24 juin 2020

Interprétation
de Michelstaedter






MASSIMO CACCIARI DRÂN




Dans la culture d'Europe Centrale du début de ce siècle, l'œuvre de Carlo Michelstaedter représente un des pôles ou plutôt une des lignes-frontière qui la circonscrivent entièrement. En effet, il ne s'agit pas d'une simple expérience dans le cadre de cette culture, mais précisément de son acmé : tout aussi profondément enracinée dans les problèmes qui la travaillent, qu'elle est extraordinaire par la forme et la radicalité avec laquelle elle affronte ces problèmes et les «combat». Une affinité profonde — presque une «harmonie cachée» — relie — au-delà des différences récurrentes de contenu et de méthode de recherche — toutes ces voix de la génération des années quatre-vingt qui, au cours de la décennie précèdant la Grande Guerre, s'expriment en des œuvres où se mêlent l'enthousiasme de la jeunesse, la géniale solitude dont elle est seule capable quelquefois, au douloureux désenchantement, à l'adieu, au renoncement propre à une maturité plus sobre et plus lucide. Ce «ton» suffirait déjà à expliquer leur prédilection commune pour cet archétype de toute «métaphysique de la jeunesse» contemporaine que représente Le Monde de Schopenhauer. Amitié, oui, philotès, de fait, entre l'Ibsen de Slataper et L'Ame et les formes de Lukács, entre Wittgenstein et Michelstaedter, mais aussi profonde inimitié, neikos ; sur une trame analogue de rapports, de références, et plus encore: sur la base d'un ethos commun, libre de tout compromis, de toute mesotès, se font jour des choix irréductibles, des positions théorétiques violemment contrastées (qui par elles seules suffiraient à liquider cette image d'opérette de la finis Austriae commercialisée au cours de ces dernières années par d'innombrables «spectacles»). Amitié, oui, mais amitié stellaire.
Trois œuvres, selon moi, émergent de ce contexte comme œuvres-frontière, capables d'en «orienter» l'interprétation globale: L'Ame et les formes du jeune Lukács, qui paraît à Budapest en 1910 et l'année suivante en traduction allemande à Berlin; La persuasion et la rhétorique de Michelstaedter, dont les appendices critiques furent achevées le 16 octobre 1910, la veille même du suicide de l'auteur; le Tractatus de Wittgenstein, terminé, comme on le sait, à Vienne en 1918, et publié seulement en 1922 (l'année même de la première édition complète de la Persuasion), mais dont les idées fondamentales semblent être définies dès 1912-1913. Années qui coïncident avec les premiers livres de Kafka. Commune, l'origine juive: un judaïsme qui, bien qu'«assimilé», pose encore problème, est encore interrogé, et n'apparaît pas comme une donnée biographique, mais plutôt comme une «puissance» de l'œuvre. Et comme on le verra, nous pouvons même déjà entrevoir à proximité, l'Étoile de la rédemption de Rosenzweig. OEuvres en tension, en opposition — mais qui justement grâce à une telle opposition réciproque peuvent être pleinement comprises dans leur irréductible individualité.
Commun, le refus de la «culture esthétique» que Lukács, en 1910, définit ainsi dans l'essai portant ce même titre: «Il existait un centre: le caractère périphérique du tout. Toute chose avait acquis une valeur symbolique: le fait même que rien n'était symbolique, que tout n'était que ce qu'il semblait être dans l'instant où il avait été vécu (...) rien en effet n'existait qui ne puisse s'élever au-delà des instants singulièrement vécus. Il existait un rapport entre les hommes: l'entière solitude, l'absence totale de tout rapport». L'unité de la «culture esthétique» consiste en son manque d'unité. Où qu'il porte le regard, l'esthète n'est frappé que par sa propre impression. Aucune chose n'est véritablement res pour lui, rien qui n'ait une existence propre, une vie propre. Pour l'esthète — tout comme pour la vana curiositas du spécialiste — le monde et le moi oscillent dans l'éternelle insecuritas de la Stimmung, de l'état d'âme, de l'Einfühlung. Dans l'idée de «culture esthétique» convergent des courants multiples et dominants de la culture européenne de cette fin de siècle: si l'impressionnisme s'avère en être quasiment l'origine (et Lukács, tout comme d'autres, opposera à l'impressionnisme, un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin), trouvent place en son sein tant le psychologisme d'inspiration machienne (contre lequel réagira puissamment la phénoménologie de Husserl), que toute forme de «naturalisme de l'âme» (fût-elle de caractère symboliste ou, plus tard, expressionniste), et l'interminable cortège des déformations vitalistes de la dura lectio nietzschéenne. C'est surtout à ces dernières que semble se référer Michelstaedter lorsque, dans le Dialogue de la morale et de l'esthétique héroïque, il pose la «question esthétique»: devant la décadence glorifiant l'«élan éternel», «les forces vives de la nature», la «beauté» de l'«orgie dionysiaque», Michelstaedter prend le masque du «consciencieux employé de Dame raison» pour démontrer l'infranchissable aporie de cette prétendue «vie supérieure», de sa prétendue «autonomie» par rapport aux schémas éculés de la tradition. Dans le grand Dialogue de la santé (1910) le monde de l'esthétique apparaît comme le monde de l'insatiabilité et du manque: ce n'est pas toi qui possèdes les choses en lui, mais les choses (que tu crois avoir pleinement «consommé» dans ton impression, dans la puissance «dionysiaque» de ta vie) qui te possèdent. Constamment tu en dépends : tu t'affirmes seulement dans la mesure où insatiablement tu en fais consommation. Celui qui élève au statut de vérité l'absence de vérité et à celui de centre la disparition du centre; celui qui, sur aucune chose peut fixer son regard, et par aucune chose peut être regardé, n'est pas l'homme libre, mais l'esclave entre tous: il dépend à chaque instant du jeu des apparences et des événements dans leur être fugitif, il ne peut qu'en suivre les «insatiables» transformations. Un profond pathos de la vérité, le sens d'une responsabilité absolue de la pensée et de l'écriture, unissent Lukács, Michelstaedter et Wittgenstein. Comme l'Ibsen, ou le Tolstoï dont parle Michelstaedter (tout comme Slataper à cette même époque; sans oublier que Tolstoï est aussi l'«étoile fixe» de Wittgenstein), ils ne se contentent pas d'«exprimer les sensations superficielles de leur âme» mais crient au visage de la foule: «Vérité! Vérité!» (O., p. 653-654).
Mais quelle Vérité? A ce point, les voies divergent. Ici la «métaphysique de la jeunesse» s'avère complexio oppositorum; et surgit alors le caractère extraordinaire de l'œuvre de Michelstaedter. La réponse du jeune Lukács à la crise de toute Kultur unitaire se concentre sur le problème de la forme de l'essai. L'écrit qui lui est consacré — la fameuse «lettre» à son ami Leo Popper, écrite justement à Florence, l'année même de la mort de Michelstaedter — sert d'introduction au recueil de L'Ame et les formes. Nous pourrions définir l'essai lukácsien comme une version «trauerspiel», dramatico-douloureuse, de l'essai simmelien (théorisé en particulier dans le bref et lumineux écrit de 1909: Pont et porte): pour ce dernier, l'impossibilité de reconstituer le cadre d'une culture «symbolique» ressort encore, «positivement», dans la relativisation réciproque — et donc, l'inséparabilité — du moment de l'union et de celui de la dissolution ou de la «crise». L'essai simmelien est encore pensé dialectiquement, comme la forme contemporaine spécifique de la pensée dialectique, comme forme non systématique de cette même dialectique. Au contraire, l'inspiration fondamentale de l'essai lukácsien semble plutôt kantienne — pleine de cette paradoxale radicalisation de la dimension éthique, déjà dominante dans l'œuvre d'un Weininger, qu'il serait nécessaire d'intégrer au cadre de notre recherche. L'essai ne représente pas ici l'équilibre inquiet entre «solve» et «conjunge», mais la position de celui qui «possède» le centre sous la forme de l'éloignement infranchissable: l'essai qui «tourne» autour de son feu, le comprend dans la mesure même où il en est inexorablement séparé. La vérité c'est l'idée (justement au sens kantien) de l'essai. Il ne «simulera» pas pour autant une composition, une union, mais devra de manière accomplie montrer justement l'infranchissable distance qui sépare de la vérité — en se faisant, par cela même, le gardien de l'idée. L'essai ne s'apaise pas dans quelqu'impressionnisme ou relativisme que ce soit — il montre la vérité, mais précisément comme absence. L'essai ne «renonce» pas à ce qui lui est propre — mais justement parce qu'il l'aime absolument, il ne pourra jamais objectivement le posséder.
La position de Michelstaedter est, au contraire, métaphysiquement opposée à toute idée d'essai (et, de ce point de vue, elle est analogue à celle de Wittgenstein). Les raisons de cette opposition ne pourront s'éclairer qu'en avançant dans l'interprétation de la Persuasion et la Rhétorique, en ce qu'elles coïncident avec les fondements mêmes de la pensée de Michelstaedter. Par essence, l'essai, quelque forme d'essai que ce soit, est une interminable interprétation, jamais persuadée ; l'essai est éternelle «attente» du feu du texte, qu'il garde pourtant, mais jamais, en son temps, ne pourra se donner le kairos qui fait «demeurer stable», «résister» (PR, p. 70 [71]), le kairos11 de l'«actuelle possession» (PR, p. 71 [72]) du présent, «ergôn akmé» (selon les mots de Sophocle, cités par Michelstaedter, p. 72 [id.]): point culminant de toutes les œuvres et dans lequel tout dis-courir se tait.
Comment exprimer une telle acmé? C'est vers la parole de la sophia que Michelstaedter se tourne. Ce «retour» à la Grécité présente des traits extraordinaires — il est absolument aux antipodes de celui de l'idéalisme classique, mais apparaît aussi radicalement «polémique» au regard de la vision nietzschéenne du classique. Le premier a un «texte sacré» (l'expression est de Hegel): le Parménide de Platon, lequel est le texte «maudit» de Michelstaedter. Le second (qui maintient des rapports essentiels avec le premier: il suffirait de penser à l'interprétation presque commune de Héraclite) dissout dans la forme tragique de sa dialectique à la fois le problème de la Vérité et de la Persuasion. L'acmé de Michelstaedter s'exprime au nom d'une sophia parménidienne, dont la vérité contredit tragiquement la voie des mortels à deux têtes, des mortels qui dis-courent dans l'onomazein, qui dépendent de ce temps-chronos de la succession, celui-là même du discours et de ses noms. Il s'agit — je le répète — d'un «retour au classique» in-ouï pour la culture européenne de l'entre-deux siècles (et toto caelo différent de celui implicite dans l'essayisme, fut-il lukácsien, qui porte sur l'idée platonicienne d'Eros, et tient le Banquet pour son «texte» en propre). Ce qui chez Parménide «foudroie» Michelstaedter est l'affirmation nette, dépourvue de clair-obscur, immobile (»la nécessité pour les hommes est justement le déplacement: ni blanc, ni noir, mais gris, ils sont et ils ne sont pas, ils connaissent et ne connaissent pas: la pensée devient «. PR, p. 99 [102]), du caractère in-intentionnel de la vérité. Ceci distingue Michelstaedter aussi de la «Philosophie als strenge Wissenschaft» de Husserl (notons que le «programme» husserlien qui porte ce titre paraît dans «Logos» en 1910-1911), «remémorisation» radicale, par contre, de la tradition cartésienne. La rigueur de la philosophie ne peut être définie sur la base du fundamentum inconcussum du Cogito — car Cogito ne signifie pas je sais, mais «je cherche à savoir: autrement dit, le savoir me fait défaut: je ne sais pas « (PR, p. 99 [102]). Le Cogito caractérise l'être amphibie de la philosophie, en tant que devenir connaissance et donc toujours vide dans le présent, toujours attention du futur. Si Cogito est ce penser qui attend, qui est attentionné, qui ne possède vraiment aucun présent, je ne pourrai jamais en conclure, me fondant sur lui, que je suis (cogito, ergo sum), mais, tout au plus seulement que j'ai été ou que je serai. Le «fondement» du Cogito (sur lequel on prétend édifier une philosophie «rigoureuse») apparaît en réalité comme le processus même qui dis-trait dans le temps de la succession, où tout oscille entre être et non-être, où rien n'est véritablement présent.
Le nihilisme constitutif du Cogito est à la base de la dimension de la Rhétorique. Ceci doit être bien compris pour liquider les différentes interprétations simplement éthiques ou, a fortiori, littéraires de l'idée michelstaedterienne de rhétorique. Cette idée est rigoureusement philosophique: est rhétorique toute conception intentionnelle de la vérité, c'est-à-dire toute conception pour laquelle la vérité est réduite à l'ordre de l'interprétation, à la forme du discours, au problème de sa cohérence interne. Est rhétorique la prétention de posséder le savoir à travers la conventionnalité de l'onomazein, est rhétorique le fait de prétendre que la connaissance puisse être formée par un «système de noms» (PR, p. 98 [101]). L'idée de rhétorique ne reflète donc pas une simple phénoménologie des comportements, autrement dit, n'est en rien descriptive — mais entend attaquer la structure même du discours philosophique, tel qu'il émerge de la «grande crise», entre le Platon des derniers dialogues et Aristote. Ici la philosophie se transforme, pour Michelstaedter, en enquête sur les mots et les modes de la langue, en une cristallisation de ses termes: on simule une classification systématique des modes de parler qui soit la classification de la chose elle-même ; on simule une correspondance «naturelle» entre l'appellation et la chose — cette «voie» justement qui, pour Parménide, représente un délire radical hors du cœur qui ne tremble pas d'Alethèia.
Oeuvre époquale, œuvre qui détermine en grande mesure tout le développement successif de cette pensée «dé-lirante» de l'Occident, que le Parménide de Platon — où, pour Michelstaedter, un Parménide vieilli, qui a perdu ou oublié tout «enthousiasme» (cette divine mania qui l'avait ravi à la présence de l'auguste déesse), s'efforce par une monstrueuse intelligence de montrer dans les mots la connexion possible, la symplokè, le métaxy, entre la rhétorique du quotidien, du temps dis-courant et la Persuasion, la Vérité. Dans le Parménide, serait formulé le projet même de la pensée occidentale, en tant que volonté de compréhender-concevoir le devenir: à savoir volonté d'être-dans-le-temps, d'«appartenir» au devenir et en même temps de le «théoriser», de le dominer conceptuellement. Le concept de rhétorique chez Michelstaedter, compris selon son inspiration la plus radicale, désigne cette volonté de «confusion», de «compromis» (possible uniquement dans le jeu des mots) entre devenir-discourir (il est «nécessaire» de se le concilier — comme on dit) et le présent compos sui de la Persuasion. Il faut se forcer à identifier quels composants théorétiques fondamentaux alimentent cette critique désespérée michelstaedterienne de toute forme de dialectique (donc, aussi de cette forme de dialectique propre à l'essayisme — et qui aura à jouer un rôle tout à fait central dans le «style» de la pensée du xxe siècle). Ce que Michelstaedter entend par Philopsychia, par l'«amour» inauthentique pour la vie dissipée dans le temps où «panta reî», fille de Penia, toujours en attente, toujours déficiente, toujours en corrélation-dépendante, jamais déterminée — ne peut être rattaché, aussi facilement qu'on pourrait le croire, à ce «climat» culturel (auquel appartient certainement aussi le jeune Lukács) qui va de la crise des «fondements» du rationalisme positiviste du XIXe à Sein und Zeit. Les analogies entre le thème de la vie inauthentique, distraite dans le temps de la succession chrono-logique, développé dans la Persuasion et la Rhétorique, et dans certaines parties de l'analytique heideggérienne, sont sans aucun doute impressionnantes — mais la différence n'en apparaît que plus clairement. Il n'est pas qu'une forme du langage (celle du «On», du Man, de l'impersonnel: le langage présupposé, hérité, déjà-dit) qui soit inauthentique, radicalement, pour Michelstaedter, mais la constitution même du langage en tant que tel, qui ne peut correspondre au programme, déjà énoncé par Novalis, d'une parfaite émancipation par rapport à l'esthétique, par rapport à la dépendance du sens. Le langage ne peut pas ne pas servir à signifier — ne peut pas ne pas s'avérer, par effet de gravitation, être attiré vers un «autre» que soi. Pas une de ses logicisations, pas une de ses catharsis philosophiques, qui puisse le racheter de ce péché originel. La philosophie ne sera que la «mise en ordre» de ce langage, ainsi structuré, du devenir de ses modes et termes structurellement inadéquats pour toucher la chose même. La question de la Vérité et de la Persuasion ne peut donc pas se poser dans les termes de l'expression linguistico-discursive.
Cette idée rappelle fortement l'intuition-base de la critique brouwerienne des fondements de la théorie classique des ensembles et, plus généralement, de toute tentative de fondement logique de la mathématique. A la même époque, paraît la grande œuvre du mathématicien hollandais sur les Fondements (1907), précédée par un petit volume tout à fait négligé par les historiens de la pensée du xxe, Leven Kunst en Mystiek (1905), dans lequel, à travers une confrontation serrée avec les mêmes textes que Michelstaedter, Lukács ou Wittgenstein (De Schopenhauer à Eckhart — jusqu'à certaines influences de l'ancienne mystique indienne), au langage intrinsèquement expression de la philopsychia, instrument-véhicule de l'empaysement, de la domestication, de la communication-aliénation, s'oppose la forme persuadée en soi, l'ou-topia éradiquée de tout rapport de dépendance, de l'intuition mathématique et du grand art. Il ne me semble pas hasardeux d'affirmer que Michelstaedter, cherchant à montrer la dimension de la Persuasion, pense justement à ces formes. S'il retrouve surtout chez les poètes (des Tragiques grecs, à Pétrarque, à Leopardi), chez les grands «denkende Dichter», la dénonciation du «dieu que tous honorent» (PR, p. 56 [55]), à savoir celui de la philopsychia, c'est justement parce que dans l'art se montre au plus haut point cette vérité «qui soulève l'individu de ses racines et déchaîne en lui la question d'un présent plus rempli» (O., p. 157), c'est parce que l'art lui apparaît, parmi toutes les autres formes d'expression, celle la plus étrangère à toute «dis-cursivité» gratuite, libre du schéma de finalité et de projet qui domine les autres. C'est dans ce contexte que devront aussi être comprises les images continues, dans l'œuvre de Michelstaedter, de solitude et de désert; elles veulent indiquer l'ou-topia, littéralement: le non-lieu d'une expression qui ne discourt pas, qui ne «dépend» pas (ainsi, pour Brouwer, la mathématique est «sans mots aucun»). Il est certainement juste de saisir aussi dans ces images le sens de l'origine juive de Michelstaedter (persuadé est celui qui est «seul dans le désert», et ce n'est que dans une telle solitude qu'il «vit une vie d'une profondeur et d'une étendue vertigineuse» (PR, pp. 70, 87 [70, 88]) — que ce soit dans le désert, libéré de l'«esthétique» des relations particulières (PR, p. 81 [82]), que l'individu puisse s'affirmer dans sa plus profonde et invincible liberté, est une idée qui rappelle fortement le Moïse et Aaron de Schönberg) — mais il ne faut pas oublier que l'œuvre de Michelstaedter traite d'un problème éminemment philosophique (justement dans sa prétention à valoir comme critique radicale de la tradition philosophique) et ne peut donc être lue comme un ensemble de motifs disparates, tantôt théoriques, tantôt littéraires, tantôt religieux. Est solitaire «la possession de soi» — totalement déracinée du flux de l'onomazein, dont la philosophie n'est autre que la tentative récurrente de mise en ordre, de système; solitaire la «divine persuasion» de l'intuition unifiée à son propre «objet», de la pensée identique à l'être-pensé et qui, de fait, dans son exercice, ne tend pas à autre chose que soi, ne s'«aliène» pas, mais persiste dans son présent même, demeure. Est solitaire l'expression, épurée de toute mimesis, qui crée d'elle-même sa propre vie, qui est son propre monde, «maître et non esclave chez lui» (PR, p. 73 [75]) (chez Michelstaedter abondent des expressions qui pourraient rappeler de thèmes gnostiques — mais nous verrons bientôt comment ils sont absolument privés de leur dimension sotériologique originelle. En des termes analogues, des thèmes gnostiques affleurent chez Leopardi, véritable «auteur» de Michelstaedter).
Que le langage reste inexorablement en-deçà d'une telle solitude, et donc d'une telle vie — et qu'en même temps, la philosophie ne soit essentiellement que classification-logicisation des termes du langage, et donc essentiellement inadéquate à «toucher» la vie — tel est le trait qui rapproche véritablement Michelstaedter de Wittgenstein. Pas seulement du Wittgenstein du Tractatus, puisque la conscience du caractère arbitraire des limites de la signification, de la différence métaphysique entre le signifier et le fait de «donner la raison» (O., pp. 294-295), accompagne Wittgenstein au cours de toute son œuvre. Son long travail tout entier, tout comme la flamme instantanée de celui de Michelstaedter, résonnent comme une critique radicale de l'illusion du sujet parlant de s'ériger comme Sujet absolu, et donc de simuler [fingere] que ses propres mots soient le mouvement même de la vie, autrement dit que les limites de la puissance des mots coïncident avec les limites de la réalité (O., p. 143). Cette critique fonde le refus commun et intransigeant de toute forme d'idéalisme (qu'on se reporte, chez Michelstaedter, aux traits «féroces» sur Croce, par exemple).
Que la philosophie — en tant qu'«organisme syntaxique», en tant qu'elle est fondée sur la valeur des relations et des «dépendances» réciproques — ne puisse avoir l'intuition de la chose elle-même, ne puisse posséder une parole vivante pour exprimer ce que l'homme a «à cœur» dans sa vie, et donc n'ait aucun pouvoir de persuasion authentique (O., p. 287) — que son argumentation puisse seulement «vaincre», mais non pas «convaincre» — c'est exactement le contenu des dernières propositions du Tractatus. Une «haine» identique à l'égard des mots qui prétendent être la vie, les anime tous deux — un même sens désespéré de la limite tautologique de l'argumentation philosophique (O., p. 236) (mais qu'on y prenne garde: de l'argumentation philosophique rigoureuse). Toutefois Wittgenstein ne risque pas un mot au-delà de cette limite: le seul moyen de désigner ce qui la dépasse — la vie — c'est le silence. La position de Michelstaedter défie, au contraire, le paradoxe: il cherche le chemin des mots dans lesquels résonne aussi le timbre de la persuasion. Qu'il soit bien conscient du caractère plus que paradoxal, antinomique, de sa tentative, est évident si l'on en juge par la Préface à la Persuasion et la rhétorique: «Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne: et c'est une malhonnêteté — mais la rhétorique anankazei me tauta drân bia — [me contraint à faire cela...] « (Sophocle). Donc la Persuasion et la rhétorique aussi est rhétorique! Puisque, comme nous l'avons vu, la rhétorique n'est pas une forme du langage, mais le langage dans son essence. Toute tentative de «parler» de la persuasion se révèle intrinsèquement antinomique. Et pourtant cela doit être fait: drân, faire, — verbe tragique, par excellence, qui indique non pas le faire dans sa dis-cursivité quotidienne, mais l'instant, l'acmé suprême de la décision, le comble de l'action, où le caractère du héros émerge pleinement, irréversiblement. Cela doit être fait, malgré tout : soulever le langage de l'intérieur en le forçant, bia, à sortir de soi, comme s'il pouvait se dépasser. Ou, pour paraphraser Wittgenstein: cela doit être fait: se taper la tête contre ses limites, contre sa cage, jusqu'à ce que ça saigne. Ce faire-malgré-tout marque la tonalité tragique de l'œuvre de Michelstaedter et la différencie en cela nettement du Tractatus. Le logos de la Persuasion et la Rhétorique est «double»: rhétorique qui veut se supprimer (et en sait l'impossibilité), rhétorique «infidèle» à l'égard d'elle-même — infidélité sacrée, pourrions-nous dire avec Hölderlin, comme celle qui anime le héros tragique à l'égard du monde divin. Durant toute sa vie Wittgenstein lutte contre le démon de la tragédie — réussit à «lui survivre» — mais sans jamais s'en consoler, sans jamais le croire vaincu, sans jamais véritablement s'apprivoiser dans la rhétorique. A l'honnêteté ascétique de Wittgenstein s'«oppose» la «malhonnêteté» tragique de Michelstaedter.
Mais le caractère tragique de la pensée de Michelstaedter contraste aussi avec la position de Brouwer, qui voit dans l'intuition mathématique, opposée à la discursivité logique justement le dépassement accompli de la forme tragique. (Dans l'idée de la mathématique comme absoute [assoluta] du langage, Brouwer est aussi, évidement, aux antipodes du «second» Wittgenstein). Pas même la «persuasion mathématique» (étant admis que la forme mathématique puisse apparaître en elle-même persuadée — ce que Wittgenstein niera) ne peut représenter la vie persuadée. Son «jeu sérieux» se fonde même, tout comme l'intuitionnisme de Brouwer le démontre, sur l'a priori du temps: la possibilité transcendantale du jeu mathématique consiste dans la bissection originelle de l'unité: l'un, en se disant, est deux, est uni-duité. Mais ceci n'est pas autre chose que le mouvement fondamental du Parménide de Platon! Un désespoir analogue à l'égard de la parole unit donc la mania philosophique de ces trois auteurs (et, en cela, ils apparaissent véritablement tous trois comme l'expression du Lord Chandos hofmannsthalien). Ils vivent avec la même intensité — mais pour les raisons que nous venons d'exposer, et non à cause d'une vague Stimmung ! — la condition des sans-patrie dans cette «antique demeure du langage» krausienne. Mais Brouwer pense à l'intuition mathématique comme réelle ou-topia par rapport à cette demeure; Wittgenstein, au contraire, s'y installe, s'interdisant toute image «dépassante», mais s'y installe, insistant toujours sur le fait que ce qui véritablement compte, ne peut être affirmé dans ses limites, il s'y installe, en vérité, comme une «âme étrangère» ; Michelstaedter tente la voie — certainement «malhonnête» aux yeux d'un Brouwer ou d'un Wittgenstein — du «double logos», du discours tragique qui, en se disant, se nie presque en tant que tel, de la rhétorique qui s'acharne contre elle-même, qui «implose». Et par ce fait il rencontre l'aporie de la «voie intérieure» schopenhauerienne: l'aporie de la volonté qui veut le non-vouloir, de la volonté qui devrait se retourner contre elle-même — mais, qui ne se voulant pas, en cela se réaffirme elle-même justement. L'aporie du « deseando nada» de Saint Jean de la Croix.
Les critiques qui reconnaissent chez Michelstaedter la présence «victorieuse» de la volonté dans la dimension même de la Persuasion ont donc certainement de bonnes raisons pour cela. Et si la volonté implique — comme justement déjà chez Schopenhauer — la volonté-de-la-vie, si volonté signifie représentation, alors un lien inextricable en relie la dimension à celle de la rhétorique. L'aporie se manifeste jusque dans l'écriture de Michelstaedter: il parle de « s'approprier le présent», de devoir perdurer, résister, «être maître « (PR, pp. 69 sqq., [n.s.]). Un impératif insistant scande le monde de la Persuasion (cf. O., pp. 149-150). Mais comment un présent authentique, accompli, peut-il naître des formes du vouloir, du devoir, de l'impératif? Comment distinguer cette appropriation (du présent) des formes du pro-jet, de l'en-à-venir [infuturamento], de l'«esprit vagabond, jusqu'en fin toujours à jeun» ? Les critiques ont raison, certes — mais jamais comme en ce cas n'a été vraie la boutade qui dit que rien au monde n'est en vente à meilleur prix que le fait d'«avoir raison». Comme le montrent ces mots déjà cités de la Préface à la Persuasion et la Rhétorique, Michelstaedter est parfaitement conscient du caractère antinomique constitutif de son œuvre. Mais littéralement anti-nomique, c'est-à-dire opposée au nomos du langage discursif, à la loi qui domine tous les «sujets» de la communication et de la relation, telle est cette expression qui cherche à persuader «l'humaine existence», les «misérables mortels», «tout à fait malades» du «il est» seul, du présent. Anti-nomique, par rapport au nomos de la dialectique qui veut «vaincre» l'autre, «s'approprier» ses mots, telle est l'expression qui l'«aime» et veut le constituer en tant que personne (O., p. 297). Une vie persuadée ne peut être donnée dans les limites du langage, et pourtant justement l'affrontement absolument désespéré contre de telles limites, est un signe anti-nomique: il est un signe irréductible par rapport à ce système de signes qui informent du monde «commun». Il ne dit pas, comme ces derniers — mais n'est pas pour autant simple silence, non-dire négatif. Il se montre, dans le naufrage même du dire «commun», quand il prétend dire la vie. La «poésie pensante», que Michelstaedter interprète comme unique témoignage de la persuasion, est ce faire-signe: en elle justement le désespoir du dire, le désespoir qui saisit le dire à son acmé, indique, «montre» la vie indicible — la vie libérée de la volonté «en aucun point satisfaite» (PR, p. 42 [43]), la vie non plus «survie», non plus simple «crainte de la mort» (PR, p. 69 [id.]). Car c'est justement à la vie que doit mener le chemin ascendant du bouleversement désespéré de la rhétorique. Chez Wittgenstein, prenons-y garde, il n'y «conduit» point — au terme du Tractatus, il n'est pas vrai que nous soyons plus «proches» de la vie qu'au début. Chez Schopenhauer, le problème se pose en des termes précisément opposés: la volonté qui se tourne contre elle-même, se tourne contre la vie qu'elle reproduit continûment. Depuis la mort, au contraire, depuis la peur de la mort, qui pousse l'homme à vouloir continuer, depuis l'impersonnelle philopsychia qui fait survivre, justement dans la mesure où elle nous manifeste continûment «déjà morts dans le présent» (PR, p. 69 [id.]), le semainein paradoxal-antinomique de Michelstaedter veut «conduire» à la vie. Ce qu'aucun dire, aucune imagination [fantasia], fût-elle «haute», ne peut véritablement toucher-comprendre-intuitivement, ce dont aucune «puissance» [possa] du langage ne peut être vérité (dans le sens de l'alethèuein : du dévoilement), c'est la vie même. La voie de Rosenzweig a une forme identique: vom Tode ... zum Leben: de la mort ... à la vie» — c'est là, «parvenus» à la vie, que le livre se tait. Mais la vie de Rosenzweig est intrinsèquement connotée par l'être-là effectif du peuple juif — c'est la vie du judaïsme qui, dans son déroulement dans le temps, est plus que temporelle. Chez Michelstaedter, au contraire, c'est la parfaite ou-topia de la vie persuadée, de l'idée de Persuasion en général. Mais l'absence de toute racine — fût-elle même cette racine «errante» qui constitue la vie d'Israël — ne produit, dans le langage paradoxal-antinomique conscient de Michelstaedter, aucun pessimisme. Tous les auteurs à l'aune desquels nous avons affronté le «problème Michelstaedter» sont parfaitement étrangers à l'aura pesante du pessimisme — mais Michelstaedter (précisément lui, qui se suicide à vingt-trois ans) l'est avec plus de force, avec plus de conviction. Tout pessimisme déclaré (telle est la thèse fondamentale du Dialogue de la Santé) n'est qu'un pessimisme imparfait. Si la vie est (au sens schopenhauerien) volonté de vie, et donc déficience et douleur, il faut «porter tout le poids de la douleur et tirer de ce poids la joie et la vie». La «parole joyeuse de la santé» n'est pas prononcée ici, comme ce peut être le cas chez Schopenhauer, en opposition à la vie, elle n'est pas la parole de la négation de la vie, mais s'affirme comme la force parfaite pour en porter le poids, sans vanité, sans illusion et sans flatterie. Les parfaits pessimistes sont ceux qui en ont déjà dépassé le signe: ils ne demandent pas à la vie de dépasser la douleur qui lui est inhérente, ni ne s'en lamentent (ni n'accusent, ni ne pleurent) mais demeurent en elle, établissent en elle leur œuvre, sont en-ergoi dans la douleur et demeurent en-arghia précisément dans son embrassement. La vie persuadée n'apparaît pas abstraitement autre par rapport à celle «malade» de l'attendre et du prétendre, mais comme la coïncidence en acte entre l'être-là de la personne et l'endurance radicale de la douleur liée à l'exister. Le présent de la persuasion signifie l'être en-arghia dans la douleur, non au-delà d'elle. C'est donc la possibilité de cette vie, persuadée, autonome, pacifiée dans le présent de son propre «mal» (n'aspirant à aucune dimension transcendante de salut — ce qui justement en annulerait le présent et nous ferait replonger dans le nihilisme de la rhétorique), qui constitue l'ou-topia indicible de la parole de Michelstaedter.
Cet aspect est essentiel à la compréhension de l'œuvre de Michelstaedter. La dimension de la persuasion n'annule pas la douleur — en tant qu'idée marquée par une intention radicalement anti-nihiliste, elle ne peut se présenter non plus comme négation de la douleur. C'est la rhétorique qui cherche en vain à tromper, illusionner [in-ludere] ou se jouer de la douleur. C'est la philosophie — comme le dira Rosenzweig — qui veut se donner l'illusion de «jouer», par ses mots qui prétendent se faire vie, l'angoisse de l'individu devant la mort (»Abschaffung des Todes»). La persuasion ne vaut pas comme un énième «refoulement» — mais comme l'acceptation parfaite d'une telle angoisse. N'est pas persuadée, la vie qui la «dépasse» (la figure de dépassement est la quintessence du nihilisme, comme nous l'apprendra Canetti), mais la vie qui en elle demeure et, demeurant en elle, agit — la vie, en somme, maîtresse de son propre présent, là où tout semblerait inciter à un en-à-venir, à la recherche de salut dans l'«ailleurs», ou à la simple résignation du «weiterleben». La vie persuadée n'est pas ek-statique par rapport au devenir, au dis-courir du temps et du logos, mais constitue en quelque sorte l'instant qui les interrompt, l'instant de leur arrêt. Telle est la vraie «pensée abyssale» de Michelstaedter (et la citation nietzschéenne, comme nous le verrons, n'est point due au hasard: là véritablement Michelstaedter rencontre le Nietzsche encore parfaitement «inactuel», le Nietzsche posthume — pour lequel non pas le cercle, non pas l'anneau de l'éternel retour, est une figure de la négation de l'«esprit de gravité», mais l'instant, l'Augenblick, qui suspend la domination de Chronos, qui en dé-cide le continuum. Tel est le présent dont parle Michelstaedter): dans le temps-chronos peut s'ouvrir l'instant de la décision, l'instant qui met en crise radicalement l'aller-au-delà, le flux, l'anxieuse attente d'un futur qui annule le présent. La vie persuadée se concentre dans le feu de l'instant: elle ne voit pas dans son présent le non-plus du passé, le non-encore du futur, elle ne saisit pas son présent comme un point indifférent dans la succession des nyn (sur le fond, nous retrouverons dans Etre et Temps de Heidegger une critique de la conception aristotélicienne du temps, parfaitement analogue), mais voit chaque présent comme le dernier (PR, pp. 69-70 [id.]).
La persuasion ne se donne que dans l'instant; l'idée de persuasion coïncide avec l'a-discursivité et in-intentionnalité de l'instant, compris eschatologiquement. A la lumière d'une telle idée semblent «s'éteindre» ces possessifs-impératifs connotés qui imprègnent aussi de nécessité tout vouloir signifier la Persuasion. Dans l'instant, opposé au simple moment-nyn, dans l'instant comme présent extrême, arrêtant toute volonté de pro-jet, toute forme d'en-à-venir, règne la pure Justice. Gerechtigkeit — dirait-on avec Nietzsche — non das Recht. Le droit appartient à la rhétorique de l'échange, de la communication, du survivre: dans le règne du droit «tous ont raison, personne n'est juste» (PR, p. 76 [77]). C'est le règne des droits et des devoirs, du recevoir et du donner, de la demande réciproque. Dans la persuasion, dans l'instant de la vie persuadée, rien ne se demande ou ne s'attend; la pensée acquérante-impositive ne trouve pas, littéralement, espace dans l'instant. La vie persuadée est pur don, absolue dépense (on peut trouver des images et des motifs analogues dans quelques-unes des œuvres les plus intenses du jeune Lukács, comme le dialogue Sur la pauvreté d'esprit). L'affirmation n'admet pas de pluriel: « tout donner et ne rien demander, tel est le devoir — mais où sont les devoirs et où sont les droits, moi je ne le sais pas» (PR, p. 79 [80]).
Violence de la rhétorique et du droit. Est violent le nomos qui oblige au langage et au temps communs. Violent l'arrachement pro-jetant, l'idée d'interminable dépassement que ce logos «commun» exprime. Violente la nature la plus intime du Cogito, comme co(a)giter des mots et des termes pour réduire la vie à eux, pour la subsumer en eux. La persuasion, au contraire, est en paix, en-arghia — elle est l'énergie actuelle qui déracine la violence, en tant qu'ici-maintenant-entière (PR, p. 80 [80-81]) elle n'attend rien, elle ne prétend à rien. Dans la rhétorique «l'enjeu est un savoir subordonné à la puissance» (pour vaincre l'adversaire-interlocuteur), dans la Persuasion il n'y a pas de course, ni de «prix» (O., p. 365): ce en quoi elle consiste instantanément ne «vainc» rien — l'hallucination de la puissance s'est ici dissoute comme brume au soleil. Pour celui qui ne demande pas la vie et ne craint pas la mort, vie et mort sont «sans armes» (O., p. 366). Et c'est cela le bonheur et la santé.
Mais c'est aussi bien l'impossible. La voie de la Persuasion (qui n'en est pas une, puisque sont «voies» le flux et la contradiction des choses et des mots) n'est pas ardue ou difficile ou encore, comme nous l'avons dit jusqu'à présent, «inimaginable» dans la parole. Elle est aplòs, impossible. Se sauver de l'«agonisme» du logos, consister dans l'instant de la persuasion est l'impossible au sens propre, rigoureusement: car toute la dimension du possible appartient à ce qui est donné (PR, p. 81 [id.]). Entre ce que l'on affirme «possible» (même dans la plus grand improbabilité) et ce qui, de fait, existe, il n'y a aucune différence de principe. On dit qu'est possible ce qui peut être réel, et donc ce qui appartient principalement à la timé de la philopsychia. Seul l'absolument impossible s'y soustrait. «Le possible ce sont les besoins, les nécessités de la continuation, ce qui appartient à la puissance limitée vouée à la continuation, à la peur de la mort» — si la persuasion est un radical arrêt de cela, la persuasion est l'impossible. Impossible la pure Justice du donner-pour-donner, la parfaite gratuité du donner; impossible la «parole vivante» qui persuade sans vaincre, qui donne la vie persuadée sans trace de violence; impossible l'amour exempt de toute philopsychia que ces images évoquent. Affirmer que cela est impossible ne signifie pas décréter la faillite de l'idée de persuasion, mais en indiquer, à l'opposé, la dimension propre. On ne peut faire-signe véritablement d'une telle idée, si l'on n'en saisit pas l'impossibilité. Et bien évidemment: pour celui qui connaît seulement le possible, aucune persuasion n'est «possible». La persuasion est un fruit du jardin de l'impossible et de l'inutile.
La «passion» pour cet impossible domine, d'un bout à l'autre, les pages de Michelstaedter. Sa solitude, son désert n'expriment que cet impossible. C'est celui-là même qui «se montre» à la fin du Tractatus. Celui qui ne sent pas dans le silence de Wittgenstein ce tenter-de-dire désespéré de Michelstaedter (et Augustin n'était il pas un auteur de Wittgenstein lui-même?) mériterait véritablement un monument équestre dans cette «philosophie des universités» sur la porte de laquelle est gravé l'adage: «ici il est interdit de penser».



   éditions de l'éclat

15 mai 2020


L’hélice et l'Idée 
 par Eric Rohmer 
(Cahiers du Cinéma 96, 1959)




  « Lui-même, par lui-même, avec lui-
même, homogène, éternel.»  
PLATON.

 
On eût aisément pardonné à Alfred Hitchcock de faire succéder à l'austère Wrong Man une œuvre plus riante, du moins plus accessible aux foules. Telle fut peut-être son intention, lorsqu'il décida de porter à l'écran le roman de Boileau et Narcejac « D'entre les morts ». Or l'ésotérisme de Vertigo rebuta, dit-on, l'Amérique. En revanche la critique française semble lui faire un accueil des plus chauds. Voila Hitchcock mis par nos confrères en la place où nous l'avions toujours installé. Et nous voila, du même coup, privés de l'agréable soin de pourvoir à sa défense.
Inutile donc de chercher ailleurs la jauge de son génie. Hitch est assez illustre pour ne mériter d'autre comparaison qu'avec lui-même. Si j'ai placé en exergue à cette critique une phrase de Platon, qu'on peut lire inscrite par Edgar Poe en tête de « Morelia », dont l'argument, par certain point, ressemble à celui de Vertigo, ce n'est pas que j'entende égaler notre cinéaste à l'auteur du Parménide ni même à celui des Histoires Extraordinaires, mais simplement proposer une clef capable, à mon idée, d'ouvrir plus de portes que d'autres. Tant pis si elle parait un peu prétentieuse. Il ne s'agit point de faire d'Hitchcock un métaphysicien. De la métaphysique, le commentateur est seul responsable, mais enfin il la croit commode et point inutile.
Vertigo m'apparaît donc comme le troisième volet d'un triptyque dont les deux premiers étaient constitués par Fenêtre sur cour et l'Homme qui en savait trop. Ces trois films sont des films d'architecture. D'abord par l'abondance que nous rencontrons, en tous trois, de motifs architecturaux, au sens propre du terme. Ici, toute la première demi-heure est même une sorte de documentaire sur le décor urbain de San Francisco. La toile de fond nous est fournie par un certain nombre de demeures style 1900 sur lesquels l'objectif de la caméra aime à se reposer, de la même façon qu'elle s'était reposée jadis, dans La Main au collet, sur les sites de la Côte d'Azur. Leur raison d'être immédiate, pragmatique, est qu'elles créent une impression de dépaysement dans le temps. Elles symbolisent ce passé vers lequel se tournent les regards du détective, en même temps que ceux de la folie supposée.
Nous retrouverons, au cours du film, une autre architecture plus ancienne, celle d'un monastère espagnol du XVIIIe siècle et lié, cette fois-ci, très directement, par la tour qui le surmonte, au thème majeur de l'histoire, le vertige. Et nous voici menés un degré plus avant dans l'analogie avec les deux films cités. En chacun d'eux, les héros sont victimes d'une paralysie relative au déplacement dans certain milieu. Dans Fenêtre sur cour, il s'agit, pour le reporter, de l'immobilité forcée, le milieu étant l'espace. Dans l'Homme qui en savait trop, le médecin et sa femme, conformément au titre, connaissent trop l'avenir, mais en même temps trop peu : leur paralysie est l'ignorance, le champ d'exercice n'est plus l'espace, mais le temps. Dans ce film-ci, le détective, encore interprété par James Stewart (et qui, corseté, lance un clin d'œil au photographe de Fenêtre sur cour) est victime, lui aussi, d'une paralysie, à savoir le vertige. Le milieu, cette fois-ci, est constitué par le temps, mais non plus celui du pressentiment, orienté vers l'avenir. Dirigé au contraire vers le passé : le temps de la réminiscence.
Comme les deux autres Vertigo est un film de pur « suspense », c'est-à-dire de construction. Le ressort de l'action ne sera plus constitué par la marche des passions ou quelque tragique moral (comme dans Under Capricorn, I confess ou The Wrong Man), mais par un processus abstrait, mécanique, artificiel, extérieur, du moins en apparence. Dans ces trois films, ce n'est pas l'homme qui constitue l'élément moteur. Ce n'est pas non plus le destin, au sens où on l'entend depuis les Grecs, mais la forme même de ces êtres formels qui sont l'Espace et le Temps. On ergotera, bien sûr, à l'infini pour savoir s'il y a ou non du « suspense » chez Hitchcock. Au sens le plus général du terme, pouvoir de tenir le spectateur en haleine, nous affirmerons que toujours, il y en a et ici plus encore qu'ailleurs bien que la clef policière (par quoi se ferme le roman) nous soit livrée une demi-heure avant la fin. On savait déjà que ce n'était pas sur les arcanes d'une machination policière, si savante fût-elle, que s'ouvraient les portes secrètes d'Hitchcock. L'important est que, toujours, nous voulions savoir et savoir de plus en plus à mesure qu'on nous livre plus de vérité, c'est que la solution de l'énigme ne fasse pas éclater comme une bulle de savon la masse de l'intrigue qui, jusqu'au dernier moment, s'était appliquée à faire boule de neige (reproche qu'on aurait pu faire par exemple à La Main au collet). Ici le suspense est à double effet : non seulement il sensibilise l'avenir, mais revalorise le passé. Car le passé, ce n'est point, ici cette masse d'inconnu qu'un auteur de droit divin tient en réserve et qui, mise à jour, saura débrouiller tous les nœuds. Nous voyons qu'il ne fait que les resserrer plus encore par sa résurgence. A mesure que se dissipent les brumes de l'histoire, apparaît une nouvelle figure que nous ne connaissions pas en tant que telle, mais qui fût toujours présente. Cette Madeleine crue vraie, et pourtant jamais vraiment connue, vrai fantôme en tout cas, puisqu'elle n'existait que dans l'esprit du détective, qu'elle n'était qu'une idée.
Tout comme Fenêtre sur cour et L'Homme qui en savait trop, Vertigo est donc une sorte de parabole de la connaissance. Dans le premier, le photographe tournait le dos au vrai soleil (entendez la vie) et ne voyait que des ombres sur la paroi de la caverne (l'arrière- cour). Dans le second, le médecin trop confiant dans la déduction policière ratait aussi son but, là où réussissait l'intuition féminine. Ici, le détective fascine dès le début par le passé (figuré par le portrait de Carlotta Valdès à laquelle la fausse Madeleine prétend s'identifier) sera continuellement renvoyé d'une apparence à une apparence : amoureux non d'une femme, mais de l'idée d'une femme. Mais, en même temps, de même que dans les deux autres morceaux de la trilogie, outre cette signification intellectuelle (j'entends relative à la connaissance), nous pouvons en distinguer une autre, morale. Stewart, encore ici, n 'est point seulement malheureux et dupe mais coupable, « faussement coupable » pour employer la terminologie hitchcockienne, c'est-à-dire bien plutôt faussement innocent. Il est accusé par un tribunal d'être responsable par sa maladresse de la mort de la femme. Mais s'il n'a point le moins du monde causé celle de Madeleine, il sera bel et bien, cette fois-ci par sa perspicacité et son adresse retrouvées, responsable de la mort de Judy, faussement accusée par lui de complicité.
En employant le terme de « parabole », je ne veux point taxer Vertigo de sécheresse ni d'irréalisme. Cela n'a rien d'un conte. Tout au plus discerne-t-on deçà delà, comme dans tous les films d'Hitchcock, ces petites entorses à la vraisemblance — disons ce mépris pour certaines « justifications » — qui naguère eurent don de tant chagriner certains. Si Vertigo est baigné d'une atmosphère féerique, la brume, le halo sont dans l'esprit du héros, non de l'auteur et cela ne brime en rien le réalisme ordinaire du ton. Admirons, au contraire, l'art avec lequel le cinéaste crée cette impression de fantastique par les moyens les plus indirects et les plus discrets, combien surtout il lui répugne, dans un sujet voisin de celui des Diaboliques, de jouer le moindre instant sur nos nerfs. L'impression d'étrangeté est produite non par l'hyperbole, mais par l'atténuation : ainsi la première partie est-elle presque toute entière filmée en plans généraux. L'épisode satirique de diversion (les rapports entre le détective et la modéliste) est traité avec un humour non moins discret et interdit que nos pieds, à nul moment, ne quittent terre. La présence de ces à-côtés familiers n'obéit point au seul jeu des compensations : elle nous aide à mieux comprendre le personnage, elle nous rend sa folie plus familière, elle fait qu'elle n'est point folie, mais certaine déviation de l'esprit humain, esprit dont la nature est peut-être de tourner en cercle. Tout le passage où Stewart se transforme en Pygmalion est admirable, au point que nous en perdons presque le fil de l'histoire, attentifs à suivre les efforts de cet homme pour costumer une femme en ce qu'il croit qu'elle est, jusqu'au moment où nous nous apercevons que c'est là l'histoire même. Toute la profondeur d'Hitchcock est dans la forme, c'est-à-dire dans le « rendu ». Comme le regard d'Ingrid Bergman dans Under Capricorn, ce démaquillage — qui n'est en fait qu'un maquillage — se donne à voir et non pas à raconter.
Enfin, dans ce film silencieux et glacé, plus encore que le baiser brûlant entre le détective et celle qu'il essaie en vain de faire ressurgir d'entre les morts, le haletant speech final de Stewart introduit une dimension jusque-là curieusement absente de cette histoire d'amour, celle de la passion. Ce n'est point péroraison rhétorique, mais bien passage au discours ainsi que le monologue de Bergman dans Under Capricorn. Peu importe que cet éclat vienne si tard, puisque dans ce film, traversé par un double courant, futur et passé échangent incessamment leurs positions. Tout le film, sous la lueur de ce vibrant acte d'accusation, prendra une coloration nouvelle : ce qui était en sommeil s'éveillera et ce qui était en vie mourra du même coup et le héros, triomphant du vertige, mais pour rien, ne trouvera de nouveau que le vide à ses pieds.
Il y a bien sur d'autres rapprochements à faire que celui que j'ai suggéré avec deux des films joués par James Stewart. Qu'on m'en permette encore un autre, avec Strangers on a train cette fois-ci. On sait combien ce dernier devait, non seulement en rigueur, mais en lyrisme à la présence obsédante d'un double motif géométrique, celui de la droite et celui du cercle, Ici, la figure — le générique de Saul Bass nous la dessine — est celle de la spirale ou plus exactement de l'hélicoïde. Droite et cercle se marient par le truchement d'une troisième dimension : la profondeur. A proprement parler, nous ne trouverons que deux spirales matériellement figurées dans tout le film, celle de la mèche descendante sur la nuque de Madeleine, copie de celle de Carlotta Valdès, et n'oublions pas que c'est elle qui éveille le désir du détective, puis celle de l'escalier montant à la tour. Pour le reste, l'hélice sera idéale, suggérée par son cylindre de révolution, représenté, lui, soit par le champ de vision de Stewart qui suit Novak en automobile, soit par la voute des arbres au-dessus de la route, soit par le tronc des séquoias, soit par ce corridor que mentionne Madeleine et que Scottie retrouvera en rêve (un rêve dont, je l'avoue, les schémas clinquants détonnent avec la grâce sobre des paysages vrais) et bien d'autres motifs qui ne pourront être décelés qu'après plusieurs visions. La coupe du séquoia millénaire et le travelling tournant (en fait, c'est le sujet qui pivote) autour du baiser appartiennent encore à la même famille d'idées. Famille vaste et qui compte beaucoup de parents par alliance. La géométrie est une chose, l'art une autre. Il ne s'agit point de retrouver une spirale dans chacun des plans dece film, comme ces têtes d'hommes qu'on propose en devinette dans des dessins de frondaisons, ni même comme les croix de Scarface (gageure magnifiquement tenue, mais gageure néanmoins). Il faut que cette mathématique laisse la porte libre à la liberté. Poésie et géométrie loin de se briser voguent de conserve. Nous y cheminons dans l'espace de la même manière que nous y cheminons dans le temps et que cheminent aussi nos pensées et celles des personnages. Ce ne sont que coups de sonde, ou plus exactement coups de vrille vers le passé. Tout fait cercle, mais la boucle ne se boucle pas, la révolution nous conduit toujours un peu plus profond dans la réminiscence. Les ombres succèdent aux ombres, les simulacres aux simulacres, non point comme les cloisons qui s'escamotent ou des miroirs à l'infini reflétés, mais par une espèce de mouvement plus inquiétant encore, parce que sans solution de continuité et qui possède à la fois la mollesse du cercle et le tranchant de la droite. Idées et formes suivent la même route, et c'est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre qu'on peut dire que les films d'Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objets — outre ceux dont ils savent captiver nos sens — les Idées, au sens noble, platonicien, du terme.
 

5 avr. 2020

Walter Benjamin

Notes 
sur les “Tableaux parisiens” de Baudelaire (1939)


L’étude d’une oeuvre lyrique fréquemment se propose pour but de faire entrer le lecteur dans certains états d’âme poétiques, de faire participer la postérité aux transports qu’aurait connus le poète. Il semble, toutefois admissible de concevoir pour une telle étude un but quelque peu différent. Pour le définir de façon positive, on pourrait avoir recours à une image. Mettons qu’une science attachée au devenir social soit en droit de considérer certaine oeuvre poétique – monde suffisant à soi-même, en apparence – comme une sorte de clé, confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourrait être introduite. Cette oeuvre se verrait donc revêtue d’une signification toute nouvelle à partir de l’époque où un lecteur, mieux, une génération de lecteurs nouveaux, s’apercevrait de cette vertu-clé. Pour eux, les beautés essentielles de cette oeuvre iront s’intégrer dans une valeur suprême. Elle leur fera saisir, à travers de son texte, certains aspects d’une réalité qui sera non tant celle du poète défunt que la leur propre. Certes, ces lecteurs ne se priveront pas de cette utilité suprême dont, pour eux, l’oeuvre en question fera preuve. Ils ne se priveront donc pas non plus des démarches de l’analyse qui vont les familiariser avec elle.
Le cycle des Tableaux parisiens de Baudelaire est le seul qui ne figure dans Les Fleurs du Mal qu’à partir de la deuxième édition. Il est peut-être permis d’y chercher ce qui en Baudelaire a mûri le plus lentement, ce qui a, pour éclore, demandé le plus d’expériences substantielles. Mieux qu’aucun autre texte, ce cycle de poésies nous fait sentir ce que pouvait être la répercussion des foyers de vie moderne, des grandes villes, sur une sensibilité des plus délicates et des plus sévèrement formées. Telle était la sensibilité de Baudelaire. Elle lui a valu une expérience qui porte la marque de l’originalité essentielle. C’est le privilège de celui qui, le premier, a mis le pied sur une terre inexplorée et qui en a tiré pour ses notations poétiques, une richesse non seulement singulière, mais aussi de portée surprenante. Cette portée n’a point été prévisible dès le début. À preuve certains traits non moins significatifs que beaux dont on ne voit guère qu’ils auraient frappé le lecteur du XIXe siècle. Tant il est vrai que toute expérience originale garde comme enfermés dans son sein certains germes qui sont promis à un développement ultérieur. Dans ces notes, il s’agira donc bien moins de faire revivre le poète dans son milieu que de rendre visible, par l’ensemble de quelques poèmes, l’actualité extraordinaire de ce Paris dont Baudelaire fit, le premier, l’expérience poétique.
Pour approfondir le fond du problème, on pourra partir d’un fait paradoxal. Paul Desjardins en fit la constatation subtile. « Baudelaire, dit-il, est plus occupé d’enfoncer l’image dans le souvenir que de l’orner et de la peindre. » En effet, Baudelaire, dont l’oeuvre est si profondément imprégnée de la grande ville, ne la peint guère. Tant dans Les Fleurs du mal que dans ces Poèmes en prose qui, pourtant, dans leur titre originaire Le Spleen de Paris et tant de passages évoquent la ville, on chercherait vainement le moindre pendant de descriptions de Paris comme elles foisonnent dans Victor Hugo. L’on se souviendra du rôle que la description minutieuse de la grande ville joue chez certains poètes plus récents, surtout d’inspiration socialiste, et on remarquera que s’en être privé constitue un fondement de l’originalité baudelairienne. Ces descriptions de la grande ville s’accordent volontiers avec une certaine foi avec les prodiges de la civilisation, avec un idéalisme plus ou moins verbeux. La poésie de Verhaeren abonde de traits de ce genre :
Et qu’importent les maux et les heures démentes / Et les cuves de vice où la cité fermente / Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles / Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté / Qui soulève vers lui l’humanité / Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.
Rien de tel chez Baudelaire. Tout en subissant le prestige de la grande ville, « où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements », il garde je ne sais quoi de désenchanté. Paris, pour lui, c’est « cette grande plaine où l’autan froid se joue », c’est « les maisons dont la brume allongeait la hauteur », simulant « les deux quais d’une rivière accrue », c’est l’amoncellement de « palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs », c’est surtout la ville en voie de disparition :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel).

La forme de la ville changeait, en effet, et cela avec une vitesse prodigieuse, du temps de Baudelaire. Il ne faut pas oublier que l’oeuvre de Haussmann, ses larges tracés qui ne s’embarrassaient d’aucune considération historique, étaient bien faits pour constituer un terrible memento mori à l’intention et au coeur de Paris même. Cette oeuvre destructrice, toute pacifique qu’elle fût, illustrait pour la première fois et sur le corps de la ville même ce que pouvait l’action d’un seul homme pour anéantir ce qui, par des générations, avait été érigé. Un sentiment prémonitoire de l’insigne précarité des grands centres urbains n’est nullement absent des Tableaux parisiens. Le frisson nouveau dont Baudelaire, d’après Hugo, aurait doté la poésie, est un frisson d’appréhension.
Le Paris baudelairien est pour ainsi dire une ville minée, ville défaillante, ville frêle. Rien de beau comme le poème Le Soleil qui le montre traversé de rayons comme un vieux tissu précieux et râpé. Le vieillard, image sur laquelle se termine ce chant de la décrépitude qu’est le Crépuscule du matin – le vieillard qui jour après jour avec résignation se remet à la besogne est l’allégorie de la ville :
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, / Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Pour Paris, même les êtres d’élection sont décrépits. Dans la foule immense des citadins, les vieilles femmes sont les seules que transfigurent leur faiblesse et leur dévouement.
Seul un lecteur qui aurait saisi ce que signifie l’effacement de la ville dans la poésie urbaine de Baudelaire, pourra entrevoir la significations de certains vers qui vont à l’encontre de ce procédé. Chez Baudelaire, la discrétion dans l’évocation de la ville n’exclut pas le trait chargé, et même l’exagération. Tel le début du sonnet A une passante :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Ce n’était pas seulement un accent absolument nouveau dans la poésie lyrique (accent dont la vigueur est doublée du fait qu’il est mis au début du poème), mais encore cette phrase, prise comme un simple énoncé, parait d’une hardiesse provocante. Certes, cette constatation, pour nous, habitués aux bruits ininterrompus des klaxons dans nos rues, n’a-t-elle rien d’étrange. Mais quelle dut être son étrangeté pour les contemporains du poète, et combien est étrange cette conception du Paris de dix-huit cent cinquante d’où elle découlait. Dans ce poème, la singularité de la description va de pair avec la maîtrise poétique. On est en droit d’y voir une évocation puissante de la foule. D’autre part, il n’y a pas, dans cette poésie, un seul passage qui y fasse allusion, à moins, toutefois, qu’on ne veuille la trouver dans son énigmatique phrase initiale. Tant il est vrai que Baudelaire ne peint pas.
On peut, pour les Tableaux parisiens, parler d’une présence secrète de la foule. Danse macabre, Le Crépuscule du soir, Les Petites Vieilles, en sont autant d’évocations. La foule innombrable de ses passants constitue le voile mouvant à travers lequel le promeneur parisien voit la ville. Aussi, les notations sur la foule, inspiratrice souveraine, source d’ivresse pour le passant, ne manquent-elles pas dans les Journaux intimes. Mieux que de se référer à ces passages vaudrait peut-être de relire l’endroit magistral où Poe évoque la foule. On y retrouvera la valeur divinatoire de l’exagération dans ces premières tentatives de rendre la physionomie des grandes villes. « Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient des yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient 
aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. »
On pourrait difficilement considérer ce passage comme une description naturaliste. La charge est bien trop brutale. Mais ce passant dans une foule exposé à être bouscule par les gens qui se hâtent en tous sens, est une préfiguration du citoyens de nos jours quotidiennement bousculé par les nouvelles des journaux et de la T.S.F et exposé à une suite de chocs qui atteignent parfois les assises de son existence même. Cette aperception divinatoire qui se trouve dans la description de Poe, Baudelaire l’a faite sienne. Il est allé plus loin : il a bien senti la menace que les foules de la grande ville constituent pour l’individu et pour son aparté. Une pièce singulière et déconcertante, Perte d’auréole, révèle de ses angoisses :

« Vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. »
Quelques remarques des critiques les plus avisés pourront s’insérer ici. Gide, et après lui, Jacques Rivière, ont insisté sur certains chocs intimes, certains décalages, que subit le vers baudelairien dans sa structure. « Etrange train de paroles », dit Rivière. « Tantôt comme une fatigue dans la voix un mot plein de faiblesse :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
Ou bien
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures.
On pourrait ajouter le célèbre début de poème :
La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse.
S’il paraissait hasardeux de rapprocher ces défaillances métriques de l’expérience du promeneur solitaire dans la foule, on pourrait se référer au poète lui-même. On lit, en effet, dans la dédicace des Petits poèmes en prose : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que nait cet idéal obsédant. »
Nous venons de parler d’un promeneur solitaire. Solitaire, Baudelaire l’a été dans l’acception la plus atroce du mot. « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu de mes camarades, surtout – sentiment de destinée éternellement solitaire. » Ce sentiment porte, au-delà de sa signification individuelle, une empreinte sociale. Une parenthèse la dégagera brièvement.
Dans la société féodale, jouir de ses loisirs – être exempt de travail – constituait un privilège. Privilège, non seulement de fait mais de droit. Les choses n’en sont plus là dans la société bourgeoise. La société féodale pouvait d’autant plus aisément reconnaitre le privilège du loisir à certains d’entre ses membres qu’elle disposait des moyens d’anoblir cette attitude, voire de la transfigurer. La vie de la cour et la vie contemplative faisaient comme deux grands moules dans lesquels les loisirs du grand seigneur, du prélat et du guerrier pouvaient être coulés. Ces attitudes, celle de la représentation aussi bien que celle de la dévotion, convenaient au poète de cette société, et son oeuvre les justifiait. En écrivant, le poète garde un contact, au moins indirect, avec la religion ou avec la cour, ou bien avec les deux. (Voltaire, le premier littérateur en vue, qui rompt délibérement avec l’Eglise, se ménage une retraite auprès du roi de Prusse.)
Dans la société féodale, les loisirs du poète sont un privilège reconnu. Par contre, une fois la bourgeoisie au pouvoir, le poète se trouve être le désoeuvré, « l’oisif » par excellence. Cette situation n’a pas été sans provoquer un désarroi notable. Nombreuses furent les tentatives d’y échapper. Les talents qui se sentaient le plus à l’aide dans leur vocation de poète prirent leur plus grand essor : Lamartine, Victor Hugo se trouvaient comme investis d’une dignité toute nouvelle. C’étaient en quelque sorte les prêtres laïques de la bourgeoisie. D’autres – Béranger, Pierre Dupont – se contentaient de solliciter le concours de la mélodie facile pour assurer leur popularité. D’autres encore, dont Barbier, firent leur la cause du quatrième état. D’autres enfin, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, se réfugièrent dans l’art pour l’art.
Baudelaire n’a su s’engager dans aucune de ces voies. C’est ce qui a été si bien dit par Valéry dans cette fameuse Situation de Baudelaire où on lit : « Le problème de Baudelaire devait se poser ainsi : être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire – et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’ Etat. » On peut dire que Baudelaire, en face de ce problème, prit le parti de le porter devant le public. Son existence oisive, dépourvue d’identité sociale, il prit la résolution de l’afficher ; il se fit une enseigne de son isolement social : il devint flâneur. Ici comme pour toutes les attitudes essentielles de Baudelaire, il parait impossible et vain de départir ce qu’elles comportaient de gratuit et de nécessaire, de choisi et de subi, d’artifice et de naturel. En l’espèce, cet enchevêtrement tient à ce que Baudelaire éleva l’oisiveté au rang d’une méthode de travail, de sa méthode à lui. On sait qu’en bien des périodes de sa vie il ne connut pour ainsi dire pas de table de travail. C’est en flânant qu’il fit, et surtout qu’il remania interminablement ses vers.
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures / Les personnes, abri des secrètes luxures, /Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés / Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, / Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, / Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, / Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, / Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
C’est le flâneur Baudelaire qui fit l’expérience des foules dont nous avons parlé. Nous y revenons pour mettre en valeur un autre de ces coups de sonde qu’il portait dans les profondeurs de la vie collective. Une des premières réactions que fit naitre la formation des foules au sein de la grande ville, fut la vogue de ce qu’on nommait les « physiologies ». C’étaient là de petits livrets à quelques sous dont l’auteur s’amusait à classer des types d’après leur physionomie et à saisir au vol aussi bien le caractère que les occupations et le rang social d’un passant quelconque. L’oeuvre de Balzac donne mille échantillons de cette manie. Voilà, dira-t-on, une perspicacité bien illusoire. Illusoire, en effet. Mais il y a un cauchemar qui lui correspond et celui-ci, de son côté, apparait comme beaucoup plus substantiel. Ce cauchemar serait de voir les traits distinctifs qui au premier abord semblent garantir l’unicité, l’individualité stricte d’un personnage révéler à leur tour les éléments constitutifs d’un type nouveau qui établirait, lui, une subdivision nouvelle. Ainsi se manifesterait, au coeur de la flânerie, une fantasmagorie angoissante. Baudelaire l’a développée vigoureusement dans Les Sept Vieillards
Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes / Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, / Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, / Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, / M’apparut
Son pareil le suivait : barbe, oeil, dos, bâton, loques, / Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, / Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques, / Marchaient du même pas vers un but inconnu. / A quel complot infâme étais-je donc en butte / Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ? / Car je comptai sept fois, de minute en minute, / Ce sinistre vieillard qui se multipliait !
L’individu qui est ainsi présenté dans sa multiplication comme toujours identique, suggère l’angoisse qu’éprouve le citadin à ne plus pouvoir, malgré la mise en oeuvre des singularités les plus excentriques, rompre le cercle magique du type. Cercle magique qui est déjà suggéré par Poe dans sa description de la foule. Les êtres dont il la voit composée, apparaissent comme assujettis à des automatismes. C’est, du reste, la conscience de cet automatisme strictement réglé, de ce caractère rigoureusement typique qui, lentement acquise, solidement établie, va leur permettre, au bout d’un siècle de se targuer d’une inhumanité et d’une cruauté inédites. Il paraît que, par échappées, Baudelaire ait saisi les traits de cette inhumanité à venir. On lit dans Fusées :
« Le monde va finir… Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie… Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle… Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? … Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ? »
Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour convenir de la justesse de ces phrases. Il y a bien des chances qu’elles gagneront en sinistre. Peut-être la condition de la clairvoyance dont elles font preuve, était beaucoup moins un don quelconque d’observateur que l’irrémédiable détresse du solitaire au sein des foules. Est-il trop audacieux de prétendre que ce sont ces mêmes foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dictateurs ? Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que formèrent les masses révolutionnaires de quarante-huit et les communards – elle n’était pas dévolue à Baudelaire. Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la première abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face de menaces multiples, par trop précises, ne savons même plus sentir.  » 

 



 

Texte de la conférence prononcée par Walter Benjamin lors de son séjour au “Foyer d’Etudes et de repos” de l’Abbaye de Pontigny en mai 1939. Prononcée en français et sténographiée, cette conférence, dont il déclara qu’elle était un “abrégé” de ses travaux sur Baudelaire est restée inédite de son vivant.



Traduction:
 Nathalie Raoux



29 mars 2020

Grains De Pollen
NOVALIS


Amis, le sol est pauvre, il nous faut semer abondamment
Pour n’obtenir que de maigres récoltes.

1. Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons que des choses.

2. La désignation par des sons et des traits est une abstraction digne d’admiration. Quatre lettres me désignent Dieu ; quelques traits un million de choses. Comme l’emploi du monde devient ici aisé, comme la concentricité du monde des esprits devient évidente ! La théorie du langage est la dynamique de l’empire des esprits. Un mot d’ordre met en branle des armées ; le mot liberté des nations.

3. L’Etat mondial est le corps qu’anime le beau monde, le monde spirituel. C’est son organe nécessaire.

4. Les années d’apprentissage sont destinées au jeune poète, les années universitaires au jeune philosophe. L’Université devrait être un institut entièrement philosophique : une seule faculté dont toute l’organisation servirait à l’excitation et à l’exercice approprié de la capacité de penser.

5. Dans un sens supérieur, les années d’apprentissage sont les années d’apprentissage de l’art de vivre. C’est à travers des essais organisés de manière planifiée qu’on apprend ses principes fondamentaux et qu’on acquiert une habileté à opérer librement à partir de ces principes.

6. Nous ne nous comprendrons jamais totalement nous-mêmes, mais nous ferons et nous pourrons faire bien plus que nous comprendre.

7. Certaines interruptions ressemblent aux gestes d’un joueur de flûte qui, pour produire différents sons, bouche cette ouverture-ci ou celle-là, et semble enchaîner des ouvertures sourdes et sonores de manière arbitraire.

8. La différence entre l’illusion et la vérité tient à la différence de leurs fonctions vitales. L’illusion vit de la vérité ; la vérité vit sa vie en elle-même. On annihile l’illusion comme on annihile des maladies, et l’illusion n’est donc rien d’autre qu’une inflammation ou une extinction logique, exaltation ou philistinisme. La première ne laisse habituellement derrière elle qu’un manque apparent de faculté de penser qu’on ne peut supprimer qu’à travers une série décroissante d’incitations et de contraintes. La seconde se change souvent en une vivacité illusoire, dont les dangereux symptômes révolutionnaires ne peuvent être supprimés qu’à travers une série croissante de remèdes violents. Seules des cures chroniques rigoureusement suivies peuvent modifier ces deux dispositions.

9. Toute notre faculté de perception ressemble à l’œil. Les objets doivent passer à travers des foyers opposés pour apparaître correctement sur la pupille.

10. L’expérience est l’épreuve du rationnel, et inversement. L’insuffisance de la théorie dans l’application, souvent commentée par le praticien, se retrouve réciproquement dans l’application rationnelle de l’expérience pure, et est assez nettement perçue par les véritables philosophes, toutefois assez réservés quant à la nécessité de ce succès. C’est pourquoi le praticien rejette la pure théorie, sans soupçonner combien la réponse à cette question pourrait être problématique : « La théorie existe-t-elle pour l’application, ou l’application à cause de la théorie ? »

11. Le plus haut est le plus compréhensible, le plus proche, le plus nécessaire.

12. Les miracles et les lois naturelles sont dans une relation d’effet alterné : ils se limitent réciproquement et forment une totalité. Ils sont unis dans la mesure où ils se neutralisent mutuellement. Pas de miracle sans événement naturel et inversement.

13. La nature est l’ennemie des possessions éternelles. Elle détruit, en suivant des règles fixes, tous les signes de propriété, supprime tous les caractères de formation. La Terre appartient à toutes les espèces ; chacun a droit à la totalité. A la primogéniture n’est associé aucun privilège. – Le droit de propriété s’éteint à des époques déterminées. Les conditions de l’amélioration et la détérioration sont immuables. Mais si le corps est une propriété à travers laquelle j’acquiers seulement les droits d’un citoyen de la Terre actif, je ne peux me perdre moi-même en perdant cette propriété. Je ne perds rien d’autre que ce poste dans une école princière, et accède à une corporation supérieure où me suivent mes condisciples bien-aimés.

14. La vie est le début de la mort. La vie est à cause de la mort. La mort est à la fois achèvement et commencement, séparation et rapport plus intime à soi. La réduction s’accomplit par la mort.

15. La philosophie aussi a ses floraisons. Ce sont les pensées dont on ne sait jamais si on doit les qualifier de belles ou de spirituelles. [Friedrich Schlegel]

16. Par rapport à nous, l’imagination place le monde futur soit en hauteur, soit en profondeur, ou bien dans la métempsychose. Nous rêvons de voyages à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. – Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. C’est en nous, ou nulle part, qu’est l’éternité avec ses mondes, le passé et le futur. Le monde extérieur est le monde de l’ombre, il projette son ombre dans l’empire de la lumière. L’intérieur nous paraît naturellement si sombre, si solitaire et informe, mais comme nous le percevrons différemment lorsque l’obscurité aura disparu et que les corps d’ombre auront été repoussés. Nous jouirons plus que jamais, car notre esprit aura été longtemps privé.

17. Darwin remarque que nous sommes moins éblouis par la lumière au réveil lorsque nous avons rêvé d’objets visibles. C’est un grand bienfait pour ceux qui, de ce côté, ont déjà rêvé de voir ! Ils pourront supporter la gloire de l’autre monde.

18. Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose s’il n’en n’a pas le germe en lui ? Ce que je dois comprendre doit se développer organiquement en moi ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est que nourriture, incitation de l’organisme.
 
19. Le siège de l’âme se trouve là où le monde intérieur et le monde extérieur sont en contact. Là où ils se pénètrent, il est dans chaque point de l’interpénétration.

20. L’alternance de compréhension absolue et de non-compréhension absolue dans la communication des pensées peut être déjà qualifiée d’amitié philosophique. En est-il autrement lorsqu’il s’agit de nous ? Et la vie d’un homme qui pense est-elle autre chose qu’une continuelle symphilosophie intérieure ? [Friedrich Schlegel]

21. Le génie est la faculté de se servir d’objets imaginés comme s’ils étaient réels et de les traiter de la même manière. Le talent qui consiste à représenter, à observer avec précision, à décrire l’observation de manière appropriée est donc différente du génie. Sans ce talent, on ne voit qu’à moitié et on n’est qu’un demi-génie ; on peut avoir une disposition géniale qui, en l’absence de ce talent, ne se développera jamais.

22. Le préjugé le plus arbitraire est celui selon lequel l’homme serait privé de la faculté d’être hors de soi, d’être avec sa conscience au-delà des sens. L’homme a la capacité d’être à chaque instant un être suprasensible. Sans cela, il ne serait pas un citoyen du monde, mais un animal. A vrai dire, la réflexion et la quête de soi sont très difficiles dans cet état, l’homme étant continuellement et nécessairement lié au changement de nos autres états. Mais plus nous pouvons êtres conscients de cet état, et plus vivante, plus puissante et plus satisfaisante est la conviction qui en naît ; la foi en d’authentiques révélations de l’esprit. Ce n’est ni vision, ni audition, ni sensation ; c’est une association de ces trois activités, plus que ces trois-là : une sensation de certitude immédiate, une vision de ma vie la plus authentique et la plus intime. Les pensées se transforment en lois, les désirs en accomplissements. Pour le faible, la réalité de ce moment est un article de foi. Le phénomène est surtout frappant lorsqu’on voit certains corps et visages humains, plus particulièrement certains regards, certaines expressions, certains mouvements, lorsqu’on entend certains mots, lorsqu’on lit certains passages, lorsqu’on prend connaissance de certains aperçus sur la vie, le monde et le destin. De nombreux hasards, certains événements naturels, en particulier des moments de l’année ou de la journée, nous fournissent de telles expériences. Certains états d’âme sont particulièrement favorables à de telles révélations. La plupart sont instantanés, quelques-uns se prolongent, très peu demeurent. Il y a ici beaucoup de différences entre les hommes. L’un est plus capable de révélation que l’autre. L’un a plus de sens, l’autre a plus d’entendement pour celle-ci. Ce dernier restera toujours dans sa douce lumière, alors que le premier n’a que des illuminations changeantes, mais plus claires et plus diversifiées. Cette faculté est aussi sujette à maladie, dont les symptômes sont soit un excès de sens et un manque d’entendement, soit un excès d’entendement et un manque de sens.

23. La honte est bien un sentiment de profanation. L’amitié, l’amour et la piété devraient être traités de manière mystérieuse. On ne devrait en parler qu’à de rares moments de confiance, s’accorder en silence à ce sujet. De nombreuses choses sont trop fragiles pour qu’on puisse les penser, plus encore pour qu’on puisse en parler.

24. Le dessaisissement de soi est la source de tout abaissement, comme au contraire le fondement de toute élévation authentique. Le premier pas est un regard vers l’intérieur, une contemplation isolant notre Soi. Celui qui s’arrête là n’est qu’à mi-chemin. Le deuxième pas doit être un regard efficace vers l’extérieur, une observation active et soutenue du monde extérieur.

25. Celui qui se contentera de représenter ses expériences, ses objets préférés et ne fera pas aussi l’effort d’étudier avec application et de représenter avec nécessité un objet qui lui est totalement étranger et ne l’intéresse absolument pas, celui-là ne produira jamais rien de supérieur dans la représentation. Le spécialiste en représentation doit pouvoir et vouloir tout représenter. De cela naît le grand style de la représentation, que l’on admire tant – et à juste titre – chez Goethe.

26. Est-on passionné par l’absolu au point de ne pouvoir s’en passer : alors on n’a pas d’autre solution que de se contredire sans cesse soi-même et de relier des extrêmes opposés. C’en est inévitablement fini du principe de contradiction, et l’on a le choix entre deux alternatives : ou bien en souffrir, ou bien ennoblir la nécessité par la reconnaissance d’une action libre. [Friedrich Schlegel]

27. On remarque chez Goethe une particularité singulière qui consiste à relier des incidents mineurs et insignifiants avec des événements plus importants. Il semble par là ne pas être animé par un autre objectif que celui d’occuper poétiquement l’imagination avec un jeu mystérieux. L’étrange génie a là aussi suivi la nature à la trace et en a été marqué d’un gracieux tour de main. La vie quotidienne est pleine de pareils hasards. Ceux-ci forment un jeu qui, comme tout jeu, aboutit à la surprise et à l’illusion.
Plusieurs dictons de la vie ordinaire reposent sur une remarque concernant ce rapport inversé. Ainsi par exemple les cauchemars signifient du bonheur ; des paroles morbides une longue vie ; un lapin qui traverse un chemin, du malheur. Quasiment toutes les superstitions du peuple reposent sur des interprétations de ce jeu.

28. La plus haute tâche de la formation est de se rendre maître de son soi transcendantal, d’être en même temps le moi de son moi. D’autant moins étrange est le manque complet de sens et d’entendement pour les autres. On n’apprendra jamais à comprendre véritablement les autres sans une parfaite compréhension de soi-même.

29. L’humour est une manière adoptée arbitrairement. L’arbitraire est ce qu’il y a de piquant en l’espèce : l’humour est le résultat d’une libre mélange du conditionné et de l’inconditionné. Par l’humour ce qui est proprement conditionné devient intéressant de manière universelle et acquiert une valeur objective. Le Witz naît là où l’imagination et la faculté de juger sont en contact ; l’humour, là où la raison et l’arbitraire s’accouplent. Le persiflage fait partie de l’humour, mais un degré en-dessous : il n’est plus purement artistique, et beaucoup plus limité. Ce que Schlegel caractérise comme ironie n’est selon moi rien d’autre que la conséquence, que le caractère de la réflexion, du présent véritable de l’esprit. L’ironie de Schlegel me paraît être l’humour authentique. Plusieurs noms favorisent une idée.

30. L’insignifiant, le commun, le fruste, le laid, le non civilisé ne sont rendus sociables qu’à travers le Witz. Ils n’existent pour ainsi dire que pour le Witz : leur finalité est le Witz.

31. Pour traiter du commun, lorsqu’on ne l’est pas soi-même, avec la force et la légèreté d’où jaillit la grâce, il ne faut rien trouver de plus étrange que le commun et avoir du sens pour l’étrange, y chercher et y deviner beaucoup. De cette manière, un homme qui vit dans de tout autres sphères peut satisfaire des natures ordinaires, de telle sorte qu’elles n’éprouvent aucune méchanceté à son égard et le considèrent pour rien d’autre que ce qu’elles trouvent aimable entre elles.[Friedrich Schlegel]

32. Nous avons une mission : nous sommes appelés à la formation de la Terre.

33. Si un esprit nous apparaissait, nous deviendrions aussitôt maîtres de notre spiritualité : nous serions inspirés en même temps par nous-mêmes et par l’esprit. Sans inspiration pas d’apparition spirituelle. L’inspiration est en même temps apparition et contre-apparition, appropriation et transmission.

34. L’homme vit, continue à agir dans l’idée, dans le souvenir de son existence. Pour les esprits, il n’y a pas d’autres moyens d’action sur ce monde. C’est pour cela que penser aux morts est un devoir. Il s’agit de la seule manière de rester en communion avec eux. Pareillement, nous ne ressentons l’action de Dieu que parce que nous croyons en lui.

35. L’intérêt est participation à l’affection et à l’activité d’un être. Une chose m’intéresse lorsque cette chose est capable de me pousser à la participation. Aucun intérêt n’est plus intéressant que celui qu’on prend à soi-même ; pareillement, la raison d’une amitié ou d’un amour remarquable consiste dans la participation à laquelle m’éveille un homme qui est occupé avec lui-même, et qui m’invite, pour ainsi dire, à travers sa communication à prendre part à ses activités.

36. Qui peut bien avoir inventé le Witz ? Toute qualité portée à la réflexion, chaque façon d’agir de notre esprit est, au sens propre, un nouveau monde découvert.

37. L’esprit n’apparaît jamais que sous une forme étrangère et aérienne.

38. Aujourd’hui, l’esprit ne s’anime que ça et là : quand l’esprit s’animera-t-il totalement ? Quand l’humanité commencera-t-elle à se penser elle-même en masse ?

39. L’homme existe dans la vérité. S’il sacrifie la vérité, il se sacrifie lui-même. Qui trahit la vérité se trahit lui-même. Il n’est pas question ici du mensonge, mais d’agir contre ses convictions.

40. Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig.

41. Nous n’en avons jamais entendu assez, nous n’en avons jamais assez parlé lorsqu’il s’agit d’un objet digne d’amour. Nous nous réjouissons de chaque mot nouveau, juste le glorifiant. Qu’il ne puisse être l’objet des objets, ce n’est pas de notre faute.

42. Nous retenons une matière sans vie en raison de ses relations, de ses formes. Nous aimons la matière dans la mesure où elle appartient à un être aimé, porte sa trace, ou bien a une ressemblance avec lui.

43. Un véritable club est un mélange d’institut et de société. Il a un but, comme l’institut ; mais pas un but déterminé, mais un but indéterminé, libre : l’humanité en général. Tout but est sérieux ; la société est tout à fait joyeuse.

44. Les objets de la conversation en société ne sont rien d’autre que des moyens de vivifier. Cela détermine leur choix, leur changement, leur traitement. La société n’est que vie en communauté : une personne indivisible qui pense et ressent. Chaque homme est une petite société.

45. Revenir en soi signifie, chez nous, s’abstraire du monde extérieur. De manière analogue, la vie terrestre correspond chez les esprits à une contemplation intérieure, à retour en soi-même, à un agir immanent. Ainsi surgit la vie terrestre d’une réflexion originelle, d’un retour en soi-même initial, d’un rassemblement en soi-même aussi libre que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde surgit d’une rupture de cette réflexion originelle. L’esprit se déploie une nouvelle fois, sort à nouveau de lui-même, à nouveau dépasse en partie cette réflexion, et à cet instant il dit pour la première fois je. On voit ici combien les actions consistant à sortir de soi-même ou à retourner en soi-même sont relatives. Ce que nous appelons retourner en soi-même est en vérité sortir, une reprise de cette figure initiale.

46. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à dire en faveur des hommes ordinaires, si maltraités dernièrement ? La force la plus grande n’est-elle pas du côté de la médiocrité opiniâtre ? Et est-ce que l’homme doit être davantage qu’un homme du peuple ?

47. Là où domine un véritable penchant à la réflexion, et pas simplement à penser telle ou telle pensée, il y a progressivité. Beaucoup de savants ne possèdent pas ce penchant. Ils ont appris à conclure et à déduire, comme un cordonnier a appris à fabriquer des chaussures, sans jamais faire la découverte d’une idée, ou sans faire l’effort de trouver le fondement des pensées. Le salut ne se trouve pourtant pas sur un autre chemin. Chez beaucoup, ce penchant ne dure qu’un temps. Il augmente et puis décroît, très souvent avec les années, souvent avec la découverte d’un système qu’ils ne cherchaient que pour se libérer un peu plus du labeur de la réflexion.

48. L’erreur et le préjugé sont des fardeaux, des excitants indirects pour l’être actif autonome, à la hauteur de chaque fardeau. Pour le faible, ce sont des agents positivement affaiblissant.

49. Le peuple est une idée. Nous devons devenir un peuple. Un homme parfait est un petit peuple. La vraie popularité est le but supérieur de l’homme.

50. Chaque niveau de la formation commence par l’enfance. C’est pourquoi l’homme terrestre le plus formé ressemble tant à l’enfant.

51. Tout objet aimé est le centre d’un paradis.

52. Ce qui est intéressant est ce qui me met en mouvement, non pas pour moi-même, mais seulement en tant que moyen, en tant que membre. Le classique ne me dérange pas du tout ; il ne m’affecte que de manière indirecte, à travers moi-même. Il n’est pas là pour moi comme classique, si je ne le pose pas en tant que chose qui ne m’affecterait pas, si je ne me stimulais pas, ne me déterminais pas à le produire pour moi-même ; si je ne m’arrachais pas un morceau de moi-même et ne laissais pas ce germe se développer d’une manière propre devant mes yeux. Un développement qui ne nécessite souvent qu’un instant et qui coïncide avec la perception sensible de l’objet, de telle façon que je vois un objet devant moi dans lequel l’objet ordinaire et l’idéal, se traversant l’un l’autre, forment un seul merveilleux individu.

53. Trouver des formules pour des individus artistes, formules grâce auxquelles ceux-ci sont pour la première fois véritablement compris, voilà la tâche du critique d’art, dont les travaux préparent l’histoire de l’art.

54. Plus un homme a l’esprit confus – on appelle souvent un tel homme un idiot –, plus l’étude appliquée de soi-même peut faire de lui quelqu’un ; au contraire, les têtes ordonnées doivent faire de grands efforts pour devenir de vrais savants, de profonds encyclopédistes. Les hommes à l’esprit confus doivent commencer par lutter contre de grandes difficultés, ils progressent très lentement dans la matière, ils apprennent avec peine à travailler : mais ensuite ils sont seigneurs et maîtres pour toujours. L’esprit ordonné progresse très vite dans son domaine, mais en sort aussi très vite. Il atteint bientôt le second niveau : mais il y reste habituellement bloqué. Les derniers pas sont pénibles pour lui, et il est rare qu’il arrive, à un certain degré de maîtrise, à se remettre dans la peau d’un débutant. La confusion équivaut à un excès de force et de faculté, mais à un manque de rapports ; l’ordre aux bons rapports, mais à une insuffisance de faculté et de force. C’est pour cela que l’homme à l’esprit confus est si progressif, si perfectible, alors que l’homme à l’esprit ordonné s’arrête si tôt comme philistin. L’ordre et la précision ne font pas à eux seuls la clarté. A travers un travail sur soi, l’homme confus accède à cette clairvoyance céleste, à cette illumination de soi qu’atteint rarement l’homme à l’esprit ordonné. Le vrai génie relie ces extrêmes. Il partage la rapidité avec le dernier et la complétude avec le premier.

55. Seul l’individu est intéressant, c’est pour cela tout ce qui est classique n’est pas individuel.

56. Par nature la véritable lettre est poétique.

57. Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite infiniment.
58. L’homme apparaît dans toute sa majesté lorsque sa première impression est celle d’une idée absolument witzig, c’est-à-dire être à la fois esprit et individu déterminé. Un esprit doit pour ainsi dire flotter à travers un homme supérieur, esprit parodiant idéalement le phénomène visible. Chez certains hommes, c’est comme si cet esprit du phénomène visible taillait un visage.
59. La pulsion à former une société est une pulsion organisatrice. A travers cette assimilation intellectuelle naît, à partir d’éléments communs, une bonne société autour d’un homme chargé d’esprit.
60. L’intéressant est la matière qui se meut autour de la beauté. Là où sont esprit et beauté, ce qu’il y a de meilleur dans toutes les natures se rassemble en oscillations concentriques.
61. L’Allemand a joué pendant longtemps le personnage de l’ignorant. Mais il pourrait bien être d’ici peu le savant de tous les savants. Il lui arrive ce qui arrive à beaucoup d’enfants sots : il vivra et sera intelligent, alors que ses frères et sœurs précoces seront décomposés depuis longtemps, et il sera le seul maître à la maison.
62. Le meilleur des sciences est leur ingrédient philosophique, comme il en est de la vie dans les corps organiques. Qu’on déphilosophise les sciences : que reste-t-il ? Terre, air et eau.
63. L’humanité est un rôle humoristique.
64. Notre ancienne nationalité était, me semble-t-il, authentiquement romaine. Naturellement, parce que nous sommes nés justement de la même manière que les Romains ; et ainsi le nom d’Empire romain serait en vérité un hasard sage et plein de sens. L’Allemagne est Rome en tant que pays. Un pays est un vaste lieu avec ses jardins. On pourrait peut-être définir le Capitole d’après les cris des oies face aux Gaulois. La politique universelle en tant qu’instinct et la tendance propre aux Romains sont aussi présentes chez le peuple allemand. Ce que les Français ont gagné de meilleur à travers la Révolution, c’est une portion de germanité.
65. Les tribunaux, le théâtre, la Cour, l’Eglise, le gouvernement, les assemblées publiques, les académies, les collèges, etc. sont pour ainsi dire les organes spéciaux et internes de l’individu d’Etat mystique.
66. Tous les hasards de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons. Qui a beaucoup d’esprit fait beaucoup de sa vie. Chaque nouvelle rencontre, chaque événement serait pour un homme ayant totalement développé son esprit le premier membre d’une série infinie, le commencement d’un roman infini.
67. Le noble esprit commercial, le véritable commerce en gros n’ont fleuri qu’au Moyen Âge et particulièrement au temps de la Hanse allemande. Les Médicis, les Fugger étaient des marchands comme ils devaient l’être. La totalité de nos marchands, les plus grands inclus, ne sont rien d’autre que des épiciers.
68. Une traduction est soit grammaticale, soit transformante, soit mythique. Les traductions mythiques sont des traductions d’un style supérieur. Elles représentent le caractère pur et achevé de l’œuvre d’art individuelle. Elles ne nous rendent pas l’œuvre d’art réelle, mais l’idéal de celle-ci. Il n’existe encore, je crois, aucun modèle de cette traduction. On en trouve cependant quelques traces visibles dans l’esprit de certaines critiques et dans les descriptions d’œuvres d’art. Pour cela, il faut une tête dans laquelle l’esprit poétique et l’esprit philosophique se sont absolument mélangés. La mythologie grecque est en partie une telle traduction d’une religion nationale. La Madone moderne est aussi un mythe semblable.
Les traductions grammaticales sont les traductions au sens habituel du terme. Elle demandent beaucoup d’érudition, mais seulement des capacités discursives.
Pour que les traductions transformantes soient authentiques, il faut un esprit poétique supérieur. Elles sombrent facilement dans le travestissement, comme la traduction d’Homère en iambes par Bürger, l’Homère de Pope, et toutes les traductions françaises. Le véritable traducteur de cette espèce doit être en vérité l’artiste lui-même, et être capable de rendre à volonté l’idée de l’ensemble de telle ou telle manière. Il doit être le poète du poète et pouvoir le laisser s’exprimer en même temps selon sa propre idée et selon celle du poète. Le génie de l’humanité se trouve dans un rapport similaire avec chaque individu singulier.
Tout peut être traduit de ces trois façons, pas seulement les livres.

69. Une paralysie de la sensibilité se produit parfois lors de la douleur la plus extrême. L’âme se décompose. D’où le froid mortel, la pensée vaquante, le Witz terrassant continûment de cette espèce de désespoir. Toute aspiration a disparu ; l’homme reste seul, telle une puissance destructrice. Coupé du reste du monde, il se consume peu à peu lui-même, et il est, selon son principe, misanthrope et misothéiste.

70. Notre langue est soit mécanique, soit atomiste, soit dynamique. Mais la langue véritablement poétique doit être organique et vivante. Comme on sent la pauvreté des mots lorsqu’il faut trouver plusieurs idées d’un coup !

71. Le poète et le prêtre ne faisaient qu’un à l’origine, et ce sont seulement des époques tardives qui les ont séparés. Mais le véritable poète est toujours resté un prêtre, comme le véritable prêtre est toujours resté un poète. Et l’avenir ne devrait-il pas faire réapparaître l’ancien état des choses ?

72. Les écrits sont les pensées de l’Etat, les archives, sa mémoire.

73. Plus nos sens s’affinent, plus ils sont capables de distinguer les individus. Le sens supérieur serait la capacité de réception d’une nature particulière. Lui correspondrait le talent pour la fixation de l’individu, l’habileté et l’énergie de celui-ci étant relatives. Lorsque la volonté s’exprime en relation avec ce sens, des passions naissent pour ou contre des individualités : amour ou haine. On doit la maîtrise dans le jeu de son propre rôle à la direction de ce sens sur lui-même dans la domination de la raison.

74. Rien n’est plus indispensable à la vraie religion qu’un médiateur qui nous relie à la divinité. L’homme ne peut tout simplement pas être directement en rapport avec elle. Il doit être absolument libre dans le choix de ce médiateur. La moindre contrainte nuit à sa religion. Le choix est caractéristique, et les hommes éduqués choisissent à peu près les mêmes médiateurs, alors que l’homme sans éducation est déterminé habituellement par le hasard. Mais comme peu d’hommes sont en général capables d’un libre choix, certains médiateurs deviennent toujours plus communs, que ce soit dû au hasard, à une association ou à leur propre destinée. Des religions locales apparaissent de cette manière. Plus l’homme est autonome, plus la quantité de médiateurs diminue, la qualité s’affine, et ses relations avec eux se diversifient et se forment : fétiches, étoiles, animaux, héros, idoles, dieux, Un homme dieu. On voit bientôt combien ces choix sont relatifs, et l’on est conduit sans s’en rendre compte à cette idée que l’essence de la religion ne dépend pas de la nature du médiateur, mais simplement de la perception de celui-ci, des rapports entretenus avec lui.
Il s’agit d’une idolâtrie au sens large du terme lorsque je considère ce médiateur comme Dieu lui-même. C’est de l’irréligion lorsque je n’en admets absolument aucun ; et, dans cette mesure, la superstition et l’idolâtrie, l’incroyance et le théisme, que l’on peut aussi appeler judaïsme ancien, sont tous deux irréligion. En revanche, l’athéisme est la négation de toute religion en général, et n’a donc absolument rien à voir avec la religion. La vraie religion est celle qui admet ce médiateur en tant que tel, qui le considère pour ainsi dire comme un organe de la divinité, pour sa manifestation sensible. De ce point de vue, les Juifs, au temps de la captivité babylonienne, reçurent une authentique tendance religieuse, une espérance religieuse, une croyance en une religion à venir, croyance qui, d’une manière merveilleuse, les transforma en profondeur, pour les conserver jusqu’à nos jours dans la plus curieuse des permanences.
Mais si l’on examine les choses de plus près, la vraie religion semble de nouveau séparée de manière antinomique en panthéisme et monothéisme. Je m’autorise une licence en ce que je n’utilise pas le terme de panthéisme dans un sens habituel, entendant par là l’idée selon laquelle tout pourrait être organe de la divinité ou médiateur, dans la mesure où je l’élève à ce rang : tandis que le monothéisme, au contraire, désigne la croyance selon laquelle il n’y aurait qu’un seul organe de cette espèce au monde, qui seul serait approprié à l’idée d’un médiateur, à travers lequel Dieu seul serait perceptible, et qui me contraindrait à choisir par moi-même : sans quoi en effet le monothéisme ne serait pas une vraie religion.
Aussi inconciliables les deux puissent-ils paraître, il est toutefois possible de les réunir si l’on fait du médiateur monothéiste le médiateur du monde intermédiaire du panthéisme, et si, à travers lui, on centre pour ainsi dire ce monde intermédiaire, de telle sorte que tous les deux soient nécessaires l’un à l’autre, de manières diverses.
La prière ou la pensée religieuse consiste donc en une triple abstraction ou une action de poser sur un mode ascendant et indivisible. Pour l’esprit religieux, chaque objet peut être un temple au sens des Augures. L’esprit de ce temple est le grand prêtre omniprésent, le médiateur monothéiste, le seul à être dans un rapport direct avec la divinité.

75. La base de toute liaison éternelle est une tendance absolue dans toutes les directions. C’est là-dessus que repose le pouvoir de la hiérarchie, de la véritable Maçonnerie, et de l’alliance invisible de véritables penseurs. Et c’est ce qui rend possible une république universelle que les Romains, jusqu’aux empereurs, avaient commencé à réaliser. Auguste perdit d’abord la base, puis Hadrien la détruisit totalement.

76. On a presque toujours confondu le dirigeant, le premier fonctionnaire de l’Etat avec le représentant du génie de l’humanité, lequel est impliqué dans l’unité de la société et du peuple. Dans l’Etat, tout est scène théâtrale, la vie du peuple est spectacle ; et par conséquent l’esprit du peuple doit être visible. Cet esprit visible apparaît, comme c’est le cas dans l’empire millénaire, sans notre action, ou bien il est élu à l’unanimité avec notre accord tacite ou explicite.
C’est un fait incontestable que la plupart des princes n’étaient pas de véritables princes, mais plus ou moins des espèces de représentants du génie de leur temps, pendant que le gouvernement était en grande partie entre des mains subalternes.
Un parfait représentant du génie de l’humanité devrait être simplement le véritable prêtre et le poète kat exochin [par excellence].

77. Notre vie de tous les jours est composée de tâches continuelles et répétitives. Ce cercle d’habitudes n’est qu’un moyen au service d’un moyen supérieur, notre existence terrestre en général, qui est un mélange d’espèces multiples.
Les philistins ne vivent qu’une vie de tous les jours. Le moyen supérieur semble être leur seul but. Il semble, ce que confirment leurs paroles, qu’ils fassent tout en fonction de la vie terrestre. Ils n’y intègrent de la poésie qu’en cas de nécessité, parce qu’ils sont habitués à une certaine interruption ponctuelle de leur vie quotidienne. En règle générale, cette interruption se produit tous les sept jours, et pourrait s’appeler fièvre poétique septième. Dimanche, le travail s’arrête, ils vivent un peu mieux que d’habitude, et cette ivresse dominicale s’achève dans un sommeil un peu plus profond que d’habitude ; c’est aussi la raison pour laquelle la vie, chaque lundi, a un rythme encore plus animé. Leurs parties de plaisir doivent être conventionnelles, habituelles et à la mode, mais ils travaillent aussi leur plaisir, comme tout, de manière pesante et dans les formes.
Le philistin atteint le plus haut degré de son existence poétique lors d’un voyage, d’un mariage, d’un baptême, et à l’église. Ici ses attentes les plus intelligentes sont satisfaites et souvent dépassées.
Leur soi-disante religion agit simplement comme un opium : excitant, étourdissant, apaisant les souffrances de la faiblesse. Leurs prières du matin et du soir leur sont nécessaires comme le petit-déjeuner et le dîner. Ils ne peuvent s’en passer. Le philistin rustre se représente les joies célestes sous la forme d’une kermesse, d’un mariage, d’un voyage ou d’un bal : le plus sublime imagine le ciel comme une église somptueuse avec de la belle musique, beaucoup de faste, avec des chaises pour le parterre occupé par le peuple, et des chapelles et des églises à balcon pour les plus nobles.
Les plus mauvais parmi eux sont les philistins révolutionnaires, dont font aussi partie la lie des têtes progressistes, la race cupide.
L’égoïsme grossier est le résultat inévitable d’une misérable étroitesse. La sensation présente est la plus vive, la plus forte d’un pantouflard. Il ne connaît rien de supérieur à celle-ci. Rien d’étonnant à ce que l’entendement dressé par force par les relations extérieures ne soit que l’esclave rusé d’un maître aussi terne, et que les plaisirs de celui-ci soient sont seul objet de réflexion et de préoccupation.

78. Dans les premiers temps qui suivirent la découverte de la faculté de juger, chaque jugement était une trouvaille. Plus ce jugement était applicable et fécond, plus la valeur de la trouvaille augmentait. Aux sentences qui nous paraissent aujourd’hui très communes était jadis attaché un degré encore inhabituel de vie de l’entendement. On devait mobiliser génie et perspicacité pour trouver de nouvelles relations au moyen du nouvel outil. L’emploi de celui-ci sur les aspects les plus spécifiques, les plus intéressants et les plus généraux de l’humanité devait éveiller une admiration particulière et attirer l’attention de toutes les bonnes têtes sur lui. C’est ainsi qu’apparurent les masses gnomiques. qui furent tenus en haute estime à toutes les époques et chez tous les peuples. Il serait bien possible que les géniales découvertes de notre temps rencontrent un pareil destin au cours des siècles. Un temps pourrait venir où tout cela serait aussi commun que les sentences morales de nos jours, et où de nouvelles sublimes découvertes occuperaient l’esprit toujours actif des hommes.

79. Une loi est, par définition, efficace. Une loi inefficace n’est pas une loi. La loi est un concept causal, un mélange de force et de pensée. D’où le fait qu’on n’est jamais conscient d’une loi en tant que telle. Dans la mesure où l’on pense à une loi, il s’agit seulement d’un principe, c’est-à-dire d’une pensée liée à une faculté. Une pensée résistante et insistante est une pensée qui tend vers quelque chose et qui transmet la loi et la pure pensée.

80. Une trop grande capacité des organes mettrait l’existence terrestre en péril. L’esprit dans son état actuel en ferait un usage destructeur. Une certaine pesanteur de l’organe l’empêche d’être actif de manière trop arbitraire et l’incite à une collaboration régulière, comme il convient pour le monde terrestre. Le fait que sa collaboration le lie de manière si exclusive à ce monde-ci s’explique par l’imperfection de cet organe. C’est pourquoi cette activité aura, par principe, un terme.

81. Le droit correspond à la physiologie, la morale à la psychologie. Lorsqu’elles sont transformées en lois de la nature, les lois de la raison contenues dans le droit et la morale fournissent les principes de la physiologie et de la psychologie.

82. Fuite de l’esprit commun est mort.

83. Dans la plupart des systèmes religieux, nous sommes considérés comme des membres de la divinité qui, lorsqu’ils n’obéissent pas aux impulsions du Tout et n’agissent pas non plus de manière délibérée contre les lois du Tout, mais suivent leur propre voie et ne veulent pas être membres, sont traités médicalement par la divinité, et sont soit guéris en souffrant, soit sectionnés.

84. Chaque incitation spécifique révèle un sens spécifique. Plus elle est neuve et plus elle est rustique, donc plus forte ; plus elle devient déterminée, formée, diverse, plus elle est faible. Ainsi la première pensée ayant Dieu pour objet provoqua une intense émotion chez tout l’individu ; et de même avec la première idée concernant la philosophie, l’humanité, l’humanité, etc.

85. La communauté intime de toutes les connaissances, la république scientifique, tel est le but suprême du savant.

86. Ne devrait-on pas mesurer la distance d’une science particulière par rapport à une science générale, et ainsi le rang des sciences les unes par rapport aux autres, à partir du nombre de leurs principes ? Moins une science aurait de principes, plus elle serait élevée.

87. On comprend ordinairement mieux l’artificiel que le naturel. Il faut plus d’esprit pour le simple que pour le compliqué, mais moins de talent.

88. L’homme est équipé d’outils. On peut bien dire que l’homme sait créer un monde, il lui manque seulement un appareil approprié, l’armature qui serait adéquate à ses outils sensoriels. Tout commence là. Ainsi le principe d’un navire de guerre réside dans l’idée du constructeur qui est capable de réaliser cette pensée grâce à une masse d’hommes et les outils et matériaux nécessaires, dans la mesure où il devient lui-même pour ainsi dire une énorme machine. Ainsi l’idée d’un instant exigeait souvent d’immenses organes, d’immenses quantités de matériaux, et par conséquent l’homme est créateur, sinon en acte, du moins en puissance.

89. Dans chaque contact naît une substance dont l’effet dure aussi longtemps que le contact lui-même. Telle est la cause de toutes les modifications synthétiques de l’individu. Il y a cependant des contacts unilatéraux et réciproques. Ceux-là fondent ceux-ci.

90. Plus on est ignorant de nature, plus on a de disposition au savoir. Chaque nouvelle connaissance fait une impression bien plus profonde et vivante. C’est ce qui paraît évident lorsqu’on s’engage dans une science. D’où le fait qu’on perd beaucoup en capacité en étudiant trop. C’est une ignorance opposée à la première ignorance. Celle-ci est ignorance par manque, celle-là par excès de connaissances. Cette dernière affiche ordinairement les symptômes du scepticisme. Mais il s’agit d’un scepticisme inauthentique, par faiblesse indirecte de notre faculté de connaître. On n’est pas en état de pénétrer la masse et de l’animer parfaitement selon une forme déterminée : la force plastique n’est pas suffisante. C’est ainsi que l’esprit d’invention de jeunes têtes et des enthousiastes trouvent une explication, de même que la maîtrise heureuse du débutant plein d’esprit ou du profane.

91. Bâtir des mondes ne suffit pas à la pensée qui pénètre plus profond : 
Mais un cœur aimant rassasie l’esprit en quête.

92. Nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers, comme avec l’avenir et le passé. C’est à travers la direction et de la durée de notre attention que nous développons telle relation parmi beaucoup d’autres, celle qui doit être pour nous spécialement importante et effective. Une véritable méthode pour cette technique ne devrait pas être moins que cet art de l’invention, souhaité depuis si longtemps, et sans doute s’agit-il de quelque chose de supérieur à celui-ci. L’homme procédant continuellement en suivant ses lois, il est certain qu’on peut découvrir celles-ci à travers une géniale auto-observation.

93. L’historien organise les êtres historiques. Les données de l’histoire sont la masse à laquelle l’historien donne une forme par la vivification. Donc, l’histoire elle aussi dépend des principes de la vivification et de l’organisation en général, et avant que ces principes n’apparaissent, il n’y a pas d’œuvre d’art historique véritable, sinon ici et là des traces de vivifications contingentes, là où un génie instinctif a régné.

94. Chaque génie ou presque était jusqu’à maintenant unilatéral, résultat d’une constitution maladive. Une classe avait trop de sens externe, l’autre trop de sens interne. Il était rare que la nature parvînt à un équilibre entre les deux, à une constitution géniale aboutie. Une proportion parfaite apparaissait souvent suite à une série de hasards, mais elle ne pouvait jamais durer parce qu’elle n’était jamais saisie et fixée par l’esprit : cela restait d’heureux instants. Le premier génie qui se traversa lui-même trouva là le germe typique d’un monde incommensurable ; il fit une découverte qui devait être la plus curieuse dans l’histoire du monde, car avec elle commence une toute nouvelle époque de l’humanité, et c’est à ce stade qu’une véritable histoire de toute espèce devient seulement possible : car le chemin qui a été parcouru jusqu’à présent constitue désormais une totalité propre et entièrement explicable. Ce point hors du monde est donné, et Archimède peut à présent remplir sa promesse.

95. Avant l’abstraction tout est un, mais un comme le chaos ; après l’abstraction tout est à nouveau uni, mais cette union est une libre association d’êtres autonomes, autodéterminés. Une société est née d’un amas, le chaos s’est transformé en un monde divers.

96. Si le monde est pour ainsi dire un précipité de la nature humaine, alors le monde divin en est une sublimation. Les deux se produisent en un seul acte. Pas de précipité sans sublimation. Ce qui d’un côté est perdu en agilité, est gagné de l’autre côté.

97. Là où sont des enfants est un âge d’or.

98. Être sûr de soi-même et des puissances invisibles, telle fut la base des Etats spirituels jusqu’à aujourd’hui.

99. Le processus de l’approximation est composé de progressions et de régressions croissantes ; Les deux retardent, les deux accélèrent, les deux mènent au but. Ainsi, dans le roman, le poète semble tantôt s’approcher du jeu, tantôt s’en éloigner à nouveau, et il n’est jamais plus près que lorsqu’il semble en être le plus éloigné.

100. Un criminel ne peut pas se plaindre de l’injustice quand on le traite durement et de façon inhumaine. Son crime était une entrée dans l’empire de la violence, de la tyrannie. Il n’y a ni mesure ni proportion dans ce monde-là, c’est pourquoi la disproportion de la réaction ne doit pas l’étonner.

101. La mythologie contient l’histoire du monde archétypal, elle comprend le passé, le présent et l’avenir.

102. Si l’esprit sanctifie, alors tout livre véritable est Bible. Mais il est bien rare qu’un livre soit écrit en vue du Livre, et si l’esprit ressemble à un métal noble, alors la plupart des livres sont des Ephraïm. A vrai dire, chaque livre utile doit être fait dans un alliage pour le moins puissant. Le métal noble, dans sa pureté, ne convient pas pour les échanges commerciaux. Il en est de nombreux livres véritables comme des pépites en Irlande. Pendant de longues années, elles ne servent que de presse-papiers.

103. Certains livres sont plus longs qu’ils paraissent. Ils n’ont en vérité pas de fin. L’ennui qu’ils provoquent est véritablement absolu et infini. Messieurs Heydenreich, Jacob, Abicht et Pölitz ont réalisé des exemples parfaits de cette espèce. Voici une liste que chacun peut allonger de ses propres expériences en la matière.

104. On a écrit beaucoup de livres antirévolutionnaires en faveur de la Révolution. Mais Burke a écrit un livre révolutionnaire contre la Révolution.

105. La plupart des observateurs de la Révolution, en particulier ceux qui étaient intelligents et nobles, ont déclaré qu’elle était une maladie mortelle et contagieuse. Ils en sont restés aux symptômes et, après les avoir mélangés, les ont interprétés de différentes manières. Certains l’ont considérée comme un mal simplement local. Les adversaires les plus géniaux recommandèrent la castration. Ils virent bien que cette soi-disante maladie n’était rien d’autre qu’une crise initiale de la puberté.

106. Comme il est souhaitable d’être le contemporain d’un authentique grand homme ! La majorité actuelle des Allemands cultivés n’est pas de cet avis. Ils sont assez fins pour nier toute grandeur et suivent le système de planification. Si le système copernicien n’était pas si solidement installé, il leur conviendrait tout à fait de faire à nouveau du soleil et des étoiles des farfadets, et de la Terre l’univers. C’est pourquoi Goethe, qui est désormais le véritable gouverneur de l’esprit poétique sur terre, est traité de la manière la plus commune possible et considéré de façon odieuse, quand il ne satisfait pas les attentes du commerce habituel de l’époque, et met celle-ci un instant dans l’embarras vis-à-vis d’elle-même. Un symptôme intéressant de cette faiblesse directe de l’âme est l’accueil qui fut généralement réservé à Herrmann et Dorothée.

107. Les géognostes croient que le point de gravité physique se trouve à Fès au Maroc. En tant qu’anthropognoste, Goethe, dans le Meister, estime que le centre de gravité intellectuel se trouve dans la nation allemande.

108. Décrire des hommes a été impossible jusqu’à présent parce qu’on ne savait pas ce qu’était un homme. Quand on saura ce qu’est un homme, alors on pourra également décrire des individus de manière véritablement génétique.

109. Rien n’est plus poétique que le souvenir et l’anticipation ou la représentation de l’avenir. Les représentations du temps passé nous attirent vers la mort, vers la perdition. Les représentations de l’avenir nous poussent vers la vivification, vers l’incarnation, vers une activité d’assimilation. C’est pourquoi tout souvenir est mélancolique, et toute anticipation joyeuse. L’un limite la trop grande énergie vitale, l’autre intensifie une vie trop faible. Le présent ordinaire associe passé et avenir par limitation. Se produit une contigüité, une cristallisation par solidification. Il existe cependant un présent spirituel, qui identifie les deux par dissolution, et ce mélange est l’élément, l’atmosphère du poète.

110. Le monde humain est l’organe collectif des dieux. La poésie les rassemble, comme nous-mêmes.

111. Paraît absolument serein ce qui, du point de vue du monde extérieur, est absolument immobile. Aussi diverses puissent être ces modifications, cela, dans son rapport au monde extérieur, reste toujours serein. Ce principe concerne toutes les auto-modifications. C’est la raison pour laquelle le Beau paraît si calme. Toute beauté est un individu parfait qui vit de sa propre lumière.

112. Chaque figure humaine vivifie un germe individuel chez celui qui observe. C’est pour cela que l’observation devient infinie, liée qu’elle est au sentiment d’une force inépuisable, et pour cette raison absolument vivifiante. En nous observant nous-mêmes, nous nous vivifions nous-mêmes.
Nous ne pourrions penser véritablement sans cette immortalité que nous voyons et ressentons.
Cette incapacité que nous percevons de la figure corporelle terrestre à être l’expression et l’organe de l’esprit qui l’habite, voilà la pensée indéterminée et agissante à la base de toutes les véritables pensées, voilà ce qui provoque l’évolution de l’intelligence, ce qui nous oblige à accepter l’existence d’un monde intelligible et d’une série infinie d’expressions et d’organes de cet esprit, dont l’exposant ou la racine est son individualité.

113. Plus un système est borné, plus il plaira aux grands esprits. Ainsi ce sont le système des matérialistes, la doctrine de Helvétius et aussi celle de Locke qui ont été le plus acclamés par eux. Et, encore aujourd’hui, Kant trouvera toujours plus de partisans que Fichte.

114. L’art d’écrire des livres n’a pas encore été inventé. Mais il est sur le point de l’être. Des fragments comme ceux-ci sont des semences littéraires. Naturellement, il peut y avoir parmi eux de nombreux grains morts, mais qu’importe, pourvu que quelques-uns lèvent !



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