23 déc. 2019


Les yeux des autres

Entretien entre Alexander Kluge et Vincent Pauval

Vincent Pauval : Comment avez-vous vécu l’année 1989 et le début
du grand « tournant » pour l’Allemagne entamé alors ?
Alexander Kluge : Plutôt passivement. Je suis originaire d’Halberstadt,
une ville qui se situe sur le territoire de la RDA et dans
laquelle mon père a vécu jusqu’en 1979. Pour ma part, j’avais quitté
cet endroit dès 1946. Par la suite, je suis devenu un citoyen de la
République Fédérale d’Allemagne à part entière. Au fond, l’idée
d’une « Allemagne réunifiée », à laquelle je n’étais plus habitué, me
paraissait improbable, au même titre que Berlin comme capitale. Je
suis donc un patriote de la RFA, mais de l’ancienne RFA avec pour
capitale Bonn, plus ancrée à l’ouest.
V.P. : Au moment de la parution de votre ouvrage Chronique des
sentiments4 en 2000, vous avez déclaré vous être remis à écrire de
plus belle après la réunification allemande. Comment vous l’expliquez-
vous ?
A.K. : En fait, ceci était moins lié à la réunification qu’à ce que la
période ayant suivi l’année 1991 et la fin de la Guerre froide m’a
semblée marquer un nouveau commencement. Pour mes enfants, je
voyais naître une nouvelle ère augustéenne, pour laquelle il valait la
peine de conserver les expériences antérieures. Il reste tout de même
l’expérience amère de la Seconde Guerre mondiale, l’expérience de
l’entre-deux guerres, et l’impression de la Guerre froide, avec toute
l’inquiétude qu’elle m’a inspiré : « Inquiétance du temps5 », voilà

4. — Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
2000. Chef-d’oeuvre de Kluge, cet ouvrage d’environ 2000 pages compile l’ensemble des
textes narratifs parus en volumes individuels jusqu’à la fin des années 1970, augmenté
de centaines d’« histoires » que l’auteur avait rédigées depuis, sans néanmoins publier
de nouveau recueil pendant plus de vingt ans.
5. — Nous citons la traduction qu’a donnée Herbert Holl du titre d’un important
recueil d’Alexander Kluge : Neue Geschichten. Hefte 1 – 18 ›Unheimlichkeit der Zeit‹,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977. Le recueil figure dans le second volume de Chronik der Gefühle, à laquelle il tient lieu de chapitre 8.


ce qu’elle était pour moi. Et nous voici tout d’un coup soulagés de
ce cauchemar. Cela tenait moins à la réunification allemande qu’à
la perspective évidente d’une détente politique à l’échelle mondiale,
perspective qu’à l’heure actuelle, en 2013, nous avons du reste déjà
gâchée.
V.P. : Il n’empêche que de nombreux auteurs ont vécu l’effondrement
du bloc de l’Est comme le déclin d’une utopie, le tarissement d’une
source de motivation voire d’inspiration.
A.K. : Je n’ai jamais ressenti le bloc de l’Est comme une utopie. Comme
Heiner Müller ou d’autres auteurs préoccupés par la question, le
recul émotionnel que je prends me fait remonter jusqu’à la fin de
la Première Guerre mondiale en 1917-1918. À cette époque la politique
en général, jugée trop molle, subissait une remise en cause.
Selon moi, le socialisme concerne avant tout la question de savoir
pourquoi la classe productive parmi les hommes ne parvient pas à
empêcher une telle catastrophe guerrière. Une politique et une classe
politique incapables d’éviter un 1er août 1914 y laissent leur autorité.
J’ai beaucoup réfléchi à cela, non pas l’enfant que j’étais, réfugié dans
un abri antiaérien pendant les bombardements de 1945, mais bien
pendant les années de 1977 à 1989, de l’automne allemand jusqu’à
la réunification.
V.P. : Après la parution du livre de Francis Fukuyama, on a voulu
croire soudain que la fin de l’histoire6 s’annonçait. Que pensez-vous
de cette idée ?
A.K. : Je parlerais plutôt d’un retour de l’histoire. Elle a fait défaut en
1914 pour finir en cauchemar, avec Auschwitz, et elle est de nouveau
au rendez-vous en 1989, comme elle l’est encore aujourd’hui. J’ai été
très étonné d’apprendre que les versements relatifs au Plan Young, qui
réglementait le paiement des réparations suite au Traité de Versailles,
n’ont été acquittés qu’en 1990. On mesure là toute l’étendue des
chaînes causales de l’histoire.
V.P. : En quoi l’histoire allemande vous intéressait-elle et en quoi
vous intéresse-t-elle de nos jours, à l’heure de la mondialisation ?
A.K. : L’histoire allemande a beaucoup perdu de son intérêt, mais elle
demeure un laboratoire de toutes les erreurs que je puis imaginer au
plan politique. C’est pourquoi j’ai le sentiment que le transfert aux

6. — Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris,
Flammarion / Champs, 1993.


générations futures, le récit de l’expérience dans toute sa richesse,
est primordial. L’histoire allemande jusque dans ses racines est un
laboratoire du malheur. Et il faut raconter cette histoire malheureuse,
afin qu’elle ne concerne plus seulement l’Allemagne, car l’expérience
qu’elle renferme est universelle.
V.P. : Peu après la chute du Mur, votre ami Heiner Müller déclarait
que « l’Allemagne a constitué un sujet dramatique valable, jusqu’à
la réunification »7. De quelle manière commenteriez-vous cette affirmation
?
A.K. : Je ne suis pas dramaturge. Par conséquent, je ne considère pas
l’Allemagne qui a suivi la réunification ni celle qui l’a précédée sous
l’angle de sa valeur dramatique. Du point de vue épique et poétique,
dont la méthode m’est familière, je ne vois pas tellement de différence
entre l’avant et l’après. Il y a toujours des sujets comme les 500
années de la Réforme par exemple, ou encore la Guerre des Paysans
allemands, qui remonte à la même époque, et qui restent d’actualité
même s’ils ne jouent aucun rôle dans le champ de la realpolitik. Les
éléments du passé survivent à l’intérieur des individus. Ils forment
des prismes et des cristaux, comme dirait Walter Benjamin. J’ignore
s’il est possible de représenter cela sous forme de drame. Je sais en
revanche que s’il n’est pas matière à créer des événements théâtraux,
le sujet se prête à la recherche, c’est-à-dire au commentaire narratif.
V.P. : Parmi vos modèles favoris, vous évoquez souvent Heiner
Müller d’une seule traite avec Ovide, Tacite et Montaigne. Comment
associez-vous ces noms ?
A.K. : Les Métamorphoses d’Ovide représentent pour moi la forme
littéraire, voyez-vous. Elles enchaînent des variations qui forment
un réseau. Sauf que mon approche de l’Antiquité passe toujours
par quelqu’un que je perçois comme mon contemporain, à l’instar
d’Ossip Mandelstam qui apprécie Ovide tout autant, au point d’avoir
baptisé son oeuvre tardive Tristia8 d’après un titre d’Ovide, ou encore
de Heiner Müller, doué d’une compréhension très exacte de
l’oeuvre d’Ovide et avec qui je m’en suis beaucoup entretenu. C’est
ainsi qu’Ovide devient mon contemporain. Il en va de même avec
Montaigne qui, par ses commentaires, ses Essais, est à mes yeux le
représentant d’une forme littéraire demeurée inaccomplie en littéra-

7. — Heiner Müller, Krieg ohne Schlacht – Leben in zwei Diktaturen – Eine
Autobiographie, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1992, p. 267 : « Deutschland war
ein gutes Material für Dramatik, bis zur Wiedervereinigung. »
8. — Cf. Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, Paris, Gallimard (coll.
« Poésie »), 2005.


ture. Je serais fier de pouvoir être identifiable comme son parent ou
son successeur dans sa manière d’écrire.
V.P. : Dans quelle mesure un poète de la RDA comme Heiner Müller
pouvait-il influer sur votre conception de la littérature ? Qu’est-ce
qui vous reliait ?
A.K. : Nous sommes apparentés poétiquement l’un à l’autre. Nous avons
tous deux des origines slaves à travers une partie de nos ancêtres.
Nous sommes capables chacun de parler comme on s’exprime aux
endroits où nous sommes nés. Nous sommes voisins par nos tempéraments.
Bien que les résultats poétiques soient très différents, nous
puisons à la même source.
V.P. : De 1987 à 1995, vous avez mené de nombreux entretiens avec
Heiner Müller dans le cadre de vos magazines télévisés9. En quoi ces
programmes se distinguent-ils d’entretiens d’auteur conventionnels ?
A.K. : Ils diffèrent déjà en ce qu’ils ne suivent pas les règles dictées par la
télévision. Car Heiner Müller ne répond pas à des questions typiques
de ce média, mais à celles d’un auteur. Au fond, je considère comme
une forme de littérature cette manière de conférer oralement tout en
enregistrant. Cette forme est selon moi souvent plus libre que l’écrit.
Chacun prête attention à l’autre. Dans bien des cas Heiner Müller ne
répond d’ailleurs pas directement, mais une demi-heure plus tard,
parlant d’autres sujets dans l’intervalle. Chacun se défait de l’armure
de son moi. Cela correspond à ce que dit Heinrich von Kleist à propos
de « l’élaboration progressive des idées par la parole »10.
V.P. : Mais la télévision saurait-elle passer pour une continuation de
la littérature ou du cinéma à proprement parler ? La télévision ne
tendrait-elle pas plutôt à écarter aussi bien l’un que l’autre ?
A.K. : Disons que cela est hors de sa portée, puisque la littérature reste
autonome par rapport à la télévision. D’une part, je n’ai jamais pu
découvrir la moindre oeuvre ou performance ni quelque forme littéraire
que ce soit à la télévision. D’autre part, celle-ci reste un média
dominant : lorsque arrive un événement inhabituel tel que les attentats
du 11 Septembre 2001, je me tourne instinctivement vers ce média,
un peu comme si de ma fenêtre je regardais la place du marché,

9. — L’intégralité de ces entretiens est disponible en ligne sur le site qui leur est
consacré par l’Université de Brême et la Cornell University Library : http://muller-kluge.
library.cornell.edu/de/index.php.
10. — Voir l’essai de Heinrich von Kleist, Über die allmähliche Verfertigung der
Gedanken beim Reden, in : Sämtliche Erzählungen und andere Prosa, Stuttgart, Reclam,
2000, p. 340-346.


comme on faisait jadis pour voir s’il s’y passe quelque chose. Un
média dominant détient la confiance des gens qui s’attendent à ce que
toute chose importante soit annoncée là en premier. Désormais, cela
n’est plus du tout vrai, car il serait nettement devancé par Internet,
mais cela reste une voie familière, comme le demeure aussi la place
du marché même lorsqu’elle ne donne plus lieu à aucun marché ni
à aucun attroupement. Il vaut la peine d’introduire au coeur d’un tel
média quelques traces du meilleur dont on dispose, c’est-à-dire la
musique et la littérature, sans le modifier ni l’adapter aux besoins
télévisuels, mais à la manière d’un corps étranger, comparable à un
bloc erratique, de ces rochers du Grand Nord que les glaciers ont
charriés vers la plaine, un milieu qui n’est pas leur décor naturel. La
poésie à la télévision ressemble un peu à cela, elle y devient possible
dans les coins reculés, le plus souvent la nuit.
V.P. : Et si les émissions ainsi produites débouchaient au contraire
sur de la littérature, quand par exemple lesdits entretiens sont publiés
sans images, sous forme de livres ? Quelle signification ou quelle
valeur accordez-vous à ce type de recueil11 ?
A.K. : Il s’agit-là de procès-verbaux. Mais il ne serait guère fortuit que
les versions écrites de ces entretiens soient ensuite représentées par
des comédiens, pourquoi pas de la Comédie Française. Cela rend
assez bien, c’est particulier, certes, et laisse une impression assez
étrange. Au fond, ces entretiens correspondent à une forme narrative
ancestrale qui repose sur l’oralité. Cette dernière ne consiste pas en
ce qu’un poète s’installe au milieu d’une salle pour y déclamer ses
textes, mais à ce que des réponses aient lieu. L’idéal est la ronde. Au
XIe siècle, une convention faisait qu’en Provence les gens se rassemblaient
la nuit, chantaient des chansons, puis racontaient une histoire,
chantaient d’autres chansons et se remettaient à raconter des histoires.
C’est là une forme littéraire ancestrale, celle de la chantefable, et qui
fut en même temps l’ancêtre de l’opéra.
V.P. : Dans quelle mesure le rôle que vous tenez ici est-il celui d’un
auteur, sachant qu’au cours de ces entretiens votre personne se positionne
le plus souvent en marge ?

11. — Ces entretiens ont été réunis et, pour une grande partie, publiés par Alexander
Kluge en deux recueils : « Ich schulde der Welt einen Toten » (Berlin, Rotbuch, 1995)
et « Ich bin ein Landvermesser » (Berlin, Rotbuch, 1996). Les deux volumes sont
respectivement parus en langue française sous les titres Esprit, pouvoir et castration
(1997) et Profession arpenteur (2000) aux éditions Théâtrales (traduits de l’allemand
pas Eleonora Rossi et Jean-Pierre Morel).


A.K. : Mon rôle équivaut à celui d’un esprit invisible et bienveillant. Car
ces entretiens procèdent suivant le mode animiste. Ce qui veut dire
que les gens commencent à raconter des histoires lorsqu’ils partagent
un enthousiasme. Lorsqu’ils sont dans la détresse et que celle-ci leur
donne un moment de répit, ils se mettent aussi à raconter. Et quand
ils en réchappent, ils remettent cela encore. Shéhérazade en constitue
la base, une forme dont le principe est comparable à celui de la
chantefable, en plus développé, l’Orient ayant eu plus de temps pour
élaborer ce genre de choses. Mais il n’y a pas que la Shéhérazade du
Bagdad des Contes des mille et une nuits, puisqu’il existe un recueil
des musulmans occidentaux, issu de la grande culture de Cordoue en
Espagne, qu’est celui des Cent et une nuits, une compilation apparentée
à la précédente, et dont les histoires paraissent contées d’une
façon encore plus rudimentaire, plus orale encore que dans les fameux
Contes des mille et une nuits. Les Cent et une nuits sont un emblème
de la littérature, un livre collectif, une compilation née de sources
musulmanes occidentales de l’Espagne, par opposition au recueil
persan.
V.P. : L’auteur que vous êtes ne s’exprime-t-il pas davantage désormais
comme écrivain ?
A.K. : Si vous le dites ainsi, je constate en effet que j’écris nettement
plus depuis l’an 2000 à peu près, et que je progresse plus hardiment
sur ce terrain-là où j’expérimente davantage qu’en d’autres médias.
J’attribue cela à l’immense pression du réel émanant des médias,
qui stimule et lance ses défis, mais qui exerce aussi une influence
paralysante, m’incitant plus fortement à me réfugier dans l’« oasis »
du livre. Je recherche donc intuitivement une caverne, une oasis, un
cadre assez solide pour résister à cette entreprise monstrueuse qui
détruit aussi des cadres. Le média en soi n’est pas en cause, mais
ce qu’il implique en termes de forces participantes, ses usagers aux
appétits voraces et cannibales.
V.P. : Il vous arrive aussi de désigner la production de dialogues
authentiques, dont vous donnez par ailleurs des variations fictives
dans votre oeuvre littéraire, comme des oeuvres « filmiques », et c’est
comme « films » que vos entretiens avec Heiner Müller ont été présentés
à la Cinémathèque de Paris. Comment faut-il entendre cela ?
A.K. : En regardant mes films, vous allez trouver en miniature le même
type de dialogue, y compris parmi les choses que la caméra observe
pendant que le texte fournit un commentaire. On voit à l’image par
exemple une flaque d’eau et la surface de cette eau frémissant au
vent. Cette image se suffit à elle-même. Et le commentaire indique :
cette flaque possède tout son temps. Pendant ce temps, l’action se
précipite vers un état de guerre. Voilà ma façon de faire, ma définition
de ce qu’est un film. On peut la rapprocher du spectacle offert par
deux individus qui se prêtent attention réciproquement et de manière
prolongée. Il s’agit là d’une section de film au même titre que si je
montais une scène d’amour. Pour celle-ci j’éviterais d’ailleurs tout
autant de fournir des dialogues ou quelque indication que ce soit pour
le jeu d’acteur. Au contraire, je bâtirais un cadre permettant aux deux
acteurs de se sentir authentiques et de ressentir réellement de l’amour.
Il suffit qu’ils se souviennent.
V.P. : L’aspect de la fiction serait donc secondaire par rapport à
l’authenticité ?
A.K. : Le fait qu’une chose soit authentique ne dépend pas, en effet,
de ce que celle-ci soit inventée de toutes pièces et soit le résultat
d’un désir ou d’une transformation subjective, ou de sa dimension
objective, c’est-à-dire tangible. Les termes comme « fictionnel » ou
« véritable » correspondent à un ordre purement gestionnaire, à des
rubriques. Cela dit, il n’est pas indifférent d’écrire par exemple des
dialogues auxquels les acteurs donneront forme et prêteront voix, ou
de les investir d’un rôle en permettant qu’ils improvisent. Mais les
deux approches se valent, car les enjeux du cinéma et de la littérature
ne sont pas de chercher une « Vérité » ni de distinguer le vrai du
faux, mais résident dans les tensions, les équilibres, les courants, les
champs de perception avec lesquels nous devons composer. Ainsi,
je ne vois pas de distinction entre le fictionnel et le documentaire. Il
est possible, en revanche, de vérifier l’immédiateté et l’authenticité
d’une expérience, d’où la validité du principe d’authenticité. Sans
cela un dialogue ne vaut rien.
V.P. : Votre récit Production filmique d’un texte12 illustre comment le
dialogue d’un film peut devenir littérature. Vous y relatez la manière
dont a été réalisée l’une des scènes les plus célèbres de votre premier
long métrage Anita G., où l’héroïne se dispute avec sa logeuse…
A.K. : … qui met Anita G. à la porte parce que celle-ci ne peut pas régler
son loyer. Le dialogue engagé entre ces deux femmes, c’est-à-dire
ma soeur dans le rôle d’Anita G.13 et la propriétaire aisée qu’est cette
logeuse francfortoise, ces deux personnes l’inventent dans le feu de

12. — Voir le recueil d’Alexander Kluge, Geschichten vom Kino, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 2007, p. 267-269.
13. — Alexandra Kluge, soeur d’Alexander, a assumé plusieurs premiers rôles dans
les premiers longs métrages de son frère, dont celui de l’héroïne éponyme d’Anita G.
(Abschied von Gestern, 1965).


leur énervement comme j’aurais peine à le faire par l’écriture. En tant
qu’auteur, je me contente donc de créer une situation qui permet aux
personnages de s’énerver. Ceci n’est pas faisable artificiellement. Il
se passe quelque chose entre les individus qu’à vrai dire le film est
seul capable de retenir. Un écrivain serait en mesure de le réécrire,
mais on ne saurait l’imiter ou l’inventer. En un tout autre lieu, ma
soeur avait déjà une fois été mise à la porte de son appartement et, en
tous cas, elle comprend ce que cela signifie que d’être mis à la rue.
Sa partenaire, la logeuse, a eu affaire au fil des ans à une vingtaine de
locataires malhonnêtes. Toute sa colère ainsi accumulée pénètre cette
scène. Dans ce creuset d’alchimiste qu’on appelle une scène, quelque
chose s’articule qui n’a aucune existence véritable à cet instant. Un tel
moment scénique est aussi créateur et permet autant de concentration
que le cerveau de l’auteur littéraire, sauf que cela se passe en dehors
de sa tête, car en l’occurrence l’auteur ne peut fixer qu’un cadre.
V.P. : Ce que vous décrivez-là correspond en fait à ce que Bakhtine
a montré à partir de la poétique de Dostoïevski14 en théorisant la
notion de dialogisme : des discours et des formulations antérieures
à la situation sont actualisés et réactivés à travers elle.
A.K. : Tout à fait ! Et dans ce film j’instaure des conditions qu’on ne
trouve pas dans la vraie vie. Dans la vraie vie il n’y aurait pas d’équipe
de tournage, pas plus qu’il y aurait d’autres scènes qui précèdent
l’événement ou en découlent. Mais la concentration que je crée de
la sorte donne à cette femme qui, d’habitude, ne se focalise pas sur
l’intégralité de sa colère et qui ne se fâche qu’à un degré « normal »,
la capacité de faire entrer dans son jeu un concentré de colère, c’est-à-
dire d’en donner la représentation. Ceci vaut également pour ma
soeur, qui ne court pas le monde en rouspétant. D’une nature aimable,
elle devient pourtant capable ici de s’emporter au point de répliquer
presque avec hargne. Et voici comment une réplique appelle la suivante.
Le ton monte progressivement entre les deux, puis se maintient
à son niveau le plus élevé, avant que la scène soit ponctuée par la
mise à la porte. C’est là une façon de générer de l’authenticité – peu
importe qu’elle soit littéraire ou filmique – qui ne se fonde pas sur
les conceptions d’usage ou sur un scénario, c’est-à-dire sur des textes
composés dans un bureau, car il n’est pas possible de produire cela
dans un atelier. La méthode est empruntée à la Nouvelle Vague.
V.P. : Mais ne serait-il pas justifié de nos jours d’affirmer que l’auteur
réalisateur qui suivait le modèle de la Nouvelle vague française

14. — Cf. Mikhaïl M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne,
L’Âge d’Homme (coll. « Slavica »), 1970.


durant les années 1960 est entre-temps devenu un producteur de
films qui place le collectif au centre, faisant disparaître pour ainsi
dire l’auteur Kluge en mettant la coopération au premier plan ?
A.K. : Vous avez raison de le souligner. Cette méthode, qui au fond ne
date pas d’hier, vous la trouvez annoncée dans le cinéma révolutionnaire
russe, par Poudovkine15 et Tretiakov16. Jean-Luc Godard17 lui
aussi doit non seulement beaucoup au cinéma muet, mais également
au cinéma russe.
V.P. : Votre récent film Nouvelles de l’antiquité idéologique18 constitue
un exemple assez éloquent de l’application du principe de coopération.
Peut-on parler, ne serait-ce qu’au plan formel, d’une continuité
par rapport aux films collectifs, très engagés également, que vous
avez produits durant les années 1970 et 1980 ?
A.K. : L’Allemagne en automne19 définit déjà le cadre formel, un cadre
nouveau d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un film collectif né d’une incitation
politique particulière. Nouvelles de l’antiquité idéologique en
serait pour ainsi dire la continuation avec d’autres moyens, sachant
qu’en l’occurrence je dispose d’un atout majeur, puisque j’ai la possibilité
de travailler dans l’optique d’Eisenstein20. Car on peut voir un
homme qu’on vénère autant que je vénère Eisenstein comme une lentille
de caméra à travers laquelle on regarde, une caméra imaginaire
avec laquelle il est possible d’enregistrer. C’est ce qu’on aura appris
de notre collaboration autour des films collectifs des années 1970
et 1980, mais il est possible d’en étendre l’application, comme c’est
ici le cas. Il n’est donc pas fortuit que Tom Tykwer21 ait apporté à

15. — Vsevolod Poudovkine (1893-1953).
16. — Sergueï Tretiakov (1892-1937).
17. — Jean-Luc Godard (*1930) reste une référence importante pour Kluge, qui
se plaît à citer À bout de souffle (1960) comme l’un de ses films préférés. Il existe
aussi un entretien mémorable de Kluge avec Godard (« Blinde Liebe ») disponible en
supplément sur le dvd n°15 de l’édition complète de ses longs métrages : Sämtliche
Kinofilme, Francfort-sur-le-Main, Zweitausendeins, 2007.
18. — Alexander Kluge, Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx –
Eisenstein – Das Kapital, Berlin, Filmedition Suhrkamp, 2008.
19. — Cf. Alexander Kluge, Sämtliche Kinofilme, dvd n°9 (Deutschland im Herbst,
1978).
20. — Sergueï M. Eisenstein (1898-1948), réalisateur soviétique, auteur de films
tels que Le Cuirassé « Potemkine » (1925), Octobre : dix jours qui secouèrent le monde
(1928) ou encore Ivan le Terrible (1944).
21. — Tom Tykwer (*1965), réalisateur allemand, connu auprès du grand public
notamment pour des films comme Cours, Lola, cours (Lola rennt, 1998) ou Le Parfum,
histoire d’un meurtrier (Das Parfum : Die Geschichte eines Mörders, 2006) d’après le
célèbre roman de Patrick Süskind. Sur le rôle de Kluge pour la « relève » du cinéma
allemand des années 1980 à nos jours, voir l’essai de Pierre Gras : Good bye Fassbinder !
Le cinéma allemand depuis la réunification, Arles, Jacqueline Chambon (coll. « Rayon
Art »), 2011, p. 255-297.


ce film les dix minutes d’une passionnante contribution au sujet du
fétichisme de la marchandise selon Marx. Ce qu’il a fait est brillant.
Ce n’est pas un choix courant pour un sujet de film. Ainsi le principe
de coopération traverse tout le film. Prenez encore la contribution de
Werner Schroeter dans ce même ensemble filmique. Dans sa mise en
scène de Tristan et Iseult de Richard Wagner, les chanteurs sont habillés
comme les marins du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein : comme
le suggère ce film, l’ardeur révolutionnaire trouve son pendant dans
l’ardent amour que thématise l’opéra de Wagner. Cette contribution à
son tour se rapporte exactement à la dimension coopérative. Schroeter
est mort, hélas, mais je continue à travailler avec lui autant que de
son vivant. De même que Heiner Müller reste toujours présent pour
moi, bien qu’il soit mort. À mon sens, la permanence des monstres
sacrés de la littérature et du cinéma est consubstantielle à la notion
d’auteur. Ils constituent l’arsenal des optiques poétiques à côté des
optiques traditionnelles dont le cinéma dispose. Sauf que ces dernières
n’en sont que les outils techniques. Les vrais instruments, ce sont les
yeux des autres.
V.P. : Vos anciens films collectifs avaient la durée normale d’un long métrage.
Vu les proportions de Nouvelles de l’antiquité idéologique,
qui s’étend sur près de neuf heures, quels avantages aurait d’après
vous le dvd ?
A.K. : Le dvd rend possible une forme qui va de toute manière s’imposer
notamment grâce à Internet, une forme qui permet le développement
d’ensembles filmiques selon des dimensions conformes au sujet traité.
L’année prochaine, nous connaîtrons par exemple les cent ans du
déclenchement de la Première Guerre mondiale. À mon avis, on ne
peut représenter celle-ci qu’à partir d’une approche prismatique. Il
faut croiser les regards qu’on lui porte depuis la France, l’Allemagne,
l’Angleterre, les Balkans, Istanbul et Jérusalem. Par exemple, je suis
très touché par l’affliction, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre 1918,
des soldats et des Parisiens pour les quantités de morts dans leur pays
et l’étendue des calamités endurées. Les vainqueurs sont en deuil. Au
même moment, à Berlin, les vaincus accumulent du ressentiment au
fond de leurs coeurs et s’abandonnent à la distraction par des films de
divertissement. On s’aperçoit qu’en réalité il n’existe encore aucun
récit de la Première Guerre mondiale. Et il est impossible d’y pourvoir
en quatre-vingt-dix minutes. Cela est possible en une minute ou
en une dizaine, voire une trentaine d’heures, mais pas à l’aide d’une
intrigue de quatre-vingt-dix minutes. C’est en quoi le dvd comporte
des avantages décisifs. Pour naviguer sur les eaux de l’expérience,
vous pouvez prendre le bateau à vapeur, ou bien vous construisez un
radeau. Avec un radeau, vous pouvez descendre le Mississipi, aller
du Missouri jusqu’à la Nouvelle Orléans, et même un peu plus loin.
Vous pouvez à votre guise agrandir ou réduire les dimensions d’un
radeau, principe robuste même s’il n’aboutit pas à une construction
aussi parfaite que celle d’un bateau. L’usage du dvd ressemble à cela.
C’est un média de transition, qui permet de conserver des données
en attendant qu’émane de l’esprit Internet un moyen de concentration
similaire. De même qu’il y a dans toute métropole un opéra,
un lieu de concentration musicale. Si cela manquait, si chacun dans
son immeuble ou à la bourse se contentait de chantonner, l’opéra
n’existerait pas.
V.P. : Plus généralement, il semble que dans Nouvelles de l’antiquité
idéologique, qui inclut d’ailleurs des passages d’opéras, les moyens
artistiques font l’objet d’une méditation beaucoup plus directe et
exhaustive que ceci était le cas dans vos oeuvres moins récentes. Il y
est notamment question d’un projet esquissé par Eisenstein en 1929
de « cinéfier » le Capital de Marx : que nous dit ce projet ?
A.K. : Il est certain qu’on ne saurait porter à l’écran l’ouvrage de Karl
Marx, en revanche on peut traduire certains de ses éléments par des
scènes si provocatrices qu’elles suscitent une curiosité pour Marx. Par
exemple, si vous prenez le concept du caractère fétiche de la marchandise
et que vous le restituez par la formule « Tous les objets sont des
hommes transformés », qui signifie que chaque objet produit de main
d’homme contient une part de travail et de vie humaine – c’est ce en
quoi Marx voyait la dimension spirituelle et essentielle du monde de
la marchandise –, alors vous pouvez donner une représentation stupéfiante
de cette analyse à partir de menus détails. Vous pouvez aussi
représenter les réactions humaines par rapport à cela, comme dans
cette scène que j’ai consacrée à une idée d’Eisenstein : il y est question
des concierges de Paris, ces gardiennes d’immeuble qui existent
depuis la Révolution française, qui ont longtemps porté la bannière
de la révolution, et sans lesquelles rien ne va dans Paris. Du temps
de l’empire du Tsar, celles-ci ont mis toutes leurs économies dans le
Transsibérien, et plus tard le gouvernement bolchévique déclarera que
ces emprunts russes ne seront pas remboursés. Par la suite aucun parti
marxiste ne sortit plus vainqueur d’élections parisiennes, ce qui était
dû à l’action des concierges de Paris. Cette histoire n’est pas de moi,
mais c’est une idée d’Eisenstein qu’il voulait porter à l’écran. Que
ceci lui fût interdit ne m’empêche pas de faire figurer la scène parmi
l’ensemble de mes films. Je trouve fort intéressante une perspective
pareille qui nous en dévoile une seconde, car bien souvent la lecture
du Capital de Marx ne s’effectue pas sans difficulté. Il est possible
néanmoins de voir à l’oeuvre l’écrivain politique brossant le tableau
de la guerre de Crimée, la plus exacte description d’une guerre que
je connaisse. Dans ces rapports quotidiens rédigés pour un journal
américain, il retrace comment le régime du Tsar émet une obligation
qui sera vendue par des banquiers belges, français et britanniques pour
financer les obus russes qui seront d’abord dirigés contre l’expédition
armée de Crimée menée par des Français, des Italiens, des Turcs et
des Anglais, ce qui constitue des liens extrêmement intéressants et
une métaphore permettant de mieux comprendre le caractère abstrait
des flux de marchandises et d’argent (la mondialisation financière,
alors que la guerre reste locale).
V.P. : En somme, la question est de savoir comment changer en images
des notions philosophiques parfois arides, voire poussiéreuses.
A.K. : Ceci est faisable. Du moins est-ce l’exigence qu’en tant que
fouilleurs, archéologues de la littérature, du cinéma et de l’histoire
nous devons avoir aujourd’hui. La modernité s’est accomplie depuis
longtemps. Bien des choses sont déjà relatées, mais sans être suffisamment
mises en relation. Cette qualité de l’archéologue, que tout
poète conscient de lui-même devrait avoir de nos jours, peut s’exercer
en déterrant, transcrivant, transformant, exposant et corrélant.
V.P. : Un peu comme vous le faites lorsqu’au départ de l’actuelle crise
financière vous entamez une coopération virtuelle avec le Sergueï
Eisenstein de 1929 et du début de la crise des années 1930 afin de
faire revivre l’oeuvre de Karl Marx : en ce sens, n’y aurait-il pas
lieu d’interpréter Nouvelles de l’antiquité idéologique comme une
proposition contre la théorie de Fukuyama ?
A.K. : En fait, je ne pensais pas à Fukuyama que je situe assez loin de
mes préoccupations. D’ailleurs, je ne fais pas d’ouvrages à thèse,
c’est-à-dire des livres de combat, car je n’écris pas sur le mode discursif.
Mais ce procédé qui consiste à s’attacher par induction au détail,
de manière à permettre ensuite la compréhension de l’ensemble, et
dont les résultats ne conduisent pas non plus aux thèses de Fukuyama,
représente quelque chose d’essentiel, une méthode qu’à mon tour je
tiens de Montaigne, lequel ne part jamais d’une conception générale
afin de déterminer d’après une théorie globale où est le bien, où le
mal, mais ne retient l’attention qu’à l’aide d’une approche inductive
et détaillée, nourrie toutefois par l’intégralité des sources antiques.
En tant que station-relais de l’Antiquité, Montaigne est une Oasis
de l’attention. Et c’est ce dont Internet a besoin aujourd’hui : des
centres de gravité, des champs de force, des champs gravitationnels de
l’attention. Au fond, c’est cela que nous faisons, sans qu’il nous faille
échafauder des thèses que les hommes conçoivent d’eux-mêmes. Si
maintenant vous placez Fukuyama dans ce laboratoire d’alchimie
et le plongez, pour ainsi dire, dans un bain d’acide, vous verrez que
c’est là tout sauf de l’or.
V.P. : Puisque vous revenez aux Essais de Montaigne, Eisenstein affirmait
lui aussi ne pouvoir se passer des notions génériques propres
à la littérature pour les appliquer au septième art encore jeune à
l’époque : en l’occurrence, son approche doit beaucoup à Joyce22.
Comment voyez-vous aujourd’hui le rapport entre ces deux arts ?
A.K. : Il demeure complètement inchangé. Si Joyce et Eisenstein se
rencontrent à Paris en 1929 durant la même semaine que celle du
Jeudi noir, pour imaginer ensemble comment faire un film sur le
Capital de Marx, c’est que leur rapport est très proche. Un James
Joyce quasiment aveugle, peu à même sans doute de voir les images
et les esquisses que lui présente Eisenstein, donne à ce dernier le
courage d’opter pour une forme de narration libre et non linéaire.
Voici donc que la littérature enrichit considérablement le cinéma,
lequel demeure quant à lui un moyen de traduire par des scènes ce
que Joyce ne pourrait évoquer que de façon cryptée par le verbe. La
combinaison des programmatiques de Joyce et d’Eisenstein garderait
en 2014 toute l’actualité et la modernité qui fut déjà la sienne en 1929.
V.P. : Dans votre film, quel est le rôle qui revient à la figure d’Ovide,
qui résume et assemble toutes les métamorphoses dans son chef-d’oeuvre
du même nom ? Par quel chemin la tisseuse Arachné rejoint-
elle la toile de cinéma ?
A.K. : Arachné tissant sa toile est pour moi le symbole du réseau Internet.
Cette femme fabrique des habits (des textes) où elle dessine toute
l’histoire du monde. Si je recouvre ma peau de quelque chose comme
d’un vêtement, cela me fait comme une seconde peau. Et sur cette
seconde peau elle déploie des micro-récits. Elle l’emporte sur la
déesse Athéna qui tente de faire de même, mais compose avec des
principes au lieu de raconter. Ainsi, cette tisseuse supplante Athéna.
Pour la punir, la déesse la transforme en araignée. L’Arachné d’Ovide
est en quelque sorte la déesse patronne d’Internet, des rapports pré-

22. — Voir l’article de Tobias V. Powald, « L’antique, l’authentique : Alexander
Kluge ou les métamorphoses d’Hermès », in : Germanica, n°45, Université Charles de
Gaulle – Lille III, 2009, p. 125-141. L’article est désormais disponible en ligne : http://
germanica.revues.org/832.


sents dans un film ou à l’intérieur d’Internet, en supposant que ces
rapports existent dans ce réseau-là. En tout cas, il doit bien exister un
Dieu capable de voir et de déchiffrer ces relations. En tant qu’individus,
nous ne le pourrions pas, car tout cela nous dépasse un peu.
Cependant, il nous reste la représentation, c’est-à-dire le prisme. Pour
revenir à l’une des questions précédentes : où sur le Net se trouve
ce lieu que l’opéra occupe dans une grande ville ? Si je m’exprime
par des métaphores lorsque je dis qu’il convient de creuser des puits,
créer des oasis quand il y a trop de silice, trop de désert alentour,
et que lorsqu’on ne peut nager en mer, d’une rive à l’autre, entre
l’Irlande et les États-Unis – la distance étant un peu trop longue pour
un simple nageur –, nous devons prendre un véhicule, que ce soit un
bateau, un radeau, voire un dirigeable ou encore un sous-marin, bref,
il faut comprendre que les formes ainsi figurées sont à peine en train
d’émerger. Cela dit, il me semble que les voies de l’esprit développent
des effets gravitationnels et finissent par être découvertes, mais seulement
au bout d’un certain temps, tel un message dans sa bouteille.
La qualité requise pour ce genre d’oasis sur le Web défie en réalité
la poétique. J’imagine Honoré de Balzac, qui fut un entrepreneur,
travaillant avec nous aujourd’hui. Il dirait sûrement que nous devons
éviter d’ajouter de nouveaux ensembles romanesques aux nombreux
romans qui existent déjà, et défendrait l’idée du Roman sur internet.
Ces concentrés n’appartiendraient à personne. Le complément
approprié d’Edward Snowden serait un Balzac tissant de la narration
sur Internet.
V.P. : Dans votre film Nouvelles de l’antiquité idéologique on a également
beaucoup affaire à des écrits, textes lus à haute voix par
les acteurs, textes à lire par les spectateurs, textes chantés, récités,
discutés et expliqués. En quoi est-ce « filmique » et quel est l’effet
escompté ?
A.K. : Tout d’abord, j’ai repris ce procédé du cinéma muet, car celui-ci
connaissait les intertitres. Dans le Docteur Mabuse de Fritz Lang23,
l’intrigue est exclusivement véhiculée par les intertitres, donnant libre
cours à l’improvisation filmique d’un intertitre à l’autre, pour les
paraphraser, à la création de scènes qui ne soient pas encombrées de
dialogue informel. Cela peut s’écarter considérablement du théâtre,
23. — Fritz Lang (1890-1976), réalisateur du célèbre Metropolis (1927), est d’une
certaine manière à l’origine de la carrière cinématographique d’Alexander Kluge qui, sur
la recommandation de Theodor W. Adorno, assista au tournage du diptyque composé du
Tigre du Bengale (Der Tiger von Eschnapur, 1958) et du Tombeau hindou (Das indische
Grabmal, 1959). Docteur Mabuse le joueur (Doktor Mabuse, der Spieler), que Kluge
évoque ici, date de l’année 1922.


étant donné que le texte écrit domine. Et j’emprunte ce moyen-là au
cinéma muet, car il me paraît évident qu’un mot écrit contient une
image au même titre qu’une illustration. Si nous avons affaire de nos
jours à un surcroît d’images, notamment parce que la force de persuasion
publicitaire vient s’ajouter à toutes les images qui, en quête de
succès, défilent à la télévision, ces images-là sont aujourd’hui, pour
ainsi dire, usées jusqu’à la corde. Dans un environnement pareil, je
suis iconoclaste. Les bons films ont d’ailleurs la propriété de détruire
des images : ils remplacent les mauvaises images par des images
rares et bonnes.
V.P. : Il n’est pas rare de voir dans votre oeuvre cinématographique
d’importants passages scripturaux, voire des récits entiers qui
demandent à être lus à l’écran, et où vous assumez très radicalement
cette complémentarité des effets du cinéma et de la littérature.
Pourquoi cette forme ?
A.K. : C’est tout simplement la seule solution, dès lors qu’il m’est difficile
de convaincre par l’image. Quand je dois préparer une image,
ou encore en isoler une par rapport à d’autres, je peux le faire en
alternant avec des séquences écrites qui demandent à être lues et à
ce qu’on se fasse son idée. Au demeurant, cela n’est pas uniquement
une affaire d’écriture, puisque celle-ci y est accompagnée de musique
et émaillée d’images. On mesure l’intensité avec laquelle ces images
insérées dans la représentation écrite restent en mémoire. Nous pourrions
maintenant faire le test, seulement, si j’observe cette démarche,
ce n’est pas pour des raisons scientifiques, mais narratives, parce
que je suis absolument certain qu’il s’agit-là d’une forme narrative
moderne et nécessaire.
V.P. : De telles oeuvres ne montrent-elles pas combien le montage,
aussi bien comme moyen essentiel du cinéma qu’en tant que procédé
littéraire, si l’on pense notamment au mouvement Dada, puisse leur
tenir lieu de dénominateur commun ?
A.K. : Notez qu’avec Christoph Marthaler et d’autres, nous avons produit
un film d’environ six heures sur Dada. Et vous dites vrai, car en réalité
Dada fait partie du cinéma. En fait, la distinction entre le cinéma et
le mot n’existe pas dans les arts du XXe siècle, car la littérature du XXe et XXIe siècle n’est pas tout à fait identique à celle qui a précédé.
Ulysse de Joyce renvoie certes à Homère et à l’Antiquité, mais en
même temps, il s’agit-là d’une chose entièrement inédite et innovante
qu’Homère n’aurait jamais faite, et de ce point de vue l’Avant-garde
des années 1920 et 1930 constitue en fait un héritage que nous ne
continuons pas en le niant, mais en le stabilisant et en retournant à
ses racines. Nous creusons nos puits dans le champ de la modernité,
pour nous rendre compte avec étonnement que la modernité n’a rien
de nouveau, que l’idée existait déjà dans l’Antiquité, bien avant d’être
synthétisée en tant que telle. Et voici qu’au XXIe siècle, une situation
urgente se présente, du fait que sept milliards d’humains vivent
désormais sur terre, dont un grand nombre participe aux réseaux, et
que d’avides multinationales sont à même de rassembler ces masses
humaines comme aux temps des Congrès du Reich, de manière à
réunir un même soir pour une heure cette foule composée de millions
de spectateurs autour des structures télévisuelles : une autoroute de
l’esprit pas si facile à traverser pour une simple tortue. Où même des
renards se font happer. Quoi que vous fassiez en tant qu’individu
ou auteur, vous demeurez d’abord impuissant face au déferlement
organisé de cette masse immense, sans le moindre pouvoir contre ce
Congrès du Reich du divertissement.
V.P. : En quoi justement le recours au montage s’avère-t-il décisif
pour un auteur dans pareil contexte ?
A.K. : Nous savons nous servir du montage, contrairement à eux. C’est
nous qui sommes en possession des moyens artistiques. Le montage
importe bien davantage que l’image proprement dite. Ainsi vous pouvez
monter des édifices de pensée ou des ensembles émotionnels.
La trame est extrêmement riche en réalité, ce qui se traduit par sa
dimension prismatique et d’autant mieux que vous saisirez l’effet
de montage comme une forme de la richesse, de la diversité, de la
polyphonie des images, des significations, des pauses entre les significations,
de la restitution de l’autonomie à des objets isolés même
dépourvus de signification, comme la capacité, en quelque sorte, de
générer du sens et de pallier la Faim De Sens, mais aussi de développer
par ailleurs l’autonomie et la Liberté de toute contrainte de
sens. Ces moyens très subtils et très fins, jamais grossiers, forment
tous ensemble une richesse.
V.P. : Comment distingueriez-vous le montage de la citation, celle-ci
étant plus couramment associée à la littérature ?
A.K. : La citation est l’un des procédés du montage. Elle réfère toujours
à quelque chose et ne demeure jamais sans contexte. Car il ne s’agit
pas de reprendre quelque chose, mais de l’extraire pour l’insérer dans
un nouveau contexte, où cela se transforme.
V.P. : Qualifieriez-vous Nouvelles de l’antiquité idéologique de film
de montage ou plutôt de film-essai, pour en revenir à une catégorie
littéraire par son origine ?
A.K. : Sans doute en jugeriez-vous mieux que moi-même, qui ne suis
pas critique de profession. J’y verrais tout aussi bien une chronique.
Peut-être n’est-ce pas un essai, vu les nombreuses scènes prises sur le
vif qui s’y trouvent intégrées. Aussi, l’argumentation ne s’y effectue
pas sur le mode de l’essai. Mais je ne contesterais pas non plus la
désignation d’« essai ». Si vous l’entendez au sens de Montaigne,
vous pouvez l’utiliser sans problème.
V.P. : En littérature comme au cinéma, le montage est censé, selon
vous, produire des contrastes, susciter même l’épiphanie, afin que
l’art de distinguer opère. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
A.K. : Je crois que tout ce dont nous soyons capables en tant qu’auteurs,
qu’il soit question de cinéma, de musique ou de littérature, tend à
stabiliser et à aiguiser la capacité de distinguer, c’est-à-dire à collectionner
les différences. L’épiphanie quant à elle consiste à faire
émerger au travers d’objets une seconde image intérieure qui renvoie
à quelque chose d’essentiel. Chez Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin, l’équivalent du concept théologique de l’épiphanie est
celui de l’« image dialectique ». La capacité de distinguer spécifique
à l’oeuvre ici se joue entre l’image extérieure visible et une image
intérieure, l’épiphanie justement.
V.P. : En fin de compte, l’enjeu est de recueillir du matériau destiné à
stimuler l’imagination du lecteur ou du spectateur, à rendre possible
l’expérience intérieure, ce qu’Eisenstein entendait faire lorsqu’il
trouva dans le monologue intérieur joycien un moyen de traduire la
pensée conceptuelle en pensée émotionnelle et sensuelle…
A.K. : Ces trois choses se font en même temps, comme si vous superposiez
trois cartes, de manière à obtenir une sorte de configuration, un
champ contextuel ou narratif. Cet espace narratif ne s’ouvre jamais
de façon unidimensionnelle, seulement par des lettres, des images,
des concepts, des émotions ou par du sensuel à tout va. Tous ces
niveaux se parlent entre eux, au même titre que les notes d’un air de
musique polyphonique luttent, créent des tensions, communiquent :
le tout forme la trame narrative.
V.P. : Mais si la littérature et le cinéma naissent « dans la tête » du
récepteur, comme il vous arrive d’affirmer, ceci ne signifie-t-il pas
que cela repose justement sur des expériences élémentaires plus que
sur les techniques qui les encouragent ?
A.K. : Les différences sont d’ordre élémentaire en même temps qu’elles
définissent un rapport. L’un n’exclut pas l’autre. Partons du principe
qu’en tant qu’animaux à sang chaud, nous les êtres humains avons
d’abord appris de nos ancêtres cette distinction élémentaire entre le
chaud et le froid. Cela est vital pour nous, parce qu’il ne doit faire ni
trop chaud ni trop froid, qu’il nous faut trouver un milieu de vie, etc.,
ce dont nos ancêtres se sont acquittés avec beaucoup d’habileté. Sur
cette distinction élémentaire entre chaud et froid reposent toutes les
distinctions plus complexes : proche/éloigné, vénéneux/bénéfique,
bon/méchant. Les distinctions plus complexes requièrent un niveau
de discernement assez élevé. Il est nécessaire de les ramener en permanence
à leur dimension élémentaire. Les distinctions morales à
leur tour se fondent sur le simple fait que la majorité de l’espèce
humaine n’a pu survivre à l’évolution qu’en raison de sa bonté naturelle,
autrement dit grâce à la coopération sociale. Ces qualités sont
particulièrement fiables, ce qui ne vaut pas forcément pour les préceptes
moraux. Et faire la part entre toutes ces choses-là me paraît
plus facile en français que dans ma propre langue, car les langues
latines sont attachées aux différences. Un livre de Claude Lévi-Strauss
est pour ainsi dire une compilation de cette aptitude à distinguer. En
ce sens, les films de Jean-Luc Godard sont eux aussi des compilations
du discernement visuel, sensuel et mental.
V.P. : En son temps, Robert Musil était lui aussi très conscient de
l’impact possible de l’expérience surtout visuelle du cinéma de son
époque, dont cependant il attribuait la signification avant tout à
l’effet symbolique des images24. Partageriez-vous cette opinion ?
A.K. : Pour commencer, j’hésiterais, puisque l’effet symbolique des
images ne crée pas d’images nouvelles et gêne plutôt le discernement.
Il vaudrait mieux en tous cas regarder un film exempt de substance
symbolique, donc dépourvu de sens : un film burlesque, par exemple,
se regarde sans qu’il faille être attentif au sens. Dans les films d’Ernst
Lubitsch, la narration ne procède souvent d’aucune contrainte liée au
sens. Ceci m’intéresse davantage que de le voir s’engager dans un
film instructif tel que Jeux dangereux25, dont l’intrigue renvoie symboliquement
à Hitler et dont les images deviennent très vite lourdes
de signification.
V.P. : L’intrigue de L’Homme sans qualités de Robert Musil nous fait
remonter à l’année 1913, où l’art cinématographique était encore à
ses débuts qu’on qualifiera de primitive diversity, à laquelle vous vous

24. — Voir l’essai de Robert Musil, « Remarques sur la dramaturgie du cinéma »
(1925), in : Daniel Banda/ José Moure (Éds.) : Le cinéma : l’art d’une civilisation, Paris,
Flammarion/Champs (coll. « arts »), 2011, p. 94-98.
25. — Jeux dangereux (To be or not to be) d’Ernst Lubitsch (1892-1947) est sorti
dans les salles en 1942.


référez. En quoi est-elle d’actualité cent ans plus tard et comment
cette forme populaire s’accomplit-elle de nos jours ?
A.K. : La notion de primitive diversity renvoie à la forme ancestrale du
cinéma, avant que d’astucieux producteurs ne se mirent à lui imposer
le modèle théâtral, prévoyant ainsi des drames en trois actes, du
divertissement et des effets. De par sa tendance à l’expérimentation, le
cinéma de la première heure présente quelque chose de passionnant :
la simplicité dans la diversité. De la sorte paraissent des images que
vous n’avez jamais vues, ce qui est très rare au cinéma, car pour un
film hollywoodien normal ou tout autre film d’usage, il vous faut
quantité d’images qui, grâce à leur sens et leur substance symbolique,
peuvent se comprendre et se décrypter immédiatement. Un film de
cette espèce ressemble à de l’espéranto. Mais un vrai film fait se
succéder les surprises, car tout ce que la caméra peut enregistrer
spontanément, sans que l’entendement humain ne s’immisce, a pour
vertu de surprendre. Si vous filmez un fourré, soigneusement, avec
les acariens et tout ce qu’on pourrait y voir, vous auriez-là un univers
inconnu et vous vous retrouveriez comme sur une autre planète. Le
cinéma est un moyen radical qui crée de lui-même une distance,
cette distanciation allant de pair avec l’exploration. Par là-même on
s’aperçoit que les rapports réels diffèrent des significations qu’on
leur donne.
V.P. : Dans l’une de vos histoires qui traite d’un projet d’adaptation
de L’Homme sans qualités, l’aspect d’un « Film sans qualité » est discuté,
en référence au célèbre roman « sans qualités » tout empreint
d’essayisme qu’est celui de Robert Musil. Dans quelle mesure cette
solution vous paraît-elle adéquate ?
A.K. : Robert Musil concentre toutes ces formes. Tout ce que nous
venons d’évoquer, nous le trouverions chez Musil. Si j’avais maintenant
la mission de décrire ce XXIe siècle avec le regard de Musil,
c’est-à-dire dans la perspective d’une journée du mois d’août 1913,
je partirais de la seconde partie inachevée de L’Homme sans qualités.
Résidant à Genève d’où il observe les événements de l’année 1941 en
Europe, Musil lui-même le suggérait à la fin de son immense ouvrage,
lorsqu’il déclare dans un fragment d’une dizaine de lignes qu’Ulrich
devrait décrire la Seconde Guerre mondiale avec le regard de 1913.
V.P. : De quelle manière faudrait-il s’y prendre, afin d’adapter ce
roman au cinéma ?
A.K. : Je le découperais en fragments, puisqu’il est de toute façon un
fragment et qu’il m’importe justement de prendre Musil au sérieux.
Mieux vaut porter à l’écran un simple paragraphe que l’intégralité
du roman, lequel ne procède d’aucune intrigue dont vous puissiez
tirer un scénario. Plutôt que dans la relation d’Ulrich avec sa soeur,
l’essentiel réside dans cette journée d’été où il pleuvait des fleurs et
qui reste gravée dans leur mémoire. Le vrai sujet est celui-là, et non
les rapports incestueux entre le frère et la soeur. En revanche, cette
scène me séduit notamment pour deux raisons très différentes, la
première étant qu’on y voit l’auteur brosser le tableau d’une journée
d’été avec une maîtrise qui, ma foi, n’aurait rien à envier à celle de
Gerhard Richter26. La seconde est le reflet qu’elle donne de toutes les
journées d’été d’avant-guerre. Pour moi, tout grand jour d’été magnifiquement
ensoleillé n’a rien d’un sujet pour un poème de Rilke, mais
témoigne de l’inquiétude avec laquelle on s’attendait qu’à l’issue
de l’été 1914 la guerre vienne à éclater. J’ai vécu la même chose en
1939 quand j’étais enfant. Et je viens de constater qu’à la période la
plus dangereuse de la Guerre froide, l’été souriait à l’heureux père
d’une petite fille âgée de cinq mois que j’étais, alors que je présentais
un film au Festival de Venise. C’était la belle saison, et me voilà
installé avec mon épouse et cet enfant dans une cabane de plage
du Lido, heureux, me laissant prendre en photo par un photographe
des Cahiers du Cinéma. En 2013, j’apprends qu’à ce moment idyllique
nous avons vécu la semaine la plus tendue de la Guerre froide,
durant laquelle un funeste malentendu s’était produit entre les Russes
(Andropov) et les Américains (Reagan). À la différence de la situation
actuelle en Syrie, l’un des deux camps n’avait même pas réalisé ce
qui affolait l’autre. Sur les écrans de contrôle détraqués de la défense
anti-missile, on avait observé des signaux qui semblaient indiquer
que des missiles traversaient le Pôle Nord pour une frappe destinée
à décapiter le commandement russe. La suite allait montrer qu’on
faisait erreur. Mais il s’en est fallu de peu qu’en cette fin d’été de
1983 on passe d’une Guerre froide à une Guerre chaude. Les beaux
jours et le danger suprême, l’idylle et l’abîme sont proches, et c’est
ainsi qu’à travers l’expérience de ce siècle la scène estivale extraite
de l’oeuvre de Musil se mue en une perspective qui n’a plus rien à
voir avec le moment décrit par lui. Dans le même temps son roman,
qui traite de la Forme du possible, offre carrément l’incitation et le
cadre qui permettent d’associer de tels éléments.
V.P. : Comment faut-il interpréter le malentendu qui oppose l’auteurréalisateur
et le producteur dans le dialogue de votre texte L’Homme
sans qualités, qui emprunte son titre à Musil ?
A.K. : D’une certaine manière, il s’agit-là d’une histoire autobiographique,
dont j’ai juste un peu forcé le trait. Une attitude comme celle
de ce jeune réalisateur signifie à mes yeux la possibilité de faire des
films audacieux, modernes, neufs, surprenants. Il est vrai aussi qu’ils
ne risquent pas de s’adresser à une majorité, étant donné que la propagande
des diffuseurs et les habitudes prises vont dans l’autre sens.
Raison pour laquelle à la télévision nous tendons des « pièges » à
ceux qui zappent. Comme à la télévision le samedi soir tout semble
assez uniforme, les spectateurs zappent, voient cette uniformité en y
cherchant ce qui les intéresse le plus. S’il passe alors quelque chose
d’inconnu, où rien de ce qui se passe généralement à la télévision ne
se produit, ils se retrouvent soudain à écouter deux personnes, deux
Directeurs d’Institut Max Planck d’astrophysique, qui se racontent
des choses à propos de trous noirs ou de galaxies se situant à trois
cents années-lumière à peine du commencement de l’univers. Comme
ils y vont de leur façon de synthétiser, avec le langage scientifique
qu’ils se sont forgés, cela paraît parfaitement abscons au premier
abord, mais vous serez étonné de voir qu’en piégeant les zappeurs
vous êtes en mesure de réunir toute une foule de jeunes gens, c’est-à-
dire une majorité momentanée et véritable au sein du groupe-cible.
Ils voient quelque chose d’inconnu qui les intéresse davantage que
la somme de tout ce qui est connu et attrayant. C’est en quoi le poète
dispose d’un allié en chaque individu conscient de soi.






Traduction : Vincent PAUVAL 

17 déc. 2019



Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 
(Le bateau ivre, Arthur Rimbaud)

9 déc. 2019



Histoire du Genre humain

Giacomo Leopardi 

On raconte que tous les hommes qui au commencement peuplèrent la terre, furent créés partout en même temps, et tous enfants, et furent nourris par les abeilles, les chèvres et les colombes, comme Jupiter enfant dans les fables des poètes. La terre était beaucoup plus petite qu’elle ne l’est aujourd’hui, presque tous les pays étaient plats, le ciel sans étoiles. La mer n’avait pas été créée, et il apparaissait dans le monde beaucoup moins de variété et de magnificence qu’on n’y en découvre aujourd’hui. Mais néanmoins les hommes se complaisaient, sans que la satiété leur vint, à regarder et à considérer le ciel et la terre, s’émerveillant outre mesure et estimant ces deux choses fort belles et non seulement vastes, mais infinies en grandeur comme en majesté et en grâce. Ils se nourrissaient en outre de joyeuses espérances, retiraient d’incroyables plaisirs de chacun des sentiments de leur vie, grandissaient dans le contentement, et se croyaient presque possesseurs de la félicité. Ainsi se passèrent fort doucement leur enfance et leur première adolescence. Arrivés à un âge plus mûr, ils commencèrent à éprouver quelque changement. Comme les espérances, que jusqu’alors ils avaient remises de jour en jour, ne se réalisaient point, il leur parut qu’elles méritaient peu de foi. Se contenter des jouissances présentes, sans se promettre aucun accroissement de bonheur, leur paraissait impossible, surtout parce que l’aspect des choses de la nature et chaque partie de la vie journalière, soit habitude, soit que leur âme eût perdu sa vivacité première, ne leur donnaient plus, à beaucoup près, autant d’agrément qu’à l’origine. Ils allaient par la terre, visitant les contrées les plus lointaines, ce qu’ils pouvaient faire sans difficulté puisque ce n’étaient que des plaines, sans mers et sans obstacles. Au bout de quelques années, la plupart d’entre eux s’aperçurent que la terre avait des limites certaines qui n’étaient même pas assez éloignées pour qu’on ne pût les atteindre, et que tous les endroits de cette terre, ainsi que tous les hommes, sauf de très légères différences, étaient semblables les uns aux autres. Ces choses accrurent leur mécontentement de telle sorte qu’avant même d’être sortis de la jeunesse un dégoût marqué de leur existence les avait universellement saisis. Et peu à peu, dans l’âge viril, et surtout au déclin des ans, la satiété se changeant en haine, quelques-uns en vinrent à un tel désespoir que, ne supportant plus la lumière et la vie qu’ils avaient d’abord tant aimées, spontanément, l’un d’une façon, l’autre d’une autre, ils s’en délivrèrent.
Cela parut horrible aux Dieux que des créatures vivantes préférassent la mort à la vie et se détruisissent sans y être forcées par la nécessité ni par aucun événement. On ne peut dire aisément combien ils s’étonnèrent que leurs dons parussent assez vils et assez détestables pour qu’on s’en dépouillât et qu’on les rejetât de toutes ses forces. Il leur semblait avoir mis dans le monde assez de bonté, de beauté, d’ordre et d’harmonie, pour qu’un tel séjour fût non seulement toléré, mais extrêmement aimé de quelque animal que ce fût, principalement de l’homme, qu’ils avaient formé avec un soin particulier et une perfection merveilleuse. Mais dans le même temps, outre qu’ils ressentaient une grande pitié à la vue d’une misère comme celle que les hommes manifestaient, ils se demandaient si ces tristes exemples, en se renouvelant et en se multipliant, n’entraîneraient pas au bout de peu de temps, contre l’ordre des destins, la perte de la race humaine, et si les choses n’allaient pas être privées de cette perfection qui leur venait de notre race, et eux-mêmes de ces honneurs qu’ils recevaient des hommes.
Jupiter résolut d’améliorer la condition humaine, puisqu’il semblait qu’on le réclamât, et de donner aux hommes des moyens plus efficaces pour qu’ils se dirigeassent vers le bonheur. Il les entendait se plaindre surtout de ce que les choses n’étaient pas immenses en grandeur, ni infinies en beauté, en perfection et en variété, comme ils l’avaient jugé d’abord, mais au contraire fort petites, toutes imparfaites et presque de même forme. Ils ne se plaignaient pas seulement de leur vieillesse, mais aussi de leur âge mûr et même de leur jeunesse. Ils regrettaient la douceur de leurs premières années. Ils demandaient avec de ferventes prières de retourner à l’enfance et d’y rester toute leur vie. Là-dessus, Jupiter ne pouvait les satisfaire, car cela était contraire aux lois universelles de la nature, ainsi qu’aux devoirs et aux services auxquels l’homme était destiné, selon les intentions et les décrets divins. Jupiter ne pouvait pas davantage communiquer sa propre infinité aux créatures mortelles, ni rendre infinie la matière pas plus que la perfection et la félicité des choses et des hommes.
Il lui parut à propos de reculer les limites de la création, d’y ajouter des ornements et de la variété. Cette résolution prise, il agrandit la terre de tous les côtés, et y fit couler la mer, créant de la sorte des séparations entre les lieux habités, afin de varier l’aspect des choses, et d’empêcher que les confins en fussent aisément connus des hommes; il leur coupa ainsi les chemins et leur proposa une image vivante de l’immensité. A cette époque, les nouvelles eaux occupèrent la terre Atlantide, ainsi qu’une quantité d’autres régions : il reste de l’Atlantide un souvenir qui a survécu à la multitude des siècles. Jupiter abaissa beaucoup de lieux, en exhaussa beaucoup d’autres, fit surgir des montagnes et des collines, parsema la nuit d’étoiles, subtilisa et épura la nature de l’air, donna au jour plus de clarté et plus de lumière, nuança et distribua plus diversement que par le passé les couleurs du ciel et des campagnes, mêla les générations des hommes de telle sorte que la vieillesse des uns concordât avec la jeunesse des autres. S’étant résolu à multiplier les apparences de cet infini dont les hommes étaient par-dessus tout avides, puis qu’il ne pouvait les satisfaire en réalité, et voulant donner de l’agrément et un aliment à leur imagination, dont il sentait que la force avait été la principale source de cette si grande béatitude de leur enfance, il employa encore beaucoup d’expédients semblables à celui de la mer, créa l’écho, le cacha dans les vallées et dans les cavernes, et mit dans les forêts un bruissement sourd et profond, avec un vaste ondoiement de leurs cimes. Il créa de même le peuple des songes et leur confia le soin de tromper sous plusieurs formes la pensée des hommes, en leur figurant cette plénitude de félicité incompréhensible et impossible à réaliser, et ces images douteuses et indéterminées, dont lui-même n’aurait pu produire aucun exemplaire réel, quand même il l’eût voulu, pour exaucer les soupirs ardents des hommes.
Ces précautions de Jupiter recréèrent et relevèrent l’âme des hommes et rendirent à la vie de chacun son charme et son prix. On sentit, on aima et on admira la beauté et l’immensité des choses terrestres. Cet heureux état dura plus longtemps que le premier, surtout à cause des intervalles que Jupiter avait introduits dans les naissances, si bien que les âmes, refroidies et lassées par l’expérience des choses, furent réconfortées en retrouvant la chaleur et les espérances de l’âge vert. Mais le progrès du temps fit disparaître cette nouveauté. On vit renaître et se relever l’ennui et le mépris de la vie. Les hommes tombèrent dans un tel abattement qu’alors, dit-on, prit naissance cette coutume que l’histoire attribue à quelques peuples anciens : quand il naissait quelqu’un, les parents et les amis de la famille se réunissaient pour pleurer; et quand il mourait, c’était un jour de fête et de félicitations. Enfin tous les peuples en vinrent à l’impiété, soit qu’il leur parût n’être pas écoutés de Jupiter, soit qu’il entre dans la nature du malheur d’endurcir et de corrompre les âmes les mieux nées et de leur ôter l’amour de l’honnêteté et de la droiture. Aussi se trompent-ils tout à fait ceux qui pensent que la première cause des malheurs de l’homme est dans ses iniquités et ses crimes à l’égard des Dieux : au contraire, c’est la perversité de l’homme qui est née de ses malheurs.
Quand les Dieux punirent par le déluge de Deucalion l’insolence des mortels et tirèrent vengeance de leurs injures, les deux seuls survivants du naufrage universel de notre race, Deucalion et Pyrrha, convaincus que le mieux qui pût arriver au genre humain était d’être entièrement anéanti, s’étaient assis sur le sommet d’un rocher, appelant la mort de tous leurs souhaits, bien loin de se plaindre ni de déplorer le destin commun. Jupiter leur enjoignit cependant de remédier au dépeuplement de la terre. Mais, désespérés et dédaigneux de la vie comme ils l’étaient, ils n’eurent pas le courage d’engendrer une nouvelle génération. Ce fut en prenant des pierres sur la montagne, selon les instructions des Dieux, et en les lançant derrière leurs épaules, qu’ils refirent la race humaine. Toutefois, instruit par le passé du caractère des hommes et sachant qu’il ne leur peut suffire comme aux autres animaux de vivre et d’être exempts de toute douleur et de toute incommodité physique, mais que, désirant l’impossible toujours et en tout état, ils se tourmentent eux-mêmes de ce désir d’autant plus qu’ils souffrent moins des autres maux, Jupiter résolut, pour conserver cette misérable espèce, d’employer de nouveaux moyens, dont voici les principaux.
Premièrement il mêla à la vie de véritables maux, et l’embarrassa de mille affaires et de mille fatigues, à l’effet de distraire les hommes et de les détourner le plus possible de s’entretenir avec leur âme ou du moins avec ce désir d’une inconnue et vaine félicité. Il répandit parmi eux une multitude de maladies variées et une infinité d’autres disgrâces; il voulait, en diversifiant les conditions et les fortunes de la vie mortelle, obvier à la satiété, accroître le prix des biens par le contraste des maux, et faire que l’expérience d’un état pire rendit le défaut de jouissances beaucoup plus tolérable que par le passé. Il entendait aussi rompre et apprivoiser la férocité des hommes, les contraindre à courber la tête et à céder à la nécessité, les réduire à se contenter plus facilement de leur sort et émousser la vivacité et la véhémence du désir dans les âmes affaiblies non moins par les infirmités physiques que par les peines morales. En outre, il sentait qu’il arriverait que les hommes, exténués par les maladies et les malheurs, seraient moins prompts que par le passé à tourner leurs mains contre eux-mêmes, parce qu’ils seraient lâches et découragés, comme il advient par l’usage des souffrances. Ces souffrances ont même coutume, en laissant place à des espérances meilleures, d’attacher les âmes à la vie : les infortunés ont la ferme espérance qu’ils seront très heureux quand ils seront délivrés de leurs maux, chose qu’ils ne manquent jamais d’espérer d’une façon ou d’une autre, comme c’est la nature de l’homme. Ensuite Jupiter créa les tempêtes des vents et des nuées, s’arma du tonnerre et de la foudre, donna à Neptune le trident, lança les comètes et régla les éclipses. Avec ces phénomènes et d’autres signes terribles, il résolut d’épouvanter de temps en temps les mortels, sachant que la crainte et la présence des dangers réconcilieraient avec la vie, au moins pour quelques instants, non seulement les malheureux, mais ceux qui l’avaient le plus prise en abomination et qui étaient le plus disposés à la fuir.
Et pour bannir l’oisiveté passée, il donna au genre humain le besoin et l’appétit de nouveaux aliments et de nouvelles boissons, qu’il ne pouvait se procurer sans mille fatigues; tandis que jusqu’au déluge les hommes ne s’étaient désaltérés qu’avec de l’eau et s’étaient nourris des herbes et des fruits que la terre et les arbres fournissaient spontanément et d’autres aliments de peu de prix et faciles à trouver, comme en usent encore aujourd’hui quelques peuples, et particulièrement ceux de Californie. Il assigna aux diverses contrées divers climats, varia semblablement les parties de l’année qui, jusqu’alors, avait été toujours et pour toute la terre si bonne et si favorable que les hommes n’avaient pas pris l’habitude de se vêtir : ils y furent contraints dès lors, et ils durent à force d’industrie remédier aux changements et aux inclémences du ciel. Il invita Mercure à fonder les premières cités, à séparer les hommes par peuples, par nations et par langues, en les faisant se quereller entre eux, et à leur enseigner le chant et les autres arts qui par leur nature et leur origine furent appelés et sont encore appelés divins. Lui-même donna des lois et des réglementations politiques aux nouvelles nations; et enfin, voulant les gratifier d’un incomparable présent, il envoya parmi eux quelques fantômes de figures excellentes et surhumaines qui furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la patrie, et d’autres semblables. Parmi ces fantômes, il y en eut même un nommé Amour, qui à cette époque primitive vint au monde en même temps que les autres : car, avant l’usage des vêtements, ce n’était pas l’amour, mais un élan de désir, semblable à celui qui est de tout temps dans les brutes, qui poussait un sexe vers l’autre, de la façon dont chacun est attiré par des aliments ou des objets semblables, que l’on n’aime pas véritablement, mais que l’on désire.
On ne saurait dire combien furent grands les fruits que la vie mortelle retira de ces divins décrets, et combien la condition des hommes, nonobstant les fatigues, les épouvantes et les douleurs inconnues auparavant à notre race, surpassa en commodité et en douceur l’état de choses antérieur au déluge. Et ce résultat provint en grande partie de ces merveilleuses chimères, dont les hommes firent tantôt des génies, tantôt des dieux, et qu’ils suivirent et honorèrent avec une ardeur indicible et avec les plus grandes et les plus étonnantes fatigues pendant une longue durée de siècles : ils y étaient excités opiniâtrement par les poètes et les artistes célèbres, si bien qu’un très grand nombre de mortels n’hésitèrent pas à faire à l’un ou à l’autre de ces fantômes le sacrifice de leur sang et de leur vie. Loin de s’en offenser, Jupiter en éprouvait un plaisir excessif pour divers motifs, entre autres parce qu’il jugeait que les hommes seraient d’autant moins portés à rejeter volontairement leur vie qu’ils seraient plus prompts à la dépenser pour des causes belles et glorieuses. Ces bonnes dispositions eurent une durée plus grande que les précédentes. Sans doute la suite des siècles les altéra, mais telle fut leur valeur que, jusqu’au commencement d’un âge peu éloigné de l’âge présent, la vie humaine, qui, pendant quelque temps, avait été presque agréable, resta assez facile et assez tolérable.
Les causes et les modes de cette altération furent les nombreux moyens trouvés par les hommes pour subvenir aisément et en peu de temps à leurs propres besoins ; l’accroissement démesuré de l’inégalité entre les conditions et les emplois que Jupiter avait établis quand il fonda et organisa les premières républiques; l’oisiveté et la vanité qui pour ces motifs revinrent après une si longue absence occuper la vie ; l'affaiblissement, dans la réalité et dans l’opinion des hommes, de la grâce qui résultait de la variété de la vie, comme il arrive toujours après une longue habitude ; et enfin d’autres circonstances très graves qui ont été trop souvent décrites pour que nous ayons à en parler ici. Assurément on vit se renouveler parmi les hommes ce dégoût des choses dont ils avaient souffert avant le déluge, et grandir cet amer désir d’une félicité inconnue et étrangère à la nature de l’univers.
Mais la révolution totale de la fortune des hommes et la fin de cet état qu’aujourd’hui nous avons coutume d’appeler antique vinrent principalement d’une cause autre que les précédentes. La voici : Parmi ces fantômes si prisés des anciens, il y en avait un qu’ils appelaient dans leur langue Sagesse ; qui, honoré universellement comme tous les autres, et suivi particulièrement par un grand nombre, avait contribué pour sa part, autant que les autres, à la prospérité des siècles écoulés.
Cette Sagesse plus d’une fois, presque chaque jour, avait promis et juré à ses fidèles qu’elle voulait leur montrer la Vérité : c’était, disait-elle, un génie très grand dont elle était l’esclave; il n’était jamais venu sur la terre ; il siégeait au ciel avec les Dieux. La Sagesse se faisait forte de l’en faire sortir par son autorité et sa grâce propre, et de le décider à se promener pendant quelque temps parmi les hommes. Le commerce et la familiarité de la Vérité devaient élever le genre humain à un si haut point que, par la hauteur de ses connaissances, l’excellence de ses institutions et de ses mœurs, et la félicité de sa vie, il serait dans peu comparable à la divinité. Mais comment une pure ombre, une vaine image pouvait-elle, je ne dis pas amener la Vérité sur la terre, mais seulement la montrer, comme elle l’avait promis? Aussi les hommes, après beaucoup d’années de croyance et de confiance, s’aperçurent-ils de la vanité de ce qu’on leur offrait. Dans le même temps, ayant faim de choses nouvelles, surtout à cause de l’oisiveté où ils vivaient, et excités moitié par l’ambition de s’égaler aux Dieux, moitié par le désir de cette félicité que les paroles du fantôme leur faisaient entrevoir dans le commerce de la Vérité, ils se mirent avec autant d’instance que de présomption à demander à Jupiter qu’il donnât pour quelque temps à la terre ce génie, le plus noble de tous; ils lui reprochaient d’envier à ses créatures l’utilité infinie qu’elles retireraient de la présence de la Vérité, et en même temps ils se plaignaient avec lui de leur sort et renouvelaient les plaintes antiques et odieuses sur la petitesse et la pauvreté des choses humaines. Ces chimères si séductrices, principes de tant de biens dans l’âge passé, étaient tenues maintenant par la plupart en peu d’estime, non qu’on sût déjà ce qu’elles étaient véritablement, mais la bassesse générale des pensées et la lâcheté des mœurs faisaient que presque personne ne s’attachait à elles. Voilà pourquoi les hommes blasphémaient contre le plus grand présent que les Éternels eussent fait et pussent faire aux mortels; ils criaient que la terre n’était jugée digne que des moindres génies; quant aux plus grands, auxquels il serait plus convenable que la race humaine se soumit, ils ne daignaient ni ne pouvaient mettre les pieds sur cette infime partie de l’univers.
Beaucoup de choses avaient déjà depuis longtemps aliéné de nouveau aux hommes la bienveillance de Jupiter, et entre autres les vices et les méfaits incomparables qui pour le nombre et la scélératesse avaient laissé bien loin la perversité que le déluge avait punie. Ce qui le dépitait surtout, c’était, après tant d’expériences faites, l’inquiétude et l’insatiabilité immodérée de la nature humaine. Quant à assurer, sinon le bonheur, du moins la tranquillité des hommes, il voyait désormais qu’aucune précaution, aucun état, aucune contrée ne pourrait le faire. Quand bien même il aurait voulu accroître mille fois plus l’étendue et les plaisirs de la terre et de l’univers, les hommes, aussi désireux de l’infini qu’ils en sont incapables, trouveraient bien vite ces choses petites, désagréables et de peu de prix. Mais, à la fin, ces sottes et orgueilleuses demandes excitèrent tellement la colère du dieu qu’il se résolut, mettant de côté toute pitié, à punir pour toujours l’espèce humaine, en la condamnant pour tous les âges à venir à des misères beaucoup plus graves que les misères passées. Aussi décida-t-il d’envoyer la Vérité sur la terre, non seulement pour qu’elle y restât quelque temps, comme ils le demandaient, mais pour qu’elle y élût domicile à jamais. Chassant d’ici-bas ces beaux fantômes qu’il y avait placés, il fit de la Vérité la perpétuelle modératrice et maîtresse de la race humaine.
Les autres dieux s’étonnèrent de ce dessein. Il leur sembla que de la sorte on élevait trop la race humaine au préjudice de leur grandeur. Jupiter les fit changer d’avis en leur montrant que tous les génies, même les plus grands, ne sont pas naturellement bienfaisants et que tel n’est pas le caractère de la Vérité : elle produirait les mêmes effets chez les hommes que chez les dieux. Aux immortels, elle leur démontrait leur béatitude : aux hommes, elle leur découvrirait entièrement et leur mettrait continuellement sous les yeux leur infélicité, en la leur représentant de plus, non seulement comme l’œuvre de la fortune, mais comme de telle nature qu’aucun accident ni aucun remède ne la pourrait bannir ni interrompre pendant la vie. Et comme la nature de la plupart des maux est qu’ils sont maux en tant qu’ils sont jugés tels par celui qui les supporte, et qu’ils sont plus ou moins graves selon l’opinion qu’on en a, on peut juger combien devra nuire aux hommes la présence de ce génie. Rien ne leur paraîtra plus véritable que la fausseté de tous les biens mortels; et rien ne leur semblera solide si ce n’est la vanité de toutes choses, leurs douleurs exceptées. Pour ces motifs, ils perdront jusqu’à l’espérance qui de tout temps avait soutenu leur vie plus que tout autre secours ou tout autre plaisir. N’espérant rien, ne voyant à leurs travaux et à leurs fatigues aucune fin qui en soit digne, ils en viendront à une telle négligence et à une telle horreur de toute œuvre de grandeur ou même d’activité, que l’attitude des vivants différera peu de celle des morts. Mais, dans ce désespoir et cette langueur, ils ne pourront éviter que le désir d’une immense félicité, inhérent à leurs âmes, ne les pique et ne les tourmente d’autant plus qu’ils seront moins distraits par la variété des soucis et l’effort de l’activité. Et dans le même temps ils se trouveront privés de la faculté naturelle de l’imagination, qui seule pouvait leur procurer quelque chose de cette félicité qui, dit-il, est impossible et incompréhensible pour moi et pour ceux qui la souhaitent. Et toutes ces images de l’infini (continua Jupiter), que j’avais placées dans le monde pour les tromper et les repaître, et qui étaient conformes à leur penchant vers les pensées vastes et indéterminées, deviendront tout à fait insuffisantes à cause des idées et des habitudes qu’ils emprunteront à la Vérité. De cette manière, si la terre et les autres parties de l’univers leur paraissaient jadis petites, elles leur paraîtront désormais minimes : car ils seront instruits et éclairés sur les arcanes de la nature, et ces arcanes, contrairement à l’attente des hommes, paraissent d’autant moins étendues qu’on les connaît davantage. Enfin, quand la terre aura perdu ses fantômes, et que les enseignements de la Vérité, en en faisant connaître aux hommes la nature, auront ôté à la vie humaine toute valeur et toute rectitude de pensées comme d’actions, et éteint partout non seulement le dévouement et l’amour dont les nations étaient l’objet, mais jusqu’au nom de patrie, tous les hommes se réuniront, conformément à leurs théories, en une seule nation et une seule patrie, comme ils étaient réunis à l’origine, et, tout en faisant profession d’un amour universel à l’égard de leur espèce, ils diviseront en réalité la race humaine en autant de peuples qu’il y aura d’hommes. En ne se proposant ni patrie à aimer particulièrement ni étrangers à haïr, chacun haïra tous les autres, n’aimant, dans toute son espèce, que soi-même. Quelles disgrâces naitront de là, ce serait infini à conter. Néanmoins une si grande et si désespérée infortune ne décidera pas les mortels à abandonner spontanément la lumière : car la domination de ce génie ne les rendra pas moins vils que malheureux, et, en ajoutant outre mesure aux amertumes de leur vie, leur ôtera la force de la repousser.
A ces paroles de Jupiter, il parut aux dieux que notre sort serait plus cruel et plus terrible qu’il ne convient à la pitié divine d’y consentir. Mais Jupiter reprit en ces termes : Ils recevront néanmoins quelque consolation de ce fantôme qu’ils appellent Amour ; je suis disposé à le leur laisser, tout en éloignant tous les autres. Et il ne sera pas donné à la Vérité, si puissante qu’elle soit et bien qu’elle le doive combattre sans cesse, de l’exterminer jamais de la terre ni de le vaincre, si ce n’est rarement. Ainsi la vie des hommes, également occupée au culte de l’Amour et de la Vérité, sera divisée en deux parties qui toutes deux auront sur les choses et les âmes des mortels un commun empire. Tous les autres soins, sauf un petit nombre et de peu d’importance, seront négligés par la plupart des hommes. Dans la vieillesse, le manque des consolations de l’Amour sera compensé par le privilège même de la vieillesse, qui est d’être presque contente de vivre, comme il arrive aux autres animaux, et de soigner sa vie avec sollicitude, pour elle-même et non pour le plaisir ou l’avantage qu’on en retire.
Ayant donc éloigné de la terre les fantômes heureux, sauf l’Amour, le moins noble de tous, Jupiter envoya parmi les hommes la Vérité et lui donna sur la terre un séjour et un empire éternels. Les lamentables résultats qu’il avait prévus se produisirent. Et il arriva une chose merveilleuse : c’est que ce génie qui avant de descendre sur la terre, alors qu’il n’avait ni pouvoir ni réalité aucune parmi les hommes, avait été honoré par eux d’un grand nombre de temples et de sacrifices, une fois venu sur la terre avec l’autorité d’un principe, et une fois présent, au contraire de tous les autres immortels qui plus ils se manifestent clairement, plus ils apparaissent vénérables, attrista de telle sorte les esprits des hommes et les émut d’une telle horreur que, bien que forcés de lui obéir, ils refusèrent de l’adorer. Quand les fantômes d’autrefois exerçaient leur influence sur une âme, ils en étaient d’ordinaire révérés et aimés ; ce génie au contraire fut en butte aux plus violentes malédictions et à la haine la plus pesante de la part de ceux qui subirent le plus son empire. Mais ne pouvant pour cela ni se soustraire ni résister à sa tyrannie, les mortels vivaient dans cette misère suprême qu’ils ont supportée jusqu’à maintenant et qu’ils supporteront toujours.

Cependant la pitié, qui n’est jamais éteinte au cœur des Dieux, émut Jupiter (il n’y a pas longtemps) au sujet d’une telle infortune, principalement de celle de quelques hommes singuliers par la finesse de leur intelligence unie à la noblesse de leurs mœurs et à l’intégrité de leur vie, qu’il voyait communément opprimés et accablés plus que les autres par la puissance et la dure domination de ce génie. Aux temps antiques, les Dieux avaient coutume, quand la Justice, la Vertu et les autres fantômes gouvernaient les affaires humaines, de visiter quelquefois leurs propres créatures : ils descendaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la terre, et y signifiaient leur présence de diverses façons : ces apparitions avaient toujours été d’un grand profit à tous les hommes ou à quelqu’un d’eux en particulier. Mais quand la vie fut corrompue de nouveau et submergée dans toutes les scélératesses, ils dédaignèrent pendant longtemps le commerce des hommes. Or Jupiter, compatissant à notre extrême infortune, demanda aux immortels si quelqu’un d’eux se résoudrait, comme par le passé, à visiter et à consoler leurs créatures, surtout celles qui paraissaient ne pas mériter personnellement l’universelle misère. Tous se turent, sauf l’Amour, fils de Vénus Céleste, qui portait le même nom que le fantôme ainsi appelé, mais dont la nature, la force et les actions étaient bien différentes. Comme la pitié de ce Dieu est singulière, il offrit de remplir lui-même la mission proposée par Jupiter et de descendre du ciel qu’il n’avait jamais quitté : car il était si indiciblement cher à l’assemblée des immortels qu’elle n’avait pas souffert qu’il s’éloignât d’elle, même pour un instant. Sans doute, de temps en temps, les anciens hommes, trompés par les métamorphoses et les ruses du fantôme qui portait le même nom, avaient pensé avoir des signes non douteux de la présence de ce grand dieu. Mais l’Amour ne voulut visiter les mortels que quand ils eurent été soumis à l’empire de la Vérité. Et encore, depuis ce temps, ne descend-il que rarement et ne s’arrête-t-il qu’un instant : autant parce que le genre humain est indigne de lui que parce que les Dieux ont beaucoup de peine à supporter son absence. Quand il vient sur la terre, il choisit les cœurs les plus tendres et plus doux des personnes généreuses et magnanimes ; il s’y pose pour un court instant, y répand une si étrange et si merveilleuse suavité et les remplit de passions si nobles, de tant de vertu et de tant de courage, qu’ils éprouvent alors, chose toute nouvelle au genre humain, plutôt la réalité que la ressemblance du bonheur. Il est extrêmement rare qu’il unisse deux cœurs ensemble, en les saisissant l’un et l’autre en même temps et en leur donnant à tous deux une égale ardeur et un égal désir, bien qu’il en soit instamment prié par tous ceux qu’il possède. Mais Jupiter ne lui permet d’en satisfaire qu’un très petit nombre, parce que la félicité qui naît d’un tel bienfait n’est séparée de la félicité divine que par un trop petit intervalle. De toute façon, être plein de sa puissance l’emporte en soi sur les plus fortunées conditions qu’ait eues aucun homme au meilleur temps. Où il se pose, tout autour de lui, se groupent invisibles à autrui les merveilleuses chimères, jadis bannies du commerce des hommes; le dieu les ramène pour cet effet sur la terre : Jupiter le permet, et la Vérité ne s’y peut opposer, bien que très ennemie de ces fantômes et en son âme grandement offensée de leur retour; mais il n’est pas donné aux génies de lutter contre les Dieux. Les destins lui ont donné une enfance éternelle, et, conformément à sa nature, il remplit en quelque sorte ce premier vœu de l’homme, qui fut de retourner à la condition de l’enfance. Aussi, dans les âmes qu’il choisit pour y séjourner, il suscite et il fait reverdir, pendant tout le temps qu’il y reste, l’infinie espérance et les belles et chères imaginations des tendres années. Beaucoup de mortels, n’ayant pas éprouvé ces plaisirs dont ils sont incapables, le méprisent et le déchirent tous les jours, de loin comme de près, avec l’audace la plus effrénée : mais lui n’entend pas leurs outrages, et, quand il les entendrait, il ne tirerait aucun châtiment de ces hommes, tant il est naturellement magnanime et clément. D’ailleurs, les Immortels, contents de la vengeance qu’ils exercent sur toute la race, et de l’incurable misère dont ils la châtient, ne se soucient pas des offenses singulières des hommes, et le seul châtiment que reçoivent les trompeurs, les injustes et les contempteurs des Dieux, c’est d’être étrangers, même en paroles, à la grâce de l’Amour.




5 déc. 2019

3 déc. 2019

Dear Philip José Farmer:
Wars can be ended with sex or religion. Everything seems to indicate that there are no other citizen alternatives; these are dark days, heaven knows. We can set aside religion for now. That leaves sex. Let’s try to put it to good use. First question: what can you in particular and American science fiction writers in general do about it? I propose the immediate creation of a committee to centralize and coordinate all efforts. As a first step—call it preparing the terrain—the committee must select ten or twenty authors for inclusion in an anthology, choosing those who have written most radically and enthusiastically about carnal relations and the future. (The committee should be free to select who they like, but I would presume to suggest the indispensable inclusion of entries by Joanna Russ and Anne McCaffrey; maybe later I’ll explain why, in another letter.) This anthology, to be titled something like American Orgasms in Space or A Radiant Future, should focus the reader’s attention on pleasure and make frequent use of flashbacks—to our times, I mean—to chart the path of hard work and peace that it has been necessary to travel to reach this no-man’s-land of love. In each story, there should be at least one sexual act (or, lacking that, one episode of ardent and devoted camaraderie) between Latin Americans and North Americans. For example: legendary space pilot Jack Higgins, commander of the Fidel Castro, participates in interesting physical and spiritual encounters with Gloria Díaz, a navigation engineer from Colombia. Or: shipwrecked on Asteroid BM101, Demetrio Aguilar and Jennifer Brown spend ten years practicing the Kama Sutra. Stories with a happy ending. Desperate socialist realism in the service of alluring, mind-blowing happiness. Every ship with a mixed crew and every ship with its requisite overdose of amatory activity! At the same time, the committee should establish contact with the rest of American science fiction writers, those who’re left cold by sex or who won’t touch it for reasons of style, ethics, market appeal, personal preference, plot, aesthetics, philosophy, etc. They must be taught to see the importance of writing about the orgies that future citizens of Latin America and the U.S. can take part in if we take action now. If they flatly refuse, they must be convinced, at the very least, to write to the White House to ask for a cease in hostilities. Or to pray along with the bishops of Washington. To pray for peace. But that’s our backup plan, and we’ll keep it in under wraps for now. In closing, let me tell you how much I admire your work. I don’t read your novels; I devour them. I’m seventeen, and maybe someday I’ll write decent science fiction stories. A week ago, I lost my virginity.
Warmly,
Jan Schrella, alias Roberto Bolaño