce magnifique et malheureux Stuart qu’elle le doit.
Cette richesse de la “National Gallery” s’est encore accrue
par des dons particuliers très importants, et aujourd’hui c’est
véritablement l’histoire de l’art tout entière, complète et admirablement
classée que le visiteur retrouve en parcourant les
vingt-cinq salles de ce magnifique musée.
JEAN VAN EYCK
ARNOLFINI ET SA FEMME
SALLE IV.—PRIMITIFS FLAMANDS
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Arnolfini et sa femme
LE tableau représente le couple d’Arnolfini et de sa femme dans
leur chambre nuptiale. Tout y est net, propre, rangé, comme il
sied à un intérieur de la Flandre méticuleuse. Le jeune ménage
a des habitudes d’ordre: sous les courtines à plis droits, le lit étale sa
courtepointe bien tirée. Au plafond est accroché un lustre dont les
cuivres étincelants trahissent les soins d’une diligente ménagère. Au
fond, contre le mur, s’aperçoit un miroir cylindrique de cuivre où se
reflètent la pièce et les personnages. Ceux-ci ne sont pas moins
soignés: ils sont vêtus de bonnes et solides étoffes qui dénotent
l’aisance. Les costumes, à vrai dire, sont ridicules, celui de l’homme
surtout: ils sont de cette époque dont Viollet-le-Duc disait «qu’ils
semblent issus de l’étude du laid et du difforme». Engoncée dans son
vaste chapeau, la maigre silhouette d’Arnolfini nous apparaît plus
falote encore sous l’ampleur inusitée de son manteau. La femme n’est
pas plus séduisante avec son vêtement étriqué par le haut et
démesurément large à partir de la ceinture. Sa coiffure ne l’avantage
pas non plus: cette sorte de coiffe aplatie sur le front et dissimulant
les cheveux enlève toute grâce au visage. Mais quelle expression dans
l’attitude et quelle vérité dans les physionomies! La jeune femme
pose affectueusement sa main dans celle de son époux. La douceur
des regards dit bien le sentiment mutuel qui anime ces deux êtres:
tendresse sérieuse et protectrice chez l’homme, affection reconnaissante
chez la femme à qui sont promises les joies prochaines de la
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maternité. A leurs pieds se tient un caniche, symbolisant la fidélité
conjugale.
Arnolfini, comme son nom l’indique, était Italien. Envoyé à Bruges
comme représentant d’une grande maison de commerce de Florence,
il occupait dans la ville flamande une situation considérable, assez
analogue à celle de nos consuls modernes. En sa qualité de Florentin,
il aimait les arts et, sans que la preuve irréfutable en soit faite, on a
tout lieu de croire qu’il commanda pour son pays différents tableaux
à Jean Van Eyck. Durant son séjour en Flandre, il épousa Jeanne de
Chenany, jeune fille d’excellente famille et fort bien dotée, celle-là
même que représente le tableau.
Pendant assez longtemps, on a cru reconnaître dans ce couple, le
portrait de Jean Van Eyck et de sa femme, et l’on s’est basé, pour
défendre cette opinion, sur l’inscription que porte la peinture:
Johannes de Eyck fuit hic, et que l’on traduit ainsi: «Jean de
Eyck fut celui-ci.» A cela, d’autres critiques répondent avec non
moins de raison que la phrase latine signifie également «Jean de
Eyck fut ici», ce qui ne prouve pas qu’il était le personnage du
tableau, mais plus vraisemblablement son auteur.
En outre, si nous ne possédons aucun moyen d’identifier les traits
du peintre, il nous est par contre très facile de nous convaincre par
comparaison que la jeune femme représentée ici ne peut être celle de
Jean Van Eyck. Celui-ci a laissé de sa femme un magistral portrait,
actuellement au musée de Bruges, et on n’y constate aucun point de
ressemblance avec celle-ci. Il semble donc acquis qu’il s’agit bien
d’Arnolfini et de sa femme et non pas du célèbre auteur de
l’Adoration mystique de l’Agneau.
Nous avons pensé que nul peintre n’était mieux indiqué que
Jean Van Eyck pour figurer en tête de la série des chefs-d’œuvre de
la “National Gallery”. Tout le marque pour cette place de choix: son
merveilleux talent et surtout l’influence prépondérante qu’il exerça
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non seulement sur la peinture flamande, mais encore sur la peinture
universelle. N’oublions pas qu’on lui doit, sinon l’invention, du moins
l’utilisation de l’huile mélangée à la peinture. Avant lui, on ne
peignait qu’à la détrempe, procédé qui exigeait une très grande
rapidité d’exécution et dont le moindre défaut était de sécher très
lentement.
La “National Gallery” est particulièrement riche en œuvres de
Jean Van Eyck, d’œuvres authentiques s’entend, car les tableaux
attribués à cet artiste abondent dans les musées d’Europe. Les
quelques portraits qu’elle possède sont admirables, mais le plus
populaire, le plus parfait aussi, est celui d’
Arnolfini et de sa femme.
Ce tableau éprouva des vicissitudes diverses au cours des siècles.
On ne sait comment il sortit des mains de son premier propriétaire.
Sans doute, il passa dans celles du duc de Bourgogne, Philippe le
Bon, protecteur et ami de Van Eyck: en tout cas nous le trouvons,
au
XVIe siècle, dans la galerie de Marguerite d’Autriche, suzeraine
des Flandres, qui raffolait de peinture. Par quelle étrange suite
d’aventures échoua-t-il dans la boutique d’un barbier de Bruges,
c’est ce qu’on ne saurait dire. Plus tard, le tableau prit la route
d’Espagne dans les coffres de Marie de Hongrie; puis, sans aucune
raison connue, il retourne en Belgique, dans une maison particulière
où il orne la chambre d’un officier anglais, blessé à Waterloo, qui
l’achète, l’emporte en Angleterre et, à sa mort, en fait don à la
“National Gallery”.
Ce tableau, peint sur bois, figure aujourd’hui dans le grand
musée anglais, à la salle des Primitifs flamands.
Hauteur: 0.84.—Largeur: 0.62.—Figures 0.67.
BOTTICELLI
PORTRAIT DE JEUNE HOMME
SALLE III.—ÉCOLE TOSCANE
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Portrait de jeune homme
PARLER de Botticelli, c’est évoquer une des plus glorieuses
périodes de l’Histoire de l’art que le monde ait jamais connues,
c’est faire revivre toute une œuvre de fraîcheur, de joliesse,
de mysticité chrétienne et de charme païen, c’est rappeler cette
prodigieuse floraison spontanée dont Laurent de Médicis favorisa
l’épanouissement et qui porta ces rameaux illustres qui s’appellent
Léonard de Vinci, Michel-Ange, Ghirlandajo et Botticelli.
Dans cette brillante cohorte florentine, honneur de la peinture
universelle, Sandro Botticelli n’occupe pas la place la moins
honorable. S’il ne produit pas l’étrange fascination que provoque
Léonard de Vinci, ni la titanique puissance de Michel-Ange, il a plus
de fermeté que Ghirlandajo, avec moins de sécheresse dans la ligne
et plus d’onctueux dans la couleur. Dessinateur de premier ordre, il
conserve quelque chose de la suavité de son maître, Filippo Lippi, le
doux peintre des Madones et des Adorations. Son pinceau cherche
toujours sur la palette, les couleurs délicates, de même que son
crayon s’attarde plus volontiers aux créations gracieuses et tendres.
Toute sa vie, il est resté le peintre du
Printemps; toutes ses
œuvres ont cette jeunesse, cette grâce adorable de nymphes blondes
s’ébattant dans les fleurs. Sa perfection et sa pureté sont devenues
classiques; son génie subtil, sa nature de mysticisme élégant, son
réalisme nuancé d’antique constituent une personnalité à part,
séduisante à étudier dans ses moindres détails.
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D’un génie très souple et très divers, Botticelli appliqua ses
éminentes qualités de dessinateur et de coloriste aux sujets les plus
différents; il peignit avec la même supériorité les scènes religieuses
et les tableaux mythologiques. Un air de famille se reconnaît en
toutes ses œuvres; ses déesses portent sur le front un cachet mystique
qui les fait ressembler à des Vierges surprises de se trouver en
quelque Olympe et ses Madones les plus idéales ont un je ne sais
quoi de particulier sur le visage, une joliesse sous la couronne blonde
des cheveux, qui dégage un subtil et délicat parfum de paganisme.
Botticelli fut essentiellement un Florentin, comme Dante lui-même,
et c’est à Florence, dans sa ville natale, qu’on peut l’apprécier
complètement. A part un bref séjour à Rome, où il peignit des
fresques pour la Sixtine, il ne quitta guère sa patrie qu’il aimait et
où l’attachaient ses relations artistiques et son dévouement aux
Médicis.
Laurent le Magnifique, prince froid et dur comme tous ceux de
son époque, possédait cependant une âme ouverte aux beautés de la
poésie et des arts; son palais était l’asile d’un groupe brillant où
voisinaient, avec les artistes, les philosophes et les savants.
Taine, dans son
Voyage en Italie, en parle ainsi: «Laurent de
Médicis accueille les savants, les aide de sa bourse, les fait entrer
dans son amitié, correspond avec eux, fournit aux frais des éditions,
patronne les jeunes artistes qui donnent des espérances, leur
ouvre ses jardins, ses collections, sa maison, sa table, avec cette
familiarité affectueuse et cette ouverture de cœur sincère et simple,
qui mettent le protégé debout à côté du protecteur.»
Sous l’influence de ce puissant et bienveillant patronage, Sandro
Botticelli s’épanouit magnifiquement. Aimé pour son caractère facile
et tendre, il ne trouva dans ses rivaux de gloire, que des amis. La
vie lui fut douce et il connut tout jeune les joies de la célébrité.
Florence l’admirait et tout ce que la ville possédait de distingué
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se disputait la faveur de poser devant lui. Et c’est alors que se
révèle son merveilleux talent de portraitiste. N’eût-il pratiqué que ce
genre, son nom serait resté gravé en traits immortels sur le livre
d’or de la peinture et
la Naissance de Vénus et
le Printemps ne
sauraient faire aucun tort à ces admirables portraits, si purs de
dessin, si précieux de couleur, si vivants d’expression.
Il peignit la famille de ses protecteurs, les Médicis. On ne saurait
rien voir de plus parfait que les portraits de Julien de Médicis et
de sa chère Simonetta, dont la physionomie charmante lui servit
plusieurs fois de modèle dans ses tableaux. Botticelli excellait
surtout dans les portraits de femmes; il en traduisait, avec un art
supérieur, le charme délicat et il y ajoutait cette gracilité qui le
distingue. S’il aimait moins peindre les hommes, il ne déployait pas
moins de virtuosité à exprimer le caractère de son modèle.
Est-il rien de plus vivant, de plus sincère, de plus brillant que
ce
Portrait de jeune homme que nous donnons ici? Où trouver
un dessin plus ferme, un modelé plus savant, des chairs plus
réalistes? Et cependant, sur cette effigie d’adolescent aux traits
accusés, presque durs, on aperçoit cette chose indéfinissable, faite de
douceur et de grâce qui nous rend le modèle sympathique et qui
nous fait reconnaître au premier coup d’œil le tour prestigieux de
Botticelli.
La “National Gallery” possède cinq œuvres authentiques de
Botticelli; celle-ci est parmi les plus belles. Elle fut acquise par les
Stuarts et elle figure aujourd’hui dans la salle III réservée à l’école
toscane.
Hauteur: 0.37.—Largeur: 0.28.—Figure grandeur nature.
P. DE HOOCH
INTÉRIEUR HOLLANDAIS
SALLE XII.—COLLECTION PEEL
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Intérieur Hollandais
PETER DE HOOCH est le plus charmant de ces artistes
hollandais qu’on a pris l’habitude de désigner sous le
nom de «petits maîtres.» Petits maîtres par l’insignifiance
et quelquefois la vulgarité des sujets, par l’absence de
toute pensée philosophique, de toute émotion, mais artistes supérieurs
pour la perfection de la technique, pour l’habileté de
l’exécution, pour la vérité de l’observation, pour l’admirable rendu
du détail. Parmi ces «petits maîtres» délicieux, Peter de Hooch
peut passer pour un «grand maître». Il possède les qualités
énoncées plus haut et qui sont l’apanage de tous, mais
il y ajoute ce que les autres ne possédèrent pas, le sentiment
de l’élégance et un certain laisser-aller de bonne compagnie,
grâce auquel ses personnages ne ressemblent pas tous à des
portefaix du port d’Amsterdam. Il n’a pas non plus son pareil
pour jouer avec la lumière, dont il s’est fait, en quelque sorte,
le prestidigitateur, la distribuant ou la mesurant avec un art
extraordinaire.
N’est-ce pas la lumière, en effet, qui joue le principal rôle
dans cet
Intérieur hollandais que nous reproduisons ici? Par les
larges fenêtres aux vitres cernées de plomb, elle entre à flots
dans la pièce, éclairant à la fois les poutrelles du plafond et
les dalles du pavé, ne laissant aucun espace obscur. On conçoit
la difficulté, dans de pareilles conditions, de peindre un tableau
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quelconque, sans le secours des ombres et des oppositions, et
c’est parce qu’il se plaisait à accumuler et à vaincre les difficultés
de ce genre que Peter de Hooch nous apparaît comme
un extraordinaire virtuose.
Est-il possible, avec aussi peu de moyens, de donner plus
de vie et d’intensité joyeuse à la scène intime qui se passe autour
de la table, près de la fenêtre? Ce que font les personnages,
il est assez malaisé de le dire. Nous voyons une jeune
femme élevant un verre comme si elle allait boire: bien qu’on
ne l’aperçoive que de dos, elle paraît chanter une chanson à
en juger par l’attitude des deux hommes assis, dont l’un fait le
geste de jouer du violon sur sa pipe tandis que l’autre a l’air
de battre la mesure avec sa main.
L’inclination de Peter de Hooch pour l’élégance se traduit
par l’introduction dans chacune de ses toiles, d’un personnage
tenant du militaire et du galantin, et qui affecte les allures d’un
gentilhomme. Mais on devine que l’artiste n’a pas choisi ses modèles
à la cour de Versailles; il s’est assurément contenté de quelque
fils de marchand jouant à l’homme de qualité, car il n’est
pas possible de montrer moins de grâce sous des habits plus
mal ajustés. Ce qui fait l’incomparable valeur des tableaux de
Peter de Hooch, c’est l’admirable compréhension de la lumière
que possédait ce peintre. A ce titre il l’emporte de beaucoup
sur les peintres hollandais et flamands de son époque.
Gérard Dow n’avait pas ce maniement facile et brillant des
rayons qui fait de Peter de Hooch un véritable prestidigitateur.
Le seul qui pourrait lui être comparé sans trop de désavantage
est Van der Meer de Delft qui semble avoir surpris lui aussi
une part de ce secret.
Peter de Hooch l’emporte encore par une traduction beaucoup
plus libre et beaucoup plus large de la vie hollandaise.
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Aussi précis que Gérard Dow et Metsu, il évite de tomber
comme eux dans la minutie exagérée du détail. Il y a plus
d’ampleur dans sa peinture, plus d’élévation dans son style.
Mais le point par où il se rattache très étroitement à la
grande famille hollandaise est dans le choix même des sujets,
pris exclusivement dans le terre-à-terre de la vie quotidienne.
Il ne cherche pas en dehors de lui ni au-dessus de lui
matière à tableau. Cette matière il la prend où il la trouve, à
portée de sa main, et il la traite comme tous les Hollandais et
Flamands d’avant et d’après lui, avec un sens du réalisme et
un besoin de précision qui sont le plus grand des charmes de
cette peinture minutieuse.
Il serait superflu d’y chercher une pointe quelconque d’idéalisme
ou simplement une pensée de morale. Telle n’a jamais
été la préoccupation de Peter de Hooch. Dans ses intérieurs,
dans ses scènes d’auberge, dans tous les tableaux en un mot
où il a peint la vie hollandaise, il n’a cherché ni à instruire,
ni à faire penser, encore moins à moraliser.
Avant le
XVIIe siècle, les Hollandais et Flamands abordaient
encore fréquemment la peinture religieuse et, bien qu’ils n’y fussent
pas d’une très grande inspiration, du moins y manifestaient-ils
l’effort d’une pensée pieuse. Mais l’époque des dons de
tableaux aux églises étant passée, les peintres de ces pays
se confinèrent dans cette peinture de chevalet qui nous a valu
de si nombreux chefs-d’œuvre.
L’
Intérieur hollandais fut acquis assez récemment par la
“National Gallery”. C’est un bijou de première valeur, qui figure
dans la salle consacrée aux œuvres de la collection Peel.
Hauteur: 0.74.—Largeur: 0.64.—Figures: 0.40.
VELAZQUEZ
VÉNUS ET CUPIDON
SALLE XIV.—ÉCOLE ESPAGNOLE
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Vénus et Cupidon
SUR un lit de repos, Vénus la blonde déesse est étendue. Elle est
vue de dos, dans une pose abandonnée qui détend tous les
muscles de son corps admirable. Son bras droit appuyé sur
l’oreiller soutient la nuque aux reflets d’or; la jambe gauche est allongée
tandis que de la jambe droite repliée, on n’aperçoit que le pied.
Sur le fond de draperie rouge qui ferme le lit, se détache la gracieuse
silhouette de Cupidon; une écharpe de soie bleue traverse en
baudrier sa poitrine et porte le carquois chargé de flèches:
ses ailes blanches s’agitent joyeusement pendant qu’il présente à
Vénus, d’un air mutin, un miroir où se reflète l’image de la déesse
des amours.
Cette page magistrale est un rare chef-d’œuvre, d’autant plus
précieux que Velazquez eut rarement le loisir de traiter des sujets
mythologiques et surtout de les exprimer sous cette forme, avec cet
emploi du nu qui fait penser aux Vénitiens de la grande époque.
S’évader des scènes religieuses était déjà une nouveauté, presque une
impiété, à une époque et dans un pays où le peintre ne devait être
que le glorificateur de la Foi et le fidèle serviteur de l’Église; mais
oser montrer une nudité et prêter tant de charmes lascifs à une
divinité païenne devait forcément choquer l’Espagne de Philippe IV,
régentée par l’Inquisition. Il fallut beaucoup de courage à Velazquez
pour risquer cette audace et sans doute se fia-t-il à l’amitié dont
l’honorait son mélancolique souverain. Il est bon de dire aussi que
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l’artiste ajoutait à son talent de peintre le mérite d’une naissance
distinguée et l’éclat de fonctions administratives à la cour qui lui
permettaient certaines privautés. On ne l’inquiéta donc pas, mais le
parti religieux, tout-puissant à Madrid, tenait Velazquez en suspicion
et ne se privait pas d’intriguer contre lui. Sans que nul document le
démontre, on peut être assuré que le superbe tableau de
Vénus et
Cupidon recueillit fort peu de suffrages et qu’il dut être considéré
comme la manifestation d’une âme corrompue.
Aujourd’hui, où de telles disputes sont impossibles, nous voyons
cette œuvre sous son vrai jour, avec sa vraie signification et nous
admirons sans réserve cette géniale fantaisie du peintre officiel de la
cour d’Espagne. Quelle admirable créature, en effet, que cette femme
dans la splendeur vigoureuse de sa jeunesse et de sa beauté! Quel
galbe dans ce dos et quelle finesse nerveuse et élégante dans le
modelé de la jambe! Et surtout quelle vie ardente sous cet épiderme
aux tons de velours où il semble que l’on voit courir le sang et
palpiter les artères! Tout est charme et grâce dans ce beau corps; il
faudrait du parti pris pour y apercevoir de la lasciveté; c’est uniquement
le poème de la jeunesse triomphante.
Et quel art dans la composition! Comme tout est harmonieusement
combiné pour donner tout son éclat à cette chair vibrante et souple!
Le corps repose sur une large courtepointe de couleur grise qui fait
valoir admirablement sa blancheur nacrée, de même que la charmante
silhouette de Cupidon, rosée et blonde, se dore de la pourpre qui lui
sert d’écran.
Comme Velazquez est Espagnol, il a choisi en Espagne le modèle
de la splendide Vénus couchée. Elle a toute la souplesse des Castillanes
à la taille mince et l’opulence des formes qui sont l’apanage
des femmes sur l’autre versant des Pyrénées. C’est bien également
un authentique visage d’Espagnole que reflète le miroir; visage aux
joues pleines, où l’harmonie des lignes et la régularité des traits se
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marient à une énergie dans l’expression qui est la caractéristique de
la beauté castillane.
Ce tableau est particulièrement remarquable en ce qu’il nous
montre Velazquez sous un aspect nouveau. On a l’habitude de le
considérer uniquement comme un portraitiste et bien des gens se
l’imaginent seulement occupé à peindre un roi morose et laid ou de
petites infantes roses et frêles, embarrassées dans de rigides costumes
d’apparat. Aucun génie, peut-être, ne fut aussi souple que celui de
Velazquez; il aborda tous les genres avec la même maîtrise; et le
même peintre qui fit les admirables portraits que l’on sait, a signé la
prodigieuse toile de la
Reddition de Bréda; et avec la même souplesse,
il peignit des nains, des bouffons, des mendiants qui sont aussi
artistiquement beaux que les plus chamarrés des gens de cour. Aussi,
Velazquez restera-t-il comme l’un des plus étonnants artistes dont
fasse mention l’histoire de la peinture.
Vénus et Cupidon occupe à la “National Gallery” la salle XIV
réservée à l’école espagnole.
Hauteur: 1.23—Largeur: 1.75.—Figures grandeur nature.
LE TINTORET
SAINT GEORGES
TERRASSANT LE DRAGON
SALLE VII.—ÉCOLES DE VENISE ET DE BRESCIA
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Saint Georges terrassant le dragon
LA scène représente un rivage découpé pittoresquement par la
mer bleue et fermé dans le fond par une haute muraille
crénelée. De grandes masses de verdure donnent au paysage
un aspect romantique auquel ajoute un ciel tumultueux, coupé de
lueurs et de ténèbres, où roulent de lourdes nuées chargées d’orage.
Le cadre est admirablement approprié au drame qui se joue dans ce
décor. Un monstre horrible, vomi par le flot, s’est abattu sur le
rivage où se promène une princesse, venue probablement de la ville
dont on aperçoit les tours. Déjà, sa présence s’est cruellement
manifestée: une victime, étendue sur le sol, témoigne de la férocité
du monstre. Affolée, la princesse fait des efforts désespérés pour
fuir; elle s’embarrasse dans les plis de son vêtement et sans doute
deviendrait-elle à son tour la proie de la bête, si un secours
providentiel n’arrivait à point pour la sauver. Monté sur un cheval
fougueux, le bienheureux saint Georges fonce droit sur le monstre et
de sa longue lance il le transperce et le rejette à la mer.
Dans ce tableau célèbre, Tintoret a concrétisé, pour ainsi dire,
la belle légende chrétienne du Ciel protégeant la Foi contre les
attaques du Démon. La Foi se trouve représentée sous les traits de
cette princesse blonde, belle, parée de vêtements somptueux qui
symbolisent l’éclat de la vertu. Quant au Démon, l’artiste nous le
montre sous la forme la plus hideuse et la plus terrifiante, sous un
aspect capable d’inspirer à tout jamais l’horreur du péché.
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L’allégorie n’est pas seulement ingénieuse, Tintoret l’a traitée
avec une vigueur et une habileté qui tiennent du prodige. Le
grand Vénitien, qui se plaisait à loger dans une même toile des
centaines de personnages, est parvenu à donner, dans ce tableau de
dimensions restreintes, l’impression d’un drame complet réduit à trois
protagonistes. Quel art dans la composition, où tout est mouvement,
où tout s’accorde à augmenter l’intensité de la scène, la princesse qui
s’enfuit, le cavalier qui fonce, le monstre qui se tord sous le fer
meurtrier et le ciel même, où il semble que l’on voit rouler la masse
épaisse des nuages.
Tintoret avait déjà traité le même sujet avec une variante. Dans
le
Saint Georges et la Princesse, qui se trouve au Palais ducal à
Venise, la Foi, représentée par la princesse, est victorieuse du Dragon
sur le cou duquel elle est assise à califourchon et qu’elle maîtrise à
l’aide d’un ruban qui lui sert de bride. Derrière elle, saint Georges
étend les mains comme pour bénir, tandis qu’un moine, placé à
droite du tableau, contemple gravement cette scène.
Quelque remarquable que soit cette deuxième interprétation, elle
est inférieure à celle que nous donnons ici, véritable chef-d’œuvre
dont s’enorgueillit le grand musée anglais.
Il convient de signaler aussi le merveilleux coloris de cette toile,
si harmonieux dans son éclat. Par malheur, l’action des siècles en a
terni le brillant en quelques parties, mais ce qui en reste suffirait, à
défaut d’autres œuvres, pour classer Tintoret parmi les plus grands
coloristes du monde.
C’est une gloire peu commune que d’avoir acquis ce titre, pour
un artiste qui vient à la même époque et dans la même ville que
Titien et Véronèse. Élève du premier, il montra de telles qualités
qu’il éveilla la jalousie du maître et dut quitter son atelier. Cela
n’empêcha pas Tintoret de devenir un peintre de premier ordre et
de supporter sans désavantage la redoutable comparaison avec
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Titien. Sur les murs de son atelier, il avait écrit: «La forme de
Michel-Ange, la couleur du Titien.» Tintoret réunit également ces
deux qualités: il démontra victorieusement que, malgré le brio de la
couleur, on pouvait être un dessinateur impeccable; et certes, il est,
de tous les Vénitiens, le peintre le plus correct, le plus probe, le plus
parfait.
A ces qualités fondamentales, il ajoutait une facilité d’exécution
qui tenait du prodige. Cette extraordinaire facilité lui permit de
peindre pour des prix très modiques un nombre considérable de
tableaux, destinés aux confréries et aux églises de Venise. Tout
d’abord, on ne prit pas au sérieux cet homme qui travaillait si vite
et pour n’importe quel prix, si minime fût-il; ses contemporains
jugeaient que le travail est la vie de l’artiste et que le gain n’est
qu’une question secondaire qu’il envisagera plus tard, à l’heure du
succès.
Le succès vint, et il fut glorieux. Venise ne tarda pas à l’honorer
à l’égal du Titien et de Véronèse; il fut le peintre officiel des doges
et des patriciens et on lui confia la décoration du Palais Ducal, sur
les murs duquel il peignit sa prodigieuse fresque du
Paradis.
Saint Georges terrassant le Dragon fit partie de la collection
de Charles I
er d’Angleterre. Il figure aujourd’hui à la «National Gallery»
dans la salle VII, réservée aux écoles de Venise et de Brescia.
Hauteur: 1.57.—Largeur: 1 m.—Figures: 0.60.
SIR JOSHUA REYNOLDS
LES GRACES COURONNANT L’HYMEN
SALLE XVIII.—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
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Les Grâces couronnant la statue de l’Hymen
ON ne peut pas dire de Reynolds qu’il fut le plus grand peintre
anglais de son temps, mais il compte parmi les plus brillants
et les plus parfaits. Gainsborough eut des qualités supérieures
aux siennes, Romney aussi nous charme par plus de grâce
aisée; mais Reynolds, né sous une heureuse étoile, reçut de la nature
des dons précieux qui, sans aller jusqu’au génie, lui permirent cependant
de produire des chefs-d’œuvre. Sa carrière d’artiste est avant tout
un miracle de la volonté. Sans avoir de dispositions exceptionnelles
pour la peinture, il devint un grand peintre à force de persévérance et
d’énergie, de même qu’il fût devenu un grand ingénieur, un savant, ou
un écrivain si les circonstances l’avaient incliné vers l’une ou l’autre de
ces professions. Reynolds fut avant tout un opiniâtre. Encore enfant,
il disait: «Je serai peintre si vous me fournissez le moyen d’être un
bon peintre.» On lui mit en main des pinceaux et son labeur acharné,
sa conscience, son étude approfondie des maîtres firent le reste. Dès
ses débuts, il détermina la voie qu’il voulait suivre; il se résolut à être
portraitiste. Et cette décision une fois prise, rien ne put le détourner
de son objet: «Mon but unique dans la vie est de peindre des
portraits et de les peindre le mieux possible.» Heureux les hommes à
qui les fées, dans leur berceau, ont déposé comme présent cette énergie
tenace que ne rebute aucun obstacle! L’avenir leur appartient et, avec
la fortune, souvent la gloire leur est promise.
L’une et l’autre échurent à Reynolds, il réalisa complètement son
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rêve. Il fut le portraitiste le plus vanté de son époque et ne rechercha
pas d’autres lauriers. Même dans les tableaux où il aborda l’allégorie,
les personnages qu’il met en scène sont des portraits et le décor dont
il les agrémente n’y joue qu’un rôle secondaire et décoratif, uniquement
destiné à faire mieux valoir les avantages de ses modèles.
Tel est le cas pour le tableau reproduit ici. Ces trois Grâces vêtues
à la dernière mode londonienne du
XVIIIe siècle n’ont rien de l’esthétique
usitée dans ce genre de sujets; ce sont de véritables Anglaises
que nul trait n’apparente aux classiques beautés que peintres et sculpteurs
ont l’habitude de nous montrer. Blondes comme il sied à des
filles du Nord, élancées, fines, elles ont cette fraîcheur délicate et cette
grâce aristocratique dont l’Angleterre possède de si nombreux et si
charmants modèles. Ces trois Grâces sont trois sœurs, filles de Sir
W. Montgomery: celle de gauche, qui est agenouillée et tend des fleurs
à ses compagnes, est Mrs. Beresford; celle du milieu, dont le genou
ployé s’appuie sur le soubassement de la stèle, est Mrs. Gardiner, mère
de Lord Blessington; enfin, nous reconnaissons la marquise Townsend
dans la superbe jeune femme qui, dans ses mains levées, déploie
la guirlande odorante et fleurie destinée à l’Hymen.
L’allégorie n’est donc qu’un prétexte et l’on s’en aperçoit bien.
Reynolds l’a traitée à la mode du temps, conformément aux canons
intronisés par la peinture française et surtout par Boucher. Le paysage
est un joli décor de feuillages dorés par l’automne et l’on y voit, derrière
la divinité armée de son flambeau, un magnifique rideau de pourpre
tendu entre deux arbres, que l’on devine posé là comme un écran pour
rehausser l’éclat de ces beautés blondes. Toutes les concessions ont
été faites au goût de l’époque; Reynolds n’a pas même oublié l’aiguière
ciselée que l’on aperçoit invariablement, on ne sait trop pourquoi, dans
toutes les compositions allégoriques de ce temps.
Tel qu’il est, invraisemblable et apprêté, ce tableau n’en a pas
moins un charme captivant. Ce qui attire surtout—et c’est bien là ce
37
qu’a voulu Reynolds—c’est la physionomie des personnages, de ces
trois sœurs qui sont le sujet véritable et important de la composition.
Très habile metteur en scène, l’artiste a disposé ses modèles en des
attitudes variées qui donnent à son œuvre une impression de mouvement
grâce auquel il a esquivé la symétrie fâcheuse de trois portraits
côte à côte.
Il convient d’admirer aussi l’heureuse distribution des couleurs,
réparties en teintes douces et discrètes, d’une suprême distinction. Le
coloris fut d’ailleurs la constante préoccupation de Reynolds. Dès sa
jeunesse, il s’était livré à de laborieuses études des maîtres, et surtout
des Vénitiens, ces maîtres entre les maîtres pour la splendeur de la
palette. Il s’était évertué à surprendre leur technique, à s’assimiler
leurs procédés. Il convient d’avouer cependant que, s’il les imita, ce ne
fut que de façon très imparfaite; on ne pénètre pas aussi aisément dans
le secret des dieux. Trop souvent ses recherches du secret des Vénitiens
se firent aux dépens de ses clients dont les portraits, merveilleux
à leur apparition, vieillirent plus vite que les modèles eux-mêmes; les
fonds se décomposèrent et le coloris superficiel devint fantomatique.
Fort heureusement, bon nombre de ses toiles ont échappé à cette
disgrâce et conservent encore aujourd’hui l’éclat suprême des premiers
jours. Mais, même dans les plus maltraitées par le temps, l’harmonie
de la ligne demeure et classe Sir Joshua Reynolds dans la lignée des
grands peintres anglais.
Les Grâces couronnant l’Hymen fut exposé à la Royal Academy
en 1774. Ce tableau fut donné par le comte de Blessington à la «National
Gallery», où il figure aujourd’hui dans la salle réservée à la vieille
école anglaise.
Hauteur: 2.33—Largeur: 2.89.—Figures en buste grandeur naturelle.
HOLBEIN
CHRISTINE DE MILAN
SALLE XV.—ÉCOLE ALLEMANDE
41
Christine de Milan
L’ORIGINE de ce magnifique portrait est curieuse et l’histoire en
est célèbre.
Holbein était venu d’Angleterre à Milan, sur les ordres de
Henri VIII, pour peindre la jeune Christine de Danemark, à peine
âgée de seize ans et déjà veuve, dont le Barbe-Bleue couronné prétendait
faire sa femme. Ambassadeur en même temps que peintre,
Holbein s’acquitta de sa mission auprès de la princesse. Mais trop
certaine du sort qui l’attendait en Angleterre, celle-ci refusa net la
couronne qu’on lui offrait:
—Je n’ai qu’une tête, répondit-elle au peintre, et je tiens à la
conserver sur mes épaules.
Malgré son jeune âge, cette princesse ne manquait ni d’à-propos ni
de bon sens. Mais si elle éconduisit Holbein, messager matrimonial,
elle consentit volontiers à poser devant un peintre dont la célébrité
était universelle. Holbein se mit à l’œuvre et exécuta l’admirable
portrait que nous reproduisons.
La jeune femme est debout, revêtue d’un costume sombre noué
à la ceinture par un ruban. Sur ce vêtement elle porte un manteau de
velours noir doublé de fourrures. Aucun ornement ne corrige la
sévérité de la tenue: la duchesse porte encore le deuil de son époux,
le duc de Milan, récemment décédé. Seules, la fine collerette et les
poignets en dentelle éclairent le tableau. Sur la tête est posée une sorte
de capuce noire qui l’enveloppe entièrement et emprisonne les
42
cheveux et les oreilles, suivant la disgracieuse mode de cette époque.
Fidèle à un procédé qui lui était habituel et que risquent seuls les
grands artistes, Holbein a placé son personnage sur un fond presque
aussi sombre que le sujet lui-même. Ce procédé a l’avantage de donner
toute l’importance aux deux points essentiels du portrait: le visage
et les mains qui, de cette manière, se détachent en vigueur. Dans ce
portrait, où tout est admirable, ce visage et ces mains sont deux pures
merveilles.
Sans être belle ni même régulière, la figure de la duchesse possède
un charme réel qui permet de comprendre la convoitise d’Henri VIII.
Il y a de l’intelligence dans les yeux, de la douceur et de la bonté
dans la légère moue des lèvres. Mais ce qui se trouve exprimé avec
un art incomparable, c’est la vie intérieure du modèle traduite en quelques
traits légers, au moyen de frottis à peine perceptibles qui disent
tout, le front plein de pensées, l’attention sérieuse et jusqu’aux sentiments
de l’âme. Quant aux mains à demi fermées sur les gants, elles
sont d’un galbe sans égal et on ne peut leur comparer que les mains
d’Antoine Arnauld, par Philippe de Champaigne, au musée du Louvre.
Fines, allongées, elles trahissent l’aristocratique naissance de la jeune
femme. Elle est noble d’ailleurs dans toute sa personne. Malgré
l’ampleur de son manteau, on devine une taille bien prise et des
formes parfaites. Et nous pouvons certifier que telle fut Christine de
Milan: car Holbein n’avait pas pour habitude de flatter ses modèles.
Inexorable transcripteur de la nature, il peignait son personnage
comme il le voyait, sans jamais dissimuler aucune de ses imperfections
ou de ses tares. Aussi ses portraits, en dehors même de leur valeur
artistique, acquièrent une importance documentaire de premier ordre.
Tel est l’attrait de cette
Christine de Milan que l’œil s’obstine sur
le visage et sur les mains et qu’il oublie de fouiller dans la pénombre
où se dissimulent les vêtements. Et cependant l’art précis du peintre
s’est exercé avec une maîtrise supérieure dans ces parties volontairement
43
obscures qu’il semble avoir voulu cacher. Quelle science et quelle
perfection dans la disposition du manteau, quelle souplesse dans
l’agencement des plis! Tout est beau dans cette page magistrale et
l’on ne s’étonne plus qu’elle ait été disputée à coups de millions.
Holbein, dont les tableaux atteignent aujourd’hui des prix fabuleux,
eut des débuts très difficiles. Il connut la gloire de son vivant, mais
elle ne vint pas tout de suite. Longtemps il promena sa précaire
existence dans les villes de Suisse, à Bâle, à Lucerne, peignant des
portraits à vil prix pour payer sa nourriture ou solder des amendes
encourues à la suite de quelque rixe dans les cabarets. Il composait
des vitraux, décorait des maisons, acceptait toutes les besognes.
«Tous les étrangers, dit un voyageur, s’arrêtent avec plaisir au coin
d’une petite rue de Bâle, où il y a une maison, peinte au dehors,
depuis le bas jusqu’en haut, de la main d’Holbein; de grands princes
se pourraient faire honneur de ce travail; ce n’était néanmoins que le
payement que faisait ce pauvre peintre de quelques repas qu’il y avait
pris; car c’était un cabaret dont la situation aussi bien que la médiocrité
marquaient assez qu’il n’était pas des plus célèbres.»
Bientôt, cependant, il se lia avec les humanistes et les réformateurs
très nombreux à Bâle. Il gagna l’amitié d’Erasme et ce fut celui-ci, très
influent en Angleterre, qui l’appela à la cour d’Henri VIII et contribua
à sa fortune.
Le beau portrait de
Christine de Milan, fut acheté par la “National
Gallery” 1.800.000 francs et figure dans la salle XV, réservée à l’école
allemande.
Hauteur: 1.77.—Largeur: 0.81.—Figure grandeur nature.
LÉONARD DE VINCI
LA VIERGE AUX ROCHERS
SALLE IX.—ÉCOLE LOMBARDE
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La Vierge aux rochers
LA scène se développe dans une caverne bizarrement découpée,
en décor romantique, et formée de roches et de feuillages. Par
les ouvertures de la caverne s’aperçoivent les eaux d’un lac
bordées de rochers escarpés, et qui reflètent l’azur d’un ciel très pur.
Lumière éclatante au dehors, ombre et fraîcheur au dedans. C’est dans
cette ombre propice que le grand Léonard a placé le groupe divin.
La Vierge, moitié assise, moitié agenouillée, présente le petit Saint
Jean à l’Enfant Jésus qui le bénit de son doigt levé. Un ange à mine
charmante et fine, hermaphrodite céleste tenant de la jeune fille et du
jeune homme, mais supérieur à tous deux par son idéale beauté,
accompagne et soutient le petit Jésus comme un page de grande
maison qui veille sur un enfant de roi, avec un mélange de respect et
de protection. Une chevelure aux mille boucles, annelée et crêpelée,
encadre son fin visage d’une aristocratique distinction. Cet ange, à
coup sûr, occupe un haut grade dans la hiérarchie du ciel; ce doit être
un trône, une domination, une principauté tout au moins. L’Enfant
Jésus, ramassé sur lui-même, dans une pose pleine de savants raccourcis,
est une merveille de rondeur et de modelé. La Vierge a ce
charmant type lombard où, sous la candeur pudique, perce cet enjouement
malicieux que le Vinci excelle à rendre. Cette magistrale
peinture a noirci, surtout dans les ombres, mais n’a rien perdu de son
harmonie, et peut-être même serait-elle moins poétique si elle avait
gardé sa fraîcheur primitive et les tons naturels de la vie.
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Ce tableau, qui paraît dater de 1495, aurait été peint à Milan, par
Ambrogio da Predis, sous la surveillance de Léonard lui-même et
serait simplement la copie d’une autre toile semblable peinte pour la
chapelle de la Conception, à l’église des Franciscains de Milan. Cette
toile est celle que l’on peut admirer au Louvre, dans la Grande
Galerie, sous ce même titre:
La Vierge aux rochers. L’authenticité et la
priorité de la Vierge du Louvre est en dehors de toute discussion: en
sa présence on est, à n’en pas douter, en face de l’œuvre originale.
Mais celle de la “National Gallery” dont ce musée s’enorgueillit si justement,
serait-elle donc véritablement l’œuvre d’un copiste ou d’un
élève? Il est impossible de le croire, lorsqu’on la contemple attentivement.
Qu’Ambrogio da Predis ait collaboré à l’établissement de cette
réplique, on peut l’admettre; il avait du talent et Vinci l’estimait. Mais
nul autre que le Vinci n’a pu dessiner ces contours si fermes et si purs,
conduire ce modelé aux dégradations savantes qui donne aux corps la
rondeur de la sculpture avec tout le moelleux de l’épiderme, et rendre
ses types favoris d’une façon si fière et si délicate.
Donc, si
la Vierge aux rochers de la “National Gallery” n’est pas
la Vierge primitive, elle n’en est pas moins une œuvre originale,
merveilleuse et bien digne de porter la signature de Vinci. Tout y
proclame le maître, nulle part on n’y trouve l’hésitation par où se
trahirait la contribution du copiste. D’ailleurs, elle fut décrite en 1584
par Lomazzo, comme se trouvant dans la chapelle de la Conception,
à l’église San Francisco de Milan, pour laquelle l’une et l’autre
avaient été peintes.
Celle du Louvre, qui date de 1482, allait être livrée et mise en la
place qu’elle devait occuper dans l’église, lorsqu’un différend s’éleva
entre l’artiste et la Confrérie de la Conception, au sujet du paiement
de la toile. Celle-ci prétendait rabattre une somme assez importante
sur le prix convenu. Le conflit devint à ce point aigu, que Léonard de
Vinci dut faire appel à l’intervention du duc de Milan, dans une lettre
49
récemment découverte dans les archives de cette ville. La discussion
se prolongea plusieurs années, si bien que Vinci, de guerre lasse,
vendit son tableau, et lorsque, enfin, les deux parties tombèrent d’accord,
Léonard consentit à recommencer la toile, en collaboration avec
Giovanni Ambrogio da Predis.
Quelques différences sont à noter dans cette œuvre, comparée à
celle du Louvre. L’ange y est posé dans une attitude légèrement
modifiée; en outre, les trois principaux personnages y sont pourvus
d’une auréole d’or qui ne se trouve pas sur la peinture originale et qui
semble d’ailleurs avoir été ajoutée après coup.
La Vierge aux rochers existe donc à deux exemplaires également
remarquables comme exécution. Et si le Louvre possède sans conteste
l’original, la “National Gallery” peut être fière de cette réplique admirable,
où se manifeste la prodigieuse virtuosité du plus grand peintre
de tous les temps.
La Vierge aux rochers fut apportée en Angleterre en 1777 par
Gavin Hamilton; elle figure aujourd’hui à la “National Gallery”,
dans la salle IX, réservée à l’école lombarde.
Hauteur: 1.84.—Largeur: 1.13.—Figure grandeur nature.
GAINSBOROUGH
Mrs. SIDDONS
SALLE XVIII—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
53
Mrs. Siddons
LE modèle de cette toile légendaire était une actrice réputée en
Angleterre, vers la fin du XVIIIe siècle, pour son talent et sa
grande beauté. Elle est représentée assise de trois quarts devant
un fond de draperie rouge. Elle porte une élégante robe rayée de
bleu, garnie aux épaules et à la ceinture d’une sorte d’écharpe de
même couleur. Un grand manteau jaune bordé de fourrure drape
ce corps charmant, se pose négligemment sur les genoux et vient
s’enrouler autour du bras gauche. Avec l’une de ses mains elle maintient
un manchon de fourrures. Un large chapeau à plumes noires
encadre le délicieux visage de Mrs. Siddons, visage d’une admirable
pureté de lignes et d’une idéale délicatesse de traits, encore embelli
par l’abondante parure des cheveux poudrés qui retombent en boucles
soyeuses sur les épaules.
Dans ce magistral portrait se trouvent en quelque sorte réunies les
éminentes qualités de l’art de Gainsborough. Non pas toutes
cependant, car il y aurait injustice à oublier que le grand portraitiste
fut en même temps un remarquable peintre de paysages.
Gainsborough était encore enfant lorsque s’éveilla en lui l’amour
de la peinture. Avant d’avoir reçu la moindre éducation artistique, il
possédait déjà cette extraordinaire facilité, cette sûreté de crayon que
l’on admirera plus tard dans son œuvre.
On raconte à ce sujet une anecdote qui se place à l’époque où
Gainsborough avait douze ans: l’enfant était assis dans le jardin
54
paternel à l’abri de buissons qui le dissimulaient, et copiait un vieux
poirier. Tout à coup, au-dessus du mur de clôture, émergea la tête
d’un paysan qui, d’un œil de convoitise, examina les fruits et, se
croyant seul, en cueillit un, le plus beau. L’ardente expression du
visage de l’homme frappa tellement Gainsborough qu’il la reproduisit
séance tenante sur son dessin. Et si fidèle fut la traduction que le
père reconnut aussitôt l’auteur du larcin et le lui reprocha.
Après un court passage dans l’atelier d’Hayman, Gainsborough se
maria et quitta Sudbury, où il était né, pour se fixer à Ipswich,
capitale du comté de Suffolk. Il eut la chance de s’y lier avec
Philippe Thicknesse, personnage important de la province, qui le
recommanda chaudement et lui procura de nombreuses commandes.
Mais une querelle, d’ordre tout à fait étranger à la peinture, mit fin à
leurs relations et Gainsborough abandonna Ipswich et s’installa à Bath
en 1758. Il y séjourna 16 ans. Bath était alors une station à la mode,
quelque chose dans le genre de notre Riviera actuelle; toute la société
de Londres s’y donnait rendez-vous pendant la belle saison. Gainsborough
vit les commandes affluer: bientôt les portraits en buste, qu’il
tarifait au début cinq guinées, se payèrent huit, puis quatorze guinées;
quant aux portraits en pied, ils ne montaient pas à moins de cent
guinées.
C’est vers cette époque que Gainsborough fut saisi d’une passion
subite et extraordinaire pour la musique, passion qui le posséda au
point de lui faire négliger la peinture et ses intérêts. Néanmoins, son
séjour à Bath marque un changement considérable et un progrès réel
dans sa technique, sans doute parce qu’il put voir et étudier, dans les
riches demeures des environs, les œuvres des grands maîtres du
passé qu’il ne connaissait encore que très imparfaitement.
Aussi dès son arrivée à Londres, en 1774, il est en pleine possession
de son talent. La notoriété l’y a déjà précédé et son atelier est assailli
par tout ce que la capitale compte de distingué. Les portraits succèdent
55
aux portraits et la plupart sont des chefs-d’œuvre. Il fait déjà partie,
depuis la fondation, de l’Académie instituée par Reynolds et ses
envois annuels y font l’admiration des amateurs. Il cesse d’y exposer
pendant quelque temps à la suite d’une brouille avec Reynolds. Les
deux grands peintres se connaissent et professent l’un pour l’autre une
estime réciproque, mais leurs caractères très différents s’accordent
mal et ils vivent complètement éloignés l’un de l’autre. Gainsborough,
qui semble avoir eu les premiers torts, a l’âme impétueuse mais bonne;
et quand il sent venir sa mort, il écrit une lettre touchante à son illustre
rival et lui demande de conduire ses obsèques. Il mourut le 2 août
1788, à l’âge de soixante et un ans.
Gainsborough, par l’originalité de son talent, l’élégance de sa
manière, la qualité de sa couleur, demeurera comme l’une des plus
hautes personnifications de l’art anglais.
Écoutons John Ruskin: «La puissance de coloris de Gainsborough
a ce qu’il faut pour prendre rang à côté de celle de Rubens; c’est le
plus pur coloriste, sans en excepter Reynolds lui-même, de toute
l’école anglaise. On verra assez de preuves de l’admiration que j’ai
vouée à Turner, mais je n’hésite pas à dire que, dans l’art purement
technique de la peinture, Turner est un enfant auprès de Gainsborough.
La main de Gainsborough est aussi légère que le vol d’un nuage, aussi
rapide que l’éclair d’un rai de soleil. Ses formes sont grandes, simples,
idéales. En un mot, c’est un peintre immortel.»
Mrs. Siddons appartint longtemps à la collection du Major Mair,
qui avait épousé la petite-fille de la célèbre actrice; il figure aujourd’hui
à la “National Gallery” dans la salle XVIII, consacrée à la vieille
école anglaise.
Hauteur: 1.25.—Largeur: 0.99.—Figure grandeur nature.
A. VAN DYCK
LES ENFANTS DE CHARLES Ier
GALERIE NATIONALE DES PORTRAITS
59
Les Enfants de Charles Ier
ANTONIO VAN DYCK—Sir Anthony Van Dyck, comme
l’appellent les Anglais—fut attiré en Angleterre par le roi
Charles Ier. Beau cavalier, causeur spirituel, esprit subtil, il
eut vite fait la conquête de la cour et de la ville. Le monarque
l’honora d’une faveur toute particulière, le nomma principal peintre
ordinaire, le créa chevalier et lui donna un logement dans le palais
royal de Blackfriars. Van Dyck ne se montra pas ingrat; il voua à son
généreux protecteur un dévouement qui ressemblait à un culte. Malgré
l’abondance de sa production, son pinceau fut surtout consacré au roi
et à sa famille. Nombreux sont les portraits de Charles Ier, on n’en
compte pas moins de trente-huit; le Louvre en possède un magnifique
exemplaire, d’une célébrité mondiale; la “National Gallery” s’enorgueillit
du portrait équestre du roi, qui ne lui est guère inférieur. Non
moins abondantes sont les effigies des divers enfants du souverain; on
en trouve à Windsor et dans les Musées du Louvre, de Dresde, de
Saint-Pétersbourg, de Turin, de Berlin. Celui que nous donnons ici
est un des plus beaux et en même temps des plus intéressants, en ce
qu’il représente toute la descendance directe du malheureux Stuart.
L’artiste a placé ses jeunes et charmants modèles sur une même
ligne, devant un fond de draperie relevée qui laisse apercevoir les
ombrages d’un parc. Au centre du tableau se tient le prince de Galles,
qui devint plus tard Charles II d’Angleterre; vêtu d’un riche costume
pourpre avec collerette de dentelle et manches à crevés, il appuie sa
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jolie main d’enfant sur la tête d’un énorme et paisible molosse. Tout
près de lui, à gauche du tableau, est figuré son jeune frère, âgé de
quatre ans, encore en costume de fillette, qui deviendra roi à son tour
sous le nom de Jacques II; la charmante fillette de six ans qu’on
aperçoit à gauche, si mignonne sous sa parure de cheveux blonds et
qui prend déjà des airs de reine, est la princesse Marie qui sera plus
tard la mère de Guillaume III. A droite, l’enfant qui s’empresse auprès
du bébé, n’a guère plus de deux ans; c’est la princesse Élisabeth.
Quant au rose et potelé baby qui se débat dans ses langes pour
atteindre la tête du chien, c’est la princesse Anne, la dernière fille de
Charles I
er, qui mourut en bas âge.
Van Dyck, uniquement préoccupé de la ressemblance de ses
modèles, s’inquiétait assez peu des artifices de composition employés
par certains artistes pour mettre en valeur les personnages. Il avait
trop de génie pour recourir à l’habileté. Il lui importe peu de risquer
la monotonie en disposant les enfants royaux sur une même ligne; ce
qui compte pour lui—pour nous aussi—c’est d’exprimer exactement
la physionomie de chacun d’eux. Il est à peine utile de montrer avec
quel bonheur il y a réussi, avec quelle intensité il a su peindre la vie
sur ces jeunes visages insouciants, aux yeux limpides, que le malheur
n’a pas encore effleurés et devant qui ne se dresse pas l’effroyable
avenir qui les attend. Il y a déjà, dans ces petits corps à peine formés,
cette naturelle aisance, ce suprême parfum d’aristocratie qui distingua
toujours la noble race des Stuarts.
Van Dyck peut être considéré comme le roi des portraitistes.
D’autres, comme Rembrandt, ont marqué leurs modèles de traits plus
vigoureux et plus profonds; aucun peut-être n’a possédé au même
degré cette netteté de lignes, cette certitude tranquille qui ne connaît
pas la défaillance. Un portrait de Van Dyck peut être comparé à tous
les autres de sa main, ils sont tous également supérieurs. Absorbé et
souvent distrait par la luxueuse existence qu’il menait à Londres, il lui
61
fut impossible d’exécuter lui-même toutes les commandes dont on
l’assaillait. Imitant l’exemple de son maître Rubens, il s’était entouré
d’une pléiade d’élèves habiles, formés par lui, qu’il chargeait d’établir
la plupart de ses portraits. Mais lorsque le portrait était campé,
dégrossi, il le prenait dans ses mains puissantes et, en quelques touches
rapides de son pinceau prestigieux, il lui donnait sa forme définitive,
il le marquait de sa griffe géniale. Le portrait devenait un authentique
Van Dyck.
Il n’en usait pas avec cette liberté quand il peignait le roi Charles,
la reine Henriette ou les enfants royaux. Dans ces portraits, tout est
bien de sa main; elle se révèle manifestement dans la précise clarté
des paysages, dans la lumineuse profondeur des ombres, dans la
distinction discrète d’un coloris toujours parfait.
«Le grand Flamand», comme on appelle généralement Van Dyck, a
connu cette gloire de n’avoir eu aucun détracteur au cours des siècles. Il
y a unanimité d’admiration autour de son œuvre. Reynolds, peintre de
portraits lui aussi, le proclamait le plus grand portraitiste qui ait
jamais existé et Gainsborough mourant se réjouissait dans l’espoir de
retrouver Van Dyck au ciel.
Bien qu’il ait abordé avec une maîtrise égale les sujets mythologiques
et religieux, Van Dyck demeure le roi incontesté du portrait
et son œuvre lui a acquis une gloire immortelle et une place de
premier plan à côté des plus grands noms de la peinture.
Les
Enfants de Charles Ier figurent dans la partie de la “National
Gallery” consacrée spécialement aux portraits.
Hauteur: 0.58.—Largeur: 0.99.—Figures grandeur demi-nature.
LOUIS DAVID
ÉLISA BONAPARTE
SALLE XVII.—ÉCOLE FRANÇAISE
65
Élisa Bonaparte
DES trois sœurs de Napoléon, Élisa, l’aînée, fut la plus
maltraitée du destin. Moins belle que Pauline et que Caroline,
elle eut encore la disgrâce de se voir déchirer par ses
ennemis, qui étaient nombreux: ils la disaient laide et de physionomie
revêche. Ses amis ne vantent point les charmes de son visage, mais
exaltent son esprit, son intelligence, sa perspicacité politique, sa ferme
volonté. Les uns et les autres s’accordent à constater sa très grande
ressemblance avec son frère Napoléon.
Examinons le portrait de David: tous les traits de l’illustre
capitaine s’y retrouvent. C’est le même menton volontaire et hardi, le
même regard froid, la même chevelure du «Corse aux cheveux
plats». Nous savons qu’Élisa n’était pas belle et nous pouvons croire
que David a fait effort pour adoucir la froideur du visage, mais en
dépit de tout, transparaissent la dureté des yeux et la hauteur un peu
insolente de l’attitude. Taillée en force, la tête posée sur un cou robuste
attaché lui-même à de solides épaules, elle apparaît ce qu’elle sera
toute sa vie: une femme opiniâtre, emportée dans ses exigences
comme dans ses passions. Le frais costume de jeune fille qu’elle porte
ne parvient pas à dissimuler cette rudesse native qui la rapprochait
du caractère de Napoléon. Celui-ci disait à Sainte-Hélène: «Dès son
enfance, Élisa fut fière, indépendante. Elle tenait tête à chacun de
nous. Elle avait de l’esprit, une activité prodigieuse.»
Mariée à une époque où l’étoile de son frère commençait à peine
66
de briller, Élisa dut se contenter d’un obscur capitaine, Félix Bacciocchi,
un Corse qui habitait Marseille, dans la même maison que la famille
Bonaparte. Le ménage débuta dans l’indigence et il fallut que le jeune
général de l’armée d’Italie envoyât trente mille francs pour mettre un
peu d’aisance dans la vie des deux époux. Bien qu’il n’eût pas approuvé
ce mariage, Napoléon, qui fut le meilleur des frères, servit de son
mieux Bacciocchi, lui donna de l’avancement, des fonctions, et plus
tard une couronne princière. Il fit plus encore pour sa sœur, il la
débarrassa de son médiocre mari, dont elle rougissait, en l’envoyant
occuper des emplois dans de lointaines ambassades.
Libre de tout lien gênant, Élisa élut domicile chez Lucien, qu’elle
aimait plus que ses autres frères et qui venait de perdre sa femme.
Elle y joua le rôle de maîtresse de maison et quand les brillantes fêtes
que donnait Lucien reprirent leur cours, ce fut elle qui présida aux
apprêts de ces nouvelles réceptions mondaines. Dans la société de ce
frère préféré, où brillaient quelques hommes remarquables du monde
des lettres et des arts, elle trouvait un charme qui lui semblait très doux.
Son éducation à Saint-Cyr, avant la Révolution, les conversations de
Lucien, ses propres lectures, tout ce passé la disposait aux jouissances
intellectuelles bien plus qu’aux futilités dont se contentent les femmes.
Elle se donna tout entière à ces plaisirs relevés et nobles avec la
violence de sa nature. Dans ses salons se rencontraient tous les beaux
esprits du temps: La Harpe, Boufflers, Esménard, Arnault, Andrieux,
Joubert, Delille, Chateaubriand qui la proclamait «l’adorable
protectrice des lettres et des arts», et surtout Fontanes, qui devint un
peu plus que l’ami d’Élisa.
L’ambition politique ne lui vint que plus tard, lorsque Napoléon fut
tout-puissant, mais elle s’empara d’elle tout entière. Elle cessa de jouer
les pièces de Corneille dans le salon de Lucien et rêva de tenir des
rôles plus conformes à son besoin de dominer. Les flatteries de son
entourage avaient perverti son esprit et lui avaient inculqué une
67
présomptueuse assurance qui faussait son ancienne bienveillance, et
les soirées de Neuilly n’avaient plus aucun attrait pour elle.
C’est avec ces sentiments absolus et ce caractère altier que, devenue
princesse, elle gouverna la Toscane, dont Napoléon l’avait faite grande-duchesse.
Elle essaya de se rendre populaire, mais sans y parvenir.
Ses excentricités, le désordre de sa conduite privée, le faste insolent
de sa cour, la dissolution dont elle était environnée, l’impiété qu’elle
affichait, tout se réunissait pour éloigner d’elle le cœur de ses sujets.
Quant au pauvre Bacciocchi, il traînait à la cour de sa femme une
existence effacée et résignée, trop heureux lorsque de nouveaux
scandales n’ajoutaient pas au ridicule de sa situation.
Telle est la femme dont David nous a laissé un si vigoureux et si
éloquent portrait, demeuré à l’état d’ébauche on ne sait pour quelle
raison. Tout le caractère de cette fantasque princesse y est déjà
marqué en termes précis, avec une facture impressionnante et un
art supérieur. Le coloris de ce tableau est un peu froid, comme l’était
toujours le coloris du peintre, mais la tête est bien vivante et justifie
la réputation, désormais consacrée, de David portraitiste.
Élisa Bonaparte figure dans la salle XVII consacrée à la peinture
française.
Hauteur: 0.91.—Largeur: 0.73.—Figure grandeur nature.
J. CONSTABLE
FLATFORD MILL
SALLE XX.—ÉCOLE ANGLAISE
71
Flatford Mill on the river Stour
LE paysage représente un beau site de campagne, sur les bords
de la Stour, dans le riche comté de Suffolk. A droite, se
développent de vertes prairies éclairées par le soleil et
bordées par des rangées d’arbres. Le long de la rivière court le
sentier qui conduit au moulin de Flatford dont on aperçoit, dans le
fond, les bâtiments et les toitures rouges. Sur le cours d’eau se
meuvent des chalands qui viennent sans doute pour apporter le blé
à moudre ou remporter la farine. De minuscules personnages
s’occupent à la manœuvre ou vaquent à leurs occupations domestiques,
tandis que, sur le bord, un homme fixe une corde aux traits
d’un fort cheval chargé d’amener le chaland à la rive. A califourchon
sur le cheval et à demi retourné en arrière, un enfant suit d’un œil
intéressé les phases de l’opération. Tous ces personnages ne jouent
dans le tableau qu’un rôle épisodique, ils n’y tiennent pas plus
de place que dans les paysages de Claude Lorrain, mais ils
l’animent et l’égaient. Dans le ciel, de lourds nuages sont accumulés,
mais il reste encore assez de lumière pour éclairer la scène d’une
belle lueur, chaude et brillante.
Ce beau paysage compte parmi les meilleurs de Constable, le
plus grand paysagiste de l’Angleterre. La technique en est vigoureuse,
le dessin solide, la pâte nourrie, la couleur exacte et sobre. Les
plans successifs y sont supérieurement déterminés pour l’obtention
d’une irréprochable perspective et la lumière, ce protagoniste
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essentiel mais difficilement saisissable de tout paysage, y joue son
rôle primordial: elle est partout dans ce tableau, largement épandue
sur la prairie ou discrètement insinuée dans les ombres des haies
qu’elle éclaire et réchauffe; elle s’accroche au faîte des branches, à
la cime des toits, à la tige des fleurs champêtres et colore de gaîté
l’atmosphère subtile qui court dans cette toile.
La réputation de Constable comme paysagiste dépassa les
frontières de son pays et sans doute aurons-nous l’occasion de
signaler, dans de futures notices, l’influence considérable qu’il exerça
sur notre école de 1830. Mais, en 1776, à l’époque où il vint au
monde, les esprits et les âmes étaient, en Angleterre comme ailleurs,
complètement fermés aux beautés de la nature. On ne la comprenait
pas, on ne la supportait que comme accessoire dans un tableau,
encore la fallait-il peignée, lustrée, élégante, pour servir de cadre à
quelque bergerie ou d’écran à quelque personnage en habit d’apparat.
Né sur les bords de la Stour, Constable passa toute sa jeunesse
en pleine campagne, à courir dans les champs, aux abords des
moulins qui peuplaient la vallée. Comme il le dit plus tard lui-même:
«Ce furent les scènes de mon enfance qui firent de moi un peintre.»
Dès son jeune âge, il sentit profondément la nature et désira
la peindre. Il y fut encouragé par un ami qu’il s’était fait, un
plombier-vitrier intelligent qui employait ses loisirs à brosser des
paysages. Les parents du jeune homme songeaient à lui faire
embrasser l’état ecclésiastique, mais ne se sentant aucun goût pour
entrer dans les ordres, il préféra devenir apprenti meunier dans un
de ces moulins qu’il aimait tant. Il n’y resta qu’un an, mais cette
année passée en présence de la nature fit plus pour son talent que
n’auraient pu lui apprendre tous les enseignements de l’Académie.
Aux heures de loisir, il maniait le crayon et le pinceau avec une
ardeur de néophyte. Sa famille ne voyait pas sans appréhensions le
jeune Constable s’engager dans cette voie: «Mon fils, écrivait le père,
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se destine à une bien misérable profession.» Lui-même eut des heures
de doute. Quand il vint à Londres pour s’assurer «s’il avait des
chances de réussir dans la peinture», il ne reçut aucun encouragement
aux différentes portes où il frappa. Il était résigné déjà à abandonner
son rêve quand il eut le bonheur, en 1799, d’être admis comme
élève à l’Académie royale de peinture. A partir de ce jour, sa
carrière est décidée, carrière toute de labeur et d’énergie, mais
carrière presque obscure, que ne marque aucune distinction particulière.
Paysagiste d’instinct, il se soumet volontairement à l’espèce
de discrédit qui s’attache à son art. En 1802, il expose à l’Académie
royale son premier tableau, sous le titre modeste:
Paysage;
il passe inaperçu. Il a alors 26 ans. A 43 ans, en 1819, il est
élu membre adhérent de l’Académie royale et ne sera titularisé
que dix ans plus tard. Son succès réel commence véritablement
en 1824, avec son tableau célèbre:
Hay Wain (La charrette
de foin). Encore n’est-ce pas à Londres, mais à Paris que s’affirme
sa réputation. Constable n’en est pas moins heureux d’hériter d’une
petite fortune, car sa peinture ne suffit pas à le nourrir. Jusqu’à
l’âge de 40 ans, il n’a pas réussi à vendre un seul de ses tableaux
en dehors du cercle de ses amis. Et le phénomène tant de fois
constaté se produit: ces paysages dont personne ne voulait à cette
époque, on se les dispute aujourd’hui dans des enchères fabuleuses.
Le
Flatford Mill (Moulin de Flatford) fut peint en 1817. Constable
avait alors 41 ans. Dans cette admirable peinture se résument
toutes les qualités de l’illustre paysagiste anglais, que Goncourt
appelait
le grand, le grandissime maître. Elle figure dans la
salle XX, réservée à la peinture anglaise.
Hauteur: 1 m.—Largeur: 1.27.—Figures: 0.30.
GIOVANNI BELLINI
LE DOGE LORÉDAN
SALLE VII.—ÉCOLE DE VENISE ET DE BRESCIA
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Le Doge Lorédan
GIOVANNI BELLINI et son frère Gentile Bellini avaient
appris la peinture dans l’atelier de leur père, Jacopo Bellini,
artiste vénitien de grand talent. Celui-ci, loin de jalouser ses
fils, se montra tout heureux quand il vit leur mérite éclipser le sien
propre. Il les encourageait avec tendresse, car, disait-il, «il faut que
Gentile dépasse Jacopo et que Giovanni l’emporte encore sur Gentile.»
L’avenir justifia la prédiction du père. Des trois Bellini, Giovanni
fut le plus grand et le plus habile en son art. A une époque où son pays
regorgeait d’artistes de talent, il eut la gloire, partagée avec Mantegna,
de présider en quelque sorte à la première renaissance de la peinture
en Italie; il fut le plus délicat et le plus distingué des maîtres. Venu
au monde en un temps où s’élaborait en Europe un mouvement
général d’affranchissement intellectuel et moral, il forma la transition
entre la froide tradition des maîtres ascétiques et le glorieux
épanouissement des Véronèse et des Titien; il fut le maillon qui souda
l’un à l’autre les deux tronçons de cette chaîne. Il conserva quelque
chose de la naïve conception et de l’hiératisme de ses aînés, mais sa
souplesse, sa largeur de dessin, sa vigueur de coloris annoncent déjà
une ère nouvelle, où ses élèves entreront d’un pas victorieux.
Mais si, par sa technique, Bellini prépare la voie aux grands
Vénitiens de la Renaissance, il reste fidèle, dans le choix des sujets, à
la tradition qui lui fut transmise par les siècles. Il est le dernier peintre
véritablement religieux de l’école vénitienne. Plus tard il traitera, pour
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le compte du Conseil des Dix, des sujets relatifs à la vie nationale;
mais s’il consent à abandonner ses
Vierges et ses
Maternités pour
célébrer les fastes de la cité, il se refusera toujours à verser, comme
Mantegna, dans le paganisme envahissant. Il verra ses jeunes émules
ou ses élèves, comme Giorgione et Titien, peindre des églogues
court vêtues ou glorifier les dieux et déesses de l’Olympe, sans que lui
vienne la pensée de se mettre au goût du jour. Sur le déclin de sa
longue vie, il accepte, après bien des atermoiements, une commande
d’Isabelle d’Este pour un sujet profane et accepte même un acompte
de 25 ducats sur la somme de cent ducats convenue pour le travail.
Mais, quand il s’agit de s’exécuter, le vieux peintre temporise, cherche
des prétextes, tantôt feignant la maladie, tantôt objectant ses travaux
au Palais Ducal, tantôt se confinant à la campagne. Vianello, le
représentant d’Isabelle à Venise, se désole, la duchesse se fâche et
déclare «ne pouvoir supporter plus longtemps les étranges procédés
de Bellini». Elle charge son agent de déposer une plainte contre le
peintre entre les mains du doge Lorédan. Celui-ci aime Bellini, peintre
officiel de Venise; il intervient officieusement et Bellini, de guerre
lasse, répond: «J’ai là une
Nativité presque terminée; si la duchesse
veut bien l’accepter, j’en serai très heureux.» Et il la lui expédie avec
une lettre d’excuses. Ce n’était pas tout à fait ce qu’avait désiré
Isabelle d’Este, mais devant la beauté du tableau, tout son ressentiment
s’évanouit et elle écrivit au peintre: «Votre
Nativité m’est aussi
précieuse qu’aucune autre de mes peintures.»
La renommée de Bellini s’était étendue bien au delà des frontières
de l’Italie. Albert Dürer, quand il vint à Venise, se plut à le fréquenter
et nous trouvons, dans les écrits du grand maître allemand, le
témoignage d’une estime qu’il ne prodiguait pas, surtout aux peintres
de la péninsule. «Tout le monde me dit, écrit-il, combien il est honnête
et j’ai tout de suite été porté vers lui. Il est très vieux (Bellini avait
alors quatre-vingts ans), mais il est encore le meilleur pour la peinture.»
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Il serait difficile pour un peintre de souhaiter une plus glorieuse
consécration.
Telle était sa réputation que le sultan Mahomet II, le vainqueur de
Constantinople, désira se faire peindre par lui et le demanda à la
République de Venise. On ne sait pour quelle raison, son frère
Gentile fut envoyé en Orient à sa place. Sans doute, la Seigneurie
tenait à conserver près d’elle un artiste qui était le premier de son
époque et, de plus, son peintre officiel. Cette qualité comportait, avec
une très belle rétribution, d’importantes prérogatives, entre autres celle
d’exécuter ou de diriger toutes les peintures dans les palais de la cité,
et celle de peindre les Doges au pouvoir. C’est donc à titre de peintre
officiel qu’il peignit le portrait du doge Lorédan, que nous donnons
ici.
Le premier magistrat de Venise est représenté dans le bizarre et
somptueux costume de sa fonction. Sur sa tête est posé un bonnet
étroitement serré, qui cache les cheveux et les oreilles et se relève en
pointe par derrière. Il est vêtu d’une magnifique robe en soie brochée
où se révèle le goût des Vénitiens du
XVe siècle pour les belles étoffes.
Mais la merveille, dans ce tableau, c’est la tête énergique et sévère du
doge; l’œil dur, les lèvres minces et les traits accusés disent assez le
caractère ombrageux et cruel qui poussa Lorédan à instituer l’Inquisition
d’État et le Conseil des Dix, dont la terrible tyrannie fit trembler
Venise pendant deux siècles.
Dans ce portrait, le dessin, le coloris et l’expression du caractère
sont également admirables.
Le Doge Lorédan est posé sur un chevalet dans la salle VII,
réservée aux écoles de Venise et de Brescia.
Hauteur: 0.61.—Largeur: 0.44.—Figure grandeur nature.
RUBENS
LE JUGEMENT DE PARIS
SALLE X.—ÉCOLE FLAMANDE
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Le Jugement de Pâris
RUBENS a situé le célèbre épisode mythologique dans un
magnifique paysage agreste où les teintes dorées de l’automne
se marient à la rouge splendeur d’un ciel couchant. On serait
presque tenté d’oublier les acteurs principaux du drame devant la
prodigieuse habileté du peintre qui, en touches d’une vigueur
incomparable, recule sa perspective jusqu’aux plus lointaines
profondeurs de l’horizon. Quand Rubens s’avise d’aborder un genre,
quel qu’il soit, son œuvre se trouve immédiatement marquée de sa
griffe géniale; il se pousse du premier coup jusqu’aux plus hautes
cimes, il proclame en traits de feu son inégalable supériorité.
C’est dans ce prestigieux décor de nature que se déroulent les
phases de cette dispute célèbre dont les effets mirent le feu au
monde antique. On connaît la légende: Junon, Minerve et Vénus,
toutes les trois puissantes déesses de l’Olympe, prétendaient
également au sceptre de la beauté et cette éternelle rivalité, troublait
le séjour des dieux et divisait les immortels. Pour vider une querelle
que leurs pairs n’osaient pas juger, les trois déesses résolurent d’un
commun accord de s’en remettre au jugement d’un habitant de la
terre. L’arbitre choisi fut le jeune Pâris, second fils de Priam et
d’Hécube, le même qui, plus tard, ravit Hélène, femme de Ménélas.
C’est à cette scène du jugement que nous fait assister Rubens dans
son magnifique tableau.
Assis sur une roche, au pied d’un arbre, Pâris tient à la main la
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pomme qu’il décernera à la plus belle; il est lui-même bien digne de
porter une telle sentence, car il possède la noblesse et la beauté d’un
jeune dieu. Tout près de lui, debout, appuyé contre ce même arbre,
Mercure, reconnaissable à son caducée, assiste à tous les détails
de cette scène. Il paraît d’ailleurs plus amusé qu’anxieux. Par
contre, aux pieds de Pâris, un énorme molosse est endormi, la tête
allongée sur ses pattes, absolument indifférent à ce qui se passe
autour de lui.
Et, devant leur juge, les trois déesses ont comparu, leur nudité
splendide à peine voilée par les manteaux que soutiennent leurs
mains. Voici Junon, reine des dieux, vue de dos, le bras droit replié
soutenant un manteau de pourpre et tournant sa tête altière vers
Pâris, en ayant l’air de revendiquer comme un droit de son rang le prix
de la beauté. Sur ses pieds, le paon, son emblématique oiseau, étale sa
large queue diaprée et soyeuse. Plus loin, Minerve, les bras relevés
autour de sa tête brune, semble vouloir mettre en valeur tous ses
avantages. A un arbre, derrière elle, sont accrochés ses attributs
guerriers, le bouclier où figure une tête de Gorgone; le casque est
posé à terre. Entre Minerve et Junon, se tient Vénus, fille de l’onde,
en une pose pleine de modestie, les deux bras croisés sur la poitrine
et regardant Pâris qui lui présente la pomme, signe de son triomphe.
Tandis que l’attitude de Junon trahit la colère, et celle de Minerve le
dépit, on lit sur le visage de la blonde déesse la surprise agréable de
sa victoire sur ses deux rivales.
Ce jugement proclame Vénus déesse de la beauté, mais il ne
termine pas le différend, il ne fait que l’envenimer. Sans s’en douter,
Pâris amasse contre lui et sa race la rancune de deux puissantes
divinités et son verdict coûtera à la famille de Priam la perte de Troie.
Dès maintenant, nous avons comme un présage de tous les maux qui
se préparent: dans le ciel apparaît une sorte de furie échevelée
brandissant la torche de l’implacable discorde.
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Tout est admirable dans ce tableau. Nous avons dit la beauté du
paysage, il nous reste à signaler l’harmonieux équilibre de la
composition où tout est disposé supérieurement pour répartir
l’intérêt. Rubens s’est joué comme à l’habitude de la difficulté; il y a
déployé une merveilleuse fécondité d’invention et l’ensemble de
l’œuvre est éclatant, superbe, fastueux.
Ce qu’il convient de noter, c’est la conception toute particulière
qu’a Rubens de la beauté féminine. Regardez les trois déesses:
le peintre a traduit à la flamande la beauté grecque des Olympiens.
Ces nobles formes étaient trop pures et trop tranquilles pour son
pinceau turbulent; il les a mouvementées, arrondies, soufflées,
bossuées de muscles, mais par la couleur il leur a conservé la
divinité. C’est bien la chair des dieux, pétrie d’ambroisie et de nectar;
rose comme la pourpre royale, blanche comme la neige de l’Olympe.
Le torse de la Vénus semble fait avec des micas de Paros et des
étincelles d’écume. Jamais la peinture n’a été plus loin pour le rendu
de la chair, le grain de l’épiderme et le frisson mouillé de la lumière.
Le Jugement de Pâris figure dans la salle X, consacrée à la
peinture flamande et hollandaise.
Hauteur: 1.44.—Largeur: 1.90.—Figures: 0.65.
ROMNEY
UNE DAME ET SON ENFANT
SALLE XIX.—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
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Une dame et son enfant
ON pourrait appeler Romney le Nattier de la peinture anglaise.
Comme le maître français, il fut le portraitiste préféré des
femmes, parce que, comme lui, il sut les parer de tous les
charmes, même quand la nature s’était montrée le moins indulgente
pour elles. Nul pinceau ne fut plus conciliant, plus flatteur, plus habile,
car il joignait à son art d’embellir celui, plus difficilement réalisable,
de faire ressemblant. Sous des apparences manifestement avantagées,
ses modèles les plus disgraciés se reconnaissaient et, qui plus est, on
les reconnaissait.
Aussi, la vogue dont jouissait Romney à Londres s’égalait à celle
de Reynolds et de Gainsborough. Toute la «gentry» anglaise se
pressait à son atelier de Cavendish Square. Il était parvenu presque
sans effort, par un heureux concours de circonstances, à ce degré de
réputation. Sa bonne étoile avait guidé sur la voie glorieuse l’apprenti
menuisier de Beckside. Lorsqu’il parut à Londres, venant de sa
province, il n’avait que le goût du dessin, avec peu de science. Son
maître, un certain Steele, n’avait qu’une valeur médiocre et le jeune
artiste en tira tout ce qu’il put, c’est-à-dire bien peu de chose. Mais il
comprit combien il serait hasardeux de tenter la fortune avec un aussi
mince bagage technique, et sa résolution fut vite prise: il alla apprendre
son métier en Italie, au contact des maîtres. Rien ne le retint en
Angleterre, pas même sa famille. Avec une belle désinvolture, qui fait
plus honneur à son esprit de décision qu’à ses qualités de cœur, il
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abandonna sa femme et ses enfants. Il ne revint pas auprès d’eux
à son premier retour d’Italie, mais il continua à mener une
existence vagabonde et décousue, courant de ville en ville, et vivant de
portraits qu’il exécutait au rabais et que son énorme facilité lui
permettait de brosser en quelques heures. Son voyage en Italie l’avait
enthousiasmé; il y revint et, cette fois, il semble qu’il en ait retiré
plus de fruits. Il s’adonna surtout à l’étude de Raphaël et du Corrège,
ses idoles, et lorsqu’il revint, il se trouva complètement armé pour lutter
avec ses grands rivaux.
Dans l’incertitude des premières années, Romney semble indécis
sur la voie qu’il suivra. Quelques succès dans le genre historique
tendent à l’incliner vers la grande peinture, mais au fond, c’est le
portrait qui le sollicite, c’est à la gloire de Reynolds et de Gainsborough
qu’il rêve de participer. La première œuvre qui fixa sur lui
l’attention du public fut le superbe portrait de Mrs. Yates, en muse
tragique; il amena le
déclenchement subit du succès. Mais il eut
surtout le bonheur de rencontrer sur sa route un de ces rares modèles
comme en rêvent tous les peintres: Emma Lyons. D’origine plus que
modeste, successivement servante d’auberge et figurante dans les petits
théâtres londoniens, Emma Lyons possédait une éblouissante beauté
blonde qui fut bientôt célèbre en Angleterre. Cette beauté et l’absolue
perfection de son corps la firent choisir par le docteur Graham pour
personnifier l’image de la santé, dans une de ses séances publiques.
C’est à l’une de ces séances que Sir William Hamilton, ambassadeur
d’Angleterre à Naples la vit et s’en éprit. Il l’épousa, l’emmena avec
lui en Italie où elle devint l’amie de la reine Caroline et où s’ébaucha
le célèbre roman d’amour avec Nelson. «Les traits de la belle Emma,
écrit le poète Hayley, exprimaient, comme le style de Shakespeare,
tous les sentiments de la nature et toutes les gradations de chaque
passion, avec la vérité la plus fascinatrice. Elle exerçait par sa
physionomie éloquente un empire prodigieux, que Romney avait du
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bonheur à observer, et au travers des vicissitudes étonnantes de sa
destinée, elle fut toujours fière de lui servir de modèle.» D’autres
aussi firent son portrait: Hoppner, Lawrence, Gainsborough,
Reynolds, mais Romney interpréta sous des formes multiples sa
triomphante beauté. Il fut d’ailleurs toujours le peintre des femmes.
Quelle est cette jeune mère que nous reproduisons ici, serrant
amoureusement son enfant dans ses bras? Il nous est impossible de le
dire: c’est évidemment une de ces nombreuses dames de la société qui
tenaient à être peintes par le portraitiste à la mode. Elle est d’ailleurs
charmante, cette jeune femme, dans son attitude de repos et plus
charmante encore, la mignonne fillette pelotonnée sur le sein maternel.
Il y a de la tendresse, de la pensée, de la vie, dans cette précieuse
toile; il y a aussi et surtout cette supérieure entente du coloris qui fait
de Romney l’un des meilleurs portraitistes anglais, après Reynolds et
Gainsborough.
Une dame et son enfant fut légué à la “National Gallery”, en
1898, par le général J. Julius Johnstone; il figure aujourd’hui dans la
salle XIX, réservée à la vieille peinture anglaise.
Hauteur: 0.89.—Largeur: 0.69.—Figure grandeur nature.
NICOLAS POUSSIN
BACCHANALE
SALLE XVI—ÉCOLE FRANÇAISE
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Bacchanale
LA scène se déroule dans un de ces décors antiques dont Poussin
trouvait les modèles dans la campagne romaine. On est tellement
accoutumé à admirer la belle ordonnance des groupes
du grand peintre français, la pureté classique de ses personnages
que trop souvent on oublie à quelle hauteur il a porté l’art du
paysage. Il est vrai que bon nombre de ses tableaux ont souffert
de l’action des siècles; du fond de ses toiles le bitume est fâcheusement
remonté et noie son décor et parfois même son sujet dans
une sorte de pénombre livide. Mais dans celles qui ont eu le
bonheur de rester intactes, le paysage apparaît, plein de fraîcheur et
de clarté, baigné d’une atmosphère diaphane. Voyez le paysage de la
Bacchanale: il n’est, certes, qu’une partie bien secondaire du
tableau, mais avec son habituelle conscience, Poussin l’a soigné autant
que le tableau lui-même. La perspective s’enfuit, par gradations
savantes, jusqu’aux extrêmes confins de l’horizon, où ondulent les
collines bleues. Poussin, scrupuleux ouvrier du pinceau, n’admettait
pas le laisser-aller trop commun parmi les artistes de son temps.
Honnête homme dans la plus noble acception du terme, il a horreur
de ces fa-presto sans conscience et il les accable d’injures, les
appelant des bœufs, des bêtes, des boucs, et il s’indigne des prix
qu’ils réclament pour leurs «barbouilleries» et de leur voir, avec
si peu d’assiduité au travail «des mains de harpies». Ce n’est
pas ainsi que travaille le grand artiste. Enfermé dans son atelier,
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il s’abîme dans son œuvre, cherchant toujours le mieux, craignant
sans cesse de n’avoir pas assez poussé sa toile. Il passe parfois cinq
jours à finir une main; certaines figures lui demandent huit jours
d’efforts. Et telle est la supériorité de son art, que tout ce pénible
travail ne s’aperçoit pas et que ses tableaux les plus laborieusement
exécutés paraissent le fruit dune inspiration soudaine, jaillie spontanément.
Est-il rien qui paraisse plus naturel, plus franc, plus primesautier
que cette
Bacchanale? Ces groupes animés dans l’action de la ronde
ont-ils l’air d’avoir été cherchés, étudiés, réglés minutieusement dans
leurs moindres attitudes? Non, certes. Tout cela est d’une verve,
d’un mouvement qui surprend chez l’austère Poussin.
Au pied d’un arbre aux branches ombreuses, une compagnie de
Faunes prend ses ébats avec les Nymphes de la forêt voisine.
Couronnés de feuillage et sans doute excités par la boisson, ils
entraînent dans la danse deux jeunes femmes qui semblent occupées
de tout autre chose que de la ronde. L’une d’elles, vêtue de bleu,
se détourne à moitié et, de sa main demeurée libre, exprime le jus
d’une grappe dans une écuelle que lui tend un petit Amour.
L’autre s’intéresse à la querelle qui vient de s’élever à côté d’elle.
A la droite du tableau, un Faune entreprenant a renversé sur
l’herbe une superbe Nymphe qui se défend, moitié rieuse, moitié
fâchée, contre ses audacieuses caresses. Et sans doute succomberait-elle,
si l’une de ses compagnes n’accourait à son secours, en
saisissant le Faune par les cheveux et en brandissant une amphore
au-dessus de sa tête. Sur une stèle, le vieux Silène assiste à cette
scène en ricanant.
Dans ce magnifique tableau, on ne sait ce qu’il faut le plus
admirer, de la beauté de la composition ou du charme du détail.
L’intérêt s’y trouve harmonieusement réparti; tout y est mouvement,
mais un mouvement eurythmique qui n’enlève rien à la pureté des
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formes ou au naturel des attitudes... Dans les corps de Poussin, tout
est anatomiquement vrai et magnifiquement beau: l’art ancien n’a
rien produit de plus parfait que les torses des Faunes danseurs
et les femmes, sans rien perdre de leur naturel, étalent des
formes sculpturales. La Nymphe étendue à terre, notamment, est
d’une pureté de lignes digne de la statuaire grecque.
Et quelle fantaisie charmante dans le petit groupe des Amours!
Quelle vérité dans l’effort de celui qui tend son bras pour recueillir
le vin dans son écuelle et avec quel mouvement naturel il se
défend contre son camarade! Quel geste aussi, charmant et si
exactement étudié, de celui qui tente de l’écarter en lui passant un
croc-en-jambe! C’est également une trouvaille heureuse que cet
Amour, étendu à terre, qui dort la tête enfouie dans ses menottes.
D’autres ont eu des dons plus brillants que Poussin, une palette
plus chatoyante, aucun peut-être n’est arrivé à produire des œuvres
aussi parfaitement conçues et exécutées: il a victorieusement démontré
que l’étude et la probité, joints à la recherche constante du
vrai, peuvent parfois suppléer au génie.
La Bacchanale se trouve dans la salle XVI, consacrée à l’école
française. Elle est passée à la “National Gallery” en 1824, avec la
collection Angerstein.
Hauteur: 0.99.—Largeur: 1.42.—Figures petite nature.
PINTURICCHIO
LE RETOUR D’ULYSSE
SALLE VI.—ÉCOLE OMBRIENNE
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Le Retour d’Ulysse
APRÈS vingt années de fidèle attente, Pénélope voit grandir
à l’horizon, puis entrer dans le port d’Ithaque, la galère
d’Ulysse, son royal époux. La légende est connue: Homère
l’a immortalisée. Ulysse, parti au siège de Troie avec l’armée des
Grecs pour y venger l’injure faite à Ménélas, s’y distingua par sa
sagesse dans les conseils, par sa bravoure dans les combats. C’est à
lui que revient l’honneur du fameux stratagème qui fit tomber Ilion
aux mains des alliés, après neuf ans d’inutiles efforts. La ville prise,
les Grecs mirent à la voile pour le retour; mais Ulysse, séparé du reste
de la flotte par la tempête, erra avec les siens sur toutes les mers
pendant onze ans encore, poursuivi par des divinités hostiles et
commença cette extraordinaire série d’aventures dont Homère nous
a laissé le prodigieux récit.
Pendant ce temps, Pénélope, la fidèle épouse, se consumait au
foyer, tourmentée par sa douleur, harcelée par les intrigants qui
rêvaient de régner sur Ithaque en obtenant sa main. Désireuse de
conserver la couronne à son fils Télémaque, Pénélope usait de
subterfuges pour écarter les soupirants sans les pousser à la révolte.
D’ailleurs, avertie par les secrètes lumières de son cœur qu’Ulysse
reviendrait un jour, elle imagina, non moins habile que son époux,
un artifice qui devait lui donner le repos. Convoquant devant elle ses
soupirants, elle leur signifia qu’elle accepterait un autre époux le
jour où elle aurait terminé une tapisserie destinée à servir de suaire
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au vieux roi Laerte, son beau-père. Et, de ce jour, elle s’installa
devant son métier, tendant les fils, activant la navette et paraissant
hâter l’ouvrage quand les ambitieux prétendants la venaient visiter.
Mais, la nuit, elle défaisait le travail de la journée et les années
passèrent sans que fût achevée la tapisserie, jusqu’au jour où Ulysse,
revenu, lui ramena la tranquillité avec le bonheur.
C’est le moment où le roi d’Ithaque, débarqué de sa galère, pénètre
dans l’appartement de sa femme, toujours assise devant son métier,
que le peintre a choisi. Avec quelle grâce et quelle charmante naïveté
il a interprété cette rencontre émouvante, avec quel admirable mépris
de la vraisemblance il a situé son sujet et disposé ses personnages!
Le roi d’Ithaque, vêtu dans le goût du plus pur
XVe siècle, coiffé
d’un petit toquet rouge d’où s’échappent de magnifiques cheveux
blonds, n’a pas l’air d’un homme qui vient de courir les plus grands
dangers et de vivre les plus dramatiques aventures. Loin d’être un
vaillant guerrier vieilli par vingt années d’absence, il apparaît frais,
coquet, avec tous les dehors de la jeunesse, comme s’il avait quitté
d’hier la douce et fidèle Pénélope. Celle-ci n’est pas moins agréable
à regarder; c’est une jeune et superbe femme blonde sur qui les
longues angoisses éprouvées ne semblent pas avoir laissé de traces.
Elle est encore assise à son métier pendant qu’Ulysse, plein de joie,
accourt vers elle. Assise sur le dallage polychrome de la chambre,
une servante arrange des fils dans une boîte tandis qu’un chat joue
avec une pelote tombée par mégarde. Au-dessus de la tête de
Pénélope sont accrochés le carquois et l’arc d’Ulysse, cet arc que
nul homme dans le royaume n’était capable de bander. Par la fenêtre
grande ouverte s’aperçoivent les maisons d’Ithaque, la mer bleue et
la haute galère qui vient de ramener l’époux.
Il n’y a pas que de la naïveté dans ce tableau du Pinturicchio;
des qualités de premier ordre s’y affirment. Ce qui distingua le peintre
d’Alexandre VI, c’est le mouvement dont il animait ses toiles, la
103
fraîcheur et la distinction des coloris, la fermeté d’un dessin qui laisse
déjà pressentir Raphaël. Il ne faut pas juger de tels peintres par
comparaison, mais se reporter à l’époque où ils vécurent, examiner
les moyens dont ils disposèrent; et alors on reste confondu de la
variété, de l’imagination et de la science relative dont ils firent
preuve.
Benardino Betto, dit le Pinturicchio, était né à Pérouse, en 1454;
il fut l’élève de Pérugin qui, ayant démêlé ses grandes dispositions
pour la peinture, l’employa, avec Ghirlandajo, Botticelli et Cosimo
Roselli, à la décoration de la chapelle de Sixte IV, au Vatican.
De la Sixtine, le doux et élégant Ombrien met, par intervalles inégaux,
son art charmant au service des cardinaux de la Rovère et Cebo,
dont il décore les palais. Innocent VIII l’emploie aussi, mais sa plus
grande part de gloire et son œuvre la plus importante, il les doit au
pape Borgia, ce pontife décrié mais artiste, capitaine espagnol parvenu,
par la plus invraisemblable
fortune, jusqu’à la chaire de Pierre. On
raconte que Pinturicchio, qui fréquentait l’
Albergo dell’ Orso, y
rencontra César Borgia, le fils du pape, qui devint par la suite aussi
célèbre que son père. Une amitié solide lia les deux jeunes gens, et
César amena son compagnon de plaisirs au redoutable pontife, qui lui
confia la décoration de l’
appartement des Borgia, au château Saint-Ange.
C’est l’œuvre capitale de Pinturicchio; il y a déployé toutes
les ressources de sa brillante imagination, de son étourdissante
fantaisie, de sa profonde science du coloris. Raphaël, qui s’y connaissait,
s’émerveillait toujours devant cette œuvre grandiose et charmante.
Le
Retour d’Ulysse est une fresque transportée sur toile. Elle
fait partie de l’ancienne collection de la “National Gallery” où elle
figure dans la salle VI, réservée à l’école ombrienne.
Hauteur: 1.24.—Largeur: 1.46.—Figures: 1.05.
REMBRANDT
PORTRAIT DE DAME AGÉE
SALLE X.—ÉCOLE HOLLANDAISE
107
Portrait de Dame âgée
LA “National Gallery” possède vingt-deux toiles de Rembrandt,
elles sont toutes de premier ordre. Qu’il s’agisse de scènes
religieuses, de sujets mythologiques ou de portraits, la manière
fougueuse et puissante de l’illustre maître s’y manifeste avec une égale
supériorité. Tel est le génie de ce géant de la peinture qu’il traite avec
la même sublimité d’exécution l’Adoration des Mages, la Femme
adultère et l’idyllique groupe de ses Femmes au bain. Quant à ses
portraits, ils demeurent, avec ceux du Titien, peut-être même avant
eux, comme la suprême expression de l’art de peindre.
Quel magnifique chef-d’œuvre que ce portrait de
Dame âgée!
Et quelle intensité de vie dans ces traits ravinés par le temps et
sillonnés de rides! Quelle pensée dans ces yeux éclairés d’intelligence
et de bonté! Ce visage a le relief de la sculpture, il semble qu’on a
véritablement devant soi une personne en chair et en os, dont les
lèvres vont s’ouvrir pour parler.
Il est superflu, quand on parle de Rembrandt, de s’attarder aux
éloges. Les siècles, dans leur unanime admiration, ont épuisé le
vocabulaire des dithyrambes et, devant de pareilles œuvres, on n’a
d’autre ressource que d’admirer en silence. Tout a été dit—et
combien éloquemment—par d’éminents critiques, sur Rembrandt
dessinateur et coloriste; on a célébré sur tous les tons le magistral
emploi qu’il fit du clair-obscur, formule d’art qu’il n’a pas inventée
mais qu’il porta à une hauteur jamais atteinte après lui. Il fut, sans
108
contredit, le plus merveilleux manieur de lumière qu’ait connu le
monde; à son gré il en joue, la faisant tour à tour briller en notes
éclatantes ou l’épandant parmi les ombres les plus opaques pour les
animer et les faire vibrer.
Cet art incomparable, nous le retrouvons dans ce portrait de
vieille dame où, en quelques touches vigoureuses et heurtées,
Rembrandt exprime avec un rare bonheur les rides profondes et les
méplats séniles. Quelques traits de pinceau, et le visage s’illumine de
clartés, les ombres se dessinent fortement et la lumière qui se joue
sur le front et le nez accuse énergiquement le caractère du modèle.
Dans la série des coloristes, le peintre de
la Ronde de Nuit a
trouvé une gamme nouvelle. Il semble qu’un vernis d’or, pareil à ces
tons fauves de harengs saurs qui font l’effet d’être glacés de bitume sur
du paillon, ait légèrement enfumé ses toiles. Dans ses plus grandes
vigueurs, Rembrandt n’est jamais noir. Une chaleur rousse circule
sous ses obscurités et les rend transparentes. Le peintre le plus
sombre est celui qui a le plus de lumière. Amsterdam, grâce à
Rembrandt, peut lutter avec Venise, et les deux villes dont les pieds
baignent dans les canaux sont les reines de la couleur.
Cette peinture qualifiée de «surhumaine» par Raphaël Mengs,
hachée d’éclairs et de ténèbres, fait invinciblement penser à la vie
même de Rembrandt qui fut le plus glorieux et le plus infortuné des
hommes. Son existence nous offre l’émouvant et terrible spectacle
d’un génie s’écroulant, du faîte de la richesse, dans la plus noire
misère. Sans doute il fut le premier artisan de son infortune. Prodigue
et fastueux, il dépensait sans compter des sommes considérables;
son atelier regorgeait de meubles précieux, de tapisseries rares; il
achetait à sa femme Saskia un collier de perles qui valait une
fortune; il payait au poids de l’or des tableaux de Rubens et un
album de dessins de Lucas de Leyde. La formation de sa collection,
sa vie large et imprévoyante, entretenue par les marchands,
109
commencèrent le désastre, malgré qu’il eût plus de commandes qu’il
n’en pouvait exécuter. La mort de sa femme, qu’il adorait, émoussa
sa force de résistance et bientôt il lui fut impossible de lutter contre
le flot montant de ses dettes. Dans le même temps, son indépendance
d’esprit et la façon dont il menait son existence indisposèrent contre
lui les rigides bourgeois d’Amsterdam et les commandes de portraits
s’espacèrent. Sa fidèle servante, devenue sa femme, essaya héroïquement
de faire face à la ruine menaçante; elle mourut à la peine,
laissant une douleur de plus dans le cœur du pauvre artiste. Malgré
cette suite d’infortunes, Rembrandt s’acharne à son labeur,
accumulant chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre pour apaiser la meute
hurlante des créanciers. Mais, à son tour, il doit plier sous les
coups du destin; sa maison est vendue aux enchères et il meurt
dans le dénûment le plus complet. On dépensa treize florins pour
les obsèques de ce génie qui a laissé au monde six cents toiles
immortelles.
L’injustice du sort s’acharna sur Rembrandt, même après sa
mort. Pendant longtemps ses œuvres furent méconnues, pis même,
oubliées; le silence se fit sur son nom. Mais la revanche a été
éclatante: Rembrandt est aujourd’hui considéré comme l’un des plus
grands génies que le monde ait connus.
Le portrait de
Dame âgée fut acquis en 1899, à la vente de la
collection Saumarez, pour 187.125 francs; il figure aujourd’hui à la
“National Gallery”, dans la salle X, réservée à la peinture
hollandaise.
Hauteur: 0.68.—Largeur: 0.53.—Figure grandeur nature.
LE CORRÈGE
MERCURE INSTRUISANT CUPIDON
SALLE IX.—ÉCOLE LOMBARDE
113
Mercure instruisant Cupidon
MERCURE, fils de Jupiter, est assis sur un tertre de gazon;
tout son costume se borne à son casque, à ses sandales et à
un pan de manteau bleu qui ne cache rien de sa parfaite
anatomie. Son corps est une merveille de force élégante, comme il
convient à un dieu qui a pour mission de porter aux confins de la
terre les ordres du maître de l’Olympe. Mais ce robuste messager est
en même temps le dieu de l’éloquence: Corrège a tenu à le bien
indiquer en lui prêtant une physionomie ouverte et intelligente; il
nous le montre dans son rôle d’Olympien cultivé: dans sa main
gauche il tient un papier sur lequel Cupidon, très attentif, s’efforce
d’épeler les mots en suivant les lignes avec son doigt. Tout le corps
du jeune dieu de l’amour trahit l’effort: sa blonde tête ébouriffée est
appliquée vers le papier, les jambes et les ailes se contractent dans
un mouvement très naturel de tension.
Debout à côté du maître et de l’élève, Vénus, déesse de la beauté,
assiste à cette scène charmante. S’y intéresse-t-elle vraiment? On ne
saurait le dire, car le sourire de ses yeux et de ses lèvres semble
porter plus loin que le groupe de Mercure et de son fils. Quoi qu’il en
soit, jamais Corrège n’a peint un plus magnifique corps de femme.
Dans cet incomparable chef-d’œuvre, Vénus est elle-même un chef-d’œuvre
surprenant et réalise la perfection de la beauté féminine. Les
plus grands artistes n’ont rien produit qui égale cet inoubliable
morceau de peinture. Dans la tête auréolée de cheveux blonds
114
bouclés et retombants, il y a de la grâce, de la finesse, de la noblesse
et de la naïveté. De même que Léonard excellait à donner à ses figures
de femmes un caractère énigmatique, Corrège excellait à imprimer
aux siennes un je ne sais quoi de chaste et de puéril qui nous les fait
aimer dès le premier regard. Quant aux lignes du corps de la Vénus,
elles sont d’une perfection «à dissuader de jamais toucher un
pinceau», suivant le mot d’Annibal Carrache.
Le coloris est celui du Corrège, c’est-à-dire du plus étonnant
magicien dans l’art de poser et de distribuer les couleurs. Les chairs
sont palpitantes de vie, ambrées, dorées; et cela, avec une simplicité
de moyens, une sobriété de touche qui n’ont jamais été égalées. Des
frottis légers, à peine perceptibles, et voilà des ombres lumineuses qui
s’indiquent, des raccourcis prodigieux qui se dessinent. Aucune
habileté douteuse, aucune ficelle de métier ne diminue cet art loyal
où tout est net, précis et noble. Raphaël Mengs proclamait que
Corrège avait rendu, mieux qu’aucun autre maître, l’illusion des corps;
et cette observation est parfaitement vraie. Il suffit de voir le tableau
que nous donnons ici,
l’Antiope du Louvre et la petite
Madeleine du
musée de Dresde, pour reconnaître qu’aucun peintre n’a modelé les
formes avec autant de vérité.
Ce qui ajoute, s’il est possible, à la gloire du Corrège, c’est que ce
génie s’est épanoui spontanément, s’est développé tout seul, à
Correggio, dans une bourgade obscure du duché de Modène. On ne
lui connaît pas de maître ou, s’il en eut, il ne tarda pas à les
surpasser. Jamais il n’alla à Rome, bien qu’on l’ait prétendu. «S’il
était allé à Rome, affirme Vasari, il est aisé de voir qu’il y eût fait
des merveilles et causé bien des soucis à ceux qui y brillaient dans son
temps.» Ceux-là s’appelaient Raphaël, Michel-Ange, Jules Romain.
Tandis que Raphaël, entouré de ses disciples, étale aux yeux des
Romains le luxe d’un prince suivi de sa cour, tandis que la République
de Venise, François I
er, Léon X et Charles-Quint se disputent le
115
Titien, Corrège, son émule, vit et meurt sans gloire, n’ayant d’autres
Mécènes qu’un petit prince lombard et quelques moines ignorants.
Timide et mélancolique, homme de sentiment, amant désintéressé
de l’art, génie créateur au suprême degré, il ne demandait rien à
ses contemporains que des toiles pour y faire naître ses madones,
ses saints, ses martyrs, ses gracieux enfants, ses Vénus et ses Lédas;
des murs pour les couvrir de fresques aux feuillages semés de fruits,
de fleurs, d’oiseaux éclatants; des coupoles de cathédrales où son
génie pût évoquer toute la milice chrétienne, les docteurs, les vierges,
les armées de chérubins qui peuplent le ciel. Car ce génie a été
le plus souple, le plus varié, le plus universel dont l’histoire fasse
mention.
Si les contemporains ne rendirent point à Corrège toute la justice
due à son génie, la postérité n’a pas tardé à le placer à la tête des
maîtres qui ont reculé les bornes de l’art. Nul peintre n’a suscité des
enthousiasmes plus sincères, des admirations plus passionnées. «O
maître, c’est toi seul que j’aime!» s’écriait Annibal Carrache, devant
son
Saint Jérôme. Tous les siècles ont eu pour Corrège les yeux de
Carrache; il plane aujourd’hui à l’empyrée de l’art.
Mercure instruisant Cupidon a malheureusement subi de
maladroites restaurations. Acquis par Charles I
er avec la collection du
duc de Mantoue (1630), il appartint ensuite au duc d’Albe. En 1801,
il est entre les mains de Godoï, le prince de la Paix, puis passe dans
celles du roi Murat. Cette peinture appartenait au marquis de Londonderry
quand elle fut achetée, en 1834, par le gouvernement
anglais. Elle figure aujourd’hui à la “National Gallery”, dans la
salle IX, réservée à l’école lombarde.
Hauteur: 1.54.—Largeur: 0.91.—Figures grandeur dem.-nature.
TURNER
ULYSSE S’ÉLOIGNANT DE POLYPHÈME
SALLE TURNER.—ÉCOLE ANGLAISE
119
Ulysse s’éloignant de Polyphème
TURNER! écrit M. Armand Dayot, nom magique qui, comme
ceux de Rembrandt, du Lorrain, évoque tout un monde
de lumineuse féerie et d’Arcadies éblouissantes! Œuvre de
lumière et de rêve due au pinceau du plus inspiré des visionnaires!
Œuvre sacrée aussi dans son apaisante ou tumultueuse beauté! Car
telle est la douce et caressante magie du paysage de Turner, qu’on
le contemple avec une mélancolie nostalgique comme un paradis
perdu; et on se surprend à remercier avec émotion le puissant
artiste qui a su nous arrêter au milieu des durs chemins de la vie,
pour nous faire un moment retourner la tête vers les pays bienheureux
où nous avons tant rêvé de vivre que nous croyons parfois
y avoir vécu.»
C’est bien vers des régions chimériques et prodigieuses que nous
conduit Turner, sur la galère dorée du roi d’Ithaque. L’immortel poème
d’Homère s’évoque tout entier devant nos yeux ravis et ces terres
fabuleuses nous apparaissent encore plus étonnantes dans l’éblouissante
parure dont le peintre les a revêtues. Et nous éprouvons une
jouissance profonde à contempler ces ciels d’une irréelle splendeur,
et ces flots d’un azur comme aucun œil humain n’en a jamais vu.
La scène représentée ici nous transporte dans le légendaire
royaume des Cyclopes. Dans la demi-lumière d’une nuit combattue
par l’aube naissante s’aperçoit, à gauche, la masse abrupte d’un
rivage tourmenté et hérissé de rocs. Par places s’enlèvent sur la mer
120
d’étranges rochers qu’une formidable convulsion volcanique semble
avoir vomis des entrailles du gouffre. Au bas de la falaise flamboie
dans une grotte le feu qui servit à rougir l’épieu avec lequel Ulysse
vient de crever l’œil de Polyphème, vengeant ainsi ses compagnons
dévorés par le Cyclope. Au haut de la montagne, le géant aveuglé
tord ses membres énormes sous l’action de la douleur et de la rage
impuissante; on aperçoit dans la poussière brillante du matin son
corps étendu et sa tête appuyée sur la main gauche. Au premier plan,
la galère royale se balance mollement sur l’onde calme et s’apprête
à quitter l’inhospitalière et tragique contrée. La manœuvre s’active;
les rames se soulèvent, les marins grimpent au haut des mâts pour
déployer les voiles. L’une d’elles flotte déjà dans la brise matinale
avec une bannière où s’inscrit le nom d’Ulysse, en lettres grecques.
Sur l’autre voile est représentée la guerre de Troie et le cheval
fameux. A droite du tableau, le reste de la flotte tourne également
ses proues vers la haute mer. L’armée du roi d’Ithaque va partir
vers de nouvelles aventures. Et dans le fond, l’astre du jour, sortant
du flot, chasse les dernières ombres de la nuit et illumine l’horizon
de ses feux pourpre et or.
Nous avons assez longuement décrit le sujet de ce tableau pour
en faciliter la compréhension, bien que, dans les œuvres de Turner,
le sujet lui-même importe peu. Ce qui compte vraiment, c’est la
prodigieuse manière dont le peintre joue avec la lumière, c’est la
fantasmagorique splendeur de ces tons vibrants, éclatants, chargés
de soleil et de couleurs insoupçonnées avant lui. Celui-là fut
véritablement un magicien, mieux que cela, un créateur, car il a
doté la peinture d’une forme d’art toute nouvelle, absolument à lui,
tellement à lui que tous ceux qui essayèrent de l’imiter tombèrent
aussitôt dans l’incohérence et l’anarchie des tons. Turner restera
dans l’histoire de l’art comme le plus génial des coloristes. Avant lui,
Claude Lorrain s’était fait le traducteur des aurores brillantes, avec
121
un goût peut-être plus certain, mais avec moins de virtuosité et de
richesse. Turner, il faut le dire, n’est pas toujours également inspiré
et trop souvent sa profusion de lumière tourne au vertige, ressemble
presque à de la folie. Mais jusque dans ses toiles les plus extravagantes,
il est des détails par où s’impose malgré tout l’admiration.
«Ce peintre de génie, cet incomparable poète du ciel et des
eaux, ce puissant évocateur de la beauté antique dans les plus
merveilleux décors de rêve, était grossier de manières, commun
de visage, taciturne et presque toujours sordidement vêtu. Son
avarice était proverbiale et les histoires qu’on raconte de son âpreté
au gain sont nombreuses. Ce qui ne l’empêcha pas de léguer par
testament à son pays natal toute sa fortune et tous ses tableaux:
don plus que royal. Ce testament spécifiait que l’État pourvoirait à
l’aménagement convenable des tableaux et que la plus grande
partie de l’argent serait destinée à la fondation d’une institution de
bienfaisance pour les artistes pauvres.»
«La fortune de Turner était estimée à 3.500.000 francs. Après
de longues discussions entre l’État et la famille de l’artiste qui
attaqua le testament, il fut décidé en fin de compte que toutes les
œuvres terminées ou non, peintures, dessins, esquisses, appartiendraient
à l’État, et que son parent le plus proche hériterait de sa
collection d’œuvres gravées et autres propriétés.» (Armand Dayot).
Se conformant au vœu de l’artiste, l’État a aménagé dans la
“National Gallery”, une salle spéciale, appelée salle Turner, dans
laquelle figure aujourd’hui le magnifique tableau d’
Ulysse s’éloignant
de Polyphème.
Hauteur: 1.29.—Largeur: 2 m.—Figures: 0.05.
A. VAN DYCK
CORNÉLIUS VAN DER GEEST
SALLE X.—ÉCOLE FLAMANDE
125
Cornélius Van der Geest
NOUS avons peu de renseignements sur ce Van der Geest dont
Van Dyck nous a laissé un si magnifique portrait. Tout ce
que nous en savons, c’est qu’il fut l’ami de Rubens. Il devait
être par conséquent un personnage d’importance et de culture
soignée. N’était pas qui voulait, en effet, l’ami de l’illustre peintre
anversois, diplomate à ses heures et grand seigneur en tout temps. Un
homme sans valeur ou sans crédit n’aurait pas davantage tenté l’aristocratique
pinceau de Van Dyck, peintre officiel des Stuarts.
Tenons donc Van der Geest pour un notable bourgeois d’Anvers.
D’ailleurs, son portrait plaide suffisamment en sa faveur. Il y a de
l’intelligence dans son haut et large front, de la pénétration dans le
regard, de la finesse dans la bouche, et de la race dans l’ovale
allongé du visage. Des cheveux gris soyeux encadrent le front et une
courte barbe en pointe affine encore cette sérieuse et sympathique
physionomie. La large fraise qui enserre le cou met en valeur les
moindres détails d’une figure brossée avec une étonnante légèreté de
touche. Quant au vêtement, noir sur le fond sombre du tableau, il a
volontairement été traité dans la note obscure, suivant la technique de
Rembrandt, afin de laisser toute son importance au visage du modèle.
La “National Gallery” est assez riche en tableaux de Van Dyck,
cet artiste ayant passé en Angleterre une grande partie de son
existence. Ils sont tous supérieurs, mais je ne crois pas qu’aucun d’eux
surpasse celui-ci pour la perfection du rendu et le fini de l’exécution.
126
Van Dyck avait été l’élève de Rubens; il ne pouvait trouver un
maître plus habile. Mais s’il profita des leçons de l’illustre auteur de
la Descente de Croix, il trouva dans sa propre personnalité suffisamment
de moyens pour ne pas subir son empreinte; il sut garder
intact son génie.
Rien ne ressemble moins, en effet, à la manière de Rubens que
la manière de Van Dyck. Le premier est fougueux, impétueux,
débordant de fantaisie et d’imagination, affectionnant les truculences
de la chair et les truculences de la couleur. Rubens étonne, éblouit,
emporte dans le mouvement formidable de ses compositions; sa
palette est chargée de couleurs éclatantes qu’il répand à profusion sur
les draperies, sur les ciels, sur les épidermes des femmes.
Tout autre est Van Dyck: de tempérament plus flegmatique, il est
égal, ordonné, on pourrait presque dire mathématique. Son pinceau ne
s’aventure pas aux scènes tumultueuses; son génie est fait de sagesse,
d’équilibre, du juste sentiment de l’harmonie des choses. Adorateur
passionné, comme son maître, de la nature, il ne l’habille pas de
parures voyantes, mais il la serre de près, il la scrute, minutieusement,
patiemment, pour en saisir les plus fugitives manifestations. Sa couleur
est comme son dessin, précise, calme, mais nette, sans apprêts, sans
empâtements, sans violences. Quand il s’asseoit devant son chevalet,
il ne regarde pas sa toile avec un verre grossissant mais avec ses
yeux, des yeux qui savent voir et observer.
Avec un génie moins complet que celui de Rubens, il a su, par son
extraordinaire capacité observatrice, s’élever jusqu’aux côtés du
maître et ne pas lui être inférieur.
On comprend qu’avec des qualités de cet ordre, Van Dyck se soit
plus volontiers adonné à l’art du portrait. Ce n’est pas qu’il n’ait
abordé d’autres genres, et avec succès. La “National Gallery”,
notamment, possède de lui des tableaux comme
le Miracle des
Poissons,
Saint Ambroise interdisant à l’empereur Théodose
127
l’entrée du temple,
Renaud et Armide, etc., qui démontrent que
nulle forme de peinture ne lui était étrangère, mais c’est surtout dans
le portrait qu’il a acquis sa plus durable gloire. Là, il est en possession
de tous ses moyens, qui sont merveilleux. Personne, comme lui, n’a su
capter le caractère d’un modèle, ni fixer la vie sur ses traits. Les
êtres, hommes ou femmes, dont il nous a légué les effigies, arrêtent
sur nous leurs regards profonds, nous subissons la hantise de leur
physionomie et nous ne pouvons plus les oublier.
Chez Van Dyck, l’exécution est poussée aux plus extrêmes limites
de la perfection. Par la connaissance profonde de la technique, il
l’emporterait même sur Rubens, si nous oublions un instant la
somptueuse prodigalité de celui-ci, sa fougue étonnante, son extraordinaire
fécondité. S’il a moins d’éclat et d’énergie, en revanche il a
plus d’élégance, de tendresse et de goût. Il a su garder à côté du
maître une indéniable originalité et se placer, en compagnie de
Titien, de Velazquez et de Rembrandt, au premier rang des
portraitistes de tous les temps.
Cornélius Van der Geest est peint sur bois. Il faisait partie de la
collection Angerstein et entra avec elle à la “National Gallery”, où il
figure dans la salle X, réservée à l’école flamande.
Hauteur: 0.78.—Largeur: 0.66.—Figure grandeur nature.
MURILLO
JEUNE BUVEUR
SALLE XIV.—ÉCOLE ESPAGNOLE
131
Jeune buveur
MURILLO, peintre de genre! Il semble qu’on profère une sorte
de blasphème d’associer à ce nom glorieux une forme d’art
réputée inférieure. Murillo, le peintre des Madones
souriantes et des anges roses, descendre ainsi des régions célestes
et se complaire au vulgaire spectacle des mendiants, des bouffons
et des buveurs! Certes, la palette de Murillo se charge plus
habituellement des couleurs tendres et délicates avec lesquelles on
sertit de clartés la tunique des vierges ou l’auréole des saints;
mais ce merveilleux ouvrier de Paradis était un homme, un
Espagnol, un Sévillan. Redescendu de ses hauteurs, il s’intéressait
en curieux et en artiste à tout ce qui sollicitait sa vue par le
pittoresque ou la couleur. Tous les types séculaires de la vieille
Espagne l’attiraient et il se plaisait à noter leurs gestes, leurs
attitudes, à peindre leurs voyantes guenilles et leurs fiers haillons
avec la méticuleuse précision d’un Flamand.
Ne dirait-on pas, en effet, une création flamande, ce
Jeune buveur
que nous reproduisons ici? Ne nous rappelle-t-il pas ces piliers
d’estaminet que Vermeer de Delft et Jan Steen excellaient à peindre?
Ne lit-on pas dans ce visage allumé de plaisir et dans le mouvement
du bras qui serre amoureusement le flacon la même satisfaction
sensuelle que nous trouvons sur les faces rubicondes des buveurs
de Brauwer? Le type seul diffère: le jeune buveur de Murillo
est Espagnol; ses traits n’ont pas l’ampleur ni le jovial épanouissement
132
du masque hollandais, mais, à cela près, c’est la même
solide facture, la même couleur sobre, le même réalisme, la même
recherche du détail.
Phénomène curieux et qui démontre bien la souplesse du génie
de Murillo, cet extraordinaire coloriste, l’un des plus chatoyants
et des plus brillants qui soient, a su trouver les tons fauves et
sourds qui conviennent à ces modèles de cabaret. Le
Jeune buveur
porte une souquenille couleur de bure; autour de son cou est
négligemment noué un foulard blanc. Dans cette peinture il semble
que l’artiste se soit complu à déployer sa virtuosité. Lui qui ne
travaille qu’en plein ciel, dans l’éblouissante lumière des apothéoses,
a voulu manier le clair-obscur et il a noyé d’ombre la tête de son
personnage. Il s’y montre supérieur comme il est supérieur en tout.
Habitué à dessiner des mains fuselées de Madones ou des menottes
potelées d’angelets, il a trouvé des vigueurs rembranesques pour
modeler ces mains nerveuses et solides de paysan qui sont des
merveilles d’exécution.
Bartolomé Esteban, plus connu sous le nom de Murillo, naquit
à Séville à la fin de l’année 1617, dans une modeste maison
de la calle de las Tiendas, louée par son père aux religieux de
San Pablo. Ce quartier était le plus misérable de la ville et
avoisinait le quartier juif; là, l’enfant vagabondait avec les petits
mendiants qu’il devait immortaliser plus tard par son pinceau. Ses
parents étaient pauvres et il eut le malheur de les perdre à dix ans.
La protection de son oncle, médecin sans grande clientèle, lui valut
d’entrer chez un peintre comme élève. Il y fit surtout métier de
domestique, balayant l’atelier, broyant les couleurs, nettoyant les
brosses. Mais cela n’empêcha pas Murillo de travailler, et avant
d’avoir atteint sa seizième année, il avait déjà placé des œuvres de
lui dans plusieurs maisons religieuses de la ville.
Son maître ayant quitté Séville, il demeura seul; et pour gagner
133
sa vie, il travailla pour la
feria qui avait lieu une fois par semaine;
les fermiers, les marchands, leurs transactions terminées, ne dédaignaient
pas d’acquérir quelque Madone ou de poser séance tenante
pour quelque portrait rapide que le jeune artiste leur livrait à
très bon compte.
Persuadé qu’il avait encore à apprendre, Murillo, ne pouvant
aller en Italie, résolut de se rendre à Madrid; il s’y présenta à
Velazquez qui l’accueillit de suite, lui donna des conseils et lui ouvrit
les portes des galeries royales; et quand il rentra à Séville, il
était véritablement un peintre.
Il eut la chance d’obtenir une commande pour le couvent des
Franciscains; cette peinture fraîche, harmonieuse, colorée, eut
un succès immédiat. La réputation lui vint, et bientôt la fortune.
Le pauvre petit peintre qui, trois ans auparavant, peignait à vil prix
des tableaux pour la foire, épousa doña Beatrice de Cabrera y
Sotomayor, de famille noble et riche. Il devint un personnage et
quelques années après, il fondait à Séville une Académie publique
d’art.
Son œuvre, qui est immense, fut surtout consacrée à la glorification
de l’Église; c’est surtout par les scènes religieuses qu’il a
assis sa réputation dans l’histoire de l’art. Néanmoins, il aborda
tous les genres avec un égal bonheur; il peignit des paysages
d’un très grand caractère, de nombreux portraits répandus aujourd’hui
dans tous les musées du monde et surtout des types de
pouilleux et de mendiants, observés dans sa vieille cité andalouse.
Le Jeune Buveur a été légué à la “National Gallery”, par
M. John Staniforth Beckett en 1889; il figure dans la salle XIV,
réservée à la peinture espagnole.
Hauteur: 0.62.—Largeur: 0.46.—Figure grandeur nature.
FRANZ HALS
GROUPE DE FAMILLE
SALLE X.—ÉCOLE HOLLANDAISE
137
Groupe de famille
FRANZ HALS ne peignait pas uniquement les personnages isolés.
Groupes de régents, groupes de corporations et groupes de
famille se sont multipliés sous son pinceau; Franz Hals
a été en quelque sorte l’historiographe politique, social et domestique
de Haarlem. Ses groupes de famille sont particulièrement nombreux:
on en trouve à Haarlem, à Berlin, au Louvre, en Irlande, à Munich.
Celui de la “National Gallery”, que nous donnons ici, est un des plus
intéressants. Suivant une manière chère au peintre, les personnages y
sont singulièrement pressés, tassés les uns sur les autres, dans un coin
de la toile, devant un rideau épais et sombre de grands buissons et
d’arbres; les claires notes des visages, des mains, des cols et des
bonnets s’en détachent avec une vigueur de contraste très puissant,
peut-être trop aisé et à coup sûr monotone, malgré le soin que prend
Hals d’interrompre soudain ce fond sur un vaste et calme paysage
mouvementé par le passage au ciel de grands nuages qui se bousculent.
Tous les personnages ne s’enlèvent pas sur le fond uniforme; les
derniers vers la gauche ont débordé sur l’espace plus ouvert, mais
derrière leurs têtes les nuages et le ciel sont peints dans une teinte
bistre et obscure. La plaine, les prairies sont immenses, et, accident
unique dans l’œuvre du maître, on y aperçoit deux vaches tachetées
au pâturage.
Les grands-parents sont assis avec la famille groupée debout
autour d’eux. Cette famille appartient évidemment à la petite bourgeoisie
138
hollandaise: sans doute des marchands que l’on devine
endimanchés à l’allure un peu guindée de leurs attitudes. Franz Hals
n’était pas d’ailleurs un metteur en scène bien habile; il lui importait
peu que les personnages fussent écrasés sur un petit espace; une seule
chose l’inquiétait, la traduction fidèle des visages et des caractères.
Néanmoins, il y a de la bonhomie, du naturel et même de la grâce
dans le mouvement des jeunes enfants qui s’ébattent au premier plan,
et dans celui de la fillette qui tend si gentiment les menottes vers la
grand’mère. Quant à la ressemblance, on la devine parfaite, on se
persuade facilement que ces modèles alignés sur un fond de paysage
n’avaient pas plus de distinction qu’il ne leur en a donné. Hals est un
traducteur irréprochable de la nature, mais il se contente d’en
exprimer ce que voient ses yeux, et rien de plus. Ne cherchons pas
les pensées secrètes, les sentiments ou même les particularités de
caractère qui peuvent différencier cet homme et ces femmes des
autres habitants de la cité, n’essayons pas de descendre dans ces âmes
que l’observation de l’artiste n’a même pas cherché à pénétrer. Franz
Hals est réaliste, certes, mais son art ne dépasse pas, le plus souvent,
la physionomie superficielle des personnages qu’il peint; il entend
peu de chose au mystère de l’âme. Les lignes de la figure humaine,
l’aspect variable que leur confèrent les mille jeux du modelé et de la
lumière, c’est là ce qui le retient; il surprend au passage les transformations
sans nombre qui vont de la plus grave sérénité à des
explosions de douleur ou de joie; il transcrit les symptômes révélateurs
de tous les sentiments, et lui-même, au gré de son humeur ou selon
son âge, sait en provoquer l’éveil. Il ne se laisse diriger, circonscrire,
absorber par personne. S’il n’a pas poursuivi les hautaines chimères
sur les cimes infréquentées, il a vibré de plaisir et de souffrance. Son
art n’est pas le miroir froidement exact des réalistes absolus. Le
mouvement trahit, dans les images d’hommes et de femmes qu’il
nous a laissées, leur résignation ou leur joie. Au lieu de n’être que
139
véridique scrupuleusement, il l’est avec une fougue incomparable.
Franz Hals naquit à Haarlem, vers 1580, de parents qui avaient
occupé d’honorables fonctions dans la cité. Après un court séjour à
Anvers, il rentra dans sa ville natale, y fut l’élève de Karl Van Mauder,
s’y maria et s’y fixa pour le reste de ses jours. Dès le début de son
mariage, sa conduite donne lieu à de fâcheux commentaires: il se
montre violent, extravagant et ivrogne, et il est réprimandé par les
bourgmestres pour s’être porté à des sévices sur sa femme et pour
avoir abusé de la bouteille. Néanmoins, il jouit de la considération
publique, car il ne fait pas scandale et de plus il a du talent. Des
notables de la cité lui demandent leur portrait; il a des commandes
nombreuses et il arriverait à une belle fortune s’il savait conduire ses
affaires et gouverner ses vices. Il a des dettes criardes et doit laisser
des tableaux en gage pour payer son
boulanger. Les Hollandais, gens
pratiques, prennent prétexte de ses besoins pour obtenir des portraits
à bas prix. Même à l’époque de sa plus grande vogue, ses tableaux
sont cotés assez bas.
Hals produit avec une incroyable facilité et son œuvre est
immense, mais elle ne peut le sauver de la misère. Devenu vieux, il
doit implorer les secours de la municipalité qui lui consent une aumône
de cinquante florins. Et quand il meurt, dénué de tout, la dépense pour
son enterrement ne dépasse pas quatre florins.
Le
Groupe de Famille fut longtemps conservé chez lord Talbot,
au château de Malahide, en Irlande; il a été récemment acheté par la
“National Gallery” pour la somme de 725.000 francs. Bien que
partiellement repeint, il compte parmi les œuvres maîtresses de Franz
Hals. Il figure dans la salle X, réservée à la peinture hollandaise.
Hauteur: 0.74.—Largeur: 1.23.—Figures: 0.40.
W. HOGARTH
LA FILLE AUX CREVETTES
SALLE XIX.—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
143
La Fille aux crevettes
CERTAINS critiques et même des peintres comme Reynolds,
ont dénié à Hogarth la qualité de peintre. Observateur
ingénieux, physionomiste spirituel, dessinateur satirique;
mais peintre, non. Pourquoi? Sans doute à cause que le genre adopté
par lui—et qui est tout simplement le genre—ne jouissait d’aucun
crédit à l’époque où vivait Hogarth.
Il en a été de même dans tous les pays pour tous les peintres qui
se spécialisèrent dans cette peinture anecdotique. Decamps, chez nous,
éprouva les mêmes injustices et subit les mêmes attaques. La postérité
s’est chargée de les venger l’un et l’autre.
«N’est-elle pas d’un beau peintre de race, cette vivante figure de
la
Fille aux crevettes, dont le joyeux et blanc sourire, fixé d’un pinceau
si rapide et si sûr, d’un pinceau d’impressionniste, semble éclore dans
le brouillard de Londres, comme une fleur dans la nuit?» Où trouver
une plus gracieuse figure de plébéienne, plus fraîche, plus saine, plus
vraie? Sous la charge de la corbeille remplie de crevettes, et dans
l’encadrement des cheveux noirs, le visage apparaît épanoui dans
une gaîté splendide qui fait rire les yeux, retrousse le nez, fait éclore
des fossettes et découvre les dents, de vraies perles. A la contempler,
on songe à
la Bohémienne de Franz Hals; mais le rire de
la Fille
aux crevettes, moins appuyé par le pinceau, acquiert une légèreté, une
sorte de «flou» qui en augmente le charme. Ce type est bien celui
de la jeune Anglaise, si fine et si précieuse—quand elle est jolie—qu’elle
144
ressemble à un bibelot d’étagère. Quant à la couleur, elle est
sobre, chargée de tons bruns, très chauds, qui font penser à la manière
de Ribera quand il peignait les vermineux mendiants de Séville.
Hogarth fut avant tout le peintre des types populaires de Londres;
ses prédilections et ses aptitudes l’inclinaient vers la notation des
laideurs et des ridicules de son temps. Il y eut en lui, dès les débuts,
un satirique et un observateur original. Né dans le peuple, en 1725, il
trouva ses premiers modèles dans les tavernes, les cafés, les carrefours
et les faubourgs de la grande cité.
«Tout concourait, écrit M. Philarète Chasles, à cette éducation
spéciale; tout l’éloignait de l’idéal grec, de l’unité, de la règle antique
et du type sévère du beau. Tout le préparait à devenir non l’élève du
Titien, du Corrège et de Raphaël, mais le satirique vigoureux et souvent
brutal, le peintre moral et souvent cynique du
XVIIIe siècle anglais, le
violent adversaire de la convenance attitrée et de la fausse élégance
dans l’art, même du grand style et de l’idéal...»
Il voulut quand même aborder le grand style: il peignit
la
Fille de Pharaon,
Sigismond et Danaé,
le Bon Samaritain,
la
Prédication de Saint-Paul, etc., mais ce ne furent que des velléités
passagères dans la carrière de l’artiste; il n’était manifestement pas
taillé pour la grande peinture. Il appartenait plutôt à la race des
peintres moralistes, et sa manière s’apparente à celle des petits maîtres
hollandais, observateurs narquois des vices de leur époque, et à leurs
qualités Hogarth ajoute cette pointe ironique et «pince sans rire»
qui constitue l’humour anglais.
Nous retrouverons Hogarth au cours de cette publication, dans la
scène du
Mariage à la mode qui porta à l’apogée sa réputation et
qui le classe parmi les plus grands maîtres de la peinture de «genre».
Sur l’art d’Hogarth, nous ne saurions mieux faire que de citer l’opinion
d’Armand Dayot, dans sa belle étude sur
la Peinture anglaise:
«Faut-il voir dans Hogarth un des grands maîtres de la peinture
145
anglaise, un technicien exemplaire? Assurément non; le don de
composer lui fait souvent défaut. Dans la plupart de ses œuvres, voire
même celles où l’intention philosophique est la plus lisible et où il
paraît avoir voulu s’attacher plus aux idées qu’aux formes, l’envahissement
souvent vulgaire de l’accessoire, la confusion de détails inutiles
nuit à l’expression du sujet principal. Souvent aussi sa touche âpre et
lourde, son dessin sec et heurté, sont en complet désaccord avec le
caractère du sujet. On a pu dire que Hogarth avait quelque chose de
Swift pour l’amertume et de Daniel de Foë pour la vérité. On aurait
pu aussi ajouter que malheureusement dans toute son œuvre n’existe
pas l’unité de forme et de pensée qui domine celle des deux grands
écrivains.
«Ces réserves faites et en admettant même avec Mérimée que
William Hogarth fut plutôt poète comique que peintre, il faut bien
reconnaître que dans l’œuvre, si frémissante, de cet extraordinaire
artiste, le plus anglais peut-être des peintres anglais, il existe des
pages où l’expression de la critique des mœurs est d’une technique
très adroite et qui fait songer parfois à celle de notre grand Chardin,
avec plus de fluidité peut-être dans la caresse du pinceau et souvent
autant de légèreté dans le clair-obscur des fonds. Assurément ces
pages, véritables petites merveilles de métier, sont assez rares.
Mais on les trouve encore sans trop de peine dans le prodigieux
amoncellement des œuvres de l’artiste.»
La Fille aux crevettes (
Shrimp Girl) compte parmi les toiles les
mieux venues d’Hogarth. Elle a été léguée par M. Richard Wheeler
Fund, en 1884, à la «National Gallery», où elle figure dans la salle
XIX, consacrée à la vieille école anglaise.
Hauteur: 0.63.—Largeur: 0.50.—Figure grandeur nature.
GABRIEL METSU
LA LEÇON DE MUSIQUE
SALLE XII—COLLECTION PEEL
149
La Leçon de musique
ON doit placer Gabriel Metsu—c’est ainsi qu’il signe son nom—parmi
les peintres les plus habiles de l’école hollandaise.
Il a un dessin juste et vrai, une couleur harmonieuse, une
touche libre et facile. Chez lui, chaque coup de pinceau, bien posé,
exprime une forme, et ce n’est point en polissant et en blaireautant
qu’il arrive au fini. Son art est chose si admirable, qu’il sait rendre
intéressants des objets qu’on ne regarderait pas dans la nature, des
ustensiles de cuisine, des bottes d’oignons, des bocaux, des pots de
grès, du gibier, des poissons et de la volaille plumée par quelque
maritorne.
Dans cet ordre d’idées, il a produit des tableaux qui sont de vrais
chefs-d’œuvre, notamment le
Marché aux herbes d’Amsterdam, une
des plus précieuses toiles hollandaises du musée du Louvre. Le plus
gai mouvement anime la composition. Les commères, les chiens, la
volaille, les ivrognes y grouillent et s’y bousculent, et tout cela est vif,
amusant, plein d’observation et peint avec une rare maestria.
Cependant Metsu se souvenait volontiers qu’il avait été l’élève de
Gérard Dow. Très souvent il traita les intérieurs reluisants de la
Hollande, aux meubles bien frottés, aux cuivres brillants, mais il
s’attardait moins que son maître à ce polissage minutieux et légèrement
exagéré. D’ailleurs, chez lui, le décor n’est pas, comme pour Gérard
Dow, la partie capitale de l’œuvre; il n’y joue que le rôle qui lui
convient, un rôle d’accessoire. Ce qu’il traite avec le plus de soin, et
150
avec une évidente prédilection, ce sont les personnages: et il rentre
alors dans le genre élégant pratiqué par Terburg et Netscher. Mais il
est moins compassé que celui-ci et moins précieux que celui-là. Terburg
cherche à affiner ses modèles, Netscher à les ennoblir; Metsu se
contente de les peindre tels qu’il les voit et tels qu’ils sont certainement.
Il ne lui viendrait pas à l’esprit de convertir en petits maîtres
musqués et pomponnés, comme faisait Terburg, les fils de famille
hollandais dont la roture éclatait malgré tout sous les flots de rubans,
ni de les poser en grands seigneurs allant au petit lever du roi Soleil
à Versailles, suivant la manière de Gaspard et de Constantin Netscher.
Ses personnages à lui sont de bons bourgeois cossus, vêtus de bonnes
et solides étoffes, mais dénués de prétentions. Ils ont du naturel, de la
jovialité, des mines bien portantes et se distinguent tous par un tour
spirituel et bon enfant que l’artiste tirait de son propre fonds pour le
leur donner.
Ce sont des personnages de cette catégorie que nous montre Metsu
dans sa
Leçon de musique. Étrange leçon de musique que celle-là!
Certes, on aperçoit bien le clavecin, grand ouvert devant la dame et
nous pouvons admettre à la rigueur que le papier qu’elle tient à la
main est un morceau de musique. Mais il faut croire que la leçon n’est
pas trop sérieuse, à en juger par l’attitude du professeur. Nous le
voyons plus occupé du vin contenu dans son verre que des progrès de
son élève. Son violon d’accompagnateur repose oisif sur la table voisine
et rien n’annonce que la leçon va bientôt reprendre. Il a bien tous les
dehors de son emploi, le joyeux professeur. Il appartient évidemment
à cette race, vieille comme le monde, des coureurs de cachet, dont
Aristophane faisait déjà des gorges chaudes.
Il a dans l’attitude et dans le costume, quelque chose du pédant et
du pique-assiette, pour qui chaque leçon est une aubaine, un prétexte
à décrocher quelques miettes. Peut-être aussi est-il tout simplement
Hollandais, c’est-à-dire ami de la bouteille et ayant besoin, pour
151
retrouver son éloquence professionnelle, d’aller la chercher de temps
en temps au fond du verre.
La dame, elle, regarde son professeur en souriant. Elle est habituée
sans doute à ces intermèdes bachiques. Et la conversation va son train.
Elle n’est pas très jeune ni extrêmement jolie, cette blonde Hollandaise,
avec ses cheveux tirés et roulés sur la nuque, avec son front bombé,
son nez qui relève et son menton qui tombe; elle n’est pas non plus
d’une élégance bien raffinée dans le corsage rouge et dans l’ample robe
jaune qui drapent ses robustes appas. Mais il y a quand même du
charme dans ce visage fleuri et bien portant qui sourit avec complaisance
aux explications du musicien; il y a de la finesse aussi dans le
plissement des yeux bridés et dans le pincement des lèvres.
Il faut également noter dans ce tableau, avec le naturel des personnages,
l’art supérieur du coloris dans lequel les Hollandais furent toujours
des maîtres. Les tons vifs et les teintes discrètes s’y distribuent
avec une ingéniosité parfaite, les unes faisant valoir les autres, et toutes
se fondant dans le plus harmonieux ensemble. A l’habile opposition
des lumières et des ombres, il est facile de deviner que Metsu travailla
dans l’atelier de Rembrandt et y apprit à manier le clair-obscur.
Si la “National Gallery” est riche aujourd’hui en tableaux de
l’école hollandaise, elle le doit à la munificence d’un collectionneur
éclairé, M. Robert Peel, qui lui en a légué un nombre considérable, en
1871. Parmi ces toiles, la plus précieuse est certainement cette charmante
Leçon de musique, que nous donnons ici. Elle figure dans la
salle XII, réservée aux œuvres de la collection Peel.
Hauteur: 0.38.—Largeur: 0.31.—Figures: 0.23.
ROSA BONHEUR
LE MARCHÉ AUX CHEVAUX
SALLE XVI.—ÉCOLE FRANÇAISE
155
Le Marché aux chevaux
CONDUITS ou montés par les meneurs, les jeunes chevaux
se bousculent et se ruent, par le boulevard Saint-Marcel, vers
la rampe qui donne accès au marché aux chevaux. A gauche,
fermant la perspective, se dresse le dôme de la Salpêtrière.
Il se dégage de ce tableau célèbre, une impression de mouvement
frénétique et d’irrésistible puissance. Voici de vigoureux percherons,
à robe pommelée, la queue roulée, qui tirent violemment sur le
bridon et frappent le sol de leurs membres solides. Entraînés par le
vertige de la course, d’autres chevaux les suivent, animés, les naseaux
fumants, la crinière envolée, élégants ou trapus, selon la race. Au
centre du tableau, un magnifique étalon noir, ardente bête aux yeux
de feu, se cabre en un mouvement superbe, tandis que son meneur
le frappe sur la tête pour l’obliger à reprendre pied. Derrière ces
chevaux de premier plan, d’autres s’aperçoivent et l’on devine que
d’autres encore suivent, et l’on croit entendre le fracas, sur le sol,
des sabots impatients ou furieux.
Cette ruée vertigineuse d’une force formidable et aveugle est
traduite avec une prodigieuse intensité. Par cette œuvre admirable,
Rosa Bonheur se classa, du jour au lendemain, au premier rang des
peintres animaliers de son temps.
Dès sa plus tendre enfance, Rosa Bonheur avait marqué une
prédilection toute particulière pour les bêtes. Elle les connaissait,
les comprenait et les aimait. Aux alentours de la maison paternelle,
156
à Neuilly, se trouvaient des fermes abondamment pourvues de
vaches, de moutons, de porcs, de volailles. Munie de ses crayons, elle
allait s’y installer et pendant la journée entière, elle essayait de
surprendre et de noter les différentes attitudes de ses modèles
préférés. Bientôt il ne lui suffit plus de les étudier au dehors, elle
veut en avoir chez elle. Elle obtient de son père d’hospitaliser un
mouton dans l’appartement: peu à peu la ménagerie s’accroît d’une
chèvre, d’un chien, d’un écureuil, d’oiseaux en cage et de cailles qui
évoluent en liberté dans sa chambre. Plus tard, à sa propriété de
Chevilly ou à son château de By, elle y ajoutera des gazelles, des
cerfs, des daims, des chevaux, des chiens de toute espèce, des taureaux,
des vaches, des mouflons, des
isards, des singes, des yacks, des
sangliers, des aigles, des lions.
Rosa Bonheur avait trente ans lorsqu’elle exécuta son
Marché aux
chevaux dont
l’histoire mérite d’être relatée.
Malgré son succès
triomphal, cette toile ne trouva pas immédiatement
acheteur et rentra dans l’atelier de l’artiste. Elle ne fut acquise
que plus tard par un grand marchand de Londres, M. Gambard, qui
la paya 40,000 francs. Quand elle traita avec M. Gambard, Rosa
Bonheur, qui ne fut jamais avide, craignit d’avoir demandé une
somme trop forte. Comme son acquéreur désirait faire reproduire le
tableau par la gravure et que celui-ci était de dimensions considérables,
peu commodes pour le travail du graveur, elle offrit à
M. Gambard de lui faire, à titre gracieux, une réduction du
Marché
aux chevaux au quart de l’original.
M. Gambard, qui faisait une excellente affaire, accepta, on devine
avec quel empressement. La réduction fut livrée et immédiatement
achetée par un amateur anglais, M. Jacob Bel, pour une somme de
25.000 francs. Quant à l’original, il fut exposé dans la galerie du Pall-Mall;
mais ses grandes dimensions rebutaient les acheteurs. Il fut
enfin acquis par un Américain, M. Wright, au prix de 30.000 francs,
157
avec la clause que M. Gambard le conserverait encore deux ou trois
ans pour l’exposer en Angleterre et aux États-Unis. Quand le moment
de la livraison fut arrivé, l’Américain prétendit avoir droit à la moitié
des bénéfices produits par les diverses expositions de l’œuvre. Si bien
que le tableau original acheté 40.000 francs par M. Gambard, ne lui
fut définitivement payé que 23.000 francs, tandis que la réduction qui
ne lui avait rien coûté lui en avait rapporté 25.000. Bien plus tard,
l’Américain possesseur de l’original ayant fait de mauvaises affaires,
le
Marché aux chevaux fut mis aux enchères et adjugé 265.000 francs
à M. Vanderbilt qui en fit don au musée de New-York.
Quant à la réduction que nous donnons ici, M. Jacob Bel la
légua à la “National Gallery” où elle se trouve actuellement.
Quand Rosa Bonheur apprit que cette réduction allait entrer au
musée de Londres, elle fut prise d’un scrupule qui montre bien sa
probité. Croyant n’y avoir pas apporté le même fini qu’à l’original,
elle recommença une troisième fois le
Marché aux chevaux et y mit
une telle conscience, y déploya tant de talent que d’aucuns estiment
cette deuxième réplique supérieure à l’original. La toile achevée, elle
l’offrit à la “National Gallery”. Les autorités anglaises, très touchées
du désintéressement de l’illustre artiste, la remercièrent vivement,
mais, se jugeant liées par le legs de Jacob Bel, ne crurent pas pouvoir
accepter son offre généreuse. Cette réplique fut achetée pour
25.000 francs par M. Mac Connel.
Le
Marché aux chevaux figure dans la salle XVI, réservée à la
peinture française.
Hauteur: 1.19.—Largeur: 1.06.—Figures: 1 mètre.
DAVID TÉNIERS (le Jeune)
VIEILLE FEMME PELANT UNE POIRE
SALLE X.—ÉCOLE FLAMANDE
161
Vieille femme pelant une poire
DANS le royaume fantaisiste qu’il s’est choisi comme domaine,
David Téniers le Jeune est resté maître incontesté. Il ne
cherche pas ses sujets dans le monde élégant et il n’use pas
sa palette à peindre les somptueuses décorations des maisons riches.
En Flamand de pure race, il se sent davantage attiré vers les scènes
plus vulgaires mais plus pittoresques de la vie campagnarde. Il adore
peindre les cabarets embués de la fumée des pipes, les ivrognes à
trogne joviale, les paysans balourds et les femmes plantureuses des
Flandres. Il n’est certes pas le peintre de la beauté, dans son
acception la plus généralement admise, mais il a su démontrer—avec
beaucoup d’autres peintres de son pays—que l’art ennoblit
tout, embellit tout, même les sujets qui nous paraissent au premier
regard les moins dignes de la peinture.
On s’explique mal aujourd’hui, devant ces tableaux charmants,
le discrédit qui les frappa pendant si longtemps. Louis XIV, à qui
l’on montrait quelques œuvres de Téniers, eut un geste de dégoût:
«Qu’on ôte de devant moi ces magots!» s’écria-t-il.
A la rigueur on excuse la colère du grand roi, qui n’admettait en
art que les compositions solennelles et nobles. Possédant Le Brun,
il ne pouvait honorer même d’un regard Téniers le Jeune.
Celui-ci d’ailleurs ne travaillait pas pour Versailles. Son ambition
ne visait pas si haut. Il n’en avait d’autre que de traduire fidèlement
et aussi spirituellement que possible les scènes quotidiennes de la
162
vie paysanne de son temps. Par l’exactitude, la diversité et la vérité
de son œuvre, il se classe comme l’historiographe le plus complet
des mœurs flamandes au
XVIIe siècle.
Mais Téniers n’est pas que cela; il est en même temps un
merveilleux artiste. Peu de peintres ont manié le pinceau avec plus
de légèreté et plus de science. Sous l’apparent laisser-aller de ses
compositions, le dessin s’affirme net, solide, avec des contours
accusés et précis; sa couleur est blonde, transparente, lumineuse
et chaude. Ce virtuose de la palette, qui brossait un tableau en
quelques heures, possédait une sûreté de main que les artistes les
plus scrupuleux et les plus savants lui auraient enviée.
Nous trouvons un exemple de ces remarquables qualités dans le
tableau de la
Femme pelant une poire, reproduit ici.
Dans un taudis de village, moitié grange et moitié logement, une
vieille femme est assise, dans un rai de lumière, tombant d’une
fenêtre qu’on ne voit pas. Elle porte le costume des paysannes
flamandes, sur lequel est noué un tablier bleu. Le couteau à la main,
elle pèle une poire qu’elle jettera sans doute après dans la terrine
de grès posée à côté d’elle. Les autres poires qui gisent à terre
semblent indiquer qu’elle prépare des confitures. A en juger par le
titre, c’est là tout le sujet, et l’on serait tenté de dire, avec les
contempteurs des Flamands, qu’il est bien mince pour retenir
l’attention d’un peintre. Ne nous y trompons pas. Cet épisode banal
n’est qu’un prétexte dont Téniers s’est servi pour nous montrer un
intérieur campagnard de son époque.
Voyez avec quelle entente de son art il a disposé toutes les parties
de son tableau. Tout près de la brave femme assise, il a placé, dans
un pêle-mêle pittoresque, les principaux attributs d’une cuisine de
campagne. Sur une cuve retournée, un chaudron fait étinceler ses
cuivres, tandis que sur un billot une bouteille fermée d’un bouchon
de papier et une casserole voisinent avec une pipe, celle du maître
163
du logis. On ne voit pas le paysan, seigneur du lieu, mais sa présence
se révèle à la veste et au chapeau jetés négligemment, entre deux
poutrelles, au haut du four. A la droite de la femme se tient une
levrette. Dans le fond de la pièce, éclairée par la porte ouverte, on
aperçoit un bahut, une chaise et une sorte de cabestan sur lequel
s’enroule une corde. L’ensemble de cet intérieur est modeste,
presque pauvre, mais en dépit de l’apparent désordre qui y règne,
tout y est d’une propreté parfaite.
Tout l’intérêt de ces détails, en apparence insignifiants, réside
dans la manière supérieure dont ils sont traités. Ce qui frappe
notamment dans ce tableau, c’est l’admirable distribution de la
lumière, un art difficile entre tous. Seul un grand peintre pouvait
trouver ces tons dorés, cette atmosphère transparente qui éclaire si
harmonieusement la partie gauche de la toile. Pas de lueurs brutales,
faciles à produire par des oppositions de touche, mais une lumière
égale, tamisée, qui se pose sur les objets, doucement, et qui donne
l’illusion complète de la réalité. Plus extraordinaire peut-être est la
pénombre dans laquelle est plongé le reste de la pièce. Ombre
lumineuse, merveille de clair-obscur, qui ne laisse dans la nuit
aucun détail, et qui permet de voir jusque dans les coins les plus
assombris de la chaumière.
La
Vieille femme pelant une poire fait partie de l’ancienne
collection de la “National Gallery”. Elle y figure dans la salle X,
réservée à la peinture flamande.
Hauteur: 0.48.—Largeur: 0.66.—Figure: 0.22.
RAPHAËL
LA VIERGE ET L’ENFANT
SALLE VI.—ÉCOLE OMBRIENNE
167
La Vierge et l’Enfant
CETTE magnifique peinture, plus connue sons le nom de
Madone degli Ausidei, peut être considérée comme l’un des
plus purs chefs-d’œuvre de Raphaël. Jamais «l’ange d’Urbino»
ne s’est élevé à une plus grande hauteur d’expression ni à une
plus sublime perfection.
La Vierge est assise sur un trône élevé auquel on accède par des
degrés; au-dessus du trône, un baldaquin frangé de vert s’avance et
abrite la mère de Dieu. La Madone est vêtue d’une robe de
pourpre recouverte d’un large manteau bleu. Sur son genou droit
est assis l’Enfant Jésus, tout nu, les jambes croisées, une menotte
ramenée sur la poitrine. De la main gauche, la Vierge maintient
sur son autre genou un livre d’heures dont elle montre les enluminures
à son divin Fils. Sa tête auréolée s’incline vers le livre, en
une attitude où se lisent l’attention, le respect et l’infinie tendresse de
son cœur.
Debout à la droite du trône se tient saint Jean-Baptiste, revêtu
d’une cape rouge admirablement drapée. Ce personnage peut passer
pour l’un des plus beaux morceaux qui soient jamais sortis de la
palette d’un peintre. On ne peut guère lui comparer que le fameux
Saint Jérôme du Corrège. Il est impossible de rêver, pour un corps
humain, plus de noblesse et de perfection des formes. Quant au
visage, il est un vrai prodige d’expression et d’exécution. Posée en un
raccourci d’une grande hardiesse, cette figure est un miracle de vie
168
et d’éloquence. On y lit la ferveur, l’adoration, l’extase, poussés à des
limites de réalisation que nul peintre, après Raphaël, n’a jamais
atteintes.
A la gauche du trône, se tient saint Nicolas de Bari, en habits
épiscopaux, crossé et mitré. Sa belle et fine figure est inclinée sur un
missel qu’il paraît lire avec beaucoup d’attention. Aux pieds de
l’évêque, on ne devine pourquoi, sont représentées trois pommes. La
présence de ce saint s’explique sans doute par quelque lien de parenté
qui l’aurait uni à la famille Ausidei, donatrice du tableau.
Au-dessous du fronton du trône se lit l’inscription:
Salve, Mater
Christi. Derrière, une grande fenêtre à plein cintre, par l’ouverture de
laquelle la vue s’étend sur un panorama de ville et sur un horizon
formé de montagnes bleues.
Toute la composition est équilibrée sur un rythme savant, harmonieux
comme de la musique, et les lignes s’y combinent, s’y répondent
en formant les plus heureuses oppositions. La beauté du dessin, la
noblesse des types, la pureté des contours, le beau jet et le grand
goût des draperies n’ont rien à envier à la statuaire grecque. Dans ce
chef-d’œuvre, le spiritualisme chrétien idéalise la perfection plastique.
Ce ne sont pas seulement de beaux corps que nous avons sous les
yeux, ce sont des âmes célestes. Raphaël les créait à son image.
Personne n’a su comme Raphaël donner à la mère de Jésus cette
beauté à la fois idéale et réelle, virginale et féminine, cette pureté de
regard, ce sourire charmant qui est le sourire de l’âme, plus encore
que celui des lèvres. Il a fixé à jamais le type de la Madone, et c’est
toujours avec les traits d’une Vierge de Raphaël que l’idée de «Marie
pleine de grâce» se présente au dévot, au poète, à l’artiste.
Nous parlons ici de la Madone telle que le peintre d’Urbin la
comprenait dans les derniers temps de sa vie, au sommet de sa troisième
manière. Dans ses seconde et première manières, lorsqu’il se
souvient encore des leçons du Pérugin, Raphaël représente la Vierge
169
d’une façon plus naïve, plus timide, non moins charmante, qui se sent
encore un peu du style gothique. Il la place dans des paysages ornés
de villes et de fabriques qui n’ont rien de commun avec la Judée, et,
sur le ciel clair, il profile des petits arbres au feuillage sobre et rare.
C’est à cette manière qu’appartient la
Madone degli Ausidei.
Raphaël n’avait que vingt-trois ans quand il l’exécuta. La Vierge, en
dépit de sa beauté, n’y a pas cette suavité céleste que le peintre lui
donnera plus tard; elle tient encore par quelques traits à la matérialité
terrestre. Le tableau n’en est pas moins un pur chef-d’œuvre.
Cette Madone avait été peinte par Raphaël pour la chapelle de
famille de Filippo di Simoni de Ausidei, dans l’église de Saint-Florent,
à Pérouse, petite église sans grand aspect architectural que l’on
peut voir encore de nos jours dans cette ville. Vers la fin du
XVIIIe siècle ce tableau devint la propriété du troisième duc de
Marlborough, à qui il avait été signalé par son frère, lord Robert
Spencer. Lorsque le bruit se répandit, en 1884, que le huitième duc
était sur le point de vendre sa collection, l’Angleterre fit tous ses
efforts pour conserver la précieuse
Madone. Le directeur de la
“National Gallery”, Sir Frederick Burton, chargé d’estimer cette
peinture, l’évalua 2.773.000 francs. M. Gladstone, qui était à cette
époque, chancelier de l’Échiquier, en offrit 1.720.000 francs au duc de
Marlborough. Cette transaction fut sanctionnée par un acte spécial du
Parlement, et la
Madone degli Ausidei est aujourd’hui la propriété
de l’Angleterre. Elle figure à la “National Gallery” dans la salle VI,
réservée à l’école ombrienne.
Hauteur: 2.15.—Largeur: 1.48.—Figures grandeur nature.
REYNOLDS
LADY COCKBURN ET SES ENFANTS
SALLE XVIII.—ÉCOLE ANGLAISE
173
Lady Cockburn et ses enfants
LADY COCKBURN, drapée sous sa robe blanche, d’un ample
manteau couleur safran bordé d’hermine, est représentée
assise avec ses trois enfants. Le plus jeune, baby d’un an à
peine, est posé tout nu sur les genoux de la jeune femme et, dans un
geste d’un naturel charmant, saisit son pied avec sa menotte. Un autre,
également potelé et presque aussi peu vêtu, se dresse sur les genoux
de sa mère dont il accapare l’attention en lui contant quelque naïve
et puérile histoire. Un troisième, placé derrière la chaise, se hisse
vers la maman dont il emprisonne le cou avec les bras, et passe
sa tête éveillée par-dessus l’épaule maternelle. A côté du groupe,
sur un perchoir, près du soubassement dune colonne, un magnifique
ara des îles étale son éclatant plumage. Une draperie d’un rouge
éteint sert de fond au tableau et laisse apercevoir, en se relevant,
un coin de paysage et un pan de ciel bleu.
Tout est charmant dans ce tableau, comme agencement et comme
exécution. Tout au plus pourrait-on lui reprocher de manquer un peu
d’atmosphère, de situer les personnages dans un cadre dépourvu de
profondeur, sur un plan trop uniforme. Mais, ces légères réserves
faites, il convient d’admirer la gracieuse disposition du groupe, le
charme délicat de tous ces visages—celui de la mère aussi bien que
celui des enfants—la souplesse du dessin, la précieuse harmonie des
tons.
Reynolds restera, dans l’histoire de l’art anglais, comme le peintre
174
de la grâce aristocratique, dans ce qu’elle a de plus délicat et de plus
raffiné. Il fut moins bien doué que certains de ses rivaux; Gainsborough,
notamment, avait plus de spontanéité, de sensibilité et, disons le
mot, de génie. Mais tout ce qu’on peut acquérir par une volonté de fer
et un travail opiniâtre, Reynolds se l’assimila et en tira des effets merveilleux.
«Reynolds, écrit Armand Dayot, puisait son génie dans une sorte
d’enthousiasme réfléchi, après avoir tout d’abord nourri son esprit des
sages et graves conseils de Richardson et rempli ses yeux de la plus
pure lumière des écoles de Rome, de Parme et de Venise. Phénomène
très curieux dans l’histoire de l’art, l’œuvre de Michel-Ange pesa de
son poids formidable sur la volonté du maître anglais, et le peintre
gracieux de la femme et de l’enfant, le peintre exquis, un peu superficiel,
de la grâce blanche et rose des ladies aux robes légères et des
babys aux yeux couleur de ciel et aux cheveux d’or fin, se prosternait
avec une ferveur passionnée devant les terribles peintures de la chapelle
Sixtine et devant les tombeaux de la chapelle des Médicis...
«Malgré son admiration profonde pour Michel-Ange, Reynolds fut
avant tout un élève des Vénitiens. Le Titien, Véronèse et le Tintoret
furent ses maîtres véritables. Dans ses recherches infinies pour pénétrer
le secret de ces grands artistes, dont il aimait instinctivement
l’art fastueux, le coloris éclatant, dans ses élans de passion pour saisir
le secret de leur génie, on le vit sacrifier des toiles dues à leurs
divins pinceaux, afin d’en décomposer les couleurs, d’en découvrir les
pratiques mystérieuses.
«N’hésitons pas à nous ranger parmi ceux qui déplorent cet
excès de conscience et de curiosité artistiques.
«En résumé Reynolds est parvenu, à force d’habileté, à dissimuler
et à fondre dans une unité, qui cependant lui est bien propre, les divers
emprunts de sa palette, et si, en sacrifiant des tableaux du Titien
et du Tintoret, pour découvrir par le frottement les diverses couches
175
de couleurs que ces maîtres avaient employées, il eut la curiosité un
peu excessive du passé, on est obligé de reconnaître qu’il sut, avec
une science et un art incomparables, surtout dans les portraits de la
femme et de l’enfant (genre où il est supérieur), donner à ses personnages,
par l’esprit naturel des attitudes, par des arrangements de
fond appropriés au sujet, par des effets de lumière très imprévus, un
caractère tout particulier que souligne encore l’emploi de rouges et de
bruns qui appartiennent à sa palette.»
C’est par des œuvres de grâce exquise, comme ce portrait de
Lady
Cockburn que le nom de Reynolds rayonne si doucement au ciel de
l’art. Il manque certainement d’observation, de pénétration psychologique.
De ses modèles il ne peint que le visage, sans chercher l’âme.
Mais n’est-ce pas déjà une belle gloire que d’avoir exprimé avec tant
de délicatesse toutes les distinctions et toutes les élégances de la
femme et toutes les grâces de l’enfant?
Le portrait de
Lady Cockburn et ses enfants avait été légué en
1892, à la “National Gallery” par lady Hamilton. Mais comme plusieurs
héritiers de sir James Cockburn firent valoir leurs droits sur
cette peinture, elle fut restituée en 1900 à ses légitimes propriétaires
qui la mirent en vente. M. Alfred Beit l’acheta pour 500.000 francs et,
quatre ans après, en fit don à la “National Gallery”, où elle figure
aujourd’hui dans la salle XVIII réservée à la peinture anglaise.
Hauteur: 1.37.—Largeur: 1.10.—Figures grandeur nature.
LE TITIEN
BACCHUS ET ARIANE
SALLE VII.—ÉCOLE VÉNITIENNE
179
Bacchus et Ariane
GUSTAVE GEFFROY, dans ses Musées d’Europe, décrit
ainsi cette magnifique peinture:
«Bacchus roi, vainqueur de l’Inde et de ses monstres,
traîné par des tigres sur le char de triomphe, suivi de Ménades et
d’Ægipans qui brandissent les membres déchirés des animaux consacrés
dans le mystère de la passion dyonisienne, parmi le tumulte des
tambourins et des tympanons, Bacchus revient des contrées barbares
vers une Grèce lucide et limpide, peuplée de villes et de paysages.
Ariane, effarée, court vers le rivage, près de la mer où disparut Thésée,
et sa main retient le désordre de ses vêtements, en un geste charmant
qu’indiqua, que dessina Catulle dans la fermeté plastique de ses vers.
Les arbres frémissent. Une constellation bienveillante luit au ciel. Le
dieu, transporté, saute à bas du char, et l’image légère de la délaissée,
à demi drapée dans l’ampleur de ses voiles, qui laissent voir la richesse
blonde de sa chair vénitienne, fuit devant l’élan du triomphateur qui
semble s’envoler, soutenu par son manteau. Un délicieux petit faune
aux yeux brillants traîne la tête d’une victime, un chien aboie, les cymbales
et les tambourins retentissent.»
Ce splendide chef-d’œuvre fut exécuté par Titien vers 1523 pour
le duc Frédéric de Gonzague. C’est peut-être le plus beau morceau de
peinture italienne que possède la “National Gallery”. Jamais Titien
n’a poussé plus loin la perfection de la forme et la magie de la
couleur. Les personnages y sont d’une beauté qui rappelle les œuvres
180
les plus accomplies de la statuaire grecque. Quant au paysage, il
s’accorde parfaitement au caractère fantastique de l’œuvre. Rembrandt,
qui s’y connaissait en coloris, voyant ce tableau, se plaignait de ne pas
trouver de termes assez forts pour le vanter. Il s’extasiait surtout sur
«l’impossible magnificence de ce bleu» qui s’épand sur le ciel et sur
les flots de la mer.
Il est évident que Turner, qui a traité aussi
Bacchus et Ariane,
s’est inspiré, pour les deux principales figures, du tableau du Titien.
Quand on a contemplé cette harmonieuse composition, quand on
l’a bien comprise, on est en mesure d’apprécier l’influence que l’école
vénitienne a exercée sur la peinture de tous les temps et de tous les
pays.
De cette école, Titien possède toutes les qualités, portées à leur
suprême degré de perfection. Son coloris est le plus beau que jamais
palette humaine ait posé sur une toile; son dessin n’est pas moins sûr
que sa couleur; il a de la vigueur, de la souplesse, de l’élégance, du
modelé; il est le maître que l’on consulte toujours utilement, avec la
certitude de n’être jamais trompé.
Le Titien a été l’un des plus prodigieux artistes que le monde ait
connus. Sa vie s’est prolongée durant un siècle, sans que sa main, même
aux heures extrêmes de la vieillesse, ait eu la moindre défaillance.
C’est un astre qui n’a pas connu de déclin. Lorsque la peste l’emporta,
en 1575, il avait conservé intacte la plénitude de son génie. Les plus
belles de ses peintures furent faites par lui alors qu’il avait dépassé les
années que le Psalmiste concède à l’homme.
Il traita tous les sujets, tableaux d’autel, portraits, tableaux historiques,
mythologiques, allégoriques, et il serait malaisé de décider une
préférence pour l’une ou l’autre de ses œuvres. Il n’a pas consacré de
toile spécialement au paysage, mais le sentiment de la nature alla toujours
en augmentant chez lui; et depuis le moment où il acheva la
dernière peinture de son maître Bellini jusqu’au jour où la peste vint
181
le saisir à son travail, devant son chevalet, il ne cessa d’exprimer,
comme dans
Bacchus et Ariane, le charme de la campagne tel qu’il le
ressentait.
Comme peintre allégorique et mythologique, il restera fameux,
parce qu’il est celui dont l’œuvre s’adresse le plus à la sensualité
humaine. Sans scrupule, avec une audace extraordinaire, il a donné au
monde des peintures païennes, exécutées par lui avec la joie d’un
écolier qui a trouvé la porte d’un verger ouverte. Il s’y échappe libre
et enthousiaste; bien qu’atténuée par les années, cette fougue subsiste
jusqu’à la fin de sa carrière, où son œuvre exulte encore de la joie de
vivre et reste l’expression la plus intense du mouvement de la Renaissance,
avec la glorification de l’amour et du corps humain.
Supérieur dans tous les genres, génie puissant et créateur, Titien
fait partie de cette élite glorieuse qui honore l’art et l’humanité.
Bacchus et Ariane fut acheté pour la “National Gallery” en 1826,
en même temps que le
Quo vadis d’Annibal Carrache et la
Bacchanale
de Poussin, pour une somme globale de 225.000 francs. De la
sorte cela mettait à un prix très modeste le merveilleux chef-d’œuvre
du Titien, qui figure aujourd’hui dans la salle VII, réservée à l’école
vénitienne.
Hauteur: 1.75.—Largeur: 1.90.—Figures grandeur nature.
JAN VERMEER
LA FEMME A L’ÉPINETTE
SALLE XI.—ÉCOLE HOLLANDAISE
185
La Femme à l’épinette
IL a fallu trois siècles pour rendre à Jan Vermeer de Delft la
justice qui lui est due et jusqu’au nom qui fut le sien. Bien que
fort estimé de son vivant, son œuvre suivit dans la disgrâce
celui de tous les peintres hollandais et flamands du XVIIe siècle.
Cette époque, subissant l’ascendant de Versailles, n’avait plus d’yeux
pour la peinture familière, minutieuse, un peu mesquine des «petits
maîtres»; la mode était aux grandes compositions, pompeuses et
nobles, célébrant des actions héroïques ou de fabuleux exploits.
L’évolution qui s’opéra, dans le siècle suivant, ne fut pas plus
favorable aux Hollandais: on changea la formule, mais les peintres
qui donnèrent le ton s’appelaient Boucher, Fragonard, Watteau, et
la société du moment était la plus élégante et la plus raffinée que
le monde eût jamais connue. C’était le siècle des madrigaux et des
boudoirs, des conversations galantes, des robes à paniers, des
perruques poudrées, des pastorales fleuries et enrubannées. Quelle
figure auraient pu faire les tableaux de Téniers ou de Van Ostade
dans les coquettes demeures dorées et festonnées du règne
Louis XV? De quel œil horrifié les délicates marquises de l’époque
auraient-elles vu les fantaisies de Van Steen ou les intérieurs
Terburg sur les panneaux laqués de leur salon?
Loin de servir les «petits maîtres», la venue de David ne fit
que les enfoncer davantage dans la réprobation et le mépris. Le
grand pontife du classicisme n’admettait même pas qu’on pût
186
compter au rang des peintres, des hommes ayant ravalé leur pinceau
à d’aussi misérables objets.
Il ne fallut rien moins que la poussée naturaliste de 1850 pour
rendre à ces parias de la peinture la part de gloire qu’ils méritaient.
L’art de Courbet, une fois accepté, permit de comprendre le
charme de ces tableaux familiers, sans prétentions, mais si parfaits
qu’on y découvre toutes les qualités de la grande peinture. Et
bientôt surgirent à nouveau, des limbes profondes de l’oubli, tous ces
noms aujourd’hui glorieux, les Téniers, les Van Ostade, les Brauwer,
les Nicolas Maës, les Terburg, les Peter de Hooch, les Vermeer.
De tous ces peintres, Vermeer est celui à qui le désastre fut le
plus fatal, il y perdit jusqu’à son nom. Dans ces derniers temps
encore, une similitude de nom le fit confondre avec les Van der
Meer de Haarlem. Et même, aujourd’hui, bien des œuvres qui lui
appartiennent sont arbitrairement attribuées à d’autres Hollandais
de la même époque. Seules, les toiles qui portent sa signature sont
admises comme siennes, et cela explique la rareté des œuvres de
Vermeer, qui fut cependant un artiste remarquablement fécond.
Jan Vermeer naquit à Delft où il fut baptisé le 31 octobre 1632.
Les détails sur sa vie sont assez rares. Certains commentateurs
croient qu’il étudia la peinture avec Fabritius, d’autres nomment
Rembrandt comme son maître. Mais rien dans sa manière n’indique
qu’il ait fréquenté l’atelier du grand peintre d’Amsterdam. Quant à
Fabritius, il était du même âge que Vermeer et il y a peu d’apparence
qu’il ait été son maître puisqu’ils brillèrent en même temps
à Delft. Il est plus logique de supposer, avec M. Havard, qu’il fut
l’élève de Bramer, peintre de Delft, ami et allié de la famille
Vermeer.
Quoi qu’il en soit, Vermeer, tout jeune, jouit d’une grande
réputation dans sa ville natale. A l’exemple de bien des artistes
de son temps, comme Brauwer, comme Franz Hals, comme Rembrandt
187
lui-même, il mena une existence assez décousue. Malgré de
nombreuses commandes, il ne réussit pas à sortir de la médiocrité
et très souvent il eut maille à partir avec les créanciers et les
hommes de loi. Quand il mourut, en 1675, à l’âge de quarante-trois
ans, il ne laissait que des dettes à sa femme et à ses huit enfants.
Très habile en son art, Vermeer, peignit des portraits, des sujets
de genre, des paysages, des vues de villes. Toutes ses œuvres connues
se distinguent par des qualités de premier ordre: un dessin
ferme, vigoureux, une couleur solide, posée par larges traits qui
rappellent la manière des peintres romantiques; il avait le sens de la
composition et il savait exprimer avec finesse et légèreté le caractère
d’une figure et le charme d’un intérieur.
Voyez dans quelle jolie lumière baigne cette
Femme à l’épinette,
reproduite ici. Par la grande fenêtre aux vitraux cernés de
plomb, le jour arrive dans la chambre qu’il emplit d’une gaîté rayonnante.
Pas un coin d’ombre dans cette chambre, pas un détail
d’ameublement n’échappe à l’œil amusé et ravi. La femme elle-même,
bien qu’elle tourne le dos à la fenêtre, est comme baignée de
clarté. Elle est charmante, cette jeune femme blonde, avec ses frisures
voletant sur le front, avec son jovial et plein visage de Hollandaise
heureuse et bien portante. A la façon dont elle tourne la tête,
on devine qu’il s’agit d’un portrait; l’épinette sur laquelle elle appuie
les mains, n’est là, évidemment, que pour lui donner une contenance.
La
Femme à l’épinette est, avec la
Dentellière du Louvre, l’une des
meilleures œuvres connues de Jan Vermeer; elle figure dans la
salle XI, réservée à la peinture hollandaise.
Hauteur: 0.50.—Largeur: 0.45.—Figure: 0.34.
CLAUDE LORRAIN
PORT DE MER AVEC PERSONNAGES
SALLE XVI.—ÉCOLE FRANÇAISE
191
Port de mer avec personnages
MÊME s’il n’avait pas été le plus merveilleux manieur de
lumière de la peinture, Claude Lorrain se fût acquis une
gloire immortelle comme peintre architectural. Il n’a pas
son égal pour dresser de nobles monuments, ornés de colonnes
élégantes, de statues décoratives, d’escaliers à double révolution
développant leurs gradins de marbre entre des balustres de porphyre.
Nul, comme lui, ne sait prolonger à l’infini une enfilade de
palais dont il encadre la blancheur dans les vertes frondaisons des
grands arbres.
Cette science difficile de la perspective linéaire, qui faisait le
désespoir de Véronèse, Claude Lorrain l’acquit, bribe par bribe,
dans l’atelier d’un vieux peintre romain, où il remplissait le double
rôle d’apprenti et de domestique. Venu à Rome avec une troupe de
cuisiniers lorrains, la fortune lui avait été hostile dès les premiers
jours et, pour vivre, il avait dû renoncer à la pâtisserie pour entrer
en condition.
Le hasard, qui fait parfois des miracles, lui donna pour maître
un peintre médiocre, bourru, paresseux, mais tout de même un
peintre. Et le jeune pâtissier ignorant qui, durant toute sa vie, fut
presque incapable de signer son nom, sent s’éveiller en lui, au contact
de la peinture, une obscure vocation. Dès lors, pendant les
absences du peintre, il s’empare de ses crayons, et, seul, durant de
longues heures, il s’exerce à dessiner, entassant ébauche sur ébauche,
192
puis se risquant à poser la couleur sur ces essais. Un jour son maître
le surprend en plein travail et demeure interloqué. Bon homme au
fond, il l’encourage au lieu de se fâcher. Et bientôt, le jeune Claude
Lorrain pourra voler de ses propres ailes.
Cependant, une chose lui manque et lui manquera toujours: la
science technique, le métier. Par le fait de cet enseignement rudimentaire,
l’éducation, les notions premières lui font défaut, comme lui
font défaut les éléments de la grammaire. Mais, par un prodige
unique, son instinctive intuition de la nature, sa merveilleuse acuité
de vision, son imagination supérieure suppléeront à tout. Il est un
ignorant sublime.
Impressionné comme tous les paysans par les majestueux palais
des grandes villes, Claude Lorrain croit devoir introduire dans ses
tableaux les somptueuses demeures Renaissance qui l’ont ébloui dès
son arrivée à Rome. On les y retrouve toujours et peut-être, dans
l’esprit du peintre, sont-elles l’objet véritable de la toile, mais en
réalité, dans l’œuvre de Lorrain, tout ce qui n’est pas lumière est
accessoire. C’est le soleil, à son lever ou à son déclin, qui est le
véritable et le seul protagoniste de ses tableaux; son éclat y domine
tout, les flots, les verdures et la terre; il flamboie triomphalement
sur les voiles des navires et sur les marbres des palais; sans lui
toutes ces mâtures effilées et ces colonnes polies se dresseraient
inertes sur un horizon sans splendeur.
Que serait, en effet, le port que nous donnons ici, sans le rayonnement
prestigieux de l’astre? Certes, l’ordonnance de la composition
est habile. Le monument qui se dresse à droite, avec sa terrasse
surplombant la mer et son architecture gracieuse est du plus bel
effet. Comme tout véritable artiste, Claude Lorrain possède l’art de
varier l’intérêt; il sait, quand il le faut, rompre la monotonie d’une
perspective en y interposant un massif de feuillages ou en projetant
en avant une tour pittoresque; il sait l’importance des premiers plans
193
qu’il décore toujours d’un vigoureux monument destiné à servir de
contrepoids à tout le reste. Dans le port, les vaisseaux et les barques
sont distribués avec une entente parfaite de la composition. Mais tout
cela ne dépasserait pas l’art précis et documentaire d’un Canaletto si,
sur toute cette nature et sur ces choses inertes, ne s’épandait la pourpre
caresse du soleil. Là est le tableau tout entier. Cette lumière
chaude, dorée, de l’astre qui lentement s’enfonce dans la mer, lumière
vibrante qui emplit tout l’espace et dont l’œil chercherait vainement
le sillon sur la toile, c’est un miracle de poésie et d’art que Lorrain a
été le seul à pouvoir réaliser.
Quels sont les personnages qui peuplent ce
Port de mer? Il serait
malaisé de le dire et Lorrain lui-même eût été embarrassé pour
l’expliquer. Ces élégants conversant à la terrasse, ces badauds assistant
au déchargement des barques ne sont là que pour animer le
paysage. Ce n’était même pas Lorrain qui les peignait, car il ne savait
pas dessiner les figures. Il en laissait le soin à des collaborateurs,
comme Bril, mais n’y attachait pas plus d’importance que nous n’y
en attachons nous-mêmes. Si l’on en croit le titre, il ne s’agirait de
rien moins que de l’
Embarquement de la reine de Saba allant
visiter Salomon. Mais qu’importe? Le vrai roi n’est-il pas le soleil
et lui seul?
Ce magnifique tableau porte cette inscription:
Claude Gil. JV.,
faict pour Son Altesse le Duc de Bouillon, à Roma, 1648. Acquis
par M. Augustein, celui-ci le légua, avec sa collection, à la “National
Gallery” où il figure dans la salle XVI, réservée à la peinture française.
Hauteur: 1.45.—Largeur: 2 m.—Figures: 0.25.
GHIRLANDAJO
PORTRAIT DE JEUNE FILLE
SALLE III.—ÉCOLE TOSCANE
197
Portrait de jeune fille
C’EST une bien délicate et bien vivante figure que celle de cette
jeune Florentine. Tournée de trois quarts vers la droite, elle
semble fixer l’étonnement de ses yeux bleus sur le mystère
de la vie qui s’ouvre devant elle; il y a, dans ces yeux, bien des choses,
de la candeur, de la sérénité, de la douceur. Tout le visage est éclairé
de cette lueur limpide; des yeux, le sourire descend jusqu’aux lèvres,
sourire presque insaisissable, qui se fixe à peine, mais qui voltige sur le
front, sur les joues qu’il anime, sur le nez dont il fait palpiter les fines
ailes, sourire ému peut-être, car il semble imprimer à ce masque
virginal une sorte de frémissement et de langueur. Cette admirable tête
de patricienne est couronnée de la parure blonde des cheveux, lissés
en bandeau sur le front, nattés sur la nuque et s’épandant en flots
onduleux de chaque côté des tempes.
Le cou nu et la gorge délicate s’enferment dans un corsage de velours
nacarat qui fait valoir le grain de cette chair de blonde sur laquelle
quatre siècles écoulés ont déposé une précieuse patine d’ambre et d’or.
Devant cette peinture si légèrement brossée que le travail du
pinceau y demeure insaisissable, on ne peut se lasser d’admirer l’art
de ces maîtres du
XVe siècle qui restent des modèles merveilleux.
Quelques frottis à peine appuyés, une touche imperceptible et la chair
s’anime, la vie monte du fond de l’être dans le miroir des yeux, les
joues se colorent, toutes les impressions de l’âme se révèlent et la vie
intime du personnage nous livre ses secrets.
198
De cet art évocateur, Ghirlandajo fut un des plus remarquables
virtuoses parmi les peintres de son époque. Et cependant, ces peintres
s’appelaient Léonard de Vinci et Michel-Ange.
Né à Florence en 1449, Domenico Ghirlandajo était le plus jeune
des trois fils de Tomaso Bigordi, ciseleur florentin très estimé. Son
surnom de Ghirlandajo lui fut donné parce que, tout enfant, il fut
employé à confectionner les guirlandes tressées dont les belles
patriciennes de sa ville natale aimaient à se parer. Mais son goût pour
la peinture décida sa famille à le faire entrer dans l’atelier d’Alessio
Baldovinetto. Il ne tarda pas à distancer son maître et à se tailler une
place de choix dans une ville qui s’honorait déjà de posséder les
premiers artistes de l’Italie.
Laurent de Médicis, à qui l’histoire à décerné le surnom de
Magnifique, régnait alors sur Florence, qu’il gouvernait avec une main
de fer. Mais il avait le goût des arts et des belles-lettres et il mettait
sa gloire à s’entourer, dans son palais, de tout ce que la péninsule
renfermait en hommes illustres. Sa cour était la plus brillante de cette
époque et pouvait rivaliser avec la cour pontificale. Les poètes y
disaient leurs vers devant un auditoire cultivé et connaisseur; les
peintres, familiers du palais, y étaient toujours assurés d’un accueil
agréable et d’une efficace protection. Laurent ne se contentait pas
d’honorer les peintres, il les comblait de largesses et leurs confiait la
décoration des palais et des églises de la ville.
Ghirlandajo était des mieux en cour. Laurent l’affectionnait
particulièrement. Il avait en outre trouvé un protecteur puissant et
tout dévoué dans la personne de Francesco Sassetti, banquier florentin
devenu l’homme d’affaires des Médicis, qui exerçait à la cour de
Laurent les fonctions de fondé de pouvoirs, sinon de ministre du
fastueux tyran de Florence.
C’est grâce à lui que Ghirlandajo peignit les fameuses fresques
représentant six scènes de la vie de saint François, patron de Sassetti.
199
Cette commande lui en amena d’autres, et bientôt il fut considéré
comme le premier peintre de fresques de son temps. Son chef-d’œuvre
en ce genre est la série qu’il exécuta, avec son frère David, dans
l’église Santa Maria Novella, pour Giovanni Tornabuoni, un autre de
ses protecteurs; ces scènes représentent des scènes de la vie de saint
Jean-Baptiste et de la Vierge.
Ces œuvres de Ghirlandajo témoignent d’une science de la
composition très remarquable pour l’époque; il excellait à distribuer
les personnages et les scènes de ses tableaux, sur les vastes murailles
des églises, en groupes harmonieux et pittoresques. Mais, venu au
monde en un siècle et dans une ville fortement marqués de paganisme,
il manque d’émotion religieuse et de sentiment poétique. Il est
charmant, ingénieux, habile, coloriste délicat et précieux, il n’est pas
véritablement chrétien.
Mais il devient un artiste incomparable dès qu’il aborde le portrait
et surtout le portrait de femme. Nul n’a exprimé avec plus de grâce
voluptueuse le charme des fines et altières patriciennes de la riche cité
toscane. La jeune fille que nous donnons ici est certainement l’une
des plus belles qu’il ait peintes.
Quelques critiques pensent que cette peinture n’est pas due, au
moins en sa totalité, au pinceau de Ghirlandajo, et l’attribuent à son
beau-frère, Mainardi; mais cette opinion ne s’appuie sur aucun
document sérieux.
Le
Portrait de jeune fille figure à la “National Gallery” dans la
salle III réservée à l’école toscane.
Hauteur: 0.43.—Largeur: 0.33.—Figure grandeur demi-nature.
NICOLAS MAËS
LA SERVANTE PARESSEUSE
SALLE X.—ÉCOLE HOLLANDAISE
203
La servante paresseuse
UNE maison bourgeoise de Hollande. Par la porte entr’ouverte
de la cuisine, on aperçoit une confortable salle à manger où
un homme et deux femmes sont en train de déjeuner. La
chaise restée vide est celle de la maîtresse de maison qui, n’entendant
pas dans la cuisine le bruit accoutumé des vaisselles remuées, s’est
dérangée, ménagère attentive, pour connaître les raisons de ce silence.
Et que voit-elle? Accroupie sur une chaise, la tête dans sa main, la
cuisinière s’est endormie sur son ouvrage, devant les plats et les
casseroles étalés en désordre. Pendant qu’elle dort ainsi, le chat de la
maison, grimpé sur le buffet, profite de son inattention et mord à
belles dents dans un gigot. La maîtresse de maison est une brave
femme, selon toute apparence. Au lieu de se fâcher et d’éveiller
rudement la dormeuse, elle épanouit sa bonne figure en un large
sourire et montrant la servante, elle semble prendre le spectateur à
témoin de la difficulté que l’on a à se faire servir. Le grave problème
des domestiques, on le voit, ne date pas d’aujourd’hui, il se posait déjà
au XVIIe siècle, mais avec moins d’acuité peut-être. Il y avait alors,
entre maîtres et serviteurs, des liens de cordialité qui n’existent pas de
nos jours et il entrait dans leurs rapports journaliers, plus de déférence
d’un côté, et de l’autre plus d’indulgence.
Nicolas Maës était passé maître dans la peinture de ces épisodes
familiers de la vie domestique. Avec lui nous pénétrons dans les
intérieurs hollandais et nous en surprenons l’existence intime, faite de
204
menus détails, notés d’un pinceau alerte et humoristique. Il ne se
complaît pas, comme Jan Steen ou Brauwer, au spectacle des buveurs
aux trognes enluminées, il ne va pas chercher ses modèles dans les
bouges enfumés du port d’Amsterdam ni dans les carrefours populaires
où se déchaînent les rondes bruyantes des maritornes et des paysans.
Son pinceau n’aime pas à s’encanailler. Les scènes de la vie bourgeoise
conviennent mieux à sa nature paisible, à son talent pondéré; il aime
peindre les causeries sous la lampe familiale, les parties de cartes près
de la haute cheminée où flambe un joli feu de bois. S’il lui arrive de
descendre dans la rue, les scènes qu’il représente sont pittoresques,
animées, amusantes, mais jamais débraillées. Ses personnages ne sont
pas des muscadins, mais ils ont de la tenue, ils sont décents.
Nicolas Maës jouit d’ailleurs, dans sa ville, de l’estime générale; à
la différence de la plupart de ses confrères, il mène une vie rangée,
laborieuse, exempte de vices et de dettes. Les notables le chargent de
portraiturer leurs filles et les magistrats de la cité ne dédaignent pas
de poser devant lui.
Cette estime, il la mérite comme homme et comme peintre. Il
possède un talent de premier ordre et peut marcher de pair avec les
plus célèbres de son temps. Au surplus, il a de qui tenir: il est élève
de Rembrandt et le maître, si difficile, apprécie de façon toute
particulière le mérite de son élève. A cette rude et géniale école, Maës
a appris jusque dans ses moindres détails l’art du dessin, qu’il aura
toujours ferme et irréprochable; la science du coloris qu’il emploiera
dans des tonalités moins violentes et plus gaies que celles de son
maître, enfin le secret du clair-obscur que possédèrent plus ou moins
tous ceux qui eurent l’honneur de travailler sous la puissante direction
de Rembrandt.
Plus que tout autre, Nicolas Maës profita de ces leçons; il suffit,
pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur
la Servante paresseuse,
reproduite ici.
205
La qualité maîtresse de Nicolas Maës est le naturel. C’est un maître
charmant que ce peintre et quoique son talent se soit exercé dans un
cercle un peu limité de sujets, on ne saurait trop admirer la variété
d’invention qu’il y a montrée, la fine observation de nature, l’harmonie
de couleur et la finesse de touche qui le caractérisent. N’est-elle pas
d’une vérité criante, cette servante endormie, la tête dans ses mains?
Et n’est-elle pas aussi bien naturellement campée, la joviale maîtresse
qui vient surprendre sa domestique en flagrant délit de paresse?
Quant à la couleur, elle est parfaite. Elle est claire, fraîche, d’une
qualité qui lui a permis de résister à l’action du temps. Les ombres et
les lumières sont distribuées avec une science, une virtuosité qui
trahissent l’élève de Rembrandt. La salle à manger est noyée dans une
demi-obscurité qui reste quand même lumineuse et ne laisse échapper
aucun détail de l’ameublement et des personnages. Dans la cuisine
même, le jour tombe d’une fenêtre qu’on ne voit pas et se distribue
habilement sur les personnages principaux de la scène, les deux
femmes. Le reste, qui n’est qu’accessoire, se révèle faiblement dans
l’ombre, en demi-teintes atténuées et discrètes. Mais cette ombre n’est
jamais opaque, la lumière y court et, en regardant bien, on y discerne
les objets.
Certaines œuvres, attribuées à Nicolas Maës, ne présentent pas les
mêmes qualités; elles sont même si manifestement inférieures qu’on se
refuse aujourd’hui à y reconnaître sa main. Il est inadmissible, en effet,
que le même artiste ait pu produire des chefs-d’œuvre et des
compositions aussi médiocres.
La Servante paresseuse porte, à côté de la signature, la date de
1655. Elle a été léguée à la “National Gallery”, en 1846, par
M. Richard Simmons. Elle figure dans la salle X, réservée à la peinture
hollandaise.
Hauteur: 0.69.—Largeur: 0.54.—Figures: 0.41.
ROMNEY
Mrs. MARK CURRIE
SALLE XVIII.—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
209
Mrs. Mark Currie
S’IL avait fondé sa réputation sur les sujets historiques ou
mythologiques auxquels il se complut un moment, Romney
n’aurait acquis qu’un renom médiocre et son œuvre ne lui aurait
pas survécu. Fort heureusement pour sa gloire, il a laissé une
magnifique suite de portraits qui le classent, à la suite de Reynolds et
de Gainsborough, parmi les représentants les plus illustres de la
peinture anglaise au XVIIIe siècle.
Peu connu sur le continent jusqu’à ces derniers temps, Romney
jouit dans son pays d’une vogue considérable, presque aussi éclatante
que celle de ses deux grands rivaux. Il y avait à Londres, dans le
monde des arts et de la Cour, deux partis opposés, l’un tenant pour
Romney, l’autre pour Reynolds. Lord Thurlow, attorney général,
devenu plus tard lord Chancelier, constate cette rivalité de gloire.
«Reynolds et Romney, écrit-il, se disputent les suffrages de la ville
et je suis du parti de Romney.»
Dans ce parti se rangeaient aussi la plupart des femmes de la
société anglaise dont Romney était devenu le portraitiste préféré. Il
y avait une raison à cet engouement. Le pinceau délicat et flatteur de
Romney savait trouver sur la palette les couleurs tendres qu’il fallait
pour embellir et poétiser ses modèles. Toutes les femmes de Romney
ont du charme, de la grâce, de la distinction, et celles qui posaient
devant lui lui savaient gré de constater dans leur portrait des avantages
que parfois elles ne découvraient pas dans leur miroir.
210
Reynolds ne pouvait s’empêcher de jalouser son rival; il l’appelait,
avec un peu de dédain, «l’homme de Cavendish Square». C’est à
Cavendish Square, que Romney possédait son atelier, en effet, où
se pressait l’élite de l’aristocratie anglaise.
La postérité, qui voit plus juste parce qu’elle voit de plus haut et
de plus loin, a départagé les deux rivaux. Elle assigne à Romney,
malgré son incontestable talent, une place de second rang, après
Reynolds et Gainsborough. Il est le premier parmi les peintres de
deuxième ordre. Même dans ses œuvres les meilleures, l’art demeure
un peu superficiel; l’âme apparaît rarement sur ses plus charmants
visages; il s’inquiète peu de psychologie, de caractère. Le seul effort
que l’on discerne dans cette peinture facile et brillante, c’est l’effort
vers le «joli», qui fit beaucoup plus pour sa popularité que pour sa
gloire véritable. Sa couleur est pure et limpide, sa manière simple et
distinguée, son dessin gracieux et plaisant, mais son œuvre témoigne
d’une absence de profondeur qui devient encore plus manifeste quand
on l’examine d’ensemble. Ses toiles apparaissent alors avoir été coulées
dans le même moule, exécutées d’après une formule invariable. Si
Reynolds et Gainsborough firent de fâcheuses concessions aux
conventions superficielles de leur époque, Romney en fut l’esclave
absolu.
Il n’en a pas moins produit des œuvres qui, par la maîtrise de
l’exécution, le brillant du coloris, l’élégante perfection du dessin,
peuvent se comparer aux plus belles de Reynolds. Certains de ses
portraits furent célèbres et le sont encore. De ce nombre est la gracieuse
effigie de Mrs. Mark Currie, reproduite ici.
La jeune femme est représentée assise dans un parc, devant un
fond de verdure qui met en pleine valeur sa fine beauté blonde. Ses
cheveux abondants et bouclés encadrent le plus délicieux visage qu’on
puisse voir. Elle incline légèrement la tête vers la droite, dans une
attitude de rêverie; son coude gauche s’appuie à une balustrade de
211
pierre. Elle est vêtue dune robe de mousseline blanche, serrée à la
taille par une ceinture d’un rouge éteint; des rubans de même couleur
sont noués aux bras et à l’échancrure du corsage. Le cou et les bras
sont d’une admirable pureté de lignes. A travers les balustres de la
terrasse, le regard s’étend sur un paysage de verdure et d’eau et sur
un beau ciel bleu.
Charme, finesse, distinction, toutes les qualités de Romney se
retrouvent dans ce charmant portrait. Il n’en a jamais peint de
supérieur à celui-là, exception faite toutefois pour la
Fille du pasteur,
que nous retrouverons d’ailleurs dans cette galerie.
Mrs. Mark Currie s’appelait Élizabeth Cloze, de son nom de jeune
fille. Elle épousa, en 1789, M. Mark Currie, riche banquier qui résidait
à Upper Gatton, dans le Surrey.
«En réalité, écrit M. Armand Dayot, c’est à la peinture du portrait
que Romney doit le plus pur de sa gloire. Il n’a ni la science profonde,
ni la somptuosité de touche de Reynolds; la distinction acquise de son
art ne s’élève pas à l’aristocratique instinctivité des Gainsborough; et si
la sécheresse de son dessin, parfois un peu hésitant, impressionne
péniblement le regard, l’œil se réjouit au spectacle des colorations
délicates et chaudes qui, comme un doux reflet corrégien, baignent ses
gracieuses figures de femmes.»
Mrs. Mark Currie fut acheté en 1898 au Révérend Sir Frederick
T. Currie pour 87.500 francs. C’est le prix le plus élevé qu’ait payé la
“National Gallery” pour une peinture anglaise. Elle figure dans la
salle XVIII, réservée à l’ancienne école anglaise.
Hauteur: 1.51.—Largeur: 1.20.—Figure grandeur nature.
PIERO DELLA FRANCESCA
NATIVITÉ
SALLE VI.—ÉCOLE OMBRIENNE
215
Nativité
QUELLE ravissante chose que cette Nativité si l’on se reporte
à l’époque où vécut son auteur! Quel charme dans le
détail et quel délicat parfum de piété véritable dans cette
composition naïve! Conçu dans une forme inattendue et pittoresque,
l’événement fameux de la naissance du Christ nous captive et nous
enchante par sa variété, son imprévu et aussi sa beauté réelle.
Rien ne rappelle la scène admise et consacrée par les Livres Saints.
L’étable creusée dans le roc s’est transformée en une sorte de
hangar, fait de quelques planches disposées en auvent. Contrairement
aussi à toutes les traditions, ce n’est pas dans la nuit glacée de
décembre que se déroule le grand prodige, mais sous le clair soleil de
l’Italie, dans un paysage toscan où se profilent les tours de la ville
d’Arezzo.
Mais si le décor est moderne, le sujet est bien conforme à la vérité
historique. Le lieu où le peintre l’a placé est une lande aride et désolée
et tout, dans les personnages et les choses, trahit la pauvreté dans
laquelle voulut naître l’Homme-Dieu. Le voici, Celui qui commande
dans les Cieux et sur la terre, couché tout nu sur un pan du manteau
de la Vierge, à même le sol raboteux et dur. Devant lui, agenouillée
dans une pose de prière et d’adoration, sa divine Mère joint les mains
et contemple, avec un respect mêlé d’amour, le fruit béni de ses
entrailles. Piero della Francesca, ignorant du costume comme tous les
peintres de son époque, a revêtu la Vierge d’une robe bien ajustée,
216
comme en portaient alors les dames florentines. Un peu en arrière et
à droite, saint Joseph se tient assis sur le bât de son âne. Comme
étranger à la scène, il croise ses mains sur sa jambe repliée. Il porte
une sorte de souquenille noire et un bonnet où pend un gland d’or. A
côté de lui, debout, on aperçoit deux bergers. Au fond, sous l’auvent
de l’étable, le bœuf allonge sa bonne tête aux yeux ronds tandis que
l’âne, le museau levé, la bouche entr’ouverte découvrant les dents, a
l’air de braire de contentement.
Mais le groupe principal du tableau, c’est le groupe des cinq anges
qui, debout devant l’Enfant-Dieu, célèbrent sa gloire par leurs chants.
Deux d’entre eux s’accompagnent avec des violes.
Ce groupe est une véritable merveille d’exécution. Les visages ont
une beauté qui rappelle les plus parfaites créations de Raphaël, la
ligne des corps est admirable et les robes sont drapées avec un art
supérieur. En présence de ces anges, on ne peut s’empêcher de penser
à ces figures célestes que le divin Angelico tressait comme une
couronne de clartés autour du trône de la Vierge.
Au temps où vivait Piero della Francesca, les peintres s’attachaient
surtout à exprimer le visage humain, et négligeaient assez volontiers
l’exécution du corps que leur inexpérience de l’anatomie leur rendait
plus difficile. Devançant son époque, Piero della Francesca fit montre,
dans l’étude du corps, d’une science remarquable dont on ne trouve
aucun autre exemple dans les œuvres de la même période. Il possédait
à un égal degré le don de l’observation et il savait donner à ses
personnages le caractère qui leur convenait.
On classe généralement Piero della Francesca, ou dei Franceschi
comme on l’appelle aussi, parmi les premiers maîtres de l’école
ombrienne. Mais né à Borgo San Sepolcro, en Toscane, vers 1415, il
doit être rattaché à l’école florentine, qui fut l’inspiratrice de son art.
Domenico Veneziano, dont il fut l’élève, l’initia à la technique de la
peinture à l’huile et l’incita à la recherche du caractère tandis que
217
l’étude approfondie de Paolo Uccello attirait son attention vers les
problèmes de la perspective. Son œuvre est considérable et nous le
voyons durant sa vie parcourir toutes les villes de la péninsule pour y
exécuter des commandes. Il reste malheureusement peu de chose de
cet artiste, mais on peut admirer aujourd’hui encore, dans l’église Saint-François
d’Arezzo, des fresques remarquables dues à son pinceau
représentant les légendes de la Croix. Esprit scientifique et clair, Piero
s’était passionné, dès son jeune âge, pour l’étude des sciences exactes et
le fameux mathématicien Luca Pacioli, fut son élève et son ami. Très
versé dans son art, il écrivit un traité de perspective, dédié au duc
d’Urbin, qui était très estimé et qui pendant longtemps a fait autorité
parmi les architectes et les peintres.
Piero della Francesca a manifestement ouvert la voie, par sa
technique savante, aux grands peintres qui l’ont suivi et il exerça sur
le développement artistique de son temps une influence qui n’est pas
douteuse. Il fut le premier peintre qui comprit l’importance de la
valeur des tons et qui donna de l’atmosphère à ses tableaux. On pourrait
dire qu’il fut le précurseur des peintres de
plein air dont le
XIXe siècle
a marqué l’éclosion.
Aussi comprend-on que le registre mortuaire de sa ville natale, en
inscrivant son décès, ait qualifié de
peintre fameux Maestro Piero
Benedetto dei Franceschi, mort le 12 octobre 1492.
La “National Gallery” a l’heureuse fortune de posséder deux œuvres
de cet éminent artiste, le
Baptême du Christ et la
Nativité, reproduite
ici. Elles figurent l’une et l’autre dans la salle VI, réservée à l’école
ombrienne.
Hauteur: 1.33.—Largeur: 1.21.—Figures: 0.66.
TERBURG
PORTRAIT D’HOMME
SALLE XI.—ÉCOLES FLAMANDE ET HOLLANDAISE
221
Portrait d’homme
L’APPARITION de Terburg dans l’art hollandais marque
une date intéressante. Avec lui cet art se modifie, s’oriente
vers des routes inusitées et fait effort pour s’élever au-dessus
de la formule en honneur jusque-là. Ce que furent les peintres
qui le précédèrent et même ses contemporains, nous le savons déjà:
de joyeux vivants, artistes remarquables, techniciens de premier
ordre, esprits humoristiques ou truculents, mais bornant leur horizon,
par le fait même de leurs qualités et de leurs défauts, à la taverne où
tous les jours ils venaient s’asseoir. Mêlés à ce monde de buveurs
et de paysans, ils ne conçoivent pas qu’on puisse chercher ailleurs
les modèles et les sujets de peinture. Ceux qui ne peignent pas les
ivrognes ne placent guère plus haut leur idéal: du cabaret ils passent
à la cuisine, ou s’il leur arrive de monter jusqu’au salon, ce
n’est jamais que dans le salon de petits bourgeois où leur tournure
d’esprit railleuse leur fait encore découvrir des laideurs et des ridicules.
Ne les chicanons pas sur ce goût, puisqu’il a produit ces œuvres
charmantes de fantaisie et de couleur que les musées et les collections
se disputent aujourd’hui. Ces piliers d’estaminet furent d’incomparables
maîtres: à Jean Steen, à Franz Hals, à Brauwer, à Van Ostade,
à Nicolas Maës on doit de connaître et d’aimer cette Hollande de
jadis, joviale et débraillée, qui nous semble si pittoresque dans ses
oripeaux brillants et dans ses frénésies de ripailles.
Terburg, lui, ne fréquente pas les auberges; sa palette ne traîne
222
pas sur les tables, au milieu des chopes et des pipes. Il appartient à
une famille où l’on a de la tenue et à un siècle qui tend déjà à l’élégance.
Comme tous les autres pays d’Europe, la Hollande subit
l’influence, occulte d’abord, victorieuse ensuite, de l’esprit et du goût
français, entrés dans les Pays-Bas à la suite des armées du Grand Roi.
La société hollandaise, insensiblement, s’affine et, comme il arrive
toujours, elle trouve son peintre et son historiographe.
Ce peintre fut Terburg. Il a consacré son pinceau aux personnages
de bonne compagnie; les intérieurs qu’il nous montre sont riches,
confortables et élégants. Il fait aussi des portraits, mais seulement de
gens bien nés, ayant de l’éducation et du linge.
Ce n’est évidemment pas un homme du commun, le personnage
représenté ici, dans son pompeux costume noir. Il appartient à
l’aristocratie, à en juger par la distinction de son visage et la finesse
de sa main. Mais quel bizarre accoutrement! Sur la perruque aux
boucles ondulées est posé un chapeau à larges bords et terminé en
pyramide, assez semblable à celui des médecins de Molière. Sous
la collerette de dentelle s’agrafe un manteau de cour, qui cache à
demi le justaucorps et les manches de linon. Le haut-de-chausses
affecte la forme d’un tablier et les jambes sont ornées de bouffettes
noires qui les couvrent entièrement et qui ne laissent apercevoir que le
bout carré d’un soulier à la plus pure mode du temps.
Pour adoucir un peu la sévérité de ce portrait, traité dans
la note sombre, Terburg l’a fort habilement encadré entre la
double tache pourpre d’un tapis et d’une chaise, placés à côté du
personnage.
Très Hollandais en dépit de ses tendances novatrices, Terburg a
toutes les qualités des peintres de son pays, un souci minutieux du
détail, la constante préoccupation de la vérité et une splendeur de
coloris remarquable. A ces dons, il ajoute le mérite d’avoir élégantisé
la manière hollandaise, sans lui rien enlever de sa saveur pittoresque.
223
Bien que vêtus élégamment, ses personnages fleurent bon le terroir
néerlandais; ils sont bien de Haarlem ou d’Amsterdam.
Terburg naquit à Zwolle en 1617. Il étudia tout d’abord la peinture
avec son père, artiste d’un certain mérite qui avait voyagé en
Italie; il entra ensuite dans l’atelier de Peter Molyn le Vieux, avec
lequel il travailla à Haarlem jusqu’en 1635. Dès son jeune âge, Terburg
manifesta une véritable vocation pour l’art, ses premiers dessins
témoignent d’un talent précoce et remarquable. Mais, désireux
de se perfectionner, il voyage en Europe, visite l’Italie, l’Espagne, la
France et l’Angleterre, où il fait un assez long séjour. Puis, après un
passage assez court à Amsterdam, nous le retrouvons, de 1646 à 1648,
fixé à Munster où il exécute sa toile célèbre de
La paix de Westphalie,
qui est son chef-d’œuvre. Les autorités de la ville refusèrent de lui
payer les 6.000 florins qu’il réclamait pour ce tableau et il dut le
garder dans son atelier jusqu’à sa mort. En Espagne, où il se rend
ensuite, il est flatteusement accueilli par le roi Philippe IV, protecteur
de Velazquez; et quand il rentre à Zwolle, son pays natal, il
jouit d’une réputation considérable. L’aristocratie et la haute bourgeoisie
de Hollande l’adoptent comme peintre et il ne peut suffire
aux commandes de portraits qui lui arrivent de toutes parts. Il se
délasse de ces travaux en exécutant ces ravissantes scènes d’intérieurs,
ces
Conversations, ces
Leçons de musique, aujourd’hui si célèbres
et si recherchées.
Terburg fut le maître de Gaspard
Netscher qui accentua encore sa
note élégante, avec une pointe d’afféterie qui marque déjà la décadence.
Le
Portrait d’homme fut acheté par la “National Gallery”
à Sir Charles Eastlake, pour la somme de 1.875 francs. Il figure dans
la salle XI, réservée aux écoles flamande et hollandaise.
Hauteur: 0.66.—Largeur: 0.53.—Figure: 0.61.
TINTORET
L’ORIGINE DE LA VOIE LACTÉE
SALLE VII.—ÉCOLE VÉNITIENNE
227
L’origine de la voie lactée
VASARI, qui n’aimait pas Tintoret, lui décerne cependant
cet éloge, dans son livre des Vies des Peintres:
«Il charme en jouant sur des instruments de musique
variés; il a la main la plus capricieuse, le cerveau le plus
hardi, le plus obstiné qui ait jamais appartenu à un peintre. La
preuve en est dans ses œuvres d’une composition si capricieuse et si
différente de toutes les autres.»
Avec un peu plus de justice, Vasari aurait pu pousser plus loin
son dithyrambe et mesurer l’éloge d’une main moins parcimonieuse.
La postérité s’est, d’ailleurs, chargée de rendre à Tintoret sa véritable
part de gloire et elle l’a définitivement placé à côté de ses deux
grands rivaux vénitiens, Titien et Véronèse.
Tintoret fut, avec Véronèse, l’élève du Titien, dans l’atelier duquel
il entra tout jeune. Si l’on en croit Ridolfi, le maître et l’élève ne
sympathisèrent pas, Titien s’étant montré jaloux, dès le début, des
éminentes qualités de peintre qu’il découvrit chez le jeune artiste.
Des querelles s’élevèrent et, un jour, Titien ayant trouvé des copies
de ses propres œuvres si habilement faites qu’on les pouvait confondre
avec l’original, il chassa Tintoret de son atelier. Il affecta toujours
d’ignorer son mérite; grand dispensateur des commandes officielles,
il n’en réserva jamais aucune à son ancien élève.
Mais celui-ci était doué d’une foi robuste et d’un courage à toute
épreuve. Admirateur passionné d’un maître dont il n’estimait pas le
228
caractère, il s’efforça de pénétrer la manière du Titien, de surprendre
le secret de sa couleur, en un mot de devenir un maître à son tour.
Il y parvint à force de persévérance et de travail: il était d’ailleurs
servi par une prodigieuse facilité. Toujours le pinceau à la main, il
acceptait toutes les commandes, quel qu’en fût le prix, plutôt que de
rester désœuvré; il était devenu la terreur de ses concurrents qui l’avaient
surnommé
Il Furioso. Sa production est extraordinaire: quoique
nombre de fresques et de tableaux aient été détruits, il existe
encore de lui plus de six cents ouvrages créés pendant les soixante-quinze
années de sa vie; ce qui se trouve au palais des Doges, à
Venise, suffirait seul à glorifier une longue existence d’artiste laborieux.
Ce n’est pas de sa faute si le spectateur se déconcerte devant ses
toiles; on ne saurait l’étudier rapidement. En passant des autres peintres
à lui, il faut une attention durable, une connaissance expérimentée.
C’était un artiste d’une vision si large, d’une conception si magnifique
qu’on ne doit l’approcher qu’avec une sorte de vénération; nous ne
pouvons aller à lui comme au Titien ou à Véronèse et apprécier d’un
regard des toiles qui coûtèrent des années de travail. John Ruskin,
devant son formidable
Paradis de la Salle du Grand Conseil, à
Venise, demeure confondu et se résigne à l’admirer par fragments, se
sentant écrasé par l’immensité de l’œuvre. A lire certains critiques
qui n’ont pas su s’élever à la hauteur du Tintoret, on se rend compte
que si des restrictions ont été faites, c’est parce que le thème si vaste,
la facture si brillante ont déconcerté les générations successives; sa
théorie de la relativité des couleurs a été mal comprise et mal interprétée:
il fallait l’éclosion de l’impressionnisme pour que justice lui
soit pleinement rendue.
On ne le discute plus aujourd’hui: peintre de fresques, peintre
d’histoire, d’allégories, de mythologie, portraitiste, il apparaît toujours
prodigieux, par sa profonde science technique, par la beauté de son
coloris et par la fantaisie de son imagination.
229
Ces qualités maîtresses de Tintoret, on les retrouve à un degré
supérieur dans ce magnifique tableau de la
Voie lactée, l’un des plus
beaux chefs-d’œuvre du maître, que nous donnons ici.
Rien de plus ingénieux et de plus harmonieux à la fois que la
composition de cette œuvre. On connaît la légende mythologique:
Junon, en allaitant Hercule, laissa échapper de son sein quelques
gouttes de lait qui, en se répandant sur le firmament, formèrent cette
traînée blanchâtre et lumineuse qu’on aperçoit au ciel, pendant les
nuits sereines. C’est cet épisode de la Fable que Tintoret a traité avec
une prodigieuse fantaisie.
Dans un lit de repos porté sur les nuages, Junon, reine de l’Olympe,
est à demi couchée et sa splendide nudité blonde fait une
tache de lumière dans la splendeur azurée du ciel. Apporté par
Jupiter, Hercule s’accroche au sein de la déesse et nous voyons des
fusées de lait jaillir en étoiles. On aperçoit au pied du lit le paon,
l’oiseau symbolique de Junon et, au second plan, l’oiseau de Jupiter,
tenant entre ses serres la foudre du maître des dieux. Tout autour
de Junon volètent des amours, porteurs de flèches et de flambeaux.
On a tout dit sur l’incomparable beauté du coloris vénitien, porté
par Tintoret et Véronèse aux dernières limites de la perfection et
que l’action corrosive des siècles n’a pu réussir à éteindre. Signalons
aussi la prodigieuse science de Tintoret dans l’art du raccourci, et
l’extraordinaire tour de force de ces amours et de Jupiter suspendus
en plein ciel. On ne peut leur comparer que l’ange figurant dans le
Miracle de Saint Marc, du même peintre.
L’origine de la voie lactée appartient à l’ancienne collection; elle
figure à la “National Gallery” dans la salle VII, réservée à l’école
vénitienne.
Hauteur: 1.47.—Largeur: 1.66.—Figure grandeur nature.
GÉRARD DAVID
UN CHANOINE ET SES SAINTS PATRONS
SALLE IV.—ÉCOLE PRIMITIVE FLAMANDE
233
Un chanoine et ses saints patrons
GÉRARD DAVID est l’un des plus illustres successeurs de
Hans Memling; beaucoup de critiques le considèrent même
comme son égal. Avec Gérard David, qui est représenté
à la “National Gallery” par deux de ses plus beaux chefs-d’œuvre,
l’art flamand du XVe siècle touche à sa fin. C’est le suprême et complet
épanouissement de cette école glorieuse dont les frères Van Eyck
furent les fondateurs. David est le dernier représentant d’une tradition;
ses élèves ne le suivront que de très loin et laisseront déchoir un art
qui fut porté si haut.
L’année 1500 marque le point de départ d’une ère malheureuse
pour Bruges; le
XVIe siècle fut particulièrement néfaste à cette
ville jusqu’alors si florissante. Commercialement, elle fut détrônée par
Anvers, et les luttes provoquées par la Réforme achevèrent sa ruine.
Mais en 1483, à l’époque où y arriva Gérard David, venant de
Hollande, Bruges était encore la reine des Flandres. Dès l’année
suivante, sa réputation de peintre lui valait l’admission comme
membre de la Gilde de saint Luc.
Comme la plupart des peintres qui illustrèrent les Flandres, Gérard
David venait du Nord. La Flandre positive et mercantile n’avait que
peu de dispositions naturelles pour les arts, et si les peintres s’y
établirent, c’est que la richesse de ses villes leur offrait de plus
grandes chances de fortune,
Fiers de leurs trésors, les marchands enrichis commandaient de
234
nombreux retables et des tableaux qu’ils offraient aux églises,
conciliant ainsi leur piété réelle avec leur vanité de parvenus. Gérard
David fut un des fournisseurs les plus appréciés de la bourgeoisie
brugeoise. Il jouissait de l’estime générale, et il épousa en 1496
Cornélia Knopp, fille d’un riche et habile joaillier de la cité, où il
résida jusqu’à sa mort, survenue le 18 août 1523.
L’art de Gérard David présente de nombreuses analogies avec celui
de Quentin Matsys, son grand rival d’Anvers. C’est la même noblesse
dans l’expression des physionomies, la même minutieuse recherche du
détail, le même fini de l’exécution mis en honneur, dès l’origine, par
les frères Van Eyck. L’un et l’autre s’efforcèrent de découvrir des
expressions nouvelles, des idées nouvelles, un style nouveau; l’un et
l’autre ils surent imprimer à leurs créations une intense ardeur de vie,
une émotivité profonde dont aucun de leurs prédécesseurs, Memling
excepté, n’avait su animer sa peinture.
Gérard David a de la flamme, de l’émotion, de la sensibilité; sa
piété n’est pas seulement apparente, elle est réelle, intime et
transparaît sur le visage de ses Vierges et de ses Saints. Son art a de
la magnificence, sa technique de la vigueur, son coloris un éclat
incomparable. Il possède la palette de Van Eyck avec l’âme de
Memling. De Memling à Gérard David, la filiation est directe,
immédiate, incessante; et l’influence exercée par l’œuvre de Gérard
David sur les destinées ultérieures de la peinture flamande n’est pas
niable, c’est elle qui a éveillé et entretenu dans l’âme de Rubens le culte
de la beauté.
Un chanoine et ses saints patrons, que nous donnons ici, est
une des plus admirables œuvres de l’artiste. Elle représente le
donateur, Bernardino de Salviatis, chanoine de l’église Saint-Donatien
de Bruges, agenouillé, les mains jointes, vêtu d’un long surplis sur sa
soutane bordée de fourrures. A côté de lui, le regardant, se tient
debout saint Donatien, patron de son église, en costume épiscopal avec
235
la mitre d’or, tenant la crosse de la main droite et portant dans la
main gauche son symbole, une roue piquée de sept chandelles.
Derrière lui, le patron du donateur, saint Bernard, revêtu de la robe
de son ordre, pose légèrement la main sur l’épaule du chanoine,
suivant l’usage adopté dans ces tableaux, comme pour bien montrer
qu’il a placé son protégé sous son égide. A la droite de saint Bernard,
se trouve saint Martin, couvert d’une somptueuse chape pourpre et or,
mitre en tête et s’appuyant sur une riche crosse d’or ciselé; de la main
droite levée, il bénit le donateur agenouillé. En arrière du groupe,
dans un sentier, on aperçoit un mendiant qui chemine en s’appuyant
sur une béquille.
Gérard David a situé la scène de son tableau dans un magnifique
cadre de verdure qui montre bien à quel degré les Flamands de cette
époque—supérieurs en cela aux Italiens—possédaient le sentiment
de la nature. Il est impossible de trouver un paysage plus parfait, avec
de plus opulents feuillages, des collines plus fraîches, un ciel plus
limpide.
Quant à la couleur, elle est absolument admirable, par sa fraîcheur
et son éclat, demeurés, après quatre siècles, aussi brillants qu’au
premier jour. Et elle est aussi harmonieuse que brillante, parce qu’elle
est distribuée avec une science que les Flamands et les Hollandais
possédèrent au plus haut degré.
Cette magnifique peinture appartint, de 1792 à 1859, à M. Thomas
Barrett, de Lec Priory, dans le Kent. Elle fut acquise, en 1859, par
M. William Benoni White, qui l’a léguée, en 1878, à la “National
Gallery”, où elle figure aujourd’hui dans la salle IV, réservée à la
peinture flamande.
Hauteur: 1.02.—Largeur: 0.93.—Figure: 0.93.
C. CRIVELLI
L’ANNONCIATION
SALLE VIII.—VIEILLE ÉCOLE VÉNITIENNE
239
L’Annonciation
VOILA certainement l’une des plus extraordinaires interprétations
des scènes du «Nouveau Testament». Jamais
peut-être la fantaisie d’un peintre ne s’est donné plus
libre carrière, jamais en tout cas on n’a traité un sujet religieux
avec un plus parfait dédain de la vraisemblance et de la vérité
historique. Et cependant cette peinture, anachronique au premier
chef, nous ravit dès l’abord; elle nous enchante par l’abondance du
détail pittoresque, par les trouvailles ingénieuses ou naïves d’une imagination
fertile, par le luxe de l’ornementation et la richesse architecturale
et, disons-le aussi, par la science d’une technique très avancée
pour l’époque où vécut Crivelli.
Que de charmantes choses dans ce tableau, l’un des plus grands
que possède la “National Gallery”! Dans l’esprit du peintre, la Mère
de Dieu ne pouvait être placée que dans un cadre somptueux et, sans
plus de recherches, il lui aménage la plus brillante demeure qui se
puisse voir. Comme nous voilà loin de l’humble maison de Galilée
où nous savons que vivait Marie! Ici, tout n’est que marbres,
colonnes décorées, frises sculptées, plafonds à caissons, tapis aux
couleurs éclatantes. A ce palais on accède par une ruelle magnifique
bordée d’autres palais; au second plan, un beau portique supporte
une terrasse où se promènent de riches oisifs. Par la porte entr’ouverte
de la maison de la Vierge, on aperçoit un intérieur coquet, orné de
jolis meubles et de tapis riants. Sur une tablette accrochée au mur,
240
sont posés des objets familiers, les flacons voisinant avec les livres.
Mais voici la Vierge elle-même, agenouillée et lisant un livre pieux
placé sur un prie-Dieu. Au-dessus de son front plane l’Esprit-Saint,
venu du ciel bleu dans un rai de lumière d’or. C’est le premier acte de
la maternité divine qui s’accomplit. D’ailleurs, l’archange est au dehors,
envoyé par Dieu le Père pour annoncer à son humble servante
qu’il l’a choisie pour devenir la mère du Rédempteur. C’est un véritable
bijou de compréhension naïve et charmante que ce messager
céleste. Le peintre l’a revêtu des plus somptueux habits; sa robe est
toute de pourpre et d’or et ses ailes s’ornent de plumes multicolores.
Sous le casque, insigne de son rang, une abondante chevelure blonde
encadre un visage plein de grâce; dans sa main gauche, il tient un lis,
emblème de la pureté de la Vierge. A côté de l’archange, le peintre a
placé saint Égide, patron d’Ascoli, le tableau étant destiné au couvent
de l’Annonciation de cette ville. Ce bienheureux a, sous la mitre et la
chape épiscopales, un joli visage de jeune homme, presque d’enfant.
Pour ne laisser aucun doute sur sa personnalité, Crivelli lui a mis
entre les mains le plan en relief de la cité dont il est le protecteur.
Autour de ces personnages principaux, le peintre a multiplié les
comparses. Dans le fond de la venelle, on aperçoit des bourgeois et
des dames qui circulent. Au second plan à gauche, sur une terrasse
étroite, trois hommes s’entretiennent pendant qu’un enfant se penche
pour contempler la scène inusitée qui se déroule au-dessous de lui.
Que de détails encore, gracieux ou bizarres, on trouve dans ce tableau!
Ici, c’est un paon qui étale son plumage multicolore; là, des oiseaux
s’ébattent sur des perchoirs piqués dans le mur; un peu partout, ce
sont des pots de fleurs, et, sur le sol, au tout premier plan, on s’étonne
de trouver un concombre et une pomme. Au bas du tableau, entre les
armes de l’évêque d’Ascoli, devenu pape plus tard sous le nom
d’Innocent VIII, on lit la devise latine
Libertas ecclesiastica, donnée
par ce pontife à la cité dont il avait été le pasteur. Elle signifie:
241
«Indépendance sous la protection de l’Église.» Au bas du chambranle
gauche de la porte, le peintre a mis sa signature:
Opus Caroli
Crivelli Veneti.
Crivelli appartenait, en effet, à une famille vénitienne. On ne sait
que peu de chose sur sa jeunesse, sur ses maîtres et l’on ignore même
la date précise de sa naissance, que l’on place approximativement à
l’année 1430. On sait toutefois qu’il vient en 1468 à Ascoli, dans les
marches d’Ancône, et on l’y voit travaillant pour les églises de la ville,
peignant des fresques et des autels. L’un de ses plus beaux tableaux de
cette époque, qui se trouve également à la “National Gallery”, est
la
Vierge et l’Enfant sur le trône, entourés de Saints. Son œuvre fut
très considérable; mais elle subit le sort de la plupart des fresques, qui
disparurent avec les monuments qu’elles décoraient ou qui se sont
effritées sous l’action du temps.
Mais ce qui en reste suffit à témoigner de l’originalité du talent de
Crivelli. Il fut le contemporain de Mantegna et de Pérugin. Il ne
posséda ni le savoir profond du premier ni la suavité du second, mais
il n’en est pas moins un peintre de premier ordre par la beauté
classique du dessin et par l’harmonieuse variété de sa couleur. Ses
figures ont un charme teinté de mélancolie encore accentuée par la
teinte porcelainée qu’il donne aux carnations.
Venu un siècle plus tard, Crivelli, avec son instinctive science de la
peinture et son intarissable richesse d’invention, serait peut-être devenu
un second Véronèse. Tel quel, il est un des peintres les plus charmants
du
XVe siècle.
Peinte à la détrempe, pour le couvent d’Ascoli,
l’Annonciation y
demeura jusqu’en 1770. Elle fut offerte à la “National Gallery”, en
1864, par lord Taunton, alors M. Labouchère. Elle figure dans la
salle VIII, réservée à l’école de Padoue et à la vieille école vénitienne.
Hauteur: 2.09.—Largeur: 1.48.—Figures: 0.52.
HOGARTH
LE MARIAGE A LA MODE
SALLE XIX.—VIEILLE ÉCOLE ANGLAISE
245
Le Mariage à la mode
HOGARTH a été le peintre le plus parfait des ridicules anglais
au XVIIIe siècle, dans le peuple, dans la bourgeoisie et dans
l’aristocratie. Ces divers mondes, il les connaît à fond pour
les avoir successivement fréquentés et observés. Enfant, il avait vécu
dans des ateliers d’imprimerie et le temps que n’absorbait pas son
métier d’apprenti, il l’employait à vagabonder à travers les rues du
quartier avec les polissons de son âge. Plus tard, il s’éleva d’un
échelon, gravit la classe supérieure et pénétra dans la bourgeoisie
dont les qualités, en Angleterre comme partout, s’accompagnent
presque toujours de certaines manies. Hogarth que la causticité naturelle
de son esprit et sa gouaille populaire inclinaient à la satire,
observait tout, notait tout et transcrivait ses impressions en des caricatures
et des tableaux d’une verve cinglante. Le grand monde ne
tarda pas à lui ouvrir ses portes, quand la réputation lui fut venue, et
ne se douta pas qu’il introduisait chez lui un impitoyable critique, à
qui rien n’échapperait de ses vices ou de ses tares. Il fut le premier
des grands humoristes, le précurseur d’un genre que l’esprit français
a, de nos jours, porté aux extrêmes limites de la perfection.
La transposition de ses œuvres satiriques en planches gravées
contribua puissamment à sa réputation en répandant à des milliers
d’exemplaires ses boutades et ses railleries. «Ce qui, dans ses peintures
nerveuses et cruelles, excitait surtout la curiosité publique, c’était
la mimique grotesque des physionomies derrière lesquelles le spectateur
246
se plaisait à rechercher et à découvrir, sans grande difficulté
d’ailleurs, des figures très connues. Dans ses tableaux comme dans
ses dessins, gravures, documents d’histoire physionomiques, du plus
grand intérêt, Hogarth a fixé d’un trait sûr et impitoyable les traits,
les gestes, les grimaces des gens du peuple observés dans la rue, dans
les tavernes, dans tous les mauvais lieux et aussi les mises et attitudes
fausses ou maniérées des gens du théâtre ou du monde, utilisant pour
le dessin de sa vaste comédie humaine la somme énorme des
matériaux documentaires recueillis dans ses flâneries à travers les
bouges, les tripots, les coulisses et les salons.» (Armand Dayot.)
C’est le monde des salons, précisément, que met en scène Hogarth,
dans sa série du
Mariage à la mode qu’il exécuta en 1745 et qui comprend
une suite de six peintures, actuellement exposées à la “National
Gallery”. Cette étincelante satire en six actes suffirait à la gloire d’un
peintre. «A vrai dire, c’est la plus complète expression des tendances
philosophiques et satiriques du maître, et jamais la causticité de son
pinceau n’eut de plus savantes affirmations. Ici, le peintre se révèle
avec éclat à côté du moraliste, et l’œil et l’esprit se réjouissent également
au spectacle lumineux et vivant des pièces diverses qui forment
la série des multiples péripéties du
Mariage à la mode et qu’on peut
examiner tout à loisir sur une des cimaises de la “National Gallery”.»
«Hogarth a divisé son drame comique en six actes, disons en six
tableaux: le
Contrat de mariage, l’
Intérieur du jeune ménage, la
Visite chez l’empirique, le
Petit lever de la comtesse, le
Duel et la
mort du comte, la
Mort de la comtesse.» (Armand Dayot.)
C’est le deuxième acte, l’intérieur de la comtesse, que nous montre
le tableau représenté ici.
Peu après le mariage, dit la notice. Cet
intérieur ne manque pas, certes, de pittoresque et, au premier coup
d’œil, nous découvrons que l’ordre et l’économie n’y règnent pas. Le
décor est très riche, l’appartement se prolonge en un salon tout peuplé
de tableaux de maîtres, mais il suffit de regarder les personnages pour
247
se convaincre que la gêne, peut-être même la ruine, menacent ce
luxueux logis. Nous sommes au petit jour; le mari vient de rentrer,
après une nuit de débauche; il s’affale sur un fauteuil, l’habit défait,
débraillé et, les mains enfoncées dans les poches, il subit d’un air
indifférent les invectives de sa femme qui a passé la nuit à l’attendre.
A gauche du tableau, on aperçoit le vieux maître d’hôtel, les mains
pleines de billets qu’on n’a pu payer et qu’on ne payera pas; il
s’éloigne navré, en levant les yeux au ciel. Évidemment, Hogarth a
connu ce ménage, et peut-être beaucoup de ménages semblables; nous
savons trop bien que cette histoire est éternelle.
«Il est difficile de découvrir dans l’histoire de la peinture anglaise
des documents plus fidèlement représentatifs d’une époque. Dans le
cadre si précis des accessoires, les personnages apparaissent doués
d’une vie si réelle, qu’à leur vue l’évocation historique se produit
immédiate et le spectateur se trouve immédiatement transporté au
foyer dévasté d’une de ces familles de la haute société anglaise
atteinte par la dissolution générale des mœurs.» (Armand Dayot.)
Hogarth ne toucha que 3.150 francs, en 1750, pour les six toiles du
Mariage à la mode que Sir Augustin paya, trente ans plus tard,
34.325 francs. C’est ce collectionneur qui les a léguées à la “National
Gallery” où elles figurent aujourd’hui dans la salle XIX, réservée à la
vieille école anglaise.
Hauteur: 0.68.—Largeur: 0.88.—Figures: 0.34.
VELAZQUEZ
PHILIPPE IV
SALLE XIV.—ÉCOLE ESPAGNOLE
251
Philippe IV
LE Philippe IV de la “National Gallery” représente le
monarque aux environs de la quarantaine. Ce n’est plus le
mince jeune homme qu’une haute stature fait paraître légèrement
efflanqué; ses joues maigres se sont emplies, un double menton se
pose sur la fraise de dentelle et un léger embonpoint lui donne une
plus grande apparence de majesté. Mais la chair envahissante a
transformé le masque sans l’altérer: toutes les caractéristiques de la
race s’y retrouvent. C’est le même visage étroit, aplati sur les
tempes; l’œil a cette même fixité inquiétante de jadis, où se lisent
l’orgueil de la race et une sorte d’hébétude tranquille, un peu cruelle,
qu’on remarque dans le regard des fauves. Le haut du visage, avec le
front haut, ne manque pas d’intelligence; le bas, au contraire, avec la
lèvre autrichienne tombante, le menton empâté et lourd, accuse la
déchéance commençante qui, si vite, va plonger dans une quasi-imbécillité
les tristes descendants de Charles-Quint. La rude griffe du
destin ne s’est pas encore trop violemment imprimée sur la face
ronde de Philippe IV; ce monarque n’est qu’au premier échelon de
cette émouvante et tragique descente d’une dynastie s’abîmant dans
le néant. Ce roi possède un certain air de noblesse qui trahit son
illustre origine; on ne devinerait pas, au seul examen de ces traits,
que, derrière le masque énergique, se cache une volonté faible, une
humeur fantasque, un médiocre esprit. Comme tous ceux de sa
famille, Philippe IV, héritier de Charles-Quint aux cheveux rouges
252
et du blafard Philippe II, porte en lui cette langueur autrichienne
qui se manifeste par l’excessive blondeur des cheveux et des
moustaches. Il n’a rien d’espagnol, ce roi, ni le feu sombre des yeux,
ni la vivacité des mouvements, ni le goût du plaisir. Son humeur est
morose, son esprit inquiet, il règne sur des peuples qu’il ne connaît
pas et, comme ses ancêtres, il gouverne deux mondes du fond d’une
cellule de l’Escorial. S’il chasse, car il est grand chasseur, c’est moins
par plaisir véritable que pour tromper l’ennui mortel qui le dévore.
Son costume est toujours de couleur sombre, comme celui des moines
dont il fait son habituelle compagnie, et tout le luxe de ce monarque,
possesseur des plus beaux diamants du monde, se borne au collier
qui soutient la Toison d’Or.
Tel est le personnage dont Velazquez nous a laissé de si nombreux
et si puissants portraits. Peintre officiel de la cour, il a eu à
peindre son souverain en de nombreuses circonstances. On trouve
des portraits de Philippe IV dans presque toutes les galeries d’Europe
et nous l’y voyons à tous les âges. Celui que nous donnons ici est un
des plus beaux avec celui du Louvre.
Quand on parle de Velazquez, il semble superflu de s’attarder aux
beautés de son œuvre. Elles brillent d’un tel éclat et s’emparent si
vivement de notre esprit que tout commentaire affaiblirait l’impression
reçue. Ne suffit-il pas de contempler ce portrait pour sentir que l’on
est en présence d’un maître? N’est-ce pas une âme qui transparaît
derrière ce masque indolent et altier? Cette toile est vraiment
émouvante: la physionomie est empreinte de désillusion, de tristesse,
on y devine la lassitude de toutes les obligations du rôle officiel,
toute la désespérance de l’homme qui a perdu sa première femme et
son fils, ainsi que deux des enfants de sa seconde femme et dont
l’intelligence est à peu près annihilée par la dévotion.
Il faudrait la plume d’un Michelet pour décrire ces effigies royales
laissées par Velazquez; ce sont, en même temps que d’admirables
253
morceaux de peinture, des documents révélateurs, on pourrait même
dire indiscrets. L’artiste se montre là un pénétrant psychologue:
grâce à lui, nous connaissons à fond la psychologie du morne
Philippe IV, et d’après sa physionomie, nous comprenons les causes
de l’inéluctable décadence de l’Espagne.
Philippe IV, disons-le à sa louange, fut toujours un parfait protecteur
de Velazquez. Il fit même mieux que le protéger, il l’aimait
autant que pouvait aimer cette nature indolente et mélancolique.
En 1625, après son premier portrait, il le gratifie d’un présent de
trois cents ducats, d’une pension de même valeur et d’un logement à la
Cour. Très souvent, il s’échappe de ses appartements et vient passer
de longues heures dans l’atelier de Velazquez et s’entretient avec lui
en le regardant travailler; en 1651, il le nomme maréchal du Palais,
avec un superbe traitement et un logement princier dans la maison
du Trésor. Cette charge oblige le peintre à organiser des fêtes pour
la nouvelle reine Mariana d’Autriche, jeune princesse de dix-sept ans,
que la triste cour d’Espagne ennuie et que le roi veut distraire. Enfin,
en 1668, Philippe IV le fait chevalier de Santiago, malgré les
résistances du Conseil de l’ordre qui ne le trouve pas d’assez bonne
noblesse et refuse de l’admettre. C’est une gloire, la meilleure pour le
roi, d’avoir toujours défendu son peintre contre l’hostilité de la cour;
il s’opposa même plus tard, avec une louable énergie, aux entreprises
de ceux qui voulurent, après sa mort, salir sa mémoire.
Le portrait de
Philippe IV appartient à l’ancienne collection; il
figure dans la salle XIV, réservée à la peinture espagnole.
Hauteur: 0.63.—Largeur: 0.52.—Figure grandeur nature.
PISANELLO
SAINT ANTOINE ET SAINT GEORGES
SALLE VIII.—VIEILLE ÉCOLE VÉNITIENNE
257
Saint Antoine et saint Georges
SOUS les regards d’une Vierge, dans le ciel, au milieu d’une gloire
d’or, saint Antoine et saint Georges se rencontrent, aux confins
de la solitude où vit le saint ermite. Amusante et pittoresque
rencontre que celle de ces deux personnages, si différents d’allure et de
condition. Saint Antoine s’est porté au-devant du noble chevalier
venu, sans doute, pour le visiter: il porte le costume traditionnel des
anachorètes, une longue robe de bure dont le capuchon se rabat sur sa
tête chenue. Du visage amaigri par les mortifications et envahi par une
grande barbe blanche, on n’aperçoit que deux yeux pleins de feu et de
vie. Dans sa main gauche le vénérable vieillard tient la clochette
qu’agitaient autrefois les cénobites, en temps d’orage, pour prévenir le
voyageur que, tout près de lui, se trouvaient un refuge et un abri. A
ses pieds se tient couché le cochon, habituel compagnon du saint.
Tout différent est saint Georges, patron des cavaliers. Il est jeune,
élégant et porte le riche costume des chevaliers du
XVe siècle, avec
cuirasse, jambières et brassards. Sous son armure est attaché un
mantelet où se trouve brodée la croix de Jérusalem.
Ce qui donne à ce guerrier bardé de fer son caractère pittoresque,
c’est le chapeau à larges bords, orné d’une plume, dont le peintre l’a
gratifié. Rien de moins martial que ce couvre-chef en paille surmontant
un appareil aussi belliqueux. Mais la rencontre des deux saints a sans
doute lieu en Italie, aux environs de Vérone, où le soleil est très
ardent et le saint gentilhomme a jugé plus commode de troquer son
258
haubert contre une coiffure plus légère. Tout près de lui, on aperçoit
les têtes des chevaux qui l’ont amené jusqu’ici, avec son écuyer. Couché
à ses pieds, le peintre a placé le dragon grimaçant qui roule ses anneaux
tout près du cochon: les deux bêtes paraissent, d’ailleurs, vivre en bon
voisinage. Le tableau se complète par un paysage de forêt dont on
aperçoit les arbres, pressés, serrés les uns contre les autres, presque
au même plan que les personnages.
Pour juger une œuvre comme celle-là, il est absolument nécessaire
de la voir avec des yeux non prévenus et, pour cela, nous devons
remonter jusqu’à l’époque où vécut l’artiste. Vers la fin du
XIVe siècle,
l’art s’est à peine débarrassé, sous l’heureuse influence de Giotto, de la
raideur hiératique; progressivement, mais lentement, le byzantinisme
disparaît, les personnages s’animent, les anatomies se dessinent, la vie
pénètre dans le corps humain, jusque-là momifié.
Pisanello fut l’un des principaux artisans de cette première
renaissance qui prépara l’autre, la grande, et qui ouvrit la voie que
devaient suivre plus tard, si glorieusement, les Raphaël et les Corrège.
A titre de précurseur, Pisanello mérite une place de choix dans
la lignée des grands peintres. On fait aujourd’hui bon marché des
quelques incorrections et des naïvetés de cette peinture pour n’en
retenir que les qualités supérieures qui s’y révèlent: un sens très
poussé de la composition, un effort réel vers l’expression des physionomies,
une connaissance, intuitive peut-être, mais certaine, de
l’anatomie des corps.
Aussi Pisanello, dont les œuvres sont aujourd’hui très rares, jouit-il
d’une estime méritée. Les musées se disputent ses tableaux et
s’enorgueillissent d’en posséder.
Pisanello naquit à Vérone, en 1397. Son père était originaire de
Pise, d’où le surnom donné au peintre. Pisanello, dès sa jeunesse,
subit l’influence d’Altichiero da Zevio et de Jacopo d’Avanzi, aussi
bien que des autres peintres et miniaturistes qui florissaient à Vérone
259
dans la deuxième moitié du
XIVe siècle. En 1421, nous le trouvons à
Venise, engagé par Gentile da Fabriano pour la décoration de la
salle du Grand Conseil au Palais Ducal. Il ne reste rien aujourd’hui de
ces fresques qui furent refaites, en 1474, par Gentile Bellini. Pisanello
revient ensuite à Vérone, où il décore la plupart des églises de la
ville, mais ces œuvres ont été ou dispersées ou si maltraitées par le
temps qu’on n’en peut apercevoir sur les murailles que d’insignifiants
fragments.
Aujourd’hui, l’art de Pisanello ne peut plus être apprécié que dans
quatre peintures de chevalet, précieux joyaux dont s’enorgueillissent
le musée de Bergame, le Louvre et la “National Gallery”. Le Louvre
possède une délicieuse
Princesse de la maison d’Este; la “National
Gallery” place au rang de ses plus riches trésors deux œuvres de
Pisanello:
la Vision de saint Eustache et
Saint Antoine et
saint Georges.
Pisanello fut, en même temps que peintre, un graveur sur médailles
de très grande valeur. Le British Museum possède un certain nombre
de ces médailles qui sont très belles. L’artiste les signait:
Opus Pisani
pictoris, pour bien montrer cependant qu’il était peintre avant tout.
Saint Antoine et saint Georges fut offert à la “National Gallery”,
en 1867, par lady Eastlake; il figure aujourd’hui dans la salle VIII,
réservée à la peinture de la vieille école vénitienne.
Hauteur: 0.45.—Largeur: 0.29.—Figure: 0.27.
HOBBEMA
L’ALLÉE DE PEUPLIERS
SALLE XII.—ÉCOLE HOLLANDAISE
263
L’Allée de peupliers
LE paysage n’a guère été cultivé par les Italiens, trop occupés de
l’homme pour faire grande attention à ce qu’on appelle
aujourd’hui la nature. On peut dire que Michel-Ange n’y jeta
pas un seul coup d’œil, et chez les autres maître de la péninsule, le
paysage n’intervient que pour servir de fond aux figures et les faire
valoir. Sans y attacher d’importance, Titien en fit d’admirables, mais
le paysage n’était pas un art séparé, ayant sa valeur propre; c’est
vers les pâles climats du Nord, sous les tristesses d’un ciel souvent
brumeux, que le sentiment de la nature se développa dans une
rêveuse contemplation. Ruysdaël fit de magnifiques paysages entièrement
débarrassés d’histoire et de mythologie, où l’homme n’intervenait
qu’accessoirement et dans sa proportion réelle. Il peignit des forêts
sans nymphes où, sous l’obscurité des branches, cheminait quelque
paysan ou quelque vieille portant un fagot; de grands arbres
frissonnant au vent d’automne sur un ciel grisâtre encombré de nuages
gros de pluie, des buissons échevelés au sommet de quelque tertre
sablonneux, des torrents écumant contre des pierres, des digues et
des estacades de poteaux battues par l’eau jaunâtre de la mer du
Nord, avec une voile au loin s’inclinant sous la rafale.
Qui fut le père de ces admirables paysagistes? Berghem peut-être,
ou plutôt Everdingen, sinon par leçons directes, du moins par
influence; en tout cas la nature. Presque tous ces peintres, dont la vie
reste obscure malgré les recherches, ne quittèrent jamais les environs
264
de leurs villes natales; mais il n’y a pas besoin de voyager pour être
un grand artiste, il suffit d’ajouter son âme à la nature qui vous entoure.
Ruysdaël est, certes, le plus grand paysagiste de Hollande, mais
c’est aussi un grand artiste que
Minderhout Hobbema. Après sa mort,
dont on ignore la date précise, la renommée de ce peintre, qui dut
être apprécié de son vivant, subit, on ne sait pourquoi, une longue
éclipse. Il disparut dans l’oubli avec toute son œuvre, et ne reparut aux
ventes que vers 1739. Mais on ne faisait aucun cas de ses tableaux,
qu’on paye aujourd’hui des sommes folles. Ils se vendaient à bas prix
et souvent, pour leur donner de la valeur, on en effaçait la signature et
l’on y substituait celle de peintres plus en vogue, de Ruysdaël, dont
il se rapproche, ou de Dekker. Son œuvre ainsi débaptisée se fondit
peu à peu dans celle d’autres artistes et les tableaux authentiques
d’Hobbema sont devenus d’une excessive rareté. A la célèbre vente
Patureau,
les Moulins montèrent à cent mille francs.
Hobbema n’a pas la poésie de Ruysdaël, mais il possède un
profond sentiment de la nature, et il exprime d’une manière admirable
la puissante vie végétale de la forêt. Ses vieux chênes au tronc
rugueux, aux fortes branches, aux feuilles épaisses, sont pleins de
sève, et ses sous-bois, où cheminent des bûcherons ou des paysannes,
ont bien la fraîcheur humide de la Hollande.
La caractéristique du talent d’Hobbema est la vigueur, vigueur de
dessin, et vigueur de coloris. Examinons sa magnifique
Allée de
Peupliers, reproduite ici. La manière habituelle d’Hobbema s’y révèle
toute. Ces grands arbres au fût grêle, couronnés d’un minuscule
bouquet de feuilles, acquièrent une force exceptionnelle à se profiler
ainsi en plein ciel.
Cette allée de
Middelharnis, en Hollande, est une merveille de
perspective; ses ornières s’enfuient en se rétrécissant jusqu’aux
premières maisons du village, dont on aperçoit la masse rouge
dominée par le clocher. On pourrait dire de cette route qu’elle est
265
tout le tableau si le peintre, avec sa minutie toute hollandaise, n’avait
prodigué autour de ce motif central des détails d’une étonnante
virtuosité. A droite et à gauche de l’avenue, les prés s’étendent et le
vert des champs prend des colorations atténuées sous la grisaille d’un
ciel où roulent des nuages. Le vide que laisse, de chaque côté, la
haute stature des peupliers, est heureusement rempli, à gauche par
un sombre massif d’arbustes, à droite par un corps de ferme qui se
prolonge jusqu’au premier plan par une rangée d’arbres.
Ça et là, de minuscules personnages sont représentés, comparses
indifférents qui disparaissent dans la majestueuse grandeur du paysage.
D’ailleurs Hobbema, comme Claude Lorrain, ignorait l’art de dessiner
les figures; il en laissait le soin à des collaborateurs spéciaux, qui
étaient eux-mêmes des maîtres. Ruysdaël qui était son ami, lui
rendait volontiers le service de placer au bon endroit les petits
bonshommes dont s’animent ses paysages; Adrien Van de Velde y
travailla aussi souvent.
Malgré cela, Hobbema fut peu prisé de son vivant et il vendait si
mal ses tableaux qu’il dut accepter pour vivre un modeste et absorbant
emploi dans les douanes, qui lui laissait peu de loisirs pour peindre, ce
qui explique la rareté de ses œuvres.
L’Allée de Peupliers, qui est le chef-d’œuvre d’Hobbema, date
vraisemblablement de la fin de sa vie. Elle est entrée à la “National
Gallery” en 1871, avec la collection Peel, en même temps que cinq
autres toiles du même peintre et figure avec elles dans la salle XII,
réservée aux toiles de cette collection.
Hauteur: 1.02.—Largeur: 1.40.
HANS HOLBEIN
LES AMBASSADEURS
SALLE XV.—ÉCOLE ALLEMANDE
269
Les Ambassadeurs
DANS une remarquable conférence sur le portrait, le maître
Albert Besnard s’exprime ainsi:
«Il est incontestable que ce que l’homme aime le mieux
dans la nature, c’est encore lui-même; voilà pourquoi le portrait est
l’œuvre dont l’intérêt résiste le plus au temps et aux esthétiques
dévastatrices... Le portrait est le point de repère de l’histoire, qu’il
renseigne, par la physionomie, le costume et l’attitude. Les héros
disparus sans laisser d’effigies ne nous intéressent que comme des
abstractions. Nous admirons leurs actions comme de beaux nuages
dans le ciel sans savoir d’où ils viennent. De quels frissons, au
contraire, ne sommes-nous pas saisis devant les faces pâles aux petits
yeux bridés d’un Charles IX ou d’un Henri III! Leur costume que
nulle description ne rétablirait symbolise l’époque et aide puissamment
à la classer dans le recul des temps. Le chapeau au panache blanc
d’Henri IV, c’est la victoire; de Louis XIII les cheveux plats et les
culottes bouffantes racontent toute une époque de luttes philosophiques,
mystiques et littéraires, que vient dramatiser la cape rouge de
Richelieu...»
En dépit de lui-même, s’il peint le milieu dans lequel il vit, le peintre
fait œuvre d’historien, il documente les générations futures sur un
temps qu’elles n’ont pas connu. En ce sens, Holbein aura été l’évocateur
d’une des plus curieuses époques de l’Histoire. Par ses portraits il fait
revivre tous les personnages qui jouèrent un rôle dans la première
270
moitié du
XVIe siècle. Mêlé au mouvement intellectuel qui secouait
le vieux monde, le peintre connut à Bâle les principaux protagonistes
des idées nouvelles, Erasme et Amerbach; c’est tout le scepticisme
ironique des humanistes, précurseurs de la Réforme, qu’on lit sur le
mince et intelligent visage d’Erasme. Plus tard, admis à la cour
d’Angleterre, il peindra le lourd et brutal Henri VIII et, sur ses
traits, il inscrira ineffaçablement la cruauté, la luxure, la violence de
ce tueur de femmes. En même temps que le bourreau il a peint les
victimes, Anne Boleyn, Jane Seymour, et d’autres.
Il est historien encore, d’une moins dramatique histoire, dans le
tableau que nous reproduisons ici. Les deux personnages accoudés à
cette table sont des ambassadeurs: l’un, celui de gauche, richement
habillé d’un manteau bordé de fourrures, est Jean de Dinteville,
seigneur de Polésy, ambassadeur de France: à son cou est attaché le
collier de l’ordre royal de Saint-Michel; l’autre est George de Selve,
évêque de Lavaur, portant un costume noir ecclésiastique avec le
bonnet carré. Sur la table qui les sépare sont disséminés des objets
divers, instruments scientifiques, et l’on y aperçoit même une viole.
Entre les deux personnages, à terre, se remarque un objet bizarre
dans lequel on a voulu voir la
déformation d’un crâne humain.
Ce qui est admirable dans cette peinture, c’est la beauté des têtes,
leur vérité d’expression, la puissance de vie qui les anime et qui
fait de ce peintre l’un des plus étonnants portraitistes connus.
Le magnifique tableau des
Ambassadeurs, un des chefs-d’œuvre
d’Holbein, fut peint en 1533. Entre 1790 et 1795, il passa par vente
aux mains du comte de
Radnor et resta dans la famille jusqu’en 1891.
A cette époque, la “National Gallery” l’acheta à un prix très élevé et
le plaça dans la salle XV réservée à la peinture allemande.
Hauteur: 2.08.—Largeur: 2.08.—Figures grandeur nature.
TABLE DES MATIÈRES
Pages. |
Avertissement |
1 |
Arnolfini et sa femme, par J. Van Eyck |
5 |
Portrait de Jeune homme, par Botticelli |
11 |
Intérieur hollandais, par P. de Hooch |
17 |
Vénus et Cupidon, par Velazquez |
23 |
Saint-Georges terrassant le Dragon, par Le Tintoret |
29 |
Les Grâces couronnant l’Hymen, par Reynolds |
35 |
Christine de Milan, par Holbein |
41 |
La Vierge aux Rochers, par L. de Vinci |
47 |
Mrs. Siddons, par Gainsborough |
53 |
Les Enfants de Charles Ier, par A. Van Dyck |
59 |
Élisa Bonaparte, par Louis David |
65 |
Flatford Mill, par J. Constable |
72 |
Le Doge Lorédan, par Giovanni Bellini |
77 |
Le Jugement de Pâris, par Rubens |
83 |
Une Dame et son Enfant, par Romney |
89 |
Bacchanale, par N. Poussin |
95 |
Le Retour d’Ulysse, par Pinturicchio |
101 |
Portrait de Dame âgée, par Rembrandt |
107 |
Mercure instruisant Cupidon, par Le Corrège |
113 |
Ulysse s’éloignant de Polyphème, par Turner |
119 |
Cornélius van der Geest, par A. Van Dyck |
125 |
Jeune Buveur, par Murillo |
131 |
Groupe de Famille, par Franz Hals |
137 |
La Fille aux crevettes, par W. Hogarth |
143 |
La Leçon de musique, par G. Metsu |
149 |
Le Marché aux chevaux, par Rosa Bonheur |
155 |
Vieille Femme pelant une poire, par David Téniers |
161 |
La Vierge et l’Enfant, par Raphaël |
167 |
Lady Cockburn et ses enfants, par Reynolds |
173 |
Bacchus et Ariane, par Le Titien |
179 |
La Femme à l’Épinette, par Jan Vermeer |
185 |
Port de Mer avec Personnages, par Cl. Lorrain |
191 |
Portrait de Jeune fille, par Ghirlandajo |
197 |
La Servante paresseuse, par N. Maës |
203 |
Mrs. Mark Currie, par Romney |
209 |
Nativité, par Piero Della Francesca |
215 |
Portrait d’homme, par Terburg |
221 |
L’Origine de la voie lactée, par Le Tintoret |
227 |
Un Chanoine et ses saints patrons, par Gérard David |
233 |
L’Annonciation, par Crivelli |
239 |
Le Mariage à la mode, par Hogarth |
245 |
Philippe IV, par Velazquez |
251 |
Saint Antoine et saint Georges, par Pisanello |
257 |
L’Allée des peupliers, par Hobbema |
263 |
Les Ambassadeurs, par Holbein |
269 |
INDEX ALPHABÉTIQUE
Pages. |
AVERTISSEMENT |
1 |
BELLINI (Giovanni) |
Le Doge Lorédan |
77 |
BOTTICELLI |
Portrait de Jeune homme |
11 |
CONSTABLE (J.) |
Flatford Mill |
72 |
CRIVELLI |
L’Annonciation |
239 |
DAVID (Gérard) |
Un Chanoine et ses saints patrons |
233 |
DAVID (Louis) |
Élisa Bonaparte |
65 |
FRANCESCA (P. della) |
Nativité |
215 |
FRANZ HALS |
Groupe de famille |
137 |
GAINSBOROUGH |
Mrs Siddons |
53 |
GHIRLANDAJO |
Portrait de Jeune fille |
197 |
HOBBEMA |
L’Allée des Peupliers |
263 |
HOGARTH (W.) |
La Fille aux crevettes |
143 |
—— |
Le Mariage à la mode |
245 |
HOLBEIN |
Christine de Milan |
41 |
—— |
Les Ambassadeurs |
269 |
HOOCH (P. de) |
Intérieur hollandais |
17 |
LE CORRÈGE |
Mercure instruisant Cupidon |
113 |
LE TINTORET |
St-Georges terrassant le Dragon |
29 |
—— |
L’Origine de la Voie lactée |
227 |
LE TITIEN |
Bacchus et Ariane |
179 |
LORRAIN (Cl.) |
Port de mer avec personnages |
191 |
MAËS (N.) |
La Servante paresseuse |
200 |
METSU (G.) |
La Leçon de musique |
149 |
MURILLO |
Jeune Buveur |
131 |
PINTURICCHIO |
Le Retour d’Ulysse |
101 |
PISANELLO |
Saint Antoine et saint Georges |
257 |
POUSSIN (N.) |
Bacchanale |
95 |
RAPHAËL |
La Vierge et l’Enfant |
167 |
REMBRANDT |
Portrait de dame âgée |
107 |
REYNOLDS |
Les Grâces couronnant l’Hymen |
35 |
—— |
Lady Cockburn et ses enfants |
173 |
ROMNEY |
Une Dame et son Enfant |
89 |
—— |
Mrs Mark Currie |
209 |
ROSA BONHEUR |
Le Marché aux chevaux |
155 |
RUBENS |
Le Jugement de Pâris |
83 |
TÉNIERS (David) |
Vieille femme pelant une poire |
161 |
TERBURG |
Portrait d’homme |
221 |
TURNER |
Ulysse s’éloignant de Polyphème |
119 |
VAN DYCK |
Les Enfants de Charles Ier |
59 |
—— |
Cornélius Van der Geest |
125 |
VAN EYCK |
Arnolfini et sa femme |
5 |
VELAZQUEZ |
Vénus et Cupidon |
23 |
—— |
Philippe IV |
251 |
VERMEER (Jan) |
La Femme à l’Épinette |
185 |
VINCI (L. de) |
La Vierge aux rochers |
47 |
Au lecteur.
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et l’orthographe d’origine a été conservée, y compris dans les
noms propres. Seules quelques erreurs typographiques évidentes
ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve ci-après.
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Corrections.
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- Page 42: «tistique» remplacé par «artistique» (en dehors même de
leur valeur artistique).
- Page 90: «déclanchement» remplacé par «déclenchement» (le
déclenchement subit du succès).
- Page 103: «fortuue» remplacé par «fortune» (par la plus
invraisemblable fortune).
- Page 133: «Figures» remplacé par «Figure» (Figure grandeur
nature.).
- Page 139: «boulange» remplacé par «boulanger» (pour payer son
boulanger).
- Page 149: «blaiseautant» remplacé par «blaireautant» (en polissant
et en blaireautant).
- Page 156: «izards» remplacé par «isards» (des mouflons, des isards,
des singes).
- Page 156: «l'histore» remplacé par «l'histoire» (dont l'histoire
mérite d'être relatée).
- Page 156: «triomplal» remplacé par «triomphal» (Malgré son succès
triomphal).
- Page 223: «Netzcher» remplacé par «Netscher» (Terburg fut le maître
de Gaspard Netscher).
- Page 251: «inergique» remplacé par «énergique» (derrière le masque
énergique).
- Page 264: «Minder Hont» remplacé par «Minderhout» (un grand artiste
que Minderhout Hobbema); mais il conviendrait de lire: «Meindert Hobbema».
- Page 264: «Middelhamis» remplacé par «Middelharnis» (Cette allée de
Middelharnis, en Hollande).
- Page 270: «déformaation» remplacé par «déformation» (la déformation
d’un crâne humain).
- Page 270: «Raduor» remplacé par «Radnor» (aux mains du comte de
Radnor).
- Page 270: «Figure» remplacé par «Figures» (Figures grandeur
nature.).
- Index alphabétique: «BOTICELLI» remplacé par «BOTTICELLI» (BOTTICELLI
Portrait de Jeune homme).
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