9 déc. 2020

Leopardi platonicus?










«Et moi je ne supporte que les poètes qui, par ailleurs,
ont aussi des pensées, comme Pindare et Leopardi»
 
F. Nietzsche, Nachgelassene
Fragmente 1875-1879, KSA, Bd. VIII, p. 128.




1. Leopardi en est convaincu : le monde est «koinonia kakôn» et sa puissance provient en premier lieu de ce qu'il est expression de lois physiques, d'une Anankè bien plus forte que toutes nos lois, tous nos impératifs. Leopardi en est convaincu : les esthloè, les agathoè, les «bons et magnanimes», il est naturel que l'«on tente de les détruire ou de les pourchasser par maints efforts» (Pensieri, i). Conviction qui rend impossible l'être persuadé, la joie de la Persuasion, en ce qu'elle affirme l'inexorable victoire de la «généralité», de la capacité d'adaptation universelle des «malfrats» les uns aux autres, et du flux indéfini de leurs convoitises sur le théâtre du monde (Pensieri, xcviii).
Mais que disent-ils, en vérité, ces «bons et les magnanimes»? «Ils sont sincères et appellent les choses par leurs noms» (Pensieri, i); en d'autres termes, ils ne font pas de rhétorique: ils ne passent pas leur temps à «bavarder» (Pensieri, viii). Ils ne traduisent pas «les vrais enseignements [...] dans la langue du faux»; ils parlent «à mots nus» des choses «qui se font et toujours se feront». Mais ici, «Machiavel dira» (Per la novella Senofonte e Machiavelli, in Tutte le opere, a cura di F. Flora, Milano 1961, Le poesie e le prose, vol. I, pp. 1051 sq.1) — ici c'est Machiavel — l'un des auteurs privilégiés, avec Thucydide, du Nietzsche «historisch durch und durch» — qui enseigne: «la morale est déjà irréparablement abolie et détruite», et il faut substituer à la philosophie socratique la «solide et froide» observation de l'effectif, la seule qui puisse enseigner aux hommes (»ces diables de chair») l'art du vivre (qui seul s'harmonise à la naturelle philopsychia), tandis que la morale devra plutôt s'appeler art du non-vivre (art de l'impossible Vie).
Et relisant ainsi, à la flamme de Michelstaedter, ces pages léopardiennes, nous voici aussitôt conduits au cœur du problème. Le magnanime, est-il donc «simplement» celui qui ne ment pas, celui qui détrompe, le véridique précisément, dans l'acception nietzschéene la plus directe et explicite? Est-ce vraiment la même personne, ce «bon» dont il est question dans la première Pensée, et le Machiavel, maître de la vie sociale et des règles inflexibles qui gouvernent la «koinonia kakôn»? Le «bon» ne serait pas autre chose, dès lors, que le «vrai philosophe» (ibid., p. 1055) — et le «vrai philosophe» n'ordonne pas, ne pontifie pas mais explique «clairement et distinctement l'art véritable et utile»: en d'autres termes, ses paroles se convertissent en faits, en pratiques utiles pour celui qui les suit. Le «bon» ne serait, dès lors, que la vérité même de cette époque et de ce monde: celui qui en dévoile, sans hypocrisie ni fiction, la nature authentique. Et il ne serait pas chassé pour autre chose, sinon du seul fait que le monde ne supporte pas que le mal soit nommé (Pensieri, i).
Mais une telle conclusion serait déjà en soi contradictoire. Le fait que le monde ne supporte pas d'être dit à mots nus, signifie que cela ne lui est utile en rien, et qu'il s'agit même d'un principe contraire à sa propre philopsychia. Alors le «vrai philosophe» qui enseigne froidement «l'art véritable et utile» trompe, puisque dire le vrai effectif n'est d'aucune utilité pour personne. Déjà, dans la simple volonté d'observer sans fiction résonne un détachement du monde que l'on observe, comme des règles qui l'informent. Déjà cette observation obéit à un nomos qui apparaît décidé de la physis du «troupeau civil». Le principe selon lequel le bon doit (Sollen !) observer, est, pour ainsi dire, entièrement a priori par rapport à l'ordre immanent de la communauté. La position du «vrai philosophe» est donc intrinsèquement paradoxale: alors qu'il affirme que «la morale est irréparablement abolie et détruite», il accomplit une affirmation morale — en tant que telle incompatible avec le monde qui en a fait une réelle apostasie2. Du seul fait de s'en tenir «à la connaissance de la nature humaine» (Pensieri, li), en tant qu'historien de ses cultures et de ses langages, il n'y participe pas — puisqu'y participer implique de ne pas appeler les choses par leurs noms, mais plutôt de «traiter et d'écrire avec le lexique de la morale» l'«art de la scélératesse» (Per la novella..., op. cit., p. 1053).
Mais plus encore: pour pouvoir saisir les principes effectifs de ce monde en formes claires, et non comme ces philosophaillons qui voudraient «que toute la vie fut sage et philosophique» (Pensieri, xxvii)3, il sera nécessaire de les pouvoir définir et d'en montrer, donc, les limites. Le «vrai philosophe» n'analysera pas seulement le mécanisme interne de la culture du corps social, mais découvrira aussi à quels autres principes et à quelles autres forces il s'oppose, de quelles limites «souffre-t-il». Immanent à l'observation véritable est ce jugement : déconstruire toute prétention à la totalité. En effet, l'observé, en tant qu'il est observé, ne peut a priori apparaître comme un tout — puisqu'il implique nécessairement un observateur qui ne lui est pas immédiatement identique. Mais la prétention de valoir comme unique totalité ne peut être éliminée dans la «koinonia kakôn» (qui, de ce fait, est contrainte — juxta propria principia — à chasser le «bon»: le «bon», en s'imposant de dire, avant tout, la vérité effective, bouleverse cette prétention sur laquelle se maintient l'union du plus grand nombre, l'«état social»). Il ne se trouve pas de désenchantement possible qui ne comporte la connaissance de ce que ce monde n'est pas — de ce qui pour lui est simplement oublié, ou considéré comme mort ou vaine illusion. La connaissance des forces qui régissent ce monde (qui appartiennent à l'archôn de ce monde, devrions-nous dire) ne se peut disjoindre de la connaissance de tous ceux — hommes, expériences ou idées — qui souffrent de son arrogance (Pensieri, xxviii). Ainsi, non seulement celui qui véritablement observe ce monde doit lui être étranger, mais il devra aussi reconnaître ce que ce monde considère comme simple passé, il devra écouter toutes ses victimes — sans quoi il ne pourra être ce solide et ferme (et donc libéré de son incessante «mutation», de ses «modes» insatiables) connaisseur du monde qui veut et doit être. Pour ces raisons essentielles (bien que presque toujours sous-entendues) les images d'une vie heureuse, d'heureuses erreurs (et nous en verrons la nature authentique), de doux espoirs, de «tromperies amènes» (Le ricordanze) — toute la dimension, en somme, du «cher imaginer», (Al conte Carlo Pepoli), interdite par le vrai (Ad Angelo Mai) —, ont une fonction décisive dans l'expression même du vrai effectif, car c'est par elle qu'apparaît la limite de ce vrai — et donc la raison pour laquelle ce vrai ne peut être Vérité, ne peut prétendre à quelque totalité que ce soit. C'est nécessairement seul celui qui chante la douloureuse mélodie des «choses passées», et donc les remémore, les transfigurant dans son tourment qui dure, les rendant vivantes encore dans un tel tourment (Alla luna), qui peut d'un œil libre rechercher «l'acerbe vrai» (Al conte Pepoli) «de l'âpre sort et de l'obscur lieu / que Nature nous donna» (La ginestra) sans aucune kolakeia, sans aucune servile adulation pour le «siècle orgueilleux et imbécile» sans «s'adapter» un seul instant à son éloge des «magnifiques destins en progrès» (ibid.).

2. Le froid et dur observateur reconnaît, avant tout, le caractère intrinsèquement nihiliste qui domine les «magnifiques destins» de la Ratio européenne4. L'idée de nihilisme, comme chiffre de la tradition métaphysique à son apogée, est soumise à l'enquête par Leopardi avec une extraordinaire rigueur, entièrement débarrassée de ces tonalités «sentimentales» qui, pour une très grande part de la littérature Romantik, caractérisent la critique de l'Aufkl„rung et du nouvel ordre économique et social. Et il ne se trouve pas trace non plus chez Leopardi de cette nostalgie régressive à l'égard de dimensions culturelles précédant l'affirmation du logos impositif-projetant contemporain. Une telle nostalgie (typique elle aussi d'une grande part de la Romantik) ne pourrait être valable pour une raison de fond: Leopardi tient pour un fait certain le caractère destinal de l'affirmation de ce logos — il le conçoit même comme l'accomplissement, la vérification de sa plus intime nature ab origine. Mais — tel est l'authentique désenchantement léopardien! — ce destin est le destin du logos occidental, non une abstraite totalité. Sa prétention de valoir comme le Tout, est le trait fondamental de son arrogante volonté de puissance — et elle vaut, justement, dans ces limites: comme expression d'une volonté. Le «cher imaginer» ne représente pas une époque ou une culture déterminée à laquelle on puisse se référer avec une nostalgie désespérée — mais, bien plus radicalement, une dimension spirituelle que jamais cette volonté de puissance ne pourrait reconnaître — mais qu'elle ne pourra jamais aussi de ce fait prétendre d'avoir complètement subsumé en soi, «épuisé» en soi. Subsiste, donc — conservée, si l'on veut, justement dans son actuelle «invisibilité» — une dimension imaginative, une faculté de créer des images ou de mettre en image (cette faculté propre de l'âme qu'est le metaphoreîn, disait Plotin), une faculté d'invention d'images, qui actuellement — sans aucun pathos régressif — conteste la prétendue exclusivité de la ratio calculante et en définit l'infranchissable limite. Le «cher imaginer» ne vit pas ailleurs, dans un «autre monde» par rapport au «vrai acerbe», mais en constitue plutôt la critique immanente. Oui, «Dès qu'apparaît le vrai» tombent les «suaves pensées», «ma douce espérance» (A Silvia) — car il n'est de salut, sinon de salut qui tombe — mais elles tombent dans le ressouvenir du chant, dans les «tristes et chers / émois du cœur» (Le ricordanze), que la mémoire du chant accueille et garde. Et une telle poésie existe — elle n'est pas soupir, elle est désir en acte de bonheur et de vie. Ce désir qui bat, conscient d'être problèma pour le nihilisme du logos — et donc désir qui se connaît soi-même : rien d'irrationnel ou de vitaliste — est-il simplement catalogable, alors, comme «condition transcendantale» de toutes les erreurs que la volonté de puissance-volonté de vérité est destinée à arracher ? Car ce qui définit en propre le destin du nihilisme c'est de poser comme nulle en soi toute expérience immédiate, de donner figure au monde, et donc, le subsumer, l'interpréter, le transformer en figure de l'interprétation (la « gedeutete Welt » de Rilke). La «misère» de l'expérience (dont Benjamin parlera) est signe de la puissance de la raison à arracher les erreurs, à poser l'être comme calculable-manipulable (un positum de la volonté du sujet), et donc, tous les êtres comme en soi équivalents : «et le monde est figuré par une brève carte; / Voici, tout est semblable...» — mais semblable dans l'être rien en soi: «et découvrant / seul le rien s'accroît» (Ad Angelo Mai, [n.s.]). Le savoir et la découverte apparaissent donc nécessairement insatiables — et leur «dure morsure» en vain «requiert le bonheur» (Al conte Pepoli), car le bonheur ne peut s'y trouver — comme le dira Michelstaedter, en interprétant son Leopardi — que dans l'accomplissement, dans la paix des erga — justement cette paix a priori qui ne peut être atteinte à travers la fatigue de la découverte, qui avance sans cesse, ruinant illusions, espoirs et jeunesses. Notre «ardeur scélérate», notre «furor» qui «ouvre les rivages et les antres / Et les paisibles forêts» (Inno ai Patriarchi — il semble que résonne dans ces mots un écho du stasimon sophocléen de l'Antigone sur l'image terrible de l'homme «pantoporos», «aporos ep'oudèn», «qui en tout lieu ouvre sa voie», qui en tout lieu aplanit son chemin), jamais ne sera persuadée, jamais ne pourra se dire energos, mais toujours sera menacée par l'ennui — par la mélancolie qui assaille de par son insatiable avancée. C'est sans doute le trait le plus profondément pétrarquien et tassien de la pensée de Leopardi: une épaisse brume d'acédie5, plus encore que d'ennui, enveloppe la «furor» de notre savoir et de notre action, à peine comprenons-nous qu'ils ne se peuvent «apaiser» dans des œuvres «heureuses», mais ne sont qu'un éternel re-commencement (»tanta cœptorum moles» comme les appelle Pétrarque, de la douleur desquelles «commence et naît / le chant italique»). Mais ce type d'hétérogénèse des fins, qui semble miner à la racine l'ultra-humanisme du logos, «et le fuyant et nu / Bonheur, sous le soleil bas, pourchasse» (Inno ai Patriarchi), ne peut être dit, ne peut être jugé sinon par celui qui a à cœur, dès à présent, la mémoire de ce bonheur et raisonne sans répit sur son combat avec les principes destinés à le détruire.

3. Demandons-nous alors si ce qui réagit de manière critique au sens immanentiste-matérialiste dominant dans le processus de la raison peut n'être que la dimension de l'«erreur de jeunesse». Les illusions que le savoir extirpe et détruit ne sont-elles pas autres que celles du «jour de fête»? Le rire — que l'on perçoit comme un écho extraordinaire et lointain — n'est-il que l'immédiate expression de l'inconsciente et insouciante jeunesse?
Que les sensations soient «nos seules maîtresses» et qu'elles nous enseignent «que les choses sont ainsi, parce qu'elles sont ainsi, et non parce qu'elles doivent être absolument ainsi, c'est-à-dire parce qu'il existe un bien et un bon absolus, etc.» (Zibaldone 1339-1340, 17 juillet 1821), de cela Leopardi en est parfaitement convaincu (et, nous le savons maintenant, ceci équivaut à dire qu'il est convaincu, in uno, qu'il ne s'agit pas, dans ce savoir, de persuasion). Locke l'a démontré, selon lui, sans nul doute possible, et pour ce faire, il fallait témoigner d'une «très haute connaissance, d'une finesse et d'une acuité inventive suprêmes, d'une très vaste doctrine, d'un grand génie en somme» (ibid., 2707, 21 mai 1823). La raison des choses est toujours et seulement relative (le «quantum» nietzschéen de «bonne raison» que chaque fait possède!); «les circonstances variant, et donc les convenances, la morale varie aussi, et il n'est aucune loi qui soit gravée primordialement dans nos cœurs» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Ainsi la philosophie dont Leopardi est convaincu apparaît sans hésitation celle qui, de manière plus cohérente, détruit la fable du système platonicien des idées (ibid., 2709, 21 mai 1821), comme «modèles éternels et nécessaires des choses» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Et une fois les idées de Platon expulsées, tout innéisme s'écroule, «l'absolu se perd» (ibid., 1462, 7 août 1821). Le «démon» anti-platonicien de la philosophie moderne ne pourrait être exprimé de façon plus lucide et précise — et qui est véritablement détrompé et connaisseur du verum-factum ne peut pas ne pas y prendre part. Mais la fable de Platon serait-elle une expression naïve de la «légende antique» qui faisait vivre un seul jour les fleurs et l'herbe et les bois (Alla Primavera) avant que l'homme ne s'en fasse un chemin ? Certes, pour Leopardi, les temps de Platon, «conservaient encore bien assez de nature» (Zibaldone, 1067, 20 mai 1821), mais le système de Platon est tout autre qu'un songe vague — c'est un système très hardi qui embrasse toute l'existence, qui veut rendre raison de la nature toute entière. Platon est «le plus profond, le plus vaste, le plus sublime philosophe parmi tout ceux de l'antiquité» (ibid., 3245, 23 août 1823). Une «fable» son système, mais non point une chimère: «le système de Platon des idées qui préexistent aux choses (...) non seulement n'est pas chimérique, bizarre, capricieux, arbitraire, fantastique mais tel qu'on s'émerveillera de voir comment un ancien a pu atteindre au fond ultime de l'abstraction ...» (ibid., 1713, 16 septembre 1821 [n.s.]). Si le système platonicien est illusion, il est une haute illusion; s'il est une erreur, il est une erreur divine6 ; s'il est une fable, il l'est au sens du mythos, bien plutôt «parole vivante» que simple narration.
A partir des années 1821-1823 l'intérêt pour cette «erreur» absolument extraordinaire, tel que lui apparaît être le système de Platon, continue d'être central chez Leopardi. Il est presque sur le point de «s'engager» à traduire pour l'imprimeur De Romanis toutes les œuvres de Platon (Lettre à Monaldo Leopardi, 4 janvier 1823); son intention est de traduire le Gorgias qui lui semble être «un des plus beaux dialogues de cet auteur» (Lettre à Carlo Antici, 5 mars 1825: Michelstaedter avait-il connaissance de la préférence de Leopardi?); il veut préparer l'édition d'un recueil des Pensées de Platon qui contiendrait «tout le beau et l'éloquent, le détachant de son éternelle dialectique qui de nos jours est insupportable» (ibidem — et il convient de rappeler à ce propos le «combat» de Michelstaedter contre le Platon des grands dialogues dialectiques). De ce dernier projet, parmi ceux de cette époque, «je m'en suis satisfait principalement» dit-il (Lettre à Carlo Bunsen, 3 août 1825) — et plusieurs années après, il persiste encore à croire que ses observations sur Platon «contiennent beaucoup de vrai, et sont même pour la plupart vraies et utiles à l'intelligence de Platon» (Lettre à Louis De Sinner, 21 juin 1832).
Ce «beaucoup de vrai» était déjà exprimé dans une note du Zibaldone (1713-1714, 16 septembre 1821): Platon atteint «au fond ultime de l'abstraction» en tant qu'il découvre (donc lui aussi est philosophe qui démontre, outre que poète : cf. Zibaldone, 3245, cit. — véritable «idée», en somme, de pensée poétante) que si nous voulons sauver les principes de nos jugements de la relativité du flux de l'opinion, nous devons faire l'hypothèse «des images et des raisons de tout ce qui existe, éternelles, nécessaires, etc., et indépendantes de Dieu lui-même » (n.s.) car autrement elles ne seraient pas absolues, mais relatives, en tant que dépendantes de la volonté de Dieu, et ne pourraient donc d'aucune manière nous persuader. Nous serons — pour continuer dans la métaphore michelstaedterienne — effectivement vaincus, à travers les idées, par la volonté de Dieu, mais jamais persuadés par elles et en elles. Il s'agit en vérité d'une annotation «foudroyante»7 dans laquelle Leopardi saisit l'indépassable problème destiné à affliger toute «métaphore» du platonisme grec dans le cadre de la tradition théologique judéo-chrétienne. D'un côté, il est essentiel pour cette dernière de «sauver» la doctrine des formes ou des idées de tout relativisme historico-linguistique; de l'autre, elle est contrainte de le faire en en subordonnant la constitution au vouloir de Dieu, d'un Dieu créateur personnel qui les contienne en soi comme raisons propres. Et cela ne change rien — théorétiquement — si l'on considère immuable le sens d'une telle volonté — le pas fatal a déjà été accompli: concevoir comme volonté l'essence même de l'être. «Quelque négation ou affirmation absolue que ce soit», alors, «se détruit entièrement par elle-même», et c'est pure illusion (un «merveilleux» artifice) de croire que l'on puisse sauver la possibilité de jugements ou de principes indestructibles, en détruisant, in uno, le système platonicien, ou en le trouvant faux ou inconsistant.
La «fable» platonicienne, donc, n'est pas une simple illusion, mais constitue, au contraire, cet essentiel système de référence selon lequel il est possible de critiquer non seulement le caractère illusoire et hypocrite de la philosophie de ce monde, du siècle «imbécile» justement parce qu'«orgueilleux» de ses destinées (La Ginestra), mais aussi l'aporie qui informe toute la pensée de l'Europe ou de la Chrétienté. Cette pensée, malgré son avancée «victorieuse», n'est pas capable, ne peut être capable, de l'absolue rigueur de l'abstraction platonicienne; son savoir ne peut jamais atteindre la logicité du discours ardu de Platon: si nous voulons nous «sauver» de l'oscillante dénomination des «hommes à deux têtes», il est nécessaire de supposer et de considérer «indubitablement comme absolues», et donc absolues du Dieu lui-même, les images ou raisons de l'être. Celui qui, dans l'Europe ou la Chrétienté, a tenté de penser avec cette même rigueur impitoyable, a toujours dû subir — comme le Socrate de Platon — l'accusation d'hérésie, d'apostasie, d'impiété. «Exact raisonnement» que celui de Platon, et pour les exigences de «l'exacte philosophie» celui-ci réélabore et transforme sa langue même (qui était déjà «la plus riche, la plus féconde, la plus facile à produire, la plus libre, la plus habituée et donc intolérante à l'égard de la nouveauté»), au point de paraître «des plus hardies» aux grecs eux-mêmes. Hardiesse, liberté, mania poétique et créatrice — et, en même temps, exercice, subtile philosophie, cohérence logique (Zibaldone, 3236-3237, 22 août 1823): telle est la profondeur du mythos platonicien, que Leopardi revisite.
Si nous oublions l'idée, si son mythos se réduit à une chimère infantile, nous ne saurons pas même observer-juger ce monde effectif, car nous n'en reconnaîtrions pas l'aporie constitutive — car la raison pour laquelle, dans ce monde, la vie heureuse est impossible, la raison pour laquelle ce monde est abios bios, nous échapperait. Et cette raison est celle de Michelstaedter: une fois l'idée détruite, toute persuasion est détruite — toute possibilité de «demeurer», de en-ergheia ruinée, nous sommes destinés au désir insatiable et à l'ennui qui, finalement, l'accompagne. Mais, alors, ce ne sont pas les chimères et les illusions de la jeunesse qui rendraient cette vie heureuse, si jamais telle vie pût exister — mais seulement une Vie illuminée par l'Idée, une Vie transfuse dans l'Idée (l'homoiosis du Théétète). Ce ne sont pas les erreurs d'un «petit enfant» qui font un éternel contre-chant au «monde figuré» mais, bien plus profondément, la pensée dominante de l'Idée. Oui, qu'elle soit, elle aussi, erreur, mais erreur qui ne peut abandonner le jugement, et d'autant moins qu'il est plus dur et froid — car ce n'est qu'à la lumière de l'intransigeante logicité de ce système que «l'apparition du vrai» peut ne pas nous enchanter, ne pas nous séduire, ne pas nous asservir, qu'il peut être saisi dans ses immanentes contradictions propres. L'esprit «erre» véritablement le long de la réalité sensible, dans une sorte d'extase, alors qu'il «voit» l'Idée, mais dans de telles visions, « Io riconobbi i miei non falsi errori » — «je reconnus mes erreurs qui ne me trompaient pas» (Dante, Purgatoire, xv 117)»!
Telle est la «chère beauté» de la femme aimée. «De te voir vivante désormais / il ne me reste aucun espoir»; sa Beauté dédaigne «être vêtue ... de forme sensible», mais ce n'est qu'à sa «mesure» que je peux comprendre quelle douleur «propose le destin à l'âge humain». «Vivre bienheureux» serait, en effet, pouvoir t'aimer sur terre «véritable et telle que ma pensée te forme». Le bonheur serait que l'Idée soit effective, qu'elle puisse «s'incarner» — et donc que notre amour pour l'Idée puisse réellement s'accomplir. Mais si est illusion cet accomplissement, divin, certes, mais toujours pour autant une erreur, n'est pas illusoire au contraire l'amour désespéré tendant à «déifier» la vie mortelle, et est bien réelle son éternelle capacité à «former-imaginer», à concevoir «des idées éternelles». Et ce n'est que dans ces pensées qu'il peut trouver quelque réconfort (»de l'imago, / lors que du vrai je ne puis, largement je me paye»). Si la foi dans la réalité de l'Idée est détruite, n'est pas pour autant détruite, mais au contraire plus douloureuse et vivante la «palpitation» insomniaque «de toi pensant» — la remémoration-méditation qui pour elle seule serait «cette vie bienheureuse» (Alla sua Donna, qui date de septembre 1823).
D'un côté le contraste qui ne se peut disjoindre entre la Beauté de l'Idée et le nécessaire amour pour elle qui habite le «cœur non vil» (Leopardi retrouve des accents quasiment stilnovistes dans le lexique de ces Chants «platoniciens»), et de l'autre, «la vie malheureuse», ce grand drâma est exprimé avec encore plus d'«exact raisonnement» et une langue encore «plus riche» et «féconde» dans Le penser dominant, qui est bien postérieur (composé probablement entre octobre 1831 et 1832-1833). Puissante, dominatrice, telle est la pensée-amante du Beau, «don du ciel» comme la mania erotikè platonicienne. D'elle provient une «joie céleste» et bien qu'elle soit qualifiée de «terrible»: «cause aimée de tourments infinis» — et non pas tant parce qu'elle apparaît comme une fureur qui ne peut être contenue, telle que dès lors son «délire» serait «humain trop humain» et ne saurait être comparer aux «songes des immortels», mais bien plus parce qu'elle nous contraint à dé-lirer extatiquement de toute «conversation terrestre», du «monde stupide», de toutes les sortes de «lâches» et «âmes non généreuses, abjectes» de cet «âge présomptueux, / qui de vaines espérances se nourrit, / épris de bavardages, et de vertu ennemi». Amour nous détache implacablement de toute philopsychia, nous rend insupportable la koinonia kakôn — mais que celle-ci ne soit qu'une communauté de stupides et de lâches, c'est le «mètre» d'Amour qui nous le fait connaître ; ce n'est que sur son miroir que nous pouvons savoir les «envies» qui en constituent l'essence (»Avarice, orgueil, haine, dédain / soif d'honneur, de pouvoir»). Tremblant, l'Amour nous dépayse, nous interdit quelqu'«adaptation» que ce soit, nous ôte la sécurité de l'antique terre sous les pieds, nous rend étrangers8.
Et donc, il faut le répéter, il ne s'agit pas de simple nostalgie. Leopardi sait que «tu n'es, doux penser» qu'un songe, il sait que, fût-elle divine, la nature appartient aux «erreurs gracieuses». Jamais Leopardi ne se trompe quant à son «état terrestre» qu'aucune «angélique beauté», qu'aucune «apparence angélique», qu'aucun songe, fût-il songe d'immortels, ne pourrait «racheter». Et pourtant ce penser (le terme est décisif — et conclut le Chant) n'est pas seulement plus résistant à l'avancée du vrai effectif que tous les autres enchantements «de l'âge le plus beau» (Il sabato del villagio) — il est précisément enchantement qui pense (tout comme dans le mythos platonicien), et qui pensant-et-jugeant harcèle la sottise du monde, au moment même où il s'en sépare [se ne decide]. Non seulement «de vertu ennemi» s'avère être cet âge, mais encore stupide — et justement lui qui voudrait prétendre «tout réduire à la raison pure et (...) pour la première fois, ab orbe condito, géométriser toute la vie» (Zibaldone, 160, 8 juillet 1820) — «stupide» parce que «l'utile exige / sans voir que toujours / plus inutile devient la vie». Non stupide, non chimérique est donc cette «fable» qui démontre comment serait la vraie Vie, celle-là seule capable de revenir à la vision «des idées éternelles». D'une telle idée de la résistance tenace de son «fil» «dépend» la possibilité d'un critique radicale du nihilisme de la raison. Résistance qu'aucun ton funèbre ne parvient à détruire. A y bien regarder, l'enchantement qui semble rompu dans Aspasia, (composé entre 1834 et 1835), l'ardeur qui semble «éteinte» pour «cette divinité / qui en mon cœur/ eût vie jadis, / et sépulcre aujourd'hui» ne se réfèrent pas à l'«idée amoureuse» en tant que telle, mais à l'illusion qui peut se donner une réelle harmonie, ici sur la terre, entre cette Beauté «rai divin» qui suscite «l'amour démesuré», ses tourments, ses indicibles émois et «délires», et cette femme que «moi timide, tremblant ... moi privé de moi» peut dire avoir vu. La tromperie véritable ne consiste pas dans l'Idée, mais dans l'«échange» entre Idée et réalité (»Enfin découvrant son erreur et les objets qui s'échangent / il s'irrite» [n.s.]). Mais c'est justement cette tromperie que le platonisme dénonce! Ce qui explique comment la découverte d'une telle erreur ne peut impliquer la pure et simple extinction du rai de l'Idée! La «fille de son esprit», l'Idée (il s'agit donc précisément d'amor intellectualis, de «forme ... angélique » [n.s.]) qui «contemple le mortel blessé», et qu'elle ne disparaît à l'«apparaître du vrai» — et donc de cette tromperie des «objets échangés» —, à tel point qu'elle peut se dire seulement maintenant pleinement reconnaissable. Mais reconnaissable du fait même de son impuissance radicale à exister, du fait de son absence — du fait de l'abîme, dira Michelstaedter, entre Absolu et corrélatif. Sur cela l'amant ne se trompe plus — mais dans ce même désabusement sur la possibilité de «relativiser» l'absolu, il garde justement cette «amoureuse idée» et en libère «les accords musicaux» de toute puissance terrestre. Pour saisir cette joie — joie d'un doux penser — «éprouver les tourments humains / et supporter longtemps / cette vie mortelle, ne fut pas indigne. / La route vers un tel but, / quelqu'expert en nos maux que je sois / encor je reprendrai» (Il pensiero dominante). «Platonisme» dur, donc, désenchanté, débarrassé de tous ces éléments dialectico-conciliants qui en avaient marqué lourdement la tradition, et particulièrement dans la culture littéraire artistique italienne. Il s'agit d'un «platonisme» critique à l'égard de quelqu'«harmonie préétablie», téléologisme, providentialisme, exaltation rhétorique de la dignité de l'homme que ce soit9 : en somme un «platonisme» tout à fait étranger à la perspective humaniste, dans le cadre de laquelle, entre le xve et le xvie siècles, on a pu assister au «retour» de Platon. Et pour ces motifs mêmes un «platonisme» extraordinairement proche de celui au travers duquel, paradoxalement, Schopenhauer pouvait lire Kant.
 
 
 
 
 
Massimo Cacciari
 

27 nov. 2020




I got to know Thomas Bernhard 35 years ago. I remember, it was a Sunday in may, mid may, in 1954. Back then I was living in the outskirts in Mödling and my doorbell rung and a to me unknown young man stand in front of the door - I myself was a really young man -- and said hello, I am Thomas Bernhard, can I come in? And I said yes please, come in. And I knew the name, because already then he had published some of his poetry. I myself had published a couple of poems, reviews of art (Kunstkritik) and some such. And we talked a little and then he had suggested to go for a walk. And then we did go for a walk for two hours or even longer. Later I found out that his aunt, whom he named with that beautiful word “Lebensmensch”, his Lebensmensch, and she had waited in a pub,but he didn't say anything to me about it. And this is how we got to know each other. And then he said goodbye and we have met often in all those years.

Friendship was incredibly important to him, but he was a very difficult and demanding friend. And he was easily dissatisfied with people. Indeed during the years he became more and more critical and strict and many of his old acquaintances dropped out, apostatised and didn't show up anymore in his surrounding. But he was a very loyal friend, and I think that in his youth and the way how he experienced it he hadn't got much love and affection, and that he was looking for that, but that he also was at the same time reserved. And therefore with the slightest feeling of getting hurt he withdrew. He didn't want to be in a situation in which he is the one that is courting or asked or requests and instead if it didn't come to him then he didn't want it.



We read Pablo Neruda, Ezra Pound, T. S. Eliot, Cesar Vallejo, major Latin American and north American writers especially. And possibly I was the more enthusiastic one who was easier inflammable. And even back then he smiled about my enthusiasm for this or that, but shared some of those preferences. And I remember that Cesar Vallejo was very important to him and he also mentions this name in the afterword to Ave Vergil which he published much later.

Literature was the most important thing to him and therefore he had spoken about it with very few people because he hated nothing so much than chatter or shallow talk. He wanted either the really serious conversation or banter, playing with words. Also with corny puns somehow passing over it. But in order to not to hurt the seriousness of a thing that was incredibly important to him, then rather using phrases that you use with quotation marks, expressions that you find in newspapers and that you quote in order to smilingly reject them. Such a game with words he preferred much more than a pseudo intellectual, pseudo deep but clueless talking about things about which you eventually cannot talk. Great art, whether it is Hölderlin or Neruda, you can read it, you can be affected by it, but basically there is nothing left to say about it except on a standard that is three steps lower. And that is actually senseless.

His life is his work, and his work is is his life. Sometimes masks are introduced into his prose, but they are almost transparent. One can easily, when one knows life, see through these masks and can recognise him. If it is places or people that appear it is sometimes the case that the experience of two or three places is summarised. Two or three persons are summarised in one person. But he was no visionary and no inventor. The tremendously own (thing) that comes from him is his tone, is the musicality of his language, is a tone the way like Kleist, like Hölderlin, like Trakl brought a tone into literature that hadn't been there before, but that, since it now exists, is not possible to unthink. So he has brought a tone into the german language that we always connect to him and his name.

The literary success was tremendously important to him, because literature was his life. Thus only through his success he became himself. He got there where he according his feeling always had been. I know no young person that was so severe and strict that so strongly rejected every chance that seemed too small for him, who withdraw a book, I think it was Ereignisse even though it was already ready to print, because he was not satisfied with it. Every body else would have been happy, to have, as a young person a book at the S Fischer publisher. To him it was at that moment too little. It was that moment where he meant, the really big - yes, breakthrough is another such worn word - to achieve by prose. And therefore he consciously rejected his early poetry which I find very beautiful and which he later on started to recognise again. But then he rejected it and only concentrated on prose. Ten years later the theatre was added. And therefore he withdraw a book like Ereignisse in order to not stay too close to poetry with short prose. I want to say that he knew for him it is only about the big success which - and he knew that -- would be adequate to what he could achieve as writer. Something else wasn't worth considering.

There are many memories and everything is still close, just especially also here, in this farmhouse which I found with his help, with the same estate agent that helped him find his farm in Nathal. The same craftsmen that worked for him came here and helped and worked in this place. I mean he is present here in every room. The strongest (impact) is probably that in him I encountered a person who lived according the highest demands, the highest demands towards himself. And even if oneself cannot fulfil those demands, when one is at crossroads in life, facing decisions, the thought of him helped me to decide for myself for the more difficult, the bigger or more meaningful, more important thing and to abstain from something that would have been easy or lead to easy successes. And this his example was probably the most important.



He was someone, or I don't know anyone else who so tremendously liked to live like him, who was so tremendously attached to life. And out of this love for life which at the same time was a love for Austria, upper Austria, the alpine foothills, grew everything, or to a large extent, what he uttered as criticism and often as hurtful criticism. He needed the opposition and he grew at the opposition that he encountered and that he had to surpass and he provoked this opposition. When one met him privately he was sometimes sorry to have hurt the one or other person, he said, actually this or that person --- I remember especially that in the last months before his death he once said I really didn't do justice to jandl at all and he was sorry, but he wasn't prepared to state this in a book. But he realised that the refusing was a part of his being, a part of him he couldn't give up, a part that did belong to him. He had, yes a certain shell, something rejecting and he actually opened himself only to those that knew him since early youth and to whom he could show himself the way he was. And that was a very simple plain person who could be delighted tremendously with the simplest things of life and who reflected about those simple things of life and about the deepest problems or thoughts that were created by the existence of persons in this world. In between there was nothing. In between the simple, the here and now, the being together, to have a glass of wine in a pub and maybe some vinegar sausage, in between this simple, real and the highest thoughts of Kant or Schopenhauer or Nietzsche or whomever, therein between was the connection and therein between existed nothing, What was in between, or what came in between he rejected radically. He didn't have any longing for death, but the consciousness for the closeness of death had always accompanied him. As you know he was since his youth, his early youth very ill and ill again and again and every day he could live, especially without pain, was an incredible gift to him. I believe that rather healthy people that get depressive are endangered to commit suicide. He tried to every day escape death and to live another day on this wonderful and terrible world. But it was a rather wonderful world to him and terrible only because of that what some fellow humans did to it.

14 oct. 2020



  L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant, le sauvant, le maintenant... Sur quelques types d'illumination profane chez Walter Benjamin
   


   


« Il faut naturellement souhaiter [à la planète] qu'elle connaisse un jour [une civilisation] qui ait laissé [le sang et l'horreur] derrière elle – je suis même enclin […] à croire qu'elle l'attend. Mais […]. » [2][2]W. BENJAMIN, Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II,…




I. EN ATTENDANT
1 Gershom Scholem voyait en Benjamin un « métaphysicien à l'état pur » auquel les expériences de leur génération (crise de la modernité, situation des Juifs allemands, Première Guerre mondiale et ses suites) avait imposé de se tourner vers des domaines où la métaphysique traditionnelle n'avait aucune compétence : folie, enfance, littérature, histoire, politique [3][3]« Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978,…. De cette situation de « théologien égaré dans un monde profane [4][4]Ibid., p. 126. » naissaient, selon Scholem, ambiguïtés et merveilles. Parmi celles-ci, Enfance berlinoise vers mil neuf cent réaliserait l'idéal de « philosophie narrative » (erzählende Philosophie) invoqué par Schelling. Non seulement « le philosophe s'y fait conteur », mais « la philosophie s'y mue en poésie » [5][5]Ibid., p. 117..
2 Dans un essai qui, à bien des égards, fait contrepoids à celui de Scholem, Hannah Arendt brossait un portrait complémentaire de l'ami commun. Ni pur philosophe, ni pur littérateur, ce « dernier homme de lettres » aurait eu le don exceptionnel de « penser poétiquement » (dichterisch denken) [6][6]Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris,…. Les divergences notoires, y compris à son égard, entre Scholem et Arendt ne peuvent donc pas cacher certaines convergences moins remarquées [7][7]Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen…. Là où, pour saluer une prose poétique où la philosophie serait redevenue récit, Scholem renvoie à Schelling, auteur d'un projet de livre sur les « époques du monde » (Weltalter) et peut-être aussi des Veillées (Nachtwachen) de Bonaventura, la formule d'Arendt rappelle, entre autres choses, le fragment 116 de l'Athenæum de Friedrich Schlegel, qui attend un avenir où « poésie et prose, génialité et critique » se fondent en une « poésie universelle » [8][8]Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique »,…, et une figure de pensée qui hante la philosophie allemande depuis Kant : l'« intuition intellectuelle » (intellektuelle Anschauung) [9][9]Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO,….
3 Des affinités évidentes relient ces utopies (résolution de la « querelle des facultés » et de la « division du travail intellectuel ») et la venue toujours venante – du Messie ou de la révolution, qu'importe – vers laquelle la pensée de Benjamin est tout entière tendue : « le soleil qui est en train de se lever au ciel de l'histoire » [10][10]O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les…. L'aube ne cesse de poindre, l'avenir de venir, et sans cette imminence, qui troue toute immanence, le présent ne serait pas vraiment lisible. Considéré ainsi, aucun individu ne peut être dès maintenant dans le vrai [11][11]« Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du…, surtout à lui seul, ni aucune vocation se réaliser à part entière [12][12]Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame…. D'où la « tâche », renouvelée à chaque instant, du philosophe, du traducteur, du critique littéraire, de l'historien matérialiste, etc. de préfigurer un monde à la fois « promis et interdit » [13][13]O, II, p. 252..
4 Jamais pleinement accompli et toujours déjà atteint par « éclairs » (aufblitzen) et « éclats » (Splitter) [14][14]O, III, pp. 430, 443., l'à-venir messianique ne cesse de se préfigurer. Il faut donc en parler au futur présent : « Le monde messianique est […] » [15][15]GS, I, 3, 1238-39.. Mais comment faire justice à la double injonction : attendre et y aller (« Quand, sinon maintenant ? ») ? Comment imaginer le futur sans briser l'interdit des images ? Réaliser, sans l'enfreindre, une philosophie à venir [16][16]Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer… ?
5 Benjamin conçoit cette tâche pré-figurative sous la forme de « pro-grammes », « ex-posés », et de « pro-jets » (Entwürfe) en attente de leur achèvement [17][17]OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier…. D'où leur statut d'« essais » aussi « ésotériques » [18][18]Selon la « Préface épistémo-critique », les projets… qu'exotériques ; d'où les « tentatives » (Versuche) d'un Brecht, dont Benjamin admire, quoi qu'en disent Scholem et Adorno, le parti pris exotérique ; d'où les « arrangements expérimentaux » (Versuchsanordnungen) [19][19]O, II, p. 425. d'un Kafka, dont il défend la « profondeur » et même l'« obscurité » contre Brecht [20][20]Walter BENJAMIN, Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB),….
6 C'est dans la même prospective qu'il décrit le « chroniqueur » (Chronist) – celui qui rapporte tout, grand et petit, sans rien hiérarchiser – comme le héraut du Jugement dernier, ce stade ultime où le passé humain, devenu intégralement citable, n'aura justement plus à être jugé [21][21]Cf. O, III, p. 429.. De cet avenir la « philosophie narrative » évoquée par Scholem est, elle aussi, une préfiguration. Et dans cette optique, la « pensée poétique » tant admirée par Scholem et Arendt s'interprète, à son tour, comme une (auto-) anticipation de ce que Benjamin appelle la « prose messianique » [22][22]Cf. GS, I, 3, pp. 1238-1239. Benjamin emprunte cette notion de… – cet état du monde où le langage retrouve enfin la puissance du Logos et redevient poesis.
7 La coexistence dans l'idée messianique de l'ici-maintenant et du pas encore se double chez Benjamin d'une autre coïncidence temporelle. Ce qui n'est plus possible l'est encore. Tel est le sort de l'expérience, chargée ici de ses diverses significations [23][23]Le mot allemand Erfahrung renvoie à fahren (« voyager », etc.)…. Les essais de Benjamin, grands et petits, se conçoivent comme des expériences qui tentent, seuls mais en lieu et place d'un collectif « venant », de retenir une expérience – celle de la « catastrophe » –, dont l'effet majeur est, justement, de ruiner la possibilité même d'être vécue comme telle. Il n'en va pas autrement de ce médium privilégié de l'expérience qu'est le récit. Que Le Conteur (Der Erzähler) – essai qui est lui-même un conte théorique – expose le lent et nécessaire déclin de ce relais essentiel de toute tradition n'empêche nullement son auteur de s'essayer lui-même à des récits [24][24]Cf. Walter BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits…. Et ses écrits sur Kafka décrivent celui-ci comme le plus paradoxal des conteurs [25][25]Cf. C, II, p. 420 et C, II, pp. 250-51..
8 Dès ses débuts, Benjamin est persuadé de ce qu'il résumera peu avant sa mort par la formule suivante : vu d'en bas, l'état d'exception – ou ce qu'on appelle ainsi, notamment depuis 1933 – a toujours été la règle [26][26]Cf. Sur le concept d'histoire, dont la huitième thèse répudie…. Ses propres travaux sont eux-mêmes autant d'exceptions à cette règle destinées en même temps à la prouver. Ainsi ses pratiques d'écrivain confirment/infirment ses théories ; et celles-ci entretiennent entre elles des rapports du même ordre. En ce sens, sa définition de l'historien matérialiste – « il se donne pour tâche de brosser l'histoire à rebrousse-poil [27][27]Ibid. (septième thèse). » – vaut, dans un sens accru, pour la tâche qu'il s'est lui-même donnée.
9 À partir de quelques phrases clés, tirées surtout d'un de ses essais, je voudrais étudier ici comment cette « philosophie venante » s'anticipe et, ce faisant, se réalise. Ceci, selon sa propre optique, de façon nécessairement provisoire, partielle, partiellement ésotérique, à la fois allégorique et symbolique [28][28]Cf. sur ces dernières catégories OD, p. 178..


II. L'ILLUMINATION PROFANE
10 « Philosophie narrative », « penser poétiquement » – l'essai sur le surréalisme tourne autour d'un autre accouplement de contraires :
11
Mais le véritable dépassement (Überwindung) créateur de l'illumination religieuse ne gît certainement pas dans les stupéfiants. Il gît dans une illumination profane (profane Erleuchtung), d'inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le haschisch, l'opium et toutes les drogues que l'on voudra peuvent servir de propédeutique (Vorschule). (Mais une propédeutique dangereuse. Celle des religions est plus rigoureuse) [29][29]O, II, pp. 117-118. À un niveau plus directement politique, le….

12 L'illumination, religieuse ou autre, et le désenchantement du monde, le sacré et le profane, l'ésotérique et l'exotérique, la raison occidentale et la – sa – pensée sauvage : deux pôles antagoniques s'unissent ici dans un agon intime. Aucun d'eux n'annule l'autre. Mais leur rapport est dissymétrique. L'illumination, tel est ici le parti pris, sera profane ou elle ne sera pas, et elle ne le sera jamais assez.
13 Cette déclaration programmatique sera reformulée quelques pages plus loin. L'oxymore cède alors à un double chiasme. Le propos reste certes mystérieux, mais pour des raisons qu'il laisse lui-même entendre :
14
L'étude la plus passionnée des phénomènes télépathiques […] ne nous apprendra pas sur la lecture (qui est un événement (Vorgang) éminemment télépathique) la moitié de ce que cette illumination profane qu'est la lecture nous apprend sur les phénomènes télépathiques. Ou encore : l'étude la plus passionnée de l'ivresse du haschisch ne nous apprendra (lehren) pas sur la pensée (qui est un éminent narcotique) la moitié de ce que cette illumination profane qu'est la pensée nous apprend sur l'ivresse du haschisch. Le lecteur (der Leser), celui qui pense (der Denkende), qui attend (der Wartende), qui flâne sont des types d'illuminé tout autant que le mangeur d'opium, le rêveur, l'enivré (der Berauschte). Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous consommons dans la solitude [30][30]Ibid., p. 131..

15 Télégraphiques, tout en ellipses, empreints d'un fort pathos anti-pathétique, les passages cités ici sont autant d'actes d'« écrivant ». Ils participent à ce qu'ils invoquent. Cette écriture est elle-même le médium d'illumination, d'ivresse, de télépathie. C'est?à-dire, on y reviendra, d'une certaine prose.
16 On est bien loin ici de l'Enivrez-vous de Baudelaire. Il faut certes « toujours être ivre » [31][31]« Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre… et sans modération [32][32]Non pas que Benjamin soit hostile à toute modération, seulement…. Mais non par n'importe quel moyen, ni en se résignant par avance aux lendemains de fête et aux retours de bâton : autant de mouvements de balancier entre un faux romantisme et un faux réalisme dont Benjamin fait dire, en français, comme par un chœur anonyme : « Nous en avons soupé ! Tout plutôt que cela » [33][33]Cit. O, 2, p. 131..
17 Une autre logique est ici en jeu. Benjamin la résume ailleurs en quatre mots : « Toujours radical, jamais conséquent (konsequent)… » [34][34]C, I, p. 388.. Devise qui traduit une expérience très particulière du mouvement des extrêmes. Non seulement ceux-ci se touchent, mais ils se perdent, s'abîment l'un dans l'autre par un « renversement (Umschlagen) paradoxal » [35][35]Ibid., et se (re) trouvent, tels des acrobates. Coincidentia oppositorum qui n'est plus celle de la mystique, celle-ci n'en constituant, on y reviendra, qu'un des deux pôles.
18 Les meilleurs parmi ses contemporains, écrit Benjamin, savent joindre une « adhésion sans réserve » à l'époque, à un « manque total d'illusions » la concernant [36][36]O, II, p. 367 (« Expérience et pauvreté »).. Adhésion marquée dans le passage cité plus haut par la phrase : « Et de plus profanes ». Marx, Weber et Benjamin, chacun à sa façon, identifient la dynamique du capital avec la froide profanation de tout ce qu'on avait tenu jusque-là pour sacré. Benjamin en conclut que c'est uniquement de l'intérieur de ce mouvement démystifiant qu'une illumination peut encore se produire [37][37]« Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au…. Tel est l'enjeu théologico-politique de la formule « illumination profane ». Le reste ne serait que postures réactives, mauvais romantisme, réenchantement du monde [38][38]Un abîme sépare Benjamin de l'auteur de « Science comme….
19 L'essai sur le surréalisme admet que le haschisch et l'opium peuvent être des étapes préliminaires qui ouvrent la voie. Mais il ajoute deux correctifs, qui se corrigent mutuellement.
20 1. La voie royale de l'illumination profane est celle qu'on emprunte tous les jours. Sa véritable école est l'acte – passif – d'attendre, de lire, de penser, de flâner [39][39]Conclusions analogues, aux accents plus moralisateurs, chez…. Autant de « prières naturelles » [40][40]« Si Kafka n'a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins… et d'« exercices spirituels » [41][41]« Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace », écrit… qui ne sont plus tournés vers des objets religieux [42][42]« Les objets, que la méditation claustrale assignait à la…. Mais ce sont eux-mêmes des types de télépathie, des drogues supérieures. Le surréel et le paranormal sont le réel et le normal en train de se surpasser.
21 2. Le fait qu'une drogue soit de notre propre crû ne la rend pas automatiquement bénéfique. Il y en a une qui est, au contraire, plus insidieuse que n'importe quel stupéfiant : le moi du sujet privé s'enivrant stupidement de sa privation même [43][43]En cela, le dandy ne se distingue guère du bourgeois. « Enivré….

III. LE PENSANT, LE VOYANT : BENJAMIN, BRECHT, RIMBAUD
22 Comme le « voyant » de Rimbaud, qui abrège, et abroge, l'idée de « clairvoyant », les mots der Wartende [44][44]Possible référence à l'article de Siegfried KRACAUER, « Die… (littéralement, « l'attendant ») et der Denkende (« le pensant ») produisent un léger effet d'aliénation. Ni verbe ni substantif d'usage, ces gérondifs désignent un présent continu, mais sans heures fixes.
23 Si le demi-néologisme « pensant » vaut mieux que « penseur » (Denker), c'est que celui-ci n'est plus recevable dans l'état. Benjamin s'en explique à propos de Herr Keuner [45][45]Cf. « Bert Brecht », GS, II, 2, pp. 662-664. Benjamin note…, un des « pensants » prolétaires de Brecht : seule une « pensée grossière » (plumpes Denken) venant d'en bas est aujourd'hui à la hauteur du mot d'ordre de l'Aufklärung : penser par soi-même (Selbstdenken). De même que les professionnels de la politique nous empêchent – nous évitent – d'agir pour nous-mêmes, poursuit Benjamin, les « penseurs » attitrés sont payés pour penser à notre place. « Les philosophes ont toujours interprété le monde… », disait Marx. Presque un siècle plus tard, Benjamin et Nizan les qualifie de « maquereaux » et de « chiens de garde ».
24 L'essai sur le surréalisme lance un autre mot d'ordre qui ne semble guère compatible avec la sobriété de la « pensée grossière » : « gagner à la révolution les forces de l'ivresse (Kräfte des Rausches) » [46][46]O, II, p. 130.. Un « observateur allemand » s'assigne ici la tâche d'établir une centrale (Kraftstation) capable de canaliser, et aussi de filtrer, le flot tumultueux libéré par le mouvement surréaliste [47][47]Ibid., pp. 113-114.. Car certaines des fréquentations de celui-ci sont troubles, notamment celle de Mme Saco, la voyante au 5 rue des Usines, « humide arrière-chambre du spiritisme » [48][48]Ibid., p. 117. Benjamin cite ailleurs un jeu de mots sur la…. Non que la télépathie ne soit pas digne d'attention. Au contraire, elle l'est trop pour être laissée aux « truchements égarants » [49][49]GS, V, I, p. 76. des professionnelles [50][50]Cf. là-dessus « Madame Ariane, deuxiéme cour à gauche », in…. Cette voyance-là nous soumet au destin ; une autre permet de le déjouer.
25 Une lettre écrite peu après la Commune de Paris par un écolier de seize ans et demi le dit en un feu d'artifice d'illuminations profanes :
26
Car JE est un autre. […]. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! […] Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! […] tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse […]. Le Poëte se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. […] Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs […]. – Du reste, […] le temps d'un langage universel viendra ! […] Le poëte définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle […]. Énormité devenant norme, absorbé par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez [51][51]Lettre (dite « du voyant ») à Paul Demeny, 15 mai 1871 (Arthur….

27 Auteur/non auteur [52][52]Notion développée par Benjamin en des termes rigoureusement…, vecteur d'un progrès jamais encore vu, poète incarnant ce que Benjamin appellera l'idée de jeunesse, un jeune inconnu cherche ici à se faire le médium de l'inconnu, le « voyant » de ce dont Benjamin sera un « pensant » : le sens commun venant et à venir. Le « dérèglement » des sens auquel il se soumet est une contre-école aussi « raisonnée » qu'est « régulière » « l'anarchie » invoquée en 1848 par un autre insoumis dans un manuscrit inédit [53][53]« L'anarchie régulière est l'avenir de l'humanité » (Auguste…. Cette discipline à rebours, où un « travailleur monstrueux » tente de « faire l'âme monstrueuse », sera pour Benjamin ni plus ni moins qu'une « propédeutique ». (« Dangereuse » : la trajectoire de Rimbaud en témoigne). Autrement dit, une préfiguration. De même, l'idée d'une « énormité devenant norme » anticipe très précisément le « véritable état d'exception » qui, selon Le Concept d'histoire, mettra fin un jour à sa caricature monstrueuse – le soi-disant état d'exception qui, la « tradition des opprimés » l'enseigne, a toujours été « la règle » [54][54]O, III, p. 433.. Le démantèlement de cet état d'exception-là – c'est-à-dire de l'Etat tout court – nécessitera, en effet, un « long, immense et raisonné dérèglement » [55][55]Cf. « Critique de la violence » : « C'est […] sur la….

IV. « LA LECTURE (QUI EST UN ÉVÉNEMENT ÉMINEMMENT TÉLÉPATHIQUE) »
28 Benjamin donne au mot « surréalisme » le sens suivant : « cet autodépassement [de la réalité] qu'appelle le Manifeste communiste » [56][56]O, II, p. 134.. Dans cette optique, seul – seul ! – le poids des choses et de l'âge [57][57]« [Proust] est pénétré de cette vérité que les vrais drames de… s'oppose au mouvement extatique du réel. « Presque tous oublient », écrit le jeune Benjamin au nom de la jeunesse, « qu'ils sont eux-mêmes le lieu ou l'esprit se réalise » [58][58]C, I, p. 86. Cf. mon essai « Une certaine idée de la jeunesse.…. À chacun, donc, de devenir son propre médium. Penser par soi-même, mot d'ordre de l'Aufklärung, c'est aussi se faire télépathe.
29 Cette morale, qui traverse les récits de Benjamin, est magnifiquement résumée dans « Madame Ariane, deuxième cour à gauche » : « Transformer la menace de l'avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique, seul digne d'être souhaité, telle est l'œuvre d'une présence d'esprit corporelle » [59][59]SU, p. 234.. Bel exemple cité par Benjamin d'un tel main-tenant : Scipion, commandant en chef de l'armée romaine, trébuchant en mettant pied sur le sol de Carthage, ouvrant grands les bras dans sa chute, et s'exclamant : Teneo te, Terra africana. En un clin d'œil il a transformé un mauvais augure en cri de victoire.
30 Penser, écrit Benjamin ailleurs, c'est « l'art de savoir tomber » (fallen zu können) ; c'est « pouvoir mettre à l'épreuve (einsetzen) toute une vie, l'exposer (im Auszug) de manière à peine calculable, contre n'importe quel petit détail de ce monde » (citation de Willy Haas) ; c'est « l'état de conscience d'un chutant » [60][60]GS, III, p. 278 (« Theologische Kritik »).. Le pensant (der Denkende), le chutant (der Stürzende).
31 Revenons au « lisant ». En quoi la lecture serait-elle télépathique ? D'abord en ceci qu'elle nous met en rapport, elle aussi, avec du lointain. Constituerait-elle donc un moyen terme entre la télépathie et la télécommunication [61][61]Inversement, celui qui répond au téléphone – « médium qui obéit… ? Quoi qu'il en soit, elle (re) vient de loin. Elle naît avant la lettre.
32 Benjamin brosse à grands traits la (pré) histoire de la lecture dans un fragment intitulé « Sur le pouvoir mimétique ». Cette esquisse constitue un pendant historico-philosophico-anthropologique à la métaphysique du langage exposée dans l'essai « Sur le langage en général et sur le langage humain ». D'une part, la Genèse : un Logos divin traverse la Création comme un « secret mot d'ordre », relayé d'une « sentinelle » à l'autre et aboutissant au « médium » le plus élevé, le langage humain [62][62]O, I, pp. 142-165.. De l'autre, la généalogie : un pouvoir mimétique se traduit, lui aussi, à travers toute l'histoire naturelle et humaine. Ceci dans les deux cas de façon télé-grapho-pathique. Et cela se traduit à son tour dans la vitesse de pensée et de style de l'écrivant (der Schreibende) qui, dernière sentinelle, médium du moment, en fait ici le récit :
33
« Lire ce qui ne fut jamais écrit ». Ce lire (lesen) est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les chaînons intermédiaires d'une nouvelle façon de lire, runes et hiéroglyphes. Tout porte à croire que telles furent les étapes par lesquelles le don mimétique, autrefois fondement des pratiques occultes, trouva accès à l'écriture et au langage. Ainsi le langage serait le degré le plus élevé du comportement mimétique et l'archive la plus parfaite de la ressemblance non sensible : un médium dans lequel ont intégralement (ohne Rest) migré les anciennes forces de création et de perception mimétique, au point de liquider les pouvoirs de la magie [63][63]O, II, p. 363. La citation, de Hofmannsthal, sera reprise à….

34 S'ouvrent ici plusieurs grandes questions :
35 1. Loin d'être un aperçu sans suite, l'idée que le langage humain soit le « médium » de tous les médiums antérieurs relie entre elles ces deux théories du langage. Elle est donc elle-même le médium de ces médiums complémentaires et contradictoires que sont le Logos et le pouvoir mimétique. Mais il y a plus. ll serait à montrer que ces deux théories entretiennent des rapports intimes avec le (s) style (s) de Benjamin lui-même.
36 « Médium » est un terme philosophique en même temps qu'un mot ordinaire, auquel – troisième couche – des courants occultistes avaient imprimé leur marque vers la fin du dix-neuvième siècle. Chez Benjamin comme chez Schlegel, il devient un terme « magique » qui résume, d'un seul trait télégraphique, un vaste ensemble philosophique [64][64]Dans sa thèse, Benjamin isole le concept de « médium de…. S'y croise – comme, selon Benjamin, dans tout langage humain – un réseau de correspondances [65][65]Une autre version d'un passage cité plus haut décrit le langage…. D'où, poursuit-il, la possibilité, pour l'écrivain-philosophe, en tant que médium de ces correspondances, d'entrer en « contact magnétique » avec la vie souterraine du langage : sa plume se laisse alors aimanter comme la baguette du sourcier [66][66]Il « éprouve l'efficacité bienfaisante d'un ordre, grâce à quoi…. D'où aussi, pourrait-on enchaîner, l'expérience télépathique que fait un lecteur capable d'hériter des anciens types de lecture.
37 Le mot médium relayerait ainsi la télépathie qu'il désigne. Il en serait le symbole autant que le signe. En cela, il offrirait une défense et illustration des deux théories qu'il expose, notamment de leur axiome commun, selon lequel le rapport du mot à la chose n'est en rien arbitraire [67][67]Concevoir le Langage comme un médium de correspondances, c'est,….
38 2. Il y a eu « transformation », et non pas « déclin » (Verfall) – ou, dans une autre version, « dépérissement » (Absterben) – du pouvoir mimétique [68][68]O, II, p. 360. Si Benjamin insiste par ailleurs sur le…. Telle est la thèse de cette esquisse théorique. Comme dans le schéma hégélien de l'Aufhebung ou le modèle freudien de la sublimation, le pouvoir mimétique aura été conservé-et-liquidé. Le patrimoine de l'humanité nous resterait, mais sans plus aucun reste de magie.
39 Dans leur livre Dialectique de la raison (1944-1947), tributaire à certains égards du dernier écrit de Benjamin Sur le concept d'histoire (1940), Adorno et Horkheimer repensent l'histoire de l'Occident en termes d'un désenchantement du monde pire encore que la « nuit polaire » anticipée, dès 1919, par Max Weber. L'Aufklärung se serait dégradée en raison instrumentale, le processus de démythologisation se serait mué en une rationalisation du mythe.
40 Or, dans l'esquisse « Sur le pouvoir mimétique », Benjamin postule une autre dialectique de l'Aufklärung. « L'inachevé ici s'accomplit » (Das Unzulängliche, hier wird's Ereignis) : ce qui dans Faust II vient de la grâce céleste surgit ici du langage humain. Celui-ci – le don que le genre humain, en se constituant, se serait fait à lui-même – aurait donc réussi là où l'histoire humaine aurait jusqu'ici lamentablement échoué ? Le langage nous attendrait-il, donc, comme la Nature chez Baudelaire, avec des « regards familiers » ? Archive de l'humanité, serait-il le gage de son avenir ?
41 Quoi qu'il en soit, la genèse du langage, telle qu'elle est évoquée ici, rappelle la logique de l'illumination profane. Dans les deux cas, les anciennes formes, religieuses, magiques, ou mythiques, ne sont pas purement et simplement annulées. Cela ne ferait que répéter la désastreuse dialectique en cours : celle d'un mauvais retour du refoulé. Le pouvoir mimétique postule une autre « liquidation » des forces occultes, un autre désenchantement du monde – à savoir, une Aufklärung se nourrissant de ce qu'elle consume. Ce serait dans le langage – ce fait accompli de l'utopie – que celle-ci se préfigurerait.
42 3. C'est le langage, dit l'essai sur le surréalisme, qui éclaire la télépathie, et non l'inverse. De même, selon Marx, c'est l'anatomie de l'homme qui fournit la clef à celle du singe [69][69]Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Marx-Engels…. En faisant varier ce schéma, Benjamin dialectise, sans l'abandonner, l'idée de progrès unilinéaire qui le sous-tend [70][70]Benjamin rejette l'idéologie progressiste (social-démocrate,…. Ce renversement de perspective, que Benjamin appelle ailleurs le « tournant copernicien de l'historiographie », donne à penser que les Lumières – que les anti-modernes qualifient, à tort et à raison, d'obscures – ne sont à la hauteur de leur promesse que si elles se laissent éclairer à leur tour par une autre source : celle de « l'illumination », mystique, anthropologique, etc. Et inversement – inversement surtout. Ce double mouvement contradictoire ne va certes pas sans violence. Mais c'est de ces heurts que peuvent naître de nouvelles étincelles.
43 Accentuer la dimension profane de ces illuminations potentielles, c'est reconnaître que l'Aufklärung reste, jusqu'à nouvel ordre, l'horizon indépassable de notre époque. C'est « devant la Raison » (im Angesicht der Vernunft) [71][71]O, II, p. 438. D'où le tour de force proposé dans l'essai Sur…, écrit Benjamin, que les paraboles de Kafka ont à se légitimer.
44 Ou est-ce aussi derrière son dos ? À l'insu de ses instances officielles ? On y reviendra à propos d'un petit bossu.
V. DIALECTIQUE DE L'IVRESSE (RAUSCH)
45 Deuxième variation sur l'inversion opérée dans la phrase citée plus haut : aucune investigation de l'ivresse du haschish ne nous enseignera autant sur la pensée que ne fait celle-ci sur celle-là – la pensée étant elle-même un « éminent narcotique ».
46 Cette dernière formule – qui va de pair avec celle qui vient de nommer la lecture « un événement éminemment télépathique » – est placée, elle aussi, entre parenthèses. Celles-ci, loin d'en réduire la portée, créent un double effet d'évidence et de surprise, l'une accentuant l'autre, « énormité devenant norme » [72][72]Cet effet rhétorique rappelle la « technique narrative » que…. Enoncer de telles vérités au détour d'une phrase, comme en passant ou en aparté, c'est suggérer qu'elles ne doivent, ou ne peuvent, être argumentées selon les normes philosophiques en cours. Ici encore deux mots s'entrechoquent. Dans le cas de l'« illumination profane », chaque terme rayonne, de façon ouverte, positive, et multiple, sur l'autre. Ici, « éminent » inverse le potentiel négatif de « narcotique ». Discordant, cet accouplement l'est surtout pour une civilisation qui cache ses ambivalences vis?à-vis des drogues sous un discours univoque et moralisateur [73][73]Cf. sur la tentation et la crainte de l'ivresse narcotique,….
47 Que la pensée puisse avoir l'effet d'un narcotique (narke, « torpeur » ; narkotikon, « rendre engourdi, insensible »), Benjamin n'aurait eu aucune raison de le nier. Anesthésie est pourtant le contraire de ce qui est en jeu ici. Le contraire – ou peut-être une composante. Il se peut, en effet, que ce soit seulement à l'intérieur d'une certaine anesthésie de la pensée que la « dialectique de l'ivresse » peut se déployer.
48 Cette dialectique n'a rien en commun avec l'opposition habituelle entre ivresse et sobriété. Elle en est aussi éloignée que le sont la profanation, le désenchantement, et la prose, tels que Benjamin les conçoit, de l'acception habituelle de ces termes. Ici encore les extrêmes s'inversent l'un dans l'autre. Au lieu de se mêler ou de se dissoudre dans une synthèse, chacun est le lieu d'échanges chiasmatiques :
49
Toute extase dans l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde complémentaire, humiliante sobriété (beschämende Nüchternheit) ? À quoi tend l'amour courtois (Minne) – car c'est lui, non l'amour, qui lie Breton à la jeune télépathe – sinon à éprouver que (als daß) la chasteté, elle aussi, est un ravissement [74][74]O, II, p. 119. (« La jeune télépathe » (das telepathische… ?

50 Une complémentarité et une dissymétrie des termes se font de nouveau remarquer. De même que l'accent tombait sur l'illumination profane, c'est une certaine sobriété qui se fait de nouveau remarquer ici : non pas, certes, celle qui désertifie le monde, mais celle qui, dans la formule de Zarathoustra, reste « fidèle à la terre ». À l'opposé de la raison bourgeoise (qui, selon le Manifeste communiste, a noyé tout enthousiasme dans « l'eau glaciale du calcul égoïste »), sobriété est loin ici d'éliminer extase. Elles appartiennent, au contraire, à deux mondes complémentaires. Et si la chasteté est « elle aussi » un ravissement, cela donne à penser que la sobriété en question communique à son tour avec l'ivresse. Ceci de par la discipline de l'ascèse, nüchtern signifiant « sobre », mais aussi « à jeûn ». (À qui ou à quoi donc la sobriété fait-elle honte ? On y reviendra). On pourrait peut-être extrapoler ici la chaîne suivante : sobriété – raison – chasteté – ravissement – amour courtois – amour platonicien – philo-sophie. Ceci au nom de la « prose messianique » : un désenchantement à venir qui, tout en renonçant au chant, ne déchantera pas [75][75]Festive (festlich begangen), la prose messianique est pourtant….
51 Résumons. De même que le langage humain constitue le stade le plus achevé du pouvoir mimétique, de même ses meilleurs médiums – le pensant, l'écrivant, le lisant, etc. – traduisent les narcotiques, la télépathie, le magnétisme, etc. en prose. Ils « liquident » – liquéfient, (re) fondent – un héritage immémorial.
VI. KAFKA, BENJAMIN, LE VOYANT, LE NOYANT
52 Certains de ces motifs font retour dans la lettre qu'adresse Benjamin à Scholem en 1938 sur Kafka [76][76]C, II, pp. 248-55..
53 Kafka vit, comme Klee, « dans un monde complémentaire ». « Souvent si serein (heiter) et traversé par des anges », ce monde est « l'exact complément » d'une « époque qui s'apprête à supprimer les habitants de cette planète en quantités considérables ». Sans aucune « vue des lointains » (Weitblick) ou « don de visionnaire » (Sehergabe), doté seulement d'une écoute tendue des bruits et murmures de la tradition, Kafka « percevait (gewahrte) le complément » – « ce qui vient », qui est ici le pire – « sans percevoir ci qui est aujourd'hui ». Ces choses « veulent être attrapées au vol » ; seulement, « nulle oreille n'est destinée à [les] entendre ». Oreille de personne, « un individu (qui s'appelle Franz Kafka) » lit, sans clairvoyance, ce qui n'est pas écrit : l'écriture sur le mur. Il voit le futur dans le présent, qu'il ne voit guère.
54 Nouvelle « lettre de voyant », où un (mal-) voyant est commenté par un autre, leur commun objet étant l'atroce progression de ce que Rimbaud avait appelé « le temps des Assassins ». Deux années plus tard, Benjamin cite un passage des Fragmens et Pensées Détachées de Turgot : « Nous apprenons toujours les événements trop tard et la politique a toujours besoin de prévoir pour ainsi dire le présent [77][77]EF, p. 448 ; GS, I, 3, p. 1237.. » Pour le faire, poursuit Benjamin, l'historien matérialiste doit être le « prophète tourné en arrière » (rückwärts gekehrter Prophet) imaginé par Schlegel : « C'est justement sous ce regard de voyant (Seherblick) que sa propre époque est bien plus nettement présente qu'elle ne l'est aux contemporains qui « marchent du même pas qu'elle » (« mit ihr “Schritt halten” ») [78][78]Ibid..
55 « On aimerait dire », ainsi résume-t?il Kafka (et, prophète à rebours, lui-même) en un épi-télé-gramme, « qu'une fois sûr de l'échec final, tout lui réussissait en route comme en rêve » [79][79]C, II, p. 252.. Attendre, ici, c'est attendre le pire, avec la « gaîté (Heiterkeit) rayonnante » d'un homme pour lequel iI y a « infiniment d'espoir, seulement pas pour nous ». C'est élire domicile (comme disait autrefois Baudelaire du flâneur) dans la « marge (Spielraum) superbe que la catastrophe ne connaîtra pas ». De ce désastre (qui, selon Benjamin, remonte jusqu'à la Chute [80][80]O, III, p. 434.) ni l'individu ni les grandes masses ne feront l'expérience qu'à « l'heure de leur propre suppression ». Et pourtant cette expérience, Kafka l'aura faite.
56 « Lui » (Er), s'appelait-t?il. « Je est un autre » – personne – médium du collectif – œil de la tempête – « solitude mûrie jusqu'à sa disparition » [81][81]O, I, p. 168 (« L'Idiot de Dostoïevski »). – « à la pointe d'un mât déjà pourri » [82][82]Benjamin décrit ainsi sa propre situation en 1931 (C, II,….
57 Cette position intenable, Kafka la décrit comme décrivant une « ellipse » ; et elle le fait à son tour de manière elliptique – « dangereusement réduite », selon sa propre formule. Ellipse qui rappelle les chiasmes de « l'illumination profane » et la « dialectique de l'ivresse ». Car ses deux foyers sont eux aussi « très éloignés » l'un de l'autre. L'univers de Kafka, monde d'expérience « de tous le plus récent », lui est « convoyé » (zugetragen) par la tradition mystique [83][83]Peut-être suite à cette lettre, Scholem, l'historien attitré de…. Ceci constitue une réponse inouïe à la question kantienne : quelles sont les conditions de possibilité de l'expérience ? Pour que celle de la modernité soit possible, il « fallait faire appel » (daß […] appelliert werden mußte) au lointain foyer mystique. Formulation qui donne à penser que l'appel ne fut pas (pour citer Benjamin citant Valéry sur Baudelaire) le « propos » conscient de Kafka, mais sa « raison d'Etat » [84][84]Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à….
58 Telle est la première condition de possibilité d'une impossible expérience. Répétons-la : pour pouvoir se mesurer à la réalité incommensurable qu'est le monde moderne – « à cette réalité qui se projette comme le nôtre, théoriquement par exemple dans la physique moderne, pratiquement dans la technique de guerre » –, il fallait pouvoir bénéficier de « rien de moins » que d'un complément mystique. C'est « ce qu'il y a de proprement fou chez Kafka au sens précis du terme » [85][85]Benjamin disait également de son travail sur les passages qu'il…. « Essentiellement isolé » – « seul comme Franz Kafka », disait celui-ci –, il fut loin d'être coupé du monde. Les « fous » de Kafka en sont des médiums, des télépathes qui transmettent le présent au présent grâce à leur réception d'un lointain passé.
59 La deuxième condition de possibilité n'est pas moins folle. Complémentaire, ruineuse, et providentielle à la fois, elle consiste en ceci : pour que la tradition mystique puisse convoyer l'expérience du présent, il fallait qu'elle soit « tombée malade » ; que la réception soit brouillée ; que « des événements (Vorgänge) dévastateurs » aient eu lieu en son sein [86][86]Benjamin promet de revenir à ce point tout de suite. En fait,…. Benjamin pense ici sans doute à cette « chaîne d'événements » dans laquelle, deux années plus tard, un autre (non-) voyant, l'Ange de l'Histoire, discernera « une seule et unique catastrophe », celle que « nous » – nous autres, mortels et modernes – « appelons le progrès » [87][87]O, 3, p. 434..
60 Double tour de folie, donc, ellipse, chiasme, état d'exception, impossible possible : en s'entrechoquant avec la tradition mystique, la catastrophe du progrès aura secrété un antidote aux deux – à la tradition mystique, voire à toute tradition telle quelle, et au dit progrès. D'où la double attente de la tradition, qui attend de nous non seulement son sauvetage [88][88]« Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque… mais, du même coup, sa destruction, non moins salvatrice [89][89]« Ma pensée a le même rapport à la théologie que le papier….
61 Voilà, à nouveau, l'esquisse d'une autre dialectique de la raison. Autre désenchantement du monde qui se niche à l'intérieur de celui qui domine. Comme si, par un miraculeux « travail de passages », la pression des apories pouvait elle-même forcer une issue. « Là où il y a danger, croît aussi/ Ce qui sauve » (Hölderlin). À quoi la lettre sur Kafka ajoute que, là où l'état d'exception atteint son paroxysme, il faut un être d'exception, c'est-à-dire personne, un quasi-anonyme, pour attraper « ce qui sauve » ; et qu'il n'est sûr de saisir le main-tenant qu'au prix de sa propre survie. Même geste dans les dernières notes de Benjamin, qui évoquent la « paille vers laquelle celui qui est en train de se noyer tend la main » (nach dem der Ertrinkende greift) – à savoir, la « remémoration » (Eingedenken) [90][90]GS, I, 3, p. 1243. Cf. la formule analogue concernant le geste….
62 Le voyant, le pensant, le noyant, le maintenant, que la main tient ou ne tient pas… « ([…] l'écriture n'était ici qu'un état provisoire (comme pour quelqu'un qui écrit son testament, juste avant de se pendre – un état provisoire qui peut très bien durer toute une vie) […]) » [91][91]Franz KAFKA, Briefe 1902-1924, Francfort-sur-le-Main, 1975,…. Rapport abyssal entre le sauvant (das Rettende : « ce qui sauve »), le sauvé et le sombrant.
VII. DIALECTIQUE DE LA HONTE (SCHAM)
63 Chez Benjamin, le dernier avatar de cette folle dialectique est la parabole qui ouvre les thèses Sur le concept d'histoire. Parabole-ellipse tendue, ici encore, entre deux pôles. Un nain, « maître dans l'art des échecs » caché à l'intérieur d'un automate, guide la main d'une poupée assise devant l'échiquier. En haut, le joueur visible, officiel : « la marionnette appelée “matérialisme historique” ». En bas, son éminence grise, « la théologie, dont on sait qu'elle est aujourd'hui petite et laide, et qu'elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir » (sich ohnehin nicht darf blicken lassen) [92][92]O, III, p. 428..
64 Ce nain disgracieux est visiblement le « petit bossu » du folklore allemand déjà présent-absent dans certains écrits antérieurs de Benjamin – notamment l'essai sur Kafka, où sa bosse (Entstellung : « défiguration/déplacement ») figure l'oubli [93][93]O, II, pp. 434-446.. La théologie, rapetissée et distordue par l'oubli auquel le réduit la Raison moderne, et qui est donc invisible à ses Lumières trompeuses, profite ici de sa mauvaise passe. Puisque le matérialisme historique ignore – et ne pourrait donc jamais admettre – qu'il a besoin de ce partenaire-là, il faut que leur collaboration ait lieu à son insu, sous la table, derrière le dos de celui qui est, en principe, l'instance la plus progressive, le bras le mieux armé, de ce que nous appelons l'Aufklärung.
65 S'ouvre ici un nouveau chiasme, une double inversion quasi carnavalesque : le maître du jeu est en même temps l'assistant, l'assistant le maître. Dans cette parabole, l'image et la leçon qui en est tirée se contredisent, sans s'annuler pour autant. D'une part, le matérialisme historique est assuré de gagner à tous les coups s'il « prend la théologie à son service ». Telle est du moins la morale de l'histoire. D'autre part, l'image qui est censée l'illustrer l'inverse : on y voit la prétendue ancilla tirant les ficelles. Pourquoi donc avoir tiré la dite morale ? Parce qu'il y va – nouvelle variante du même chiasme – du vœu pieux, résiduellement religieux, que l'Aufklärung puisse un jour prévaloir.
66 C'est le même paradoxe que l'ellipse de Kafka. Ignorée et défigurée par une Aufklärung réductrice, la théologie, réduite mais irréductible, pourrait, grâce à cette ignorance et cette défiguration même, lui venir en aide.
67 Il était question, à propos de la « dialectique de l'ivresse », d'une « humiliante (beschämend) sobriété ». Dans le présent contexte, c'est surtout la théologie qui suscite la « honte » et / ou la « pudeur » (le mot Scham ayant les deux sens). Benjamin souligne à plusieurs reprises que Kafka la considère « indécente » [94][94]GS, II, 3, pp. 1212, 1232.. Chacun de ses ouvrages serait « une victoire de la Scham sur la problématique théologique » [95][95]Ibid., p. 1213.. Et : « On a remarqué que dans les écrits de Kafka “Dieu” n'apparaît pas. Il en va de même des Juifs. La Scham lui interdisait de parler de ces choses [96][96]GS, II, 3, p. 1237.. »
68 Un réflexe analogue est à l'œuvre dans la parabole de l'automate d'échecs. Il n'y a pas de Dieu dans la machine ; la théologie, elle, y est, certes, mais pudiquement cachée, et sans être qualifiée de juive, même si d'autres thèses incitent à la caractériser ainsi [97][97]Même jeu de cache-cache dans la lettre sur Kafka. D'une part,…. Il y aurait donc un manque de pudeur non seulement chez les athées de la place du marché qui se moquent du « dément » (der tolle Mesnch) nietzschéen catastrophé par la mort de Dieu, mais aussi chez les bien-croyants qui font comme si de rien n'était.
69 Certains autres textes permettent, d'ailleurs, de penser que, face à « l'humiliante sobriété » d'un véritable désenchantement du monde – qui réunira sobriété, ivresse, et pudeur –, la théologie sera priée non seulement de ne pas se montrer en public, mais de disparaître, même de sa cachette.
70 Mais comment faire en attendant ? En plus d'une réaction intime, la Scham, observe Benjamin à propos de Kafka, est une exigence sociale : « On n'a pas seulement honte devant les autres, on peut aussi avoir honte pour eux [98][98]O, II, p. 439.. » Et cela peut signifier : pour nous autres humains :
71
Pour [Kafka], être animal signifiait sans doute seulement le fait d'avoir renoncé, par une sorte de pudeur (Scham), à la figure et à la sagesse humaines. Comme un monsieur distingué qui, échouant dans un bistrot de troisième ordre, renonce pudiquement (aus Scham) à essuyer son verre [99][99]C, II, p. 251..

72 Tant qu'une Raison mal désenchantée rationalise des meurtres de masse, elle aura beau avoir honte de la théologie. Vous autres humains, chuchote le petit bossu par-dessus le seuil d'un autre siècle, quand aurez-vous honte de vos hontes et de vos indécences [100][100]À la fin d'Enfance berlinoise, le petit bossu chuchote… ?









Notes
    •    [1] Le présent essai fait partie d'un ensemble de textes, comprenant notamment « Les noces de “Physis” et de “Techne”. Walter Benjamin et l'idée d'un matérialisme anthropologique », in Cahiers Charles Fourier no 21, Paris 2010, pp. 99-120 ; « Spielraum. Jeu et enjeu de la “seconde technique” chez Walter Benjamin », à paraître dans Berdet, Marc/Ebke, Thomas (dir.) [2013] : Matérialisme anthropologique et matérialisme de la rencontre. Traduire notre présent devant Walter Benjamin et Louis Althusser, Xenomoi, Berlin 2013 ; « Y croire », à paraître dans le no spécial des Cahiers de l'Herne (2013) consacré à Benjamin.
    •    [2] W. BENJAMIN, Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II, p. 195.
    •    [3] « Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978, pp. 113-136, notamment pp. 119-122.
    •    [4] Ibid., p. 126.
    •    [5] Ibid., p. 117.
    •    [6] Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, 1974. p. 305. Cette formule, qu'elle semble vouloir étendre à Heidegger, aurait suscité les objections de Benjamin, trop juif pour considérer le langage comme un « phénomène essentiellement poétique » (ibid.). Cf. à cet égard la parenthèse suivante de son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » : « (et c'est pour délivrer [la nature] que vit et parle l'homme, et non pas seulement, comme on le suppose en général, le poète) » (Walter BENJAMIN, Œuvres (ci-après O), Paris 2000, 1, p. 163) Cf. également son portrait nuancé de Friedrich Schlegel, qu'un critique avait appelé un « philosophe-artiste ou un artiste philosophant », et son parti pris pour la « sobriété » de Hölderlin, dans sa thèse (Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (ci-après CC), Paris, 1986, pp. 74-90, 153-54) ; et son constat que l'œuvre de Kafka rompt avec « une prose purement poétique (dichterisch) » et reste en attente de la « doctrine » (Lehre) (Walter BENJAMIN, Gesammelte Schriften (ci-après GS), Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1972-89, II, 2, p. 679).
    •    [7] Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen Habermas dans son essai de 1961 : « L'idéalisme allemand des philosophes juifs » (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-Main 1981, pp. 39-64).
    •    [8] Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique », ibid., pp. 37-38.
    •    [9] Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO, qui lui attribue une « faculté sensitive à la deuxième puissance (zweite Sinnlichhkeit) » – « utopie de la connaissance » qui aurait pour contenu « l'Utopie même » (Prismes, Paris, 1986, pp. 201-213 ; ici, pp. 212-213).
    •    [10] O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les affinités entre ces composantes essentielles de sa pensée ressortent bien en traduction française.
    •    [11] « Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du « nécessairement, symptômatiquement, productivement faux. […] Et il ne m'est pas donné de correspondre justement […] à une situation fausse. Cela n'est, d'ailleurs, nullement souhaitable aussi longtemps qu'on persiste comme individu (als einzelner besteht) et qu'on est enclin à le rester » (C, II, p. 49). – Les traductions existantes des textes de Benjamin seront souvent modifiées ici.
    •    [12] Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame baroque, il « n'est pas au pouvoir de la simple penséé » de conférer à la philosophie sa forme achevée : celle de la doctrine (Origine du Drame baroque allemand, ci-après OD), Paris 1985, p. 23). De même, une traduction ne peut pas « produire » (herstellen) le rapport secret entre les langues ; mais elle peut le « représenter (darstellen), en le réalisant en germe ou intensivement » (O, I, p. 248).
    •    [13] O, II, p. 252.
    •    [14] O, III, pp. 430, 443.
    •    [15] GS, I, 3, 1238-39.
    •    [16] Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer kommenden Philosophie) » (O, I, 179-197).
    •    [17] OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier qu'il appelait son « travail sur les passages » (Passagenarbeit) peut être jugé intrinsèquement inachevable. En l'appelant L'Œuvre des passages (Passagenwerk), les éditeurs allemands se sont trompés d'époque, à la manière de l'historicisme dénoncé par Benjamin.
    •    [18] Selon la « Préface épistémo-critique », les projets philosophiques contiennent « une ésotérique [Esoterik] dont ils sont incapables de se défaire, qu'il leur est interdit de renier, dont ils ne peuvent tirer gloire sans prononcer leur propre condamnation » (ibid.). Cette part ésotérique – aussi réduite, maudite et sacrée que le « petit bossu » – est destinée à disparaître dans une « doctrine » à venir. Ici comme ailleurs, Benjamin se situe entre deux camps adverses : l'ésotérisme, qui cultive le mystère, et le rationalisme, qui n'en a cure.
    •    [19] O, II, p. 425.
    •    [20] Walter BENJAMIN, Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB), Paris 1969, pp. 135-36.
    •    [21] Cf. O, III, p. 429.
    •    [22] Cf. GS, I, 3, pp. 1238-1239. Benjamin emprunte cette notion de prose au premier romantisme allemand. Cf. CC, pp. 155-161.
    •    [23] Le mot allemand Erfahrung renvoie à fahren (« voyager », etc.) et à Gefahr (« danger ») ; expérience, à ce qui est à experimenter : un essai.
    •    [24] Cf. Walter BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits (ci-après RE), Paris, 1987. Dans la préface, Philippe Ivernel éclaire les tensions, apparentes et réelles, chez Benjamin entre théorie et praxis du récit.
    •    [25] Cf. C, II, p. 420 et C, II, pp. 250-51.
    •    [26] Cf. Sur le concept d'histoire, dont la huitième thèse répudie en passant un théoricien de l'état d'exception autrefois salué par Benjamin et devenu entre-temps constitutionnaliste nazi : Carl Schmitt (O, III, p. 433).
    •    [27] Ibid. (septième thèse).
    •    [28] Cf. sur ces dernières catégories OD, p. 178.
    •    [29] O, II, pp. 117-118. À un niveau plus directement politique, le propos de cet essai est d'atteler ensemble d'autres extrêmes : révolte anarchiste et discipline révolutionnaire, manifestes surréaliste et communiste.
    •    [30] Ibid., p. 131.
    •    [31] « Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise » (Charles BAUDELAIRE, « Enivrez-vous », Œuvres Complètes (ci-après OC), Paris, 1968, éd. Y-.G. le Dantec, p. 286). Les provocations permissives lancées par Baudelaire font contrepoint au ton moral adopté dans les trois grands écrits consacrés aux « paradis artificiels » (ibid., pp. 323-462). Chercher à secouer « l'horrible fardeau du Temps » (OC, p. 286) ou à donner le change au « moi » (O, II, pp. 131, 140), ces deux volontés semblent se rejoindre. Elles se trouvent confrontées toutes les deux à « un monde/Où l'action n'est pas la sœur du rêve » (OC, p. 115) Mais un abîme les sépare. Très schématiquement : Baudelaire rêve de fuire, le temps d'une ivresse, une réalité irrémédiable, « anywhere out of this world » ; Benjamin, du réveil du réel à son potentiel sur-réel.
    •    [32] Non pas que Benjamin soit hostile à toute modération, seulement au « juste-milieu » qui nie son propre extrémisme, « C'est une bonne chose quand, dans une position extrême, on est rattrapé par une période de réaction, observe Brecht : on en vient ainsi à une position moyenne » (cit. EB, p. 142). « Il n'est personne, dit Joseph de Maistre, qu'on ne puisse gagner à soi en modérant son avis » (cit. C, II, p. 248).
    •    [33] Cit. O, 2, p. 131.
    •    [34] C, I, p. 388.
    •    [35] Ibid.
    •    [36] O, II, p. 367 (« Expérience et pauvreté »).
    •    [37] « Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde » : Baudelaire décrit ainsi celui dont « la passion et la profession » est « d'épouser la foule » et que « la langue ne peut que maladroitement définir » (OC, p. 1160). S'il reprend à son compte le terme « flâneur », c'est aussi pour désigner une profession qui n'en est pas une.
    •    [38] Un abîme sépare Benjamin de l'auteur de « Science comme vocation ». pour qui « illumination » et « désenchantement du monde » ne peuvent que s'exclure, et qui finit, au nom des « exigences du jour », par rejeter l'attente messianique comme une pathétique illusion. « Le passé d'une illusion », croira pouvoir dire François Furet de la sécularisation de cette attente : l'idée communiste.
    •    [39] Conclusions analogues, aux accents plus moralisateurs, chez Baudelaire : « Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt penser sans poison » (OC, p. 386). Les antidotes qu'oppose Baudelaire à la « magie noire » des « paradis artificiels » seront pour Benjamin autant de techniques d'illumination plus ou moins profane : jeûne, prière, contemplation, exercice assidu de la volonté, travail suivi (ibid., pp. 385-387).
    •    [40] « Si Kafka n'a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il, au plus haut degré, ce que Malebranche appelle « la prière naturelle de l'âme » : la faculté d'attention » (O, II, p. 446).
    •    [41] « Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace », écrit Benjamin à propos de Proust, « on trouverait malaisément dans la littérature occidentale un essai plus radical pour s'abîmer en soi-même » (O, II, pp. 150-151).
    •    [42] « Les objets, que la méditation claustrale assignait à la méditation des moines, visaient à leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Les réflexions que nous développons ici servent une fin analogue » (O, III, p. 435).
    •    [43] En cela, le dandy ne se distingue guère du bourgeois. « Enivré de son sang-froid et de son dandysme », écrit Baudelaire dans « Le monde va finir » (OC, p. 1265). Cf. sur le moi comme « attrape » et « dent creuse », O, II, pp. 140-116.
    •    [44] Possible référence à l'article de Siegfried KRACAUER, « Die Wartenden » (Frankfurter Zeitung 12.3.1922, republié dans Das Ornament der Masse, Francfort-sur-le-Main, 1963, pp. 106-119), qui passe en revue diverses postures face au « vide » moderne, avant d'opter pour « l'ouverture hésitante » de ceux qui restent en attente d'un sens métaphysique, sans le forcer, et non sans scepticisme. Pour Benjamin, par contre, l'attente est elle-même une illumination profane ; l'« attendant » participe déjà, ne fût-ce que faiblement, de l'attendu.
    •    [45] Cf. « Bert Brecht », GS, II, 2, pp. 662-664. Benjamin note ailleurs que Keuner fait écho à Keiner (« aucun » en allemand) et à koin[e] (« général » en grec), « et cela est dans l'ordre, car la pensée est de l'ordre du général » (GS, VII, 2, p. 655).
    •    [46] O, II, p. 130.
    •    [47] Ibid., pp. 113-114.
    •    [48] Ibid., p. 117. Benjamin cite ailleurs un jeu de mots sur la locution im Trüben fischen (« pêcher en eaux troubles ») : « Ne devrait-on pas dire des spiritistes qu'il pêchent dans l'au-delà (im Drüben fischen) ? » (GS III, p. 357).
    •    [49] GS, V, I, p. 76.
    •    [50] Cf. là-dessus « Madame Ariane, deuxiéme cour à gauche », in Sens unique (ci-après SU), Paris, 1978, pp. 233-235) et « Vom Glauben an die Dinge, die man uns weissagt » (GS, IV, 1, pp. 372-73).
    •    [51] Lettre (dite « du voyant ») à Paul Demeny, 15 mai 1871 (Arthur RIMBAUD, Œuvres, Suzanne Bernard (éd.), Paris, 1960, pp. 345-348).
    •    [52] Notion développée par Benjamin en des termes rigoureusement matérialistes dans « L'auteur comme producteur » (EB, pp. 107-128).
    •    [53] « L'anarchie régulière est l'avenir de l'humanité » (Auguste BLANQUI, Textes Choisis, Paris, 1955, p. 156).
    •    [54] O, III, p. 433.
    •    [55] Cf. « Critique de la violence » : « C'est […] sur la destitution du droit, y compris des pouvoirs auxquels il renvoie, et qui renvoient à lui, finalement donc du pouvoir de l'État, que se fonde une nouvelle ère historique » (O, I, p. 242).
    •    [56] O, II, p. 134.
    •    [57] « [Proust] est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l'existence qui nous est destinée, nous n'avons pas le temps de les vivre. C'est cela qui nous fait vieillir. Rien d'autre » (ibid., p. 150).
    •    [58] C, I, p. 86. Cf. mon essai « Une certaine idée de la jeunesse. Walter Benjamin lecteur de L'Idiot », Europe, mars 1996, pp. 141-163.
    •    [59] SU, p. 234.
    •    [60] GS, III, p. 278 (« Theologische Kritik »).
    •    [61] Inversement, celui qui répond au téléphone – « médium qui obéit à la voix qui de l'au-delà s'empare de lui » (SU, p. 43) – y entend le bruissement de l'ère mythique. En même temps, la sonnerie du téléphone est un « signal d'alarme » qui réveille de leur sommeil non seulement les parents mais le dix-neuvième siècle (ibid., p. 42).
    •    [62] O, I, pp. 142-165.
    •    [63] O, II, p. 363. La citation, de Hofmannsthal, sera reprise à propos de l'historien matérialiste (GS, I, 3, p. 1238), qui se conçoit ainsi comme l'héritier des vieux prêtres et sorciers. Cf. mon essai « Walter Benjamin : le “medium” de l'histoire », Études germaniques, janvier-mars 1996, pp. 1-51.
    •    [64] Dans sa thèse, Benjamin isole le concept de « médium de réflexion » chez Friedrich Schlegel comme exemple de ce que August Schlegel avait appelé la « terminologie mystique » de son frère, Pour celui-ci, poursuit Benjamin, la terminologie est « la sphère où, par-delà le discursif et l'intuitif, se meut la pensée. Car le terme technique, le concept, contenait pour lui le germe du système […] » (CC, pp. 83-84). Ceci vaut également pour le rôle du terme « médium » chez Benjamin. La « ressemblance non-sensible » dont le langage serait porteur, en tant que pouvoir mimétique, fait écho à la formule par laquelle il avait résumé le statut de la terminologie chez Schlegel : « une intuition non-intuitive (unanschauliche Intuition) du système » (ibid., p. 83).
    •    [65] Une autre version d'un passage cité plus haut décrit le langage comme un « médium où les choses […] n'entrent plus en relations directes, comme autrefois dans l'esprit du voyant ou du prêtre, mais dans leurs essences, leurs substances les plus fines et les plus fugitives, voire leurs arômes » (GS, II, 1, p. 209). Cette conception du langage comme relève des etapes de mimésis antérieures, y compris celles de la nature, prend elle-même la relève des Correspondances de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/[…] Les parfums, les couleurs et le sons se répondent ».
    •    [66] Il « éprouve l'efficacité bienfaisante d'un ordre, grâce à quoi ses visées vont chaque fois à ces mots tout à fait déterminés, dont la surface, encroûtée dans le concept, se défait sous l'effet de leur contact magnétique et livre les formes, enfermées en elle, de la vie d'une langue » (C, I, p. 301). La philosophie universitaire, elle, est « captive de cette conception qui, faisant du langage un simple signe, affecte [sa] terminologie d'un arbitraire irresponsable ».
    •    [67] Concevoir le Langage comme un médium de correspondances, c'est, en effet, répudier l'axiome de base de la linguistique moderne : « l'arbitraire du signe ». Cf. mon essai « Die Willkür der Zeichen. Zu einem sprachphilosophischen Motiv Walter Benjamins » in Perspektiven kritischer Theorie. Festschrift für Hermann Schweppenhäuser, C. Türcke (éd.), Lüneburg 1988, pp. 124-73 ; et le témoignage de Jean Selz sur les théories cratylistes que Benjamin « essayait » sur lui (Walter BENJAMIN, Écrits français, (ci-après EF), Paris, 2003, pp. 473-474).
    •    [68] O, II, p. 360. Si Benjamin insiste par ailleurs sur le « déclin » de l'aura (O, III, p. 278), d'autres réflexions indiquent qu'il pourrait s'agir ici encore de sa transformation.
    •    [69] Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Marx-Engels Werke 13, p. 636).
    •    [70] Benjamin rejette l'idéologie progressiste (social-démocrate, historiciste) au nom de l'idée du progrès (révolutionnaire, messianique). Dans L'Ange de l'Histoire (Paris, 1992), Stéphane Mosès brouille cette distinction en faisant de Benjamin un déçu de la « raison historique ».
    •    [71] O, II, p. 438. D'où le tour de force proposé dans l'essai Sur la philosophie qui vient (O, I, pp. 179-197) : faire valider par une Raison kantienne des types d'expérience qui seraient apparus à Kant comme des « divagations dans des mondes intelligibles ».
    •    [72] Cet effet rhétorique rappelle la « technique narrative » que Benjamin repère chez Kafka. Ce que les autres ont à dire à K., « même la chose la plus importante, la plus surprenante », ils le font « incidemment, comme s'il devait au fond le savoir depuis longtemps. Comme s'il n'y avait là rien de nouveau, le héros étant discrètement prié de se rappeler (sich einfallen lassen) ce qu'il a oublié » (O, II, p. 441).
    •    [73] Cf. sur la tentation et la crainte de l'ivresse narcotique, ambivalence qui hante toute la civilisation occidentale, où le moi se maintient au prix de si grands efforts et paye l'euphorie de sa suspension par un sommeil de mort, Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, Dialektik der Aufklärung, Francfort-sur-le-Main, 1967, p. 40.
    •    [74] O, II, p. 119. (« La jeune télépathe » (das telepathische Mädchen) est Nadja). Ce passage est à rapprocher des notions de sobriété et de prose exposées dans la thèse : « Le médium-de-réflexion des formes poétiques apparaît dans la prose. C'est pourquoi celle-ci peut être dite l'Idée de la poésie. Elle est la terre créatrice des formes poétiques, celles-ci sont toutes médiatisées et dissoutes en elle comme en leur sol canonique » (CC, p. 152). Chez Schlegel, donc, la prose, comme « médium-de-réflexion », fonde et inclut tout. Chez Benjamin également, la prose est le médium du monde messianique (« actualité intégrale de tous les cotés », EF, p. 447). Et si l'essai sur le surréalisme évoque « deux mondes complémentaires », celui de la sobriété prosaïque semble comprendre l'autre. Ou est-ce plutôt le contraire ? Difficile de déterminer lequel de deux termes, sobriété et extase, fournit « l'économie générale » (Bataille) de l'autre.
    •    [75] Festive (festlich begangen), la prose messianique est pourtant « purifiée de toute solennité (Feier) » et ne connaît plus de « chants festifs » (Festgesänge) (EF, p. 447 ; GS, I, 3, p. 1238).
    •    [76] C, II, pp. 248-55.
    •    [77] EF, p. 448 ; GS, I, 3, p. 1237.
    •    [78] Ibid.
    •    [79] C, II, p. 252.
    •    [80] O, III, p. 434.
    •    [81] O, I, p. 168 (« L'Idiot de Dostoïevski »).
    •    [82] Benjamin décrit ainsi sa propre situation en 1931 (C, II, p. 50).
    •    [83] Peut-être suite à cette lettre, Scholem, l'historien attitré de la mystique juive, note en 1938 que si Kafka n'avait aucune connaissance directe de celle-ci, il pouvait néanmoins avoir hérité de la Kabbale hérétique et clandestine des derniers frankistes – « un messianisme nihiliste qui cherchait à parler le langage des Lumières » (Gershom Scholem, « Zehn unhistorische Sätze über Kabbala », in Judaica 3, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 271).
    •    [84] Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, 1982, p. 159.
    •    [85] Benjamin disait également de son travail sur les passages qu'il fut arraché à la folie. De même, l'œuvre de Proust se situerait « au cœur de l'impossible » (O, II, p. 136).
    •    [86] Benjamin promet de revenir à ce point tout de suite. En fait, les « événements » qu'il va énumérer (la grande ville, l'appareil bureaucratique d'État, la physique moderne, la technique de guerre, la suppression de masses) auront plutôt dévasté la tradition mystique de l'extérieur (si cette distinction a, dans ces conditions-là, encore de la pertinence).
    •    [87] O, 3, p. 434.
    •    [88] « Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention » (ibid., pp. 428-429).
    •    [89] « Ma pensée a le même rapport à la théologie que le papier buvard à l'encre. Elle en est tout imbibée. Mais si l'on s'en remettait au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit » (EF, p. 448). Rien n'interdit de penser – il serait même logique de le faire – que ce vœu soit venu des écritures elles-mêmes. Il aurait alors reçu un double message – le « message impérial » de chez Kafka – de la part de la tradition mourante. Celle-ci attendrait de lui une remémoration et une destruction chaque fois intégrale.
    •    [90] GS, I, 3, p. 1243. Cf. la formule analogue concernant le geste improbable de saisir le « signal d'alarme » dans le train du progrès (der Griff […] nach der Notbremse, ibid., p. 1232).
    •    [91] Franz KAFKA, Briefe 1902-1924, Francfort-sur-le-Main, 1975, p. 338 (lettre à Max Brod de juin 1921).
    •    [92] O, III, p. 428.
    •    [93] O, II, pp. 434-446.
    •    [94] GS, II, 3, pp. 1212, 1232.
    •    [95] Ibid., p. 1213.
    •    [96] GS, II, 3, p. 1237.
    •    [97] Même jeu de cache-cache dans la lettre sur Kafka. D'une part, elle évoque la « tradition mystique », non la « mystique juive » ; d'autre part, la traduction en hébreu de « tradition » est, justement, Kabbala. Cette lettre souligne, elle aussi, le caractère peu recommandable de la théologie chez Kafka : « la rumeur des choses vraies (sorte de bouche à oreille (Flüsterzeitung) théologique, qui traite de choses mal famées et obsolètes) » (C, II, p. 251).
    •    [98] O, II, p. 439.
    •    [99] C, II, p. 251.
    •    [100] À la fin d'Enfance berlinoise, le petit bossu chuchote « par-dessus le seuil du siècle » la prière que, dans la comptine allemande, il adresse à « l'enfant chéri » : celle d'être inclus dans ses prières (SU, p. 145). Les réflexions de Benjamin sur Kafka ajoutent un corollaire : ni humain, trop humain, ni surhumain, loin s'en faut, une créature comme le petit bossu est – comme les fous (Tore) de Kafka, « Don Quichotte, les aides, les animaux » (C, II, p. 251) – plus apte à être sauvé, voire à (nous) sauver, que nous autres humains ne le sommes nous-mêmes. 


 

 

 

Irving Wohlfarth

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2013
https://doi.org/10.3917/rmm.133.0343

© Cairn.info 2020