22 août 2020


Hymnes à la nuit
Novalis

 
I
Quel vivant, quel être sensible, n’aime avant tous les
prodiges de l’espace s’élargissant autour de lui, la joie
universelle de la Lumière - avec ses couleurs, ses
rayons et ses vagues ; sa douce omniprésence dans le
jour qui éveille ? Âme la plus intime de la vie, elle est
le souffle du monde gigantesque des astres sans
repos, et il nage en dansant dans son flot bleu - elle
est le souffle de la pierre étincelante, éternellement
immobile, de la plante songeuse, suçant la sève et de
l’animal sauvage, ardent, aux formes variées - mais,
plus que d’eux tous, de l’Étranger superbe au regard
pénétrant, à la démarche ailée et aux lèvres
tendrement closes, riches de musique. Comme une
reine de la nature terrestre, elle appelle chaque force
à d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue
des alliances infinies, enveloppe de sa céleste image
chaque créature terrestre. - Sa présence seule révèle
la prodigieuse splendeur des royaumes de ce monde.
Vers le bas je me tourne, vers la sainte, l’ineffable, la
mystérieuse Nuit. Le monde est loin - sombré en un
profond tombeau - déserte et solitaire est sa place.
Dans les fibres de mon coeur souffle une profonde
nostalgie. Je veux tomber en gouttes de rosée et me
mêler à la cendre. - Lointains du souvenir, souhaits
de la jeunesse, rêves de l’enfance, courtes joies et
vains espoirs de toute une longue vie viennent en
vêtements gris, comme des brouillards du soir après
le coucher du soleil. La Lumière a planté ailleurs les
pavillons de la joie. Ne doit-elle jamais revenir vers
ses enfants qui l’attendent avec la foi de l’innocence ?
Que jaillit-il soudain de si prémonitoire sous mon
coeur et qui absorbe le souffle douceâtre de la
nostalgie ? As-tu, toi aussi, un faible pour nous,
sombre Nuit ? Que portes-tu sous ton manteau qui,
avec une invisible force, me va à l’âme ? Un baume
précieux goutte de ta main, du bouquet de pavots.
Tu soulèves dans les airs les ailes alourdies du coeur.
Obscurément, ineffablement nous nous sentons
envahis par l’émoi - je vois, dans un joyeux effroi, un
visage grave, qui, doux et recueilli, se penche vers
moi, et sous des boucles infiniment emmêlées
montre la jeunesse chérie de la Mère. Que la Lumière
maintenant me semble pauvre et puérile - heureux et
béni l’adieu du jour ! - Ainsi c’est seulement parce
que la Nuit détourne de toi les fidèles, que tu as semé
dans les vastitudes de l’espace les globes lumineux,
pour proclamer ta toute-puissance - ton retour - aux
heures de ton éloignement. Plus célestes que ces
étoiles clignotantes, nous semblent les yeux infinis
que la Nuit a ouverts en nous. Ils voient plus loin
que les plus pâles d’entre ces innombrables armées
stellaires - sans avoir besoin de la Lumière ils
sondent les profondeurs d’un coeur aimant - ce qui
remplit d’une indicible extase un espace plus haut
encore. Louange à la reine de l’univers, à la haute
révélatrice de mondes sacrés, à la protectrice du
céleste amour - elle t’envoie vers moi - tendre Bien-
Aimée - aimable soleil de la Nuit, - maintenant je suis
éveillé - car je suis tien et mien - tu m’as révélé que la
Nuit est la vie - tu m’as fait homme - consume mon
corps avec le feu de l’esprit, afin que, devenu aérien,
je me mêle à toi de plus intime façon et qu’ainsi dure
éternellement la Nuit Nuptiale.
 
II
Le matin doit-il toujours revenir ? La puissance du
Terrestre ne prend-elle jamais fin ? Une malheureuse
turbulence dévore l’intuition céleste de la Nuit.
L’intime sacrifice de l’Amour ne brûlera-t-il jamais
éternellement ? Son temps a été mesuré, à la
Lumière ; mais sans espace ni temps est le règne de
la Nuit. - Éternelle est la durée du Sommeil. Sommeil
sacré - ne comble pas trop rarement ceux qui sont
voués à la Nuit en ce terrestre labeur quotidien. Seuls
les fous te méconnaissent et ne savent d’aucun
sommeil que l’ombre, que, compatissant, tu jettes sur
nous dans ce crépuscule de la vraie Nuit. Ils ne te
sentent pas dans le flot doré des grappes, - dans
l’huile merveilleuse de l’amandier et le suc brun du
pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui voltiges près
de la gorge de la tendre vierge et fais de ce sein le
paradis - ils ne pressentent pas qu’issu des anciennes
légendes tu viens vers nous en ouvrant le ciel et que
tu portes la clef pour les demeures des bienheureux,
muet messager de mystères infinis.
 
III
Un jour que je laissais couler des larmes amères, que
mon espérance, décomposée, s’anéantissait en
douleur et que je me tenais solitaire près du tertre
aride qui dérobait en son étroite et sombre
dimension la Figure de ma vie - solitaire comme nul
solitaire encore ne le fut, étreint par une angoisse
indicible - sans force, n’étant plus qu’une pensée de
détresse. - Comme je cherchais une aide des yeux,
que je ne pouvais ni avancer ni reculer, et que je
m’agrippais avec un regret infini à la vie fuyante qui
s’éteignait : - alors m’arriva des lointains bleutés - des
hauteurs de mon bonheur passé, un frisson
crépusculaire - et d’un seul coup se rompit le lien, le
cordon natal - la chaîne de la Lumière. Disparut la
splendeur terrestre et mon deuil avec elle - la
nostalgie s’épancha en un monde nouveau,
insondable - toi, ferveur de la Nuit, sommeil céleste,
tu vins sur moi - le paysage s’éleva doucement dans
les airs ; au-dessus du paysage planait mon esprit
libéré, renaissant. Le tertre devint nuage de poussière
- à travers le nuage je vis les traits radieux de la Bien-
Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité - je lui pris
les mains et nos larmes devinrent un lien étincelant,
indestructible. Des millénaires disparurent dans les
lointains comme des orages. À son cou, je pleurai sur
la vie nouvelle des larmes enthousiastes. - Ce fut le
premier, l’unique rêve - et c’est alors que je vouai une
foi éternelle, immuable au ciel de la Nuit et à sa
lumière, la Bien-Aimée.
 
IV
Maintenant je sais quand sera le dernier matin -
quand la Lumière ne chasse plus la Nuit et l’Amour -
quand le sommeil ne sera plus qu’un rêve d’une
éternelle et insondable Unité. Je sens en moi une
céleste langueur. - Long et épuisant fut pour moi le
pèlerinage au saint Sépulcre, accablante la croix.
L’eau cristalline, insaisissable aux sens vulgaires, qui
jaillit au sein obscur du tertre au pied duquel se brise
le flux terrestre - qui l’a goûtée, qui s’est tenu haut
sur les crêtes-frontières du monde et a vu au-delà le
pays nouveau, séjour de la Nuit - en vérité il ne
retourne pas au tourbillon du monde, au pays où
habite la Lumière dans un perpétuel tourment.
Là-haut il dresse ses tentes, tentes de paix ;
nostalgique et aimant, il regarde au-delà, jusqu’à ce
que la mieux venue d’entre toutes les heures le tire
en bas vers le bassin de la source - le Terrestre y nage
en surface, ramené par les tempêtes, mais ce qui a été
sanctifié au contact de l’Amour, s’écoule, fluidifié,
par des voies secrètes vers le règne de l’au-delà où il
se mêle, comme des parfums, au sommeil des Bien-
Aimés. Tu éveilles encore, fraîche Lumière, l’homme
de fatigue pour le travail - tu insinues en moi la joie
de la vie - mais tu ne m’écartes pas de la pierre
moussue du souvenir. Je veux bien mouvoir mes
mains laborieuses, chercher de tous côtés la place
que tu m’assignes - exalter la toute splendeur de ton
éclat - poursuivre infatigablement le beau principe
unificateur de ton oeuvre d’art - je veux bien
examiner la marche pleine de sens de ta puissante et
étincelante horlogerie - scruter la régularité des
forces et les lois du jeu prodigieux des espaces
innombrables et de leurs temporalités. Mais mon
coeur en son intimité reste fidèle à la Nuit et à
l’Amour créateur, son enfant. Peux-tu me montrer
un coeur éternellement fidèle ? Ton soleil a-t-il des
yeux pleins d’amitié qui me reconnaissent ? Tes
étoiles prennent-elles ma main suppliante ? Me
rendent-elles mon affectueuse pression et ma parole
caressante ? As-tu embelli la Nuit de couleurs et de
vaporeux contours - ou est-ce Elle qui donna un
sens plus élevé, plus aimable à ta beauté ? Quelle
extase, quelle volupté offre ta vie, qui compense les
délices de la mort ? Tout ce qui nous exalte ne porte-t-
il pas les couleurs de la Nuit ? Elle te porte
maternellement et tu lui dois toute ta majesté. Tu
disparaîtrais en toi-même - tu te disperserais dans
l’espace infini si elle ne te tenait pas, ne t’enchaînait
pas afin que tu t’échauffes et que tu engendres le
monde par ton feu. En vérité j’étais avant que tu ne
fusses ! - la Mère m’envoya avec mes frères et soeurs
pour habiter ton monde, pour le sanctifier par
l’Amour, afin qu’il devînt un mémorial voué à une
éternelle contemplation - pour le semer d’inaltérables
fleurs. Elles n’ont pas encore mûri ces divines
pensées. - Il y a encore peu de traces de notre
révélation. - Qu’un jour ton horlogerie marque la fin
du temps, et alors tu deviens pareille à nous, et pleine
de regret et de douleur tu t’éteins et meurs. En moi
je sens s’épuiser ta turbulence - céleste liberté, retour
bienheureux. À travers mes âpres souffrances
j’éprouve la distance qui te sépare de notre patrie, et
ta résistance au splendide ciel ancien. Ta fureur et ta
rage ne servent à rien. Insensible au feu se dresse la
croix, victorieux étendard de notre espèce.
Je vais vers l’au-delà,
Et toute peine
Sera un jour un aiguillon
De l’extase.
Encore quelques temps
Et une fois délivré,
Je gis, enivré
Dans le sein de l’Amour.
La vie infinie
Coule puissamment en moi.
Je regarde d’en haut
Vers toi en bas.
Près de ce tertre
S’éteint ton éclat -
Une ombre apporte
La fraîche couronne
O ! aspire-moi, Bien-Aimée,
Avec force vers toi,
Que je m’endorme
Et puisse aimer.
Je sens de la mort
Le flux rajeunissant.
Mon sang se change
En baume et en éther.
Je vis des jours
Pleins de foi et de courage
Et je meurs pendant les nuits
Dans un embrasement sacré.

V
Sur les races humaines au loin éparpillées, régnait, il y
a longtemps, un Destin de fer avec une muette
vigueur. Un noir et lourd bandeau enserrait leur âme
angoissée. - Sans bornes était la terre - séjour des
Dieux et leur patrie. Depuis des éternités se dressait
leur mystérieuse demeure. Au-delà des rouges
montagnes du matin, dans le sein sacré de la mer
habitait le Soleil, la Lumière vivante embrasant toutes
choses. Un vieux géant portait le monde
bienheureux. Entravés sous les monts gisaient les
premiers fils de la Terre-Mère. Impuissants dans leur
fureur destructrice contre la nouvelle et splendide
race des Dieux et leurs parents, les heureux humains.
Les profondeurs vert-sombre de la mer étaient le
sein d’une déesse. Dans les grottes cristallines
s’ébattait un peuple folâtre. Fleuves, arbres, fleurs et
animaux avaient un sens humain. Le vin offert par la
plénitude même de la jeunesse paraissait plus doux -
il y avait un Dieu dans les grappes - une Déesse
aimante et maternelle, croissait dans les fortes gerbes
d’or - l’ivresse sacrée de l’Amour était un doux culte
rendu à la plus belle des Déesses - une éternelle fête
bariolée des enfants du ciel et des habitants de la
terre, tel bruissait le cours de la vie, comme un
printemps s’étendant sur des siècles. - Toutes les
races révéraient filialement la douce flamme aux
mille formes comme ce qu’il y avait de plus haut
dans le monde. Seulement il y avait une pensée, une
épouvantable image de cauchemar,
Qui effrayante abordait les joyeuses tablées
Et étreignait le coeur d’une terreur sauvage.
A cela les Dieux mêmes ne connaissaient pas de
remède
Qui pût rassurer les poitrines oppressées.
Impénétrables étaient les voies de ce monstre,
Aucune prière, aucune offrande n’en apaisait la rage.
C’était la Mort qui interrompait cette orgie
Par l’angoisse, la douleur et les sanglots.
Désormais privé pour l’éternité de tout
Ce qu’ici-bas le coeur goûte de douce volupté,
Séparé des Bien-Aimés que sur cette terre
Un vain regret, un long deuil tourmentent -
Le rêve semblait bien pâle, sommaire simplement,
Au mort qui ne lui livrait qu’un impuissant combat.
Les vagues de la jouissance s’étaient brisées
Sur le roc de l’infinie frustration.
Avec un esprit hardi et un noble embrasement des
sens
L’homme s’embellissait l’affreux fantôme :
Un doux jeune homme souffle la lumière et repose,
Douce vient la fin comme un soupir de harpe.
Le souvenir se fond en un fleuve ombreux et frais ;
Ainsi le chant incantait-il la triste nécessité.
Mais l’éternelle Nuit demeurait indéchiffrable,
Signe austère d’une étrangère puissance.
Le monde ancien touchait à sa fin. Le paradis de la
jeune espèce humaine se flétrissait - les hommes
sortis de l’enfance et encore en croissance,
cherchaient à atteindre plus haut l’espace plus libre et
désert. Les Dieux disparurent avec leur cortège -
Solitaire et sans vie demeura la Nature. Le Nombre
aride et la stricte Mesure la lièrent avec une chaîne de
fer. Comme en poussière et en courants d’air, se
dissémina en mots obscurs l’inestimable fleur de la
vie. Disparues, la Foi évocatrice et l’Alliée du ciel qui
tout transforme et tout marie, l’Imagination. Avec
hostilité un glacial vent du Nord souffla sur la
campagne pétrifiée, et la merveilleuse patrie pétrifiée
se fondit dans l’éther. Les lointains célestes se
remplirent de mondes étincelants. L’âme du Monde
se retira avec ses forces dans un sanctuaire plus
obscur, dans un espace plus élevé du coeur - afin d’y
régner jusqu’au commencement d’un jour nouveau
dans la splendeur du Monde. La Lumière ne fut plus
ni séjour des Dieux, ni signe céleste - ils jetèrent sur
eux le voile de la Nuit. La Nuit devint le sein
puissant des révélations - en lui les Dieux firent
retour - ils s’y endormirent, pour se répandre un jour
sous de nouvelles et plus belles formes dans le
monde transfiguré. Dans un peuple qui avait été plus
que tous méprisé, mûr trop tôt et fièrement étranger
à la bienheureuse innocence de la jeunesse, apparut,
sous un visage encore jamais vu, le Monde Nouveau.
- Sous le poétique abri de l’indigence - un fils de la
première Vierge-Mère - fruit infini d’une mystérieuse
étreinte. La sagacité fleurie et prophétique de l’Orient
reconnut la première le commencement des Temps
Nouveaux. - Jusqu’à l’humble berceau du Roi, une
étoile leur montra le chemin. Avec les noms mêmes
du lointain avenir, ils lui rendirent hommage par
l’éclat et le parfum, les plus hauts prodiges de la
Nature. Solitaire s’épanouit le coeur céleste comme
une corolle de l’Amour tout-puissant - tournée vers
le haut visage du Père et reposant sur le sein plein de
pressentiment de la Mère aimablement grave. Avec
une ferveur divinisante l’oeil prophétique de l’enfant
en fleur voyait les jours de l’avenir et ses préférés, les
rejetons de sa souche divine, insoucieux des jours de
son destin terrestre. Bientôt se rassemblèrent les
coeurs les plus candides, miraculeusement saisis d’un
intime Amour, autour de lui. Comme naissant des
fleurs, une vie nouvelle, étrangère, germa dans ses
parages. D’inépuisables paroles et la plus heureuse
des nouvelles tombaient de ses aimables lèvres
comme les étincelles d’un esprit divin. Venu d’une
côte lointaine, né sous le ciel lumineux de l’Hellade,
un Chanteur arriva en Palestine et se voua de tout
son coeur à l’Enfant du miracle :
Tu es l’Enfant qui depuis longtemps se tient
Sur nos tombeaux dans un profond recueillement,
Un signe consolateur dans la ténèbre -
Heureux commencement d’une plus haute humanité.
Ce qui nous plongeait dans une profonde tristesse,
Nous attire maintenant vers l’au-delà avec une douce
aspiration,
Dans la Mort se révèle la vie éternelle,
Tu es la Mort et déjà tu nous guéris.
Le Chanteur s’en fut plein de joie vers l’Hindoustan -
le coeur ivre de doux amour ; et il l’épancha en chants
de feu sous ce ciel clément, si bien que des milliers
de coeurs vinrent à lui et que l’heureuse nouvelle se
mit à croître en milliers de surgeons. Peu après
l’adieu du Chanteur, la précieuse Vie fut victime de la
profonde bassesse humaine. - Il mourut en pleine
jeunesse, arraché au monde aimé, à sa mère en pleurs
et à ses amis ébranlés. L’aimable bouche vida le
sombre calice des souffrances indicibles. - Dans une
épouvantable angoisse approchait l’heure même de la
naissance du Monde Nouveau. Âprement il
s’affrontait à la terreur de l’ancienne Mort. -
Écrasante était sur lui la pesée du Monde Ancien.
Une dernière fois il regarda avec tendresse vers la
Mère - alors vint la main libératrice de l’Amour
éternel - et il s’endormit. Quelques jours seulement
un voile épais plana sur la mer grondante, sur la terre
tremblant - les Bien-Aimés pleuraient
d’innombrables larmes - le sceau du mystère fut brisé
- des esprits célestes levèrent la pierre très ancienne
du sombre sépulcre. Des Anges étaient assis près de
l’endormi - formes fragiles issues de ses rêves. -
Éveillé, dans sa neuve splendeur divine, il gravit les
hauteurs du Monde ressuscité - ensevelit de sa
propre main le cadavre de l’Ancien dans la tombe
délaissée et replaça de sa main toute-puissante la
pierre qu’aucune puissance ne soulève.
Tes Aimés pleurent encore sur ta tombe des larmes
de joie, des larmes d’émotion et d’infinie
reconnaissance - toujours ils te voient ressusciter à
nouveau avec un joyeux effroi, et eux avec toi ; ils te
voient pleurer avec une douce ferveur sur le sein
bienheureux de la Mère, te promener gravement avec
tes amis, dire des paroles comme cueillies à l’Arbre
de la Vie ; ils te voient te précipiter avec une pleine
ardeur dans les bras du Père, conduisant la jeune
humanité et apportant la coupe intarissable de
l’avenir doré. La Mère se hâta bientôt de te suivre -
dans un céleste triomphe -. Elle fut la première près
de toi dans la nouvelle patrie. De longs temps se sont
enfuis depuis, et dans un éclat toujours plus grand se
meut ta nouvelle création - et des milliers d’êtres
délivrés des douleurs et des tortures, pleins de foi, de
désir et de fidélité, t’ont - ils règnent avec toi et la
Vierge céleste sur le royaume d’Amour - ils servent le
temple de la céleste Mort et sont à toi pour l’éternité.
Levée a été la pierre -
l’humanité ressuscitée -
Nous te restons tous fidèles
Et ne sentons plus de chaînes.
Le plus amer tourment fuit
Devant ta coupe d’or,
Quand terre et vie s’estompent
Dans l’ultime Cène.
Aux Noces convie la Mort -
Les lampes brûlent avec clarté -
Les vierges sont à leur place -
L’huile ne manque pas -
Que résonne donc le lointain
Déjà de ton cortège,
Et que les étoiles nous interpellent
Avec langue et voix humaines !
Vers toi, Marie, se lèvent
Déjà des milliers de coeurs.
Dans cette vie ombreuse
Ils n’ont cherché que toi.
Ils espèrent la guérison
Avec une joie prophétique
Si tu les presses, divine créature,
Contre ton sein fidèle.
Tant d’hommes, se consumant,
Dévorés d’âpres tourments,
Et fuyant ce monde
Se sont tournés vers toi,
Qui nous semblait si secourable
Parmi tant de maux et de peines -
Nous venons maintenant avec eux
Pour être toujours près de toi.
À présent il ne pleure plus de douleur
Sur un tombeau, celui qui croit avec Amour.
Le doux avoir de l’Amour
Ne lui sera plus enlevé -
Pour apaiser sa nostalgie,
La Nuit le remplit d’extase -
Les fidèles Enfants du Ciel
Veillent sur son coeur.
Confiance, la vie marche
Vers l’éternelle Vie ;
Elargi par un feu intérieur
S’illumine notre esprit.
Le monde des astres va se fondre
En une liqueur de vie, dorée,
Nous la boirons
Et serons des astres lumineux.
L’Amour s’est libéré,
Plus de séparation désormais.
Elle moutonne la pleine Vie
Comme une mer infinie.
Une seule Nuit de délice
Un seul poème éternel
Et tout notre soleil
Est le visage de Dieu.

VI
ASPIRATION A LA MORT
Vers le bas au sein de la terre,
Loin des royaumes de la Lumière,
La rage des douleurs et leur violence
Sont signe d’heureux départ.
Bien vite sur l’étroite nacelle
Nous parvenons aux rivages des cieux.
Louons la Nuit éternelle,
Louons l’éternel Sommeil.
Le jour nous a épuisés de chaleur
Et flétris la longueur du tourment.
Le plaisir du voyage nous a quittés,
Nous voulons rentrer chez le Père, à la maison.
Que nous servent en ce monde
Notre amour et notre foi !
L’Ancien est laissé pour compte,
Que nous sert désormais le Nouveau !
O ! il reste seul et dans un trouble profond
Celui qui aime le passé avec chaleur et foi !
Passé où les sens lumineux
Se consumaient en hautes flammes,
Les hommes reconnaissaient encore
La main du Père et son visage.
Et parmi ces hauts esprits, avec simplicité,
Maint encore ressemblait à son modèle.
Passé où encore dans leur fleur
Les races antiques resplendissaient,
Et pour le royaume des cieux, des enfants
Recherchaient la torture et la mort.
Et quand l’appelaient aussi le plaisir et la vie,
Maint coeur pourtant se brisait d’amour.
Passé où dans le feu de la jeunesse
Dieu lui-même se révélait,
Et vouait sa douce vie
Par Amour, à une fin précoce.
Et il n’écarta de lui ni angoisse ni douleur
Afin de nous demeurer cher.
Avec une angoissante nostalgie nous voyons
Le passé enveloppé de sombre Nuit,
Dans ce temps éphémère jamais
La soif brûlante n’est apaisée.
Nous devons revenir au pays
Pour revoir ce temps sacré.
Qu’est-ce qui retarde encore notre retour ?
Les Mieux-Aimés reposent depuis longtemps déjà.
Leur tombe borne le cours de notre vie :
Nous n’avons plus rien à chercher -
Le coeur en a assez - le Monde est vide.
Infinis et mystérieux
Nous traversent de doux frissons -
Il me semble que des profonds lointains,
Un écho réponde à notre deuil.
Les Aimés tendent aussi avec force vers nous
Et nous ont envoyé ce souffle de nostalgie.
Vers le bas, vers la douce Fiancée,
Vers Jésus, le Bien-Aimé -
Confiance, le crépuscule du soir nimbe
Ceux qui aiment avec douleur.
Un rêve brise nos liens
Et nous plonge au sein du Père.

 






Traduction de Serge Meitinger

24 juin 2020

Interprétation
de Michelstaedter






MASSIMO CACCIARI DRÂN




Dans la culture d'Europe Centrale du début de ce siècle, l'œuvre de Carlo Michelstaedter représente un des pôles ou plutôt une des lignes-frontière qui la circonscrivent entièrement. En effet, il ne s'agit pas d'une simple expérience dans le cadre de cette culture, mais précisément de son acmé : tout aussi profondément enracinée dans les problèmes qui la travaillent, qu'elle est extraordinaire par la forme et la radicalité avec laquelle elle affronte ces problèmes et les «combat». Une affinité profonde — presque une «harmonie cachée» — relie — au-delà des différences récurrentes de contenu et de méthode de recherche — toutes ces voix de la génération des années quatre-vingt qui, au cours de la décennie précèdant la Grande Guerre, s'expriment en des œuvres où se mêlent l'enthousiasme de la jeunesse, la géniale solitude dont elle est seule capable quelquefois, au douloureux désenchantement, à l'adieu, au renoncement propre à une maturité plus sobre et plus lucide. Ce «ton» suffirait déjà à expliquer leur prédilection commune pour cet archétype de toute «métaphysique de la jeunesse» contemporaine que représente Le Monde de Schopenhauer. Amitié, oui, philotès, de fait, entre l'Ibsen de Slataper et L'Ame et les formes de Lukács, entre Wittgenstein et Michelstaedter, mais aussi profonde inimitié, neikos ; sur une trame analogue de rapports, de références, et plus encore: sur la base d'un ethos commun, libre de tout compromis, de toute mesotès, se font jour des choix irréductibles, des positions théorétiques violemment contrastées (qui par elles seules suffiraient à liquider cette image d'opérette de la finis Austriae commercialisée au cours de ces dernières années par d'innombrables «spectacles»). Amitié, oui, mais amitié stellaire.
Trois œuvres, selon moi, émergent de ce contexte comme œuvres-frontière, capables d'en «orienter» l'interprétation globale: L'Ame et les formes du jeune Lukács, qui paraît à Budapest en 1910 et l'année suivante en traduction allemande à Berlin; La persuasion et la rhétorique de Michelstaedter, dont les appendices critiques furent achevées le 16 octobre 1910, la veille même du suicide de l'auteur; le Tractatus de Wittgenstein, terminé, comme on le sait, à Vienne en 1918, et publié seulement en 1922 (l'année même de la première édition complète de la Persuasion), mais dont les idées fondamentales semblent être définies dès 1912-1913. Années qui coïncident avec les premiers livres de Kafka. Commune, l'origine juive: un judaïsme qui, bien qu'«assimilé», pose encore problème, est encore interrogé, et n'apparaît pas comme une donnée biographique, mais plutôt comme une «puissance» de l'œuvre. Et comme on le verra, nous pouvons même déjà entrevoir à proximité, l'Étoile de la rédemption de Rosenzweig. OEuvres en tension, en opposition — mais qui justement grâce à une telle opposition réciproque peuvent être pleinement comprises dans leur irréductible individualité.
Commun, le refus de la «culture esthétique» que Lukács, en 1910, définit ainsi dans l'essai portant ce même titre: «Il existait un centre: le caractère périphérique du tout. Toute chose avait acquis une valeur symbolique: le fait même que rien n'était symbolique, que tout n'était que ce qu'il semblait être dans l'instant où il avait été vécu (...) rien en effet n'existait qui ne puisse s'élever au-delà des instants singulièrement vécus. Il existait un rapport entre les hommes: l'entière solitude, l'absence totale de tout rapport». L'unité de la «culture esthétique» consiste en son manque d'unité. Où qu'il porte le regard, l'esthète n'est frappé que par sa propre impression. Aucune chose n'est véritablement res pour lui, rien qui n'ait une existence propre, une vie propre. Pour l'esthète — tout comme pour la vana curiositas du spécialiste — le monde et le moi oscillent dans l'éternelle insecuritas de la Stimmung, de l'état d'âme, de l'Einfühlung. Dans l'idée de «culture esthétique» convergent des courants multiples et dominants de la culture européenne de cette fin de siècle: si l'impressionnisme s'avère en être quasiment l'origine (et Lukács, tout comme d'autres, opposera à l'impressionnisme, un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin), trouvent place en son sein tant le psychologisme d'inspiration machienne (contre lequel réagira puissamment la phénoménologie de Husserl), que toute forme de «naturalisme de l'âme» (fût-elle de caractère symboliste ou, plus tard, expressionniste), et l'interminable cortège des déformations vitalistes de la dura lectio nietzschéenne. C'est surtout à ces dernières que semble se référer Michelstaedter lorsque, dans le Dialogue de la morale et de l'esthétique héroïque, il pose la «question esthétique»: devant la décadence glorifiant l'«élan éternel», «les forces vives de la nature», la «beauté» de l'«orgie dionysiaque», Michelstaedter prend le masque du «consciencieux employé de Dame raison» pour démontrer l'infranchissable aporie de cette prétendue «vie supérieure», de sa prétendue «autonomie» par rapport aux schémas éculés de la tradition. Dans le grand Dialogue de la santé (1910) le monde de l'esthétique apparaît comme le monde de l'insatiabilité et du manque: ce n'est pas toi qui possèdes les choses en lui, mais les choses (que tu crois avoir pleinement «consommé» dans ton impression, dans la puissance «dionysiaque» de ta vie) qui te possèdent. Constamment tu en dépends : tu t'affirmes seulement dans la mesure où insatiablement tu en fais consommation. Celui qui élève au statut de vérité l'absence de vérité et à celui de centre la disparition du centre; celui qui, sur aucune chose peut fixer son regard, et par aucune chose peut être regardé, n'est pas l'homme libre, mais l'esclave entre tous: il dépend à chaque instant du jeu des apparences et des événements dans leur être fugitif, il ne peut qu'en suivre les «insatiables» transformations. Un profond pathos de la vérité, le sens d'une responsabilité absolue de la pensée et de l'écriture, unissent Lukács, Michelstaedter et Wittgenstein. Comme l'Ibsen, ou le Tolstoï dont parle Michelstaedter (tout comme Slataper à cette même époque; sans oublier que Tolstoï est aussi l'«étoile fixe» de Wittgenstein), ils ne se contentent pas d'«exprimer les sensations superficielles de leur âme» mais crient au visage de la foule: «Vérité! Vérité!» (O., p. 653-654).
Mais quelle Vérité? A ce point, les voies divergent. Ici la «métaphysique de la jeunesse» s'avère complexio oppositorum; et surgit alors le caractère extraordinaire de l'œuvre de Michelstaedter. La réponse du jeune Lukács à la crise de toute Kultur unitaire se concentre sur le problème de la forme de l'essai. L'écrit qui lui est consacré — la fameuse «lettre» à son ami Leo Popper, écrite justement à Florence, l'année même de la mort de Michelstaedter — sert d'introduction au recueil de L'Ame et les formes. Nous pourrions définir l'essai lukácsien comme une version «trauerspiel», dramatico-douloureuse, de l'essai simmelien (théorisé en particulier dans le bref et lumineux écrit de 1909: Pont et porte): pour ce dernier, l'impossibilité de reconstituer le cadre d'une culture «symbolique» ressort encore, «positivement», dans la relativisation réciproque — et donc, l'inséparabilité — du moment de l'union et de celui de la dissolution ou de la «crise». L'essai simmelien est encore pensé dialectiquement, comme la forme contemporaine spécifique de la pensée dialectique, comme forme non systématique de cette même dialectique. Au contraire, l'inspiration fondamentale de l'essai lukácsien semble plutôt kantienne — pleine de cette paradoxale radicalisation de la dimension éthique, déjà dominante dans l'œuvre d'un Weininger, qu'il serait nécessaire d'intégrer au cadre de notre recherche. L'essai ne représente pas ici l'équilibre inquiet entre «solve» et «conjunge», mais la position de celui qui «possède» le centre sous la forme de l'éloignement infranchissable: l'essai qui «tourne» autour de son feu, le comprend dans la mesure même où il en est inexorablement séparé. La vérité c'est l'idée (justement au sens kantien) de l'essai. Il ne «simulera» pas pour autant une composition, une union, mais devra de manière accomplie montrer justement l'infranchissable distance qui sépare de la vérité — en se faisant, par cela même, le gardien de l'idée. L'essai ne s'apaise pas dans quelqu'impressionnisme ou relativisme que ce soit — il montre la vérité, mais précisément comme absence. L'essai ne «renonce» pas à ce qui lui est propre — mais justement parce qu'il l'aime absolument, il ne pourra jamais objectivement le posséder.
La position de Michelstaedter est, au contraire, métaphysiquement opposée à toute idée d'essai (et, de ce point de vue, elle est analogue à celle de Wittgenstein). Les raisons de cette opposition ne pourront s'éclairer qu'en avançant dans l'interprétation de la Persuasion et la Rhétorique, en ce qu'elles coïncident avec les fondements mêmes de la pensée de Michelstaedter. Par essence, l'essai, quelque forme d'essai que ce soit, est une interminable interprétation, jamais persuadée ; l'essai est éternelle «attente» du feu du texte, qu'il garde pourtant, mais jamais, en son temps, ne pourra se donner le kairos qui fait «demeurer stable», «résister» (PR, p. 70 [71]), le kairos11 de l'«actuelle possession» (PR, p. 71 [72]) du présent, «ergôn akmé» (selon les mots de Sophocle, cités par Michelstaedter, p. 72 [id.]): point culminant de toutes les œuvres et dans lequel tout dis-courir se tait.
Comment exprimer une telle acmé? C'est vers la parole de la sophia que Michelstaedter se tourne. Ce «retour» à la Grécité présente des traits extraordinaires — il est absolument aux antipodes de celui de l'idéalisme classique, mais apparaît aussi radicalement «polémique» au regard de la vision nietzschéenne du classique. Le premier a un «texte sacré» (l'expression est de Hegel): le Parménide de Platon, lequel est le texte «maudit» de Michelstaedter. Le second (qui maintient des rapports essentiels avec le premier: il suffirait de penser à l'interprétation presque commune de Héraclite) dissout dans la forme tragique de sa dialectique à la fois le problème de la Vérité et de la Persuasion. L'acmé de Michelstaedter s'exprime au nom d'une sophia parménidienne, dont la vérité contredit tragiquement la voie des mortels à deux têtes, des mortels qui dis-courent dans l'onomazein, qui dépendent de ce temps-chronos de la succession, celui-là même du discours et de ses noms. Il s'agit — je le répète — d'un «retour au classique» in-ouï pour la culture européenne de l'entre-deux siècles (et toto caelo différent de celui implicite dans l'essayisme, fut-il lukácsien, qui porte sur l'idée platonicienne d'Eros, et tient le Banquet pour son «texte» en propre). Ce qui chez Parménide «foudroie» Michelstaedter est l'affirmation nette, dépourvue de clair-obscur, immobile (»la nécessité pour les hommes est justement le déplacement: ni blanc, ni noir, mais gris, ils sont et ils ne sont pas, ils connaissent et ne connaissent pas: la pensée devient «. PR, p. 99 [102]), du caractère in-intentionnel de la vérité. Ceci distingue Michelstaedter aussi de la «Philosophie als strenge Wissenschaft» de Husserl (notons que le «programme» husserlien qui porte ce titre paraît dans «Logos» en 1910-1911), «remémorisation» radicale, par contre, de la tradition cartésienne. La rigueur de la philosophie ne peut être définie sur la base du fundamentum inconcussum du Cogito — car Cogito ne signifie pas je sais, mais «je cherche à savoir: autrement dit, le savoir me fait défaut: je ne sais pas « (PR, p. 99 [102]). Le Cogito caractérise l'être amphibie de la philosophie, en tant que devenir connaissance et donc toujours vide dans le présent, toujours attention du futur. Si Cogito est ce penser qui attend, qui est attentionné, qui ne possède vraiment aucun présent, je ne pourrai jamais en conclure, me fondant sur lui, que je suis (cogito, ergo sum), mais, tout au plus seulement que j'ai été ou que je serai. Le «fondement» du Cogito (sur lequel on prétend édifier une philosophie «rigoureuse») apparaît en réalité comme le processus même qui dis-trait dans le temps de la succession, où tout oscille entre être et non-être, où rien n'est véritablement présent.
Le nihilisme constitutif du Cogito est à la base de la dimension de la Rhétorique. Ceci doit être bien compris pour liquider les différentes interprétations simplement éthiques ou, a fortiori, littéraires de l'idée michelstaedterienne de rhétorique. Cette idée est rigoureusement philosophique: est rhétorique toute conception intentionnelle de la vérité, c'est-à-dire toute conception pour laquelle la vérité est réduite à l'ordre de l'interprétation, à la forme du discours, au problème de sa cohérence interne. Est rhétorique la prétention de posséder le savoir à travers la conventionnalité de l'onomazein, est rhétorique le fait de prétendre que la connaissance puisse être formée par un «système de noms» (PR, p. 98 [101]). L'idée de rhétorique ne reflète donc pas une simple phénoménologie des comportements, autrement dit, n'est en rien descriptive — mais entend attaquer la structure même du discours philosophique, tel qu'il émerge de la «grande crise», entre le Platon des derniers dialogues et Aristote. Ici la philosophie se transforme, pour Michelstaedter, en enquête sur les mots et les modes de la langue, en une cristallisation de ses termes: on simule une classification systématique des modes de parler qui soit la classification de la chose elle-même ; on simule une correspondance «naturelle» entre l'appellation et la chose — cette «voie» justement qui, pour Parménide, représente un délire radical hors du cœur qui ne tremble pas d'Alethèia.
Oeuvre époquale, œuvre qui détermine en grande mesure tout le développement successif de cette pensée «dé-lirante» de l'Occident, que le Parménide de Platon — où, pour Michelstaedter, un Parménide vieilli, qui a perdu ou oublié tout «enthousiasme» (cette divine mania qui l'avait ravi à la présence de l'auguste déesse), s'efforce par une monstrueuse intelligence de montrer dans les mots la connexion possible, la symplokè, le métaxy, entre la rhétorique du quotidien, du temps dis-courant et la Persuasion, la Vérité. Dans le Parménide, serait formulé le projet même de la pensée occidentale, en tant que volonté de compréhender-concevoir le devenir: à savoir volonté d'être-dans-le-temps, d'«appartenir» au devenir et en même temps de le «théoriser», de le dominer conceptuellement. Le concept de rhétorique chez Michelstaedter, compris selon son inspiration la plus radicale, désigne cette volonté de «confusion», de «compromis» (possible uniquement dans le jeu des mots) entre devenir-discourir (il est «nécessaire» de se le concilier — comme on dit) et le présent compos sui de la Persuasion. Il faut se forcer à identifier quels composants théorétiques fondamentaux alimentent cette critique désespérée michelstaedterienne de toute forme de dialectique (donc, aussi de cette forme de dialectique propre à l'essayisme — et qui aura à jouer un rôle tout à fait central dans le «style» de la pensée du xxe siècle). Ce que Michelstaedter entend par Philopsychia, par l'«amour» inauthentique pour la vie dissipée dans le temps où «panta reî», fille de Penia, toujours en attente, toujours déficiente, toujours en corrélation-dépendante, jamais déterminée — ne peut être rattaché, aussi facilement qu'on pourrait le croire, à ce «climat» culturel (auquel appartient certainement aussi le jeune Lukács) qui va de la crise des «fondements» du rationalisme positiviste du XIXe à Sein und Zeit. Les analogies entre le thème de la vie inauthentique, distraite dans le temps de la succession chrono-logique, développé dans la Persuasion et la Rhétorique, et dans certaines parties de l'analytique heideggérienne, sont sans aucun doute impressionnantes — mais la différence n'en apparaît que plus clairement. Il n'est pas qu'une forme du langage (celle du «On», du Man, de l'impersonnel: le langage présupposé, hérité, déjà-dit) qui soit inauthentique, radicalement, pour Michelstaedter, mais la constitution même du langage en tant que tel, qui ne peut correspondre au programme, déjà énoncé par Novalis, d'une parfaite émancipation par rapport à l'esthétique, par rapport à la dépendance du sens. Le langage ne peut pas ne pas servir à signifier — ne peut pas ne pas s'avérer, par effet de gravitation, être attiré vers un «autre» que soi. Pas une de ses logicisations, pas une de ses catharsis philosophiques, qui puisse le racheter de ce péché originel. La philosophie ne sera que la «mise en ordre» de ce langage, ainsi structuré, du devenir de ses modes et termes structurellement inadéquats pour toucher la chose même. La question de la Vérité et de la Persuasion ne peut donc pas se poser dans les termes de l'expression linguistico-discursive.
Cette idée rappelle fortement l'intuition-base de la critique brouwerienne des fondements de la théorie classique des ensembles et, plus généralement, de toute tentative de fondement logique de la mathématique. A la même époque, paraît la grande œuvre du mathématicien hollandais sur les Fondements (1907), précédée par un petit volume tout à fait négligé par les historiens de la pensée du xxe, Leven Kunst en Mystiek (1905), dans lequel, à travers une confrontation serrée avec les mêmes textes que Michelstaedter, Lukács ou Wittgenstein (De Schopenhauer à Eckhart — jusqu'à certaines influences de l'ancienne mystique indienne), au langage intrinsèquement expression de la philopsychia, instrument-véhicule de l'empaysement, de la domestication, de la communication-aliénation, s'oppose la forme persuadée en soi, l'ou-topia éradiquée de tout rapport de dépendance, de l'intuition mathématique et du grand art. Il ne me semble pas hasardeux d'affirmer que Michelstaedter, cherchant à montrer la dimension de la Persuasion, pense justement à ces formes. S'il retrouve surtout chez les poètes (des Tragiques grecs, à Pétrarque, à Leopardi), chez les grands «denkende Dichter», la dénonciation du «dieu que tous honorent» (PR, p. 56 [55]), à savoir celui de la philopsychia, c'est justement parce que dans l'art se montre au plus haut point cette vérité «qui soulève l'individu de ses racines et déchaîne en lui la question d'un présent plus rempli» (O., p. 157), c'est parce que l'art lui apparaît, parmi toutes les autres formes d'expression, celle la plus étrangère à toute «dis-cursivité» gratuite, libre du schéma de finalité et de projet qui domine les autres. C'est dans ce contexte que devront aussi être comprises les images continues, dans l'œuvre de Michelstaedter, de solitude et de désert; elles veulent indiquer l'ou-topia, littéralement: le non-lieu d'une expression qui ne discourt pas, qui ne «dépend» pas (ainsi, pour Brouwer, la mathématique est «sans mots aucun»). Il est certainement juste de saisir aussi dans ces images le sens de l'origine juive de Michelstaedter (persuadé est celui qui est «seul dans le désert», et ce n'est que dans une telle solitude qu'il «vit une vie d'une profondeur et d'une étendue vertigineuse» (PR, pp. 70, 87 [70, 88]) — que ce soit dans le désert, libéré de l'«esthétique» des relations particulières (PR, p. 81 [82]), que l'individu puisse s'affirmer dans sa plus profonde et invincible liberté, est une idée qui rappelle fortement le Moïse et Aaron de Schönberg) — mais il ne faut pas oublier que l'œuvre de Michelstaedter traite d'un problème éminemment philosophique (justement dans sa prétention à valoir comme critique radicale de la tradition philosophique) et ne peut donc être lue comme un ensemble de motifs disparates, tantôt théoriques, tantôt littéraires, tantôt religieux. Est solitaire «la possession de soi» — totalement déracinée du flux de l'onomazein, dont la philosophie n'est autre que la tentative récurrente de mise en ordre, de système; solitaire la «divine persuasion» de l'intuition unifiée à son propre «objet», de la pensée identique à l'être-pensé et qui, de fait, dans son exercice, ne tend pas à autre chose que soi, ne s'«aliène» pas, mais persiste dans son présent même, demeure. Est solitaire l'expression, épurée de toute mimesis, qui crée d'elle-même sa propre vie, qui est son propre monde, «maître et non esclave chez lui» (PR, p. 73 [75]) (chez Michelstaedter abondent des expressions qui pourraient rappeler de thèmes gnostiques — mais nous verrons bientôt comment ils sont absolument privés de leur dimension sotériologique originelle. En des termes analogues, des thèmes gnostiques affleurent chez Leopardi, véritable «auteur» de Michelstaedter).
Que le langage reste inexorablement en-deçà d'une telle solitude, et donc d'une telle vie — et qu'en même temps, la philosophie ne soit essentiellement que classification-logicisation des termes du langage, et donc essentiellement inadéquate à «toucher» la vie — tel est le trait qui rapproche véritablement Michelstaedter de Wittgenstein. Pas seulement du Wittgenstein du Tractatus, puisque la conscience du caractère arbitraire des limites de la signification, de la différence métaphysique entre le signifier et le fait de «donner la raison» (O., pp. 294-295), accompagne Wittgenstein au cours de toute son œuvre. Son long travail tout entier, tout comme la flamme instantanée de celui de Michelstaedter, résonnent comme une critique radicale de l'illusion du sujet parlant de s'ériger comme Sujet absolu, et donc de simuler [fingere] que ses propres mots soient le mouvement même de la vie, autrement dit que les limites de la puissance des mots coïncident avec les limites de la réalité (O., p. 143). Cette critique fonde le refus commun et intransigeant de toute forme d'idéalisme (qu'on se reporte, chez Michelstaedter, aux traits «féroces» sur Croce, par exemple).
Que la philosophie — en tant qu'«organisme syntaxique», en tant qu'elle est fondée sur la valeur des relations et des «dépendances» réciproques — ne puisse avoir l'intuition de la chose elle-même, ne puisse posséder une parole vivante pour exprimer ce que l'homme a «à cœur» dans sa vie, et donc n'ait aucun pouvoir de persuasion authentique (O., p. 287) — que son argumentation puisse seulement «vaincre», mais non pas «convaincre» — c'est exactement le contenu des dernières propositions du Tractatus. Une «haine» identique à l'égard des mots qui prétendent être la vie, les anime tous deux — un même sens désespéré de la limite tautologique de l'argumentation philosophique (O., p. 236) (mais qu'on y prenne garde: de l'argumentation philosophique rigoureuse). Toutefois Wittgenstein ne risque pas un mot au-delà de cette limite: le seul moyen de désigner ce qui la dépasse — la vie — c'est le silence. La position de Michelstaedter défie, au contraire, le paradoxe: il cherche le chemin des mots dans lesquels résonne aussi le timbre de la persuasion. Qu'il soit bien conscient du caractère plus que paradoxal, antinomique, de sa tentative, est évident si l'on en juge par la Préface à la Persuasion et la rhétorique: «Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne: et c'est une malhonnêteté — mais la rhétorique anankazei me tauta drân bia — [me contraint à faire cela...] « (Sophocle). Donc la Persuasion et la rhétorique aussi est rhétorique! Puisque, comme nous l'avons vu, la rhétorique n'est pas une forme du langage, mais le langage dans son essence. Toute tentative de «parler» de la persuasion se révèle intrinsèquement antinomique. Et pourtant cela doit être fait: drân, faire, — verbe tragique, par excellence, qui indique non pas le faire dans sa dis-cursivité quotidienne, mais l'instant, l'acmé suprême de la décision, le comble de l'action, où le caractère du héros émerge pleinement, irréversiblement. Cela doit être fait, malgré tout : soulever le langage de l'intérieur en le forçant, bia, à sortir de soi, comme s'il pouvait se dépasser. Ou, pour paraphraser Wittgenstein: cela doit être fait: se taper la tête contre ses limites, contre sa cage, jusqu'à ce que ça saigne. Ce faire-malgré-tout marque la tonalité tragique de l'œuvre de Michelstaedter et la différencie en cela nettement du Tractatus. Le logos de la Persuasion et la Rhétorique est «double»: rhétorique qui veut se supprimer (et en sait l'impossibilité), rhétorique «infidèle» à l'égard d'elle-même — infidélité sacrée, pourrions-nous dire avec Hölderlin, comme celle qui anime le héros tragique à l'égard du monde divin. Durant toute sa vie Wittgenstein lutte contre le démon de la tragédie — réussit à «lui survivre» — mais sans jamais s'en consoler, sans jamais le croire vaincu, sans jamais véritablement s'apprivoiser dans la rhétorique. A l'honnêteté ascétique de Wittgenstein s'«oppose» la «malhonnêteté» tragique de Michelstaedter.
Mais le caractère tragique de la pensée de Michelstaedter contraste aussi avec la position de Brouwer, qui voit dans l'intuition mathématique, opposée à la discursivité logique justement le dépassement accompli de la forme tragique. (Dans l'idée de la mathématique comme absoute [assoluta] du langage, Brouwer est aussi, évidement, aux antipodes du «second» Wittgenstein). Pas même la «persuasion mathématique» (étant admis que la forme mathématique puisse apparaître en elle-même persuadée — ce que Wittgenstein niera) ne peut représenter la vie persuadée. Son «jeu sérieux» se fonde même, tout comme l'intuitionnisme de Brouwer le démontre, sur l'a priori du temps: la possibilité transcendantale du jeu mathématique consiste dans la bissection originelle de l'unité: l'un, en se disant, est deux, est uni-duité. Mais ceci n'est pas autre chose que le mouvement fondamental du Parménide de Platon! Un désespoir analogue à l'égard de la parole unit donc la mania philosophique de ces trois auteurs (et, en cela, ils apparaissent véritablement tous trois comme l'expression du Lord Chandos hofmannsthalien). Ils vivent avec la même intensité — mais pour les raisons que nous venons d'exposer, et non à cause d'une vague Stimmung ! — la condition des sans-patrie dans cette «antique demeure du langage» krausienne. Mais Brouwer pense à l'intuition mathématique comme réelle ou-topia par rapport à cette demeure; Wittgenstein, au contraire, s'y installe, s'interdisant toute image «dépassante», mais s'y installe, insistant toujours sur le fait que ce qui véritablement compte, ne peut être affirmé dans ses limites, il s'y installe, en vérité, comme une «âme étrangère» ; Michelstaedter tente la voie — certainement «malhonnête» aux yeux d'un Brouwer ou d'un Wittgenstein — du «double logos», du discours tragique qui, en se disant, se nie presque en tant que tel, de la rhétorique qui s'acharne contre elle-même, qui «implose». Et par ce fait il rencontre l'aporie de la «voie intérieure» schopenhauerienne: l'aporie de la volonté qui veut le non-vouloir, de la volonté qui devrait se retourner contre elle-même — mais, qui ne se voulant pas, en cela se réaffirme elle-même justement. L'aporie du « deseando nada» de Saint Jean de la Croix.
Les critiques qui reconnaissent chez Michelstaedter la présence «victorieuse» de la volonté dans la dimension même de la Persuasion ont donc certainement de bonnes raisons pour cela. Et si la volonté implique — comme justement déjà chez Schopenhauer — la volonté-de-la-vie, si volonté signifie représentation, alors un lien inextricable en relie la dimension à celle de la rhétorique. L'aporie se manifeste jusque dans l'écriture de Michelstaedter: il parle de « s'approprier le présent», de devoir perdurer, résister, «être maître « (PR, pp. 69 sqq., [n.s.]). Un impératif insistant scande le monde de la Persuasion (cf. O., pp. 149-150). Mais comment un présent authentique, accompli, peut-il naître des formes du vouloir, du devoir, de l'impératif? Comment distinguer cette appropriation (du présent) des formes du pro-jet, de l'en-à-venir [infuturamento], de l'«esprit vagabond, jusqu'en fin toujours à jeun» ? Les critiques ont raison, certes — mais jamais comme en ce cas n'a été vraie la boutade qui dit que rien au monde n'est en vente à meilleur prix que le fait d'«avoir raison». Comme le montrent ces mots déjà cités de la Préface à la Persuasion et la Rhétorique, Michelstaedter est parfaitement conscient du caractère antinomique constitutif de son œuvre. Mais littéralement anti-nomique, c'est-à-dire opposée au nomos du langage discursif, à la loi qui domine tous les «sujets» de la communication et de la relation, telle est cette expression qui cherche à persuader «l'humaine existence», les «misérables mortels», «tout à fait malades» du «il est» seul, du présent. Anti-nomique, par rapport au nomos de la dialectique qui veut «vaincre» l'autre, «s'approprier» ses mots, telle est l'expression qui l'«aime» et veut le constituer en tant que personne (O., p. 297). Une vie persuadée ne peut être donnée dans les limites du langage, et pourtant justement l'affrontement absolument désespéré contre de telles limites, est un signe anti-nomique: il est un signe irréductible par rapport à ce système de signes qui informent du monde «commun». Il ne dit pas, comme ces derniers — mais n'est pas pour autant simple silence, non-dire négatif. Il se montre, dans le naufrage même du dire «commun», quand il prétend dire la vie. La «poésie pensante», que Michelstaedter interprète comme unique témoignage de la persuasion, est ce faire-signe: en elle justement le désespoir du dire, le désespoir qui saisit le dire à son acmé, indique, «montre» la vie indicible — la vie libérée de la volonté «en aucun point satisfaite» (PR, p. 42 [43]), la vie non plus «survie», non plus simple «crainte de la mort» (PR, p. 69 [id.]). Car c'est justement à la vie que doit mener le chemin ascendant du bouleversement désespéré de la rhétorique. Chez Wittgenstein, prenons-y garde, il n'y «conduit» point — au terme du Tractatus, il n'est pas vrai que nous soyons plus «proches» de la vie qu'au début. Chez Schopenhauer, le problème se pose en des termes précisément opposés: la volonté qui se tourne contre elle-même, se tourne contre la vie qu'elle reproduit continûment. Depuis la mort, au contraire, depuis la peur de la mort, qui pousse l'homme à vouloir continuer, depuis l'impersonnelle philopsychia qui fait survivre, justement dans la mesure où elle nous manifeste continûment «déjà morts dans le présent» (PR, p. 69 [id.]), le semainein paradoxal-antinomique de Michelstaedter veut «conduire» à la vie. Ce qu'aucun dire, aucune imagination [fantasia], fût-elle «haute», ne peut véritablement toucher-comprendre-intuitivement, ce dont aucune «puissance» [possa] du langage ne peut être vérité (dans le sens de l'alethèuein : du dévoilement), c'est la vie même. La voie de Rosenzweig a une forme identique: vom Tode ... zum Leben: de la mort ... à la vie» — c'est là, «parvenus» à la vie, que le livre se tait. Mais la vie de Rosenzweig est intrinsèquement connotée par l'être-là effectif du peuple juif — c'est la vie du judaïsme qui, dans son déroulement dans le temps, est plus que temporelle. Chez Michelstaedter, au contraire, c'est la parfaite ou-topia de la vie persuadée, de l'idée de Persuasion en général. Mais l'absence de toute racine — fût-elle même cette racine «errante» qui constitue la vie d'Israël — ne produit, dans le langage paradoxal-antinomique conscient de Michelstaedter, aucun pessimisme. Tous les auteurs à l'aune desquels nous avons affronté le «problème Michelstaedter» sont parfaitement étrangers à l'aura pesante du pessimisme — mais Michelstaedter (précisément lui, qui se suicide à vingt-trois ans) l'est avec plus de force, avec plus de conviction. Tout pessimisme déclaré (telle est la thèse fondamentale du Dialogue de la Santé) n'est qu'un pessimisme imparfait. Si la vie est (au sens schopenhauerien) volonté de vie, et donc déficience et douleur, il faut «porter tout le poids de la douleur et tirer de ce poids la joie et la vie». La «parole joyeuse de la santé» n'est pas prononcée ici, comme ce peut être le cas chez Schopenhauer, en opposition à la vie, elle n'est pas la parole de la négation de la vie, mais s'affirme comme la force parfaite pour en porter le poids, sans vanité, sans illusion et sans flatterie. Les parfaits pessimistes sont ceux qui en ont déjà dépassé le signe: ils ne demandent pas à la vie de dépasser la douleur qui lui est inhérente, ni ne s'en lamentent (ni n'accusent, ni ne pleurent) mais demeurent en elle, établissent en elle leur œuvre, sont en-ergoi dans la douleur et demeurent en-arghia précisément dans son embrassement. La vie persuadée n'apparaît pas abstraitement autre par rapport à celle «malade» de l'attendre et du prétendre, mais comme la coïncidence en acte entre l'être-là de la personne et l'endurance radicale de la douleur liée à l'exister. Le présent de la persuasion signifie l'être en-arghia dans la douleur, non au-delà d'elle. C'est donc la possibilité de cette vie, persuadée, autonome, pacifiée dans le présent de son propre «mal» (n'aspirant à aucune dimension transcendante de salut — ce qui justement en annulerait le présent et nous ferait replonger dans le nihilisme de la rhétorique), qui constitue l'ou-topia indicible de la parole de Michelstaedter.
Cet aspect est essentiel à la compréhension de l'œuvre de Michelstaedter. La dimension de la persuasion n'annule pas la douleur — en tant qu'idée marquée par une intention radicalement anti-nihiliste, elle ne peut se présenter non plus comme négation de la douleur. C'est la rhétorique qui cherche en vain à tromper, illusionner [in-ludere] ou se jouer de la douleur. C'est la philosophie — comme le dira Rosenzweig — qui veut se donner l'illusion de «jouer», par ses mots qui prétendent se faire vie, l'angoisse de l'individu devant la mort (»Abschaffung des Todes»). La persuasion ne vaut pas comme un énième «refoulement» — mais comme l'acceptation parfaite d'une telle angoisse. N'est pas persuadée, la vie qui la «dépasse» (la figure de dépassement est la quintessence du nihilisme, comme nous l'apprendra Canetti), mais la vie qui en elle demeure et, demeurant en elle, agit — la vie, en somme, maîtresse de son propre présent, là où tout semblerait inciter à un en-à-venir, à la recherche de salut dans l'«ailleurs», ou à la simple résignation du «weiterleben». La vie persuadée n'est pas ek-statique par rapport au devenir, au dis-courir du temps et du logos, mais constitue en quelque sorte l'instant qui les interrompt, l'instant de leur arrêt. Telle est la vraie «pensée abyssale» de Michelstaedter (et la citation nietzschéenne, comme nous le verrons, n'est point due au hasard: là véritablement Michelstaedter rencontre le Nietzsche encore parfaitement «inactuel», le Nietzsche posthume — pour lequel non pas le cercle, non pas l'anneau de l'éternel retour, est une figure de la négation de l'«esprit de gravité», mais l'instant, l'Augenblick, qui suspend la domination de Chronos, qui en dé-cide le continuum. Tel est le présent dont parle Michelstaedter): dans le temps-chronos peut s'ouvrir l'instant de la décision, l'instant qui met en crise radicalement l'aller-au-delà, le flux, l'anxieuse attente d'un futur qui annule le présent. La vie persuadée se concentre dans le feu de l'instant: elle ne voit pas dans son présent le non-plus du passé, le non-encore du futur, elle ne saisit pas son présent comme un point indifférent dans la succession des nyn (sur le fond, nous retrouverons dans Etre et Temps de Heidegger une critique de la conception aristotélicienne du temps, parfaitement analogue), mais voit chaque présent comme le dernier (PR, pp. 69-70 [id.]).
La persuasion ne se donne que dans l'instant; l'idée de persuasion coïncide avec l'a-discursivité et in-intentionnalité de l'instant, compris eschatologiquement. A la lumière d'une telle idée semblent «s'éteindre» ces possessifs-impératifs connotés qui imprègnent aussi de nécessité tout vouloir signifier la Persuasion. Dans l'instant, opposé au simple moment-nyn, dans l'instant comme présent extrême, arrêtant toute volonté de pro-jet, toute forme d'en-à-venir, règne la pure Justice. Gerechtigkeit — dirait-on avec Nietzsche — non das Recht. Le droit appartient à la rhétorique de l'échange, de la communication, du survivre: dans le règne du droit «tous ont raison, personne n'est juste» (PR, p. 76 [77]). C'est le règne des droits et des devoirs, du recevoir et du donner, de la demande réciproque. Dans la persuasion, dans l'instant de la vie persuadée, rien ne se demande ou ne s'attend; la pensée acquérante-impositive ne trouve pas, littéralement, espace dans l'instant. La vie persuadée est pur don, absolue dépense (on peut trouver des images et des motifs analogues dans quelques-unes des œuvres les plus intenses du jeune Lukács, comme le dialogue Sur la pauvreté d'esprit). L'affirmation n'admet pas de pluriel: « tout donner et ne rien demander, tel est le devoir — mais où sont les devoirs et où sont les droits, moi je ne le sais pas» (PR, p. 79 [80]).
Violence de la rhétorique et du droit. Est violent le nomos qui oblige au langage et au temps communs. Violent l'arrachement pro-jetant, l'idée d'interminable dépassement que ce logos «commun» exprime. Violente la nature la plus intime du Cogito, comme co(a)giter des mots et des termes pour réduire la vie à eux, pour la subsumer en eux. La persuasion, au contraire, est en paix, en-arghia — elle est l'énergie actuelle qui déracine la violence, en tant qu'ici-maintenant-entière (PR, p. 80 [80-81]) elle n'attend rien, elle ne prétend à rien. Dans la rhétorique «l'enjeu est un savoir subordonné à la puissance» (pour vaincre l'adversaire-interlocuteur), dans la Persuasion il n'y a pas de course, ni de «prix» (O., p. 365): ce en quoi elle consiste instantanément ne «vainc» rien — l'hallucination de la puissance s'est ici dissoute comme brume au soleil. Pour celui qui ne demande pas la vie et ne craint pas la mort, vie et mort sont «sans armes» (O., p. 366). Et c'est cela le bonheur et la santé.
Mais c'est aussi bien l'impossible. La voie de la Persuasion (qui n'en est pas une, puisque sont «voies» le flux et la contradiction des choses et des mots) n'est pas ardue ou difficile ou encore, comme nous l'avons dit jusqu'à présent, «inimaginable» dans la parole. Elle est aplòs, impossible. Se sauver de l'«agonisme» du logos, consister dans l'instant de la persuasion est l'impossible au sens propre, rigoureusement: car toute la dimension du possible appartient à ce qui est donné (PR, p. 81 [id.]). Entre ce que l'on affirme «possible» (même dans la plus grand improbabilité) et ce qui, de fait, existe, il n'y a aucune différence de principe. On dit qu'est possible ce qui peut être réel, et donc ce qui appartient principalement à la timé de la philopsychia. Seul l'absolument impossible s'y soustrait. «Le possible ce sont les besoins, les nécessités de la continuation, ce qui appartient à la puissance limitée vouée à la continuation, à la peur de la mort» — si la persuasion est un radical arrêt de cela, la persuasion est l'impossible. Impossible la pure Justice du donner-pour-donner, la parfaite gratuité du donner; impossible la «parole vivante» qui persuade sans vaincre, qui donne la vie persuadée sans trace de violence; impossible l'amour exempt de toute philopsychia que ces images évoquent. Affirmer que cela est impossible ne signifie pas décréter la faillite de l'idée de persuasion, mais en indiquer, à l'opposé, la dimension propre. On ne peut faire-signe véritablement d'une telle idée, si l'on n'en saisit pas l'impossibilité. Et bien évidemment: pour celui qui connaît seulement le possible, aucune persuasion n'est «possible». La persuasion est un fruit du jardin de l'impossible et de l'inutile.
La «passion» pour cet impossible domine, d'un bout à l'autre, les pages de Michelstaedter. Sa solitude, son désert n'expriment que cet impossible. C'est celui-là même qui «se montre» à la fin du Tractatus. Celui qui ne sent pas dans le silence de Wittgenstein ce tenter-de-dire désespéré de Michelstaedter (et Augustin n'était il pas un auteur de Wittgenstein lui-même?) mériterait véritablement un monument équestre dans cette «philosophie des universités» sur la porte de laquelle est gravé l'adage: «ici il est interdit de penser».



   éditions de l'éclat

15 mai 2020


L’hélice et l'Idée 
 par Eric Rohmer 
(Cahiers du Cinéma 96, 1959)




  « Lui-même, par lui-même, avec lui-
même, homogène, éternel.»  
PLATON.

 
On eût aisément pardonné à Alfred Hitchcock de faire succéder à l'austère Wrong Man une œuvre plus riante, du moins plus accessible aux foules. Telle fut peut-être son intention, lorsqu'il décida de porter à l'écran le roman de Boileau et Narcejac « D'entre les morts ». Or l'ésotérisme de Vertigo rebuta, dit-on, l'Amérique. En revanche la critique française semble lui faire un accueil des plus chauds. Voila Hitchcock mis par nos confrères en la place où nous l'avions toujours installé. Et nous voila, du même coup, privés de l'agréable soin de pourvoir à sa défense.
Inutile donc de chercher ailleurs la jauge de son génie. Hitch est assez illustre pour ne mériter d'autre comparaison qu'avec lui-même. Si j'ai placé en exergue à cette critique une phrase de Platon, qu'on peut lire inscrite par Edgar Poe en tête de « Morelia », dont l'argument, par certain point, ressemble à celui de Vertigo, ce n'est pas que j'entende égaler notre cinéaste à l'auteur du Parménide ni même à celui des Histoires Extraordinaires, mais simplement proposer une clef capable, à mon idée, d'ouvrir plus de portes que d'autres. Tant pis si elle parait un peu prétentieuse. Il ne s'agit point de faire d'Hitchcock un métaphysicien. De la métaphysique, le commentateur est seul responsable, mais enfin il la croit commode et point inutile.
Vertigo m'apparaît donc comme le troisième volet d'un triptyque dont les deux premiers étaient constitués par Fenêtre sur cour et l'Homme qui en savait trop. Ces trois films sont des films d'architecture. D'abord par l'abondance que nous rencontrons, en tous trois, de motifs architecturaux, au sens propre du terme. Ici, toute la première demi-heure est même une sorte de documentaire sur le décor urbain de San Francisco. La toile de fond nous est fournie par un certain nombre de demeures style 1900 sur lesquels l'objectif de la caméra aime à se reposer, de la même façon qu'elle s'était reposée jadis, dans La Main au collet, sur les sites de la Côte d'Azur. Leur raison d'être immédiate, pragmatique, est qu'elles créent une impression de dépaysement dans le temps. Elles symbolisent ce passé vers lequel se tournent les regards du détective, en même temps que ceux de la folie supposée.
Nous retrouverons, au cours du film, une autre architecture plus ancienne, celle d'un monastère espagnol du XVIIIe siècle et lié, cette fois-ci, très directement, par la tour qui le surmonte, au thème majeur de l'histoire, le vertige. Et nous voici menés un degré plus avant dans l'analogie avec les deux films cités. En chacun d'eux, les héros sont victimes d'une paralysie relative au déplacement dans certain milieu. Dans Fenêtre sur cour, il s'agit, pour le reporter, de l'immobilité forcée, le milieu étant l'espace. Dans l'Homme qui en savait trop, le médecin et sa femme, conformément au titre, connaissent trop l'avenir, mais en même temps trop peu : leur paralysie est l'ignorance, le champ d'exercice n'est plus l'espace, mais le temps. Dans ce film-ci, le détective, encore interprété par James Stewart (et qui, corseté, lance un clin d'œil au photographe de Fenêtre sur cour) est victime, lui aussi, d'une paralysie, à savoir le vertige. Le milieu, cette fois-ci, est constitué par le temps, mais non plus celui du pressentiment, orienté vers l'avenir. Dirigé au contraire vers le passé : le temps de la réminiscence.
Comme les deux autres Vertigo est un film de pur « suspense », c'est-à-dire de construction. Le ressort de l'action ne sera plus constitué par la marche des passions ou quelque tragique moral (comme dans Under Capricorn, I confess ou The Wrong Man), mais par un processus abstrait, mécanique, artificiel, extérieur, du moins en apparence. Dans ces trois films, ce n'est pas l'homme qui constitue l'élément moteur. Ce n'est pas non plus le destin, au sens où on l'entend depuis les Grecs, mais la forme même de ces êtres formels qui sont l'Espace et le Temps. On ergotera, bien sûr, à l'infini pour savoir s'il y a ou non du « suspense » chez Hitchcock. Au sens le plus général du terme, pouvoir de tenir le spectateur en haleine, nous affirmerons que toujours, il y en a et ici plus encore qu'ailleurs bien que la clef policière (par quoi se ferme le roman) nous soit livrée une demi-heure avant la fin. On savait déjà que ce n'était pas sur les arcanes d'une machination policière, si savante fût-elle, que s'ouvraient les portes secrètes d'Hitchcock. L'important est que, toujours, nous voulions savoir et savoir de plus en plus à mesure qu'on nous livre plus de vérité, c'est que la solution de l'énigme ne fasse pas éclater comme une bulle de savon la masse de l'intrigue qui, jusqu'au dernier moment, s'était appliquée à faire boule de neige (reproche qu'on aurait pu faire par exemple à La Main au collet). Ici le suspense est à double effet : non seulement il sensibilise l'avenir, mais revalorise le passé. Car le passé, ce n'est point, ici cette masse d'inconnu qu'un auteur de droit divin tient en réserve et qui, mise à jour, saura débrouiller tous les nœuds. Nous voyons qu'il ne fait que les resserrer plus encore par sa résurgence. A mesure que se dissipent les brumes de l'histoire, apparaît une nouvelle figure que nous ne connaissions pas en tant que telle, mais qui fût toujours présente. Cette Madeleine crue vraie, et pourtant jamais vraiment connue, vrai fantôme en tout cas, puisqu'elle n'existait que dans l'esprit du détective, qu'elle n'était qu'une idée.
Tout comme Fenêtre sur cour et L'Homme qui en savait trop, Vertigo est donc une sorte de parabole de la connaissance. Dans le premier, le photographe tournait le dos au vrai soleil (entendez la vie) et ne voyait que des ombres sur la paroi de la caverne (l'arrière- cour). Dans le second, le médecin trop confiant dans la déduction policière ratait aussi son but, là où réussissait l'intuition féminine. Ici, le détective fascine dès le début par le passé (figuré par le portrait de Carlotta Valdès à laquelle la fausse Madeleine prétend s'identifier) sera continuellement renvoyé d'une apparence à une apparence : amoureux non d'une femme, mais de l'idée d'une femme. Mais, en même temps, de même que dans les deux autres morceaux de la trilogie, outre cette signification intellectuelle (j'entends relative à la connaissance), nous pouvons en distinguer une autre, morale. Stewart, encore ici, n 'est point seulement malheureux et dupe mais coupable, « faussement coupable » pour employer la terminologie hitchcockienne, c'est-à-dire bien plutôt faussement innocent. Il est accusé par un tribunal d'être responsable par sa maladresse de la mort de la femme. Mais s'il n'a point le moins du monde causé celle de Madeleine, il sera bel et bien, cette fois-ci par sa perspicacité et son adresse retrouvées, responsable de la mort de Judy, faussement accusée par lui de complicité.
En employant le terme de « parabole », je ne veux point taxer Vertigo de sécheresse ni d'irréalisme. Cela n'a rien d'un conte. Tout au plus discerne-t-on deçà delà, comme dans tous les films d'Hitchcock, ces petites entorses à la vraisemblance — disons ce mépris pour certaines « justifications » — qui naguère eurent don de tant chagriner certains. Si Vertigo est baigné d'une atmosphère féerique, la brume, le halo sont dans l'esprit du héros, non de l'auteur et cela ne brime en rien le réalisme ordinaire du ton. Admirons, au contraire, l'art avec lequel le cinéaste crée cette impression de fantastique par les moyens les plus indirects et les plus discrets, combien surtout il lui répugne, dans un sujet voisin de celui des Diaboliques, de jouer le moindre instant sur nos nerfs. L'impression d'étrangeté est produite non par l'hyperbole, mais par l'atténuation : ainsi la première partie est-elle presque toute entière filmée en plans généraux. L'épisode satirique de diversion (les rapports entre le détective et la modéliste) est traité avec un humour non moins discret et interdit que nos pieds, à nul moment, ne quittent terre. La présence de ces à-côtés familiers n'obéit point au seul jeu des compensations : elle nous aide à mieux comprendre le personnage, elle nous rend sa folie plus familière, elle fait qu'elle n'est point folie, mais certaine déviation de l'esprit humain, esprit dont la nature est peut-être de tourner en cercle. Tout le passage où Stewart se transforme en Pygmalion est admirable, au point que nous en perdons presque le fil de l'histoire, attentifs à suivre les efforts de cet homme pour costumer une femme en ce qu'il croit qu'elle est, jusqu'au moment où nous nous apercevons que c'est là l'histoire même. Toute la profondeur d'Hitchcock est dans la forme, c'est-à-dire dans le « rendu ». Comme le regard d'Ingrid Bergman dans Under Capricorn, ce démaquillage — qui n'est en fait qu'un maquillage — se donne à voir et non pas à raconter.
Enfin, dans ce film silencieux et glacé, plus encore que le baiser brûlant entre le détective et celle qu'il essaie en vain de faire ressurgir d'entre les morts, le haletant speech final de Stewart introduit une dimension jusque-là curieusement absente de cette histoire d'amour, celle de la passion. Ce n'est point péroraison rhétorique, mais bien passage au discours ainsi que le monologue de Bergman dans Under Capricorn. Peu importe que cet éclat vienne si tard, puisque dans ce film, traversé par un double courant, futur et passé échangent incessamment leurs positions. Tout le film, sous la lueur de ce vibrant acte d'accusation, prendra une coloration nouvelle : ce qui était en sommeil s'éveillera et ce qui était en vie mourra du même coup et le héros, triomphant du vertige, mais pour rien, ne trouvera de nouveau que le vide à ses pieds.
Il y a bien sur d'autres rapprochements à faire que celui que j'ai suggéré avec deux des films joués par James Stewart. Qu'on m'en permette encore un autre, avec Strangers on a train cette fois-ci. On sait combien ce dernier devait, non seulement en rigueur, mais en lyrisme à la présence obsédante d'un double motif géométrique, celui de la droite et celui du cercle, Ici, la figure — le générique de Saul Bass nous la dessine — est celle de la spirale ou plus exactement de l'hélicoïde. Droite et cercle se marient par le truchement d'une troisième dimension : la profondeur. A proprement parler, nous ne trouverons que deux spirales matériellement figurées dans tout le film, celle de la mèche descendante sur la nuque de Madeleine, copie de celle de Carlotta Valdès, et n'oublions pas que c'est elle qui éveille le désir du détective, puis celle de l'escalier montant à la tour. Pour le reste, l'hélice sera idéale, suggérée par son cylindre de révolution, représenté, lui, soit par le champ de vision de Stewart qui suit Novak en automobile, soit par la voute des arbres au-dessus de la route, soit par le tronc des séquoias, soit par ce corridor que mentionne Madeleine et que Scottie retrouvera en rêve (un rêve dont, je l'avoue, les schémas clinquants détonnent avec la grâce sobre des paysages vrais) et bien d'autres motifs qui ne pourront être décelés qu'après plusieurs visions. La coupe du séquoia millénaire et le travelling tournant (en fait, c'est le sujet qui pivote) autour du baiser appartiennent encore à la même famille d'idées. Famille vaste et qui compte beaucoup de parents par alliance. La géométrie est une chose, l'art une autre. Il ne s'agit point de retrouver une spirale dans chacun des plans dece film, comme ces têtes d'hommes qu'on propose en devinette dans des dessins de frondaisons, ni même comme les croix de Scarface (gageure magnifiquement tenue, mais gageure néanmoins). Il faut que cette mathématique laisse la porte libre à la liberté. Poésie et géométrie loin de se briser voguent de conserve. Nous y cheminons dans l'espace de la même manière que nous y cheminons dans le temps et que cheminent aussi nos pensées et celles des personnages. Ce ne sont que coups de sonde, ou plus exactement coups de vrille vers le passé. Tout fait cercle, mais la boucle ne se boucle pas, la révolution nous conduit toujours un peu plus profond dans la réminiscence. Les ombres succèdent aux ombres, les simulacres aux simulacres, non point comme les cloisons qui s'escamotent ou des miroirs à l'infini reflétés, mais par une espèce de mouvement plus inquiétant encore, parce que sans solution de continuité et qui possède à la fois la mollesse du cercle et le tranchant de la droite. Idées et formes suivent la même route, et c'est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre qu'on peut dire que les films d'Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objets — outre ceux dont ils savent captiver nos sens — les Idées, au sens noble, platonicien, du terme.