17 déc. 2019



Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 
(Le bateau ivre, Arthur Rimbaud)

9 déc. 2019



Histoire du Genre humain

Giacomo Leopardi 

On raconte que tous les hommes qui au commencement peuplèrent la terre, furent créés partout en même temps, et tous enfants, et furent nourris par les abeilles, les chèvres et les colombes, comme Jupiter enfant dans les fables des poètes. La terre était beaucoup plus petite qu’elle ne l’est aujourd’hui, presque tous les pays étaient plats, le ciel sans étoiles. La mer n’avait pas été créée, et il apparaissait dans le monde beaucoup moins de variété et de magnificence qu’on n’y en découvre aujourd’hui. Mais néanmoins les hommes se complaisaient, sans que la satiété leur vint, à regarder et à considérer le ciel et la terre, s’émerveillant outre mesure et estimant ces deux choses fort belles et non seulement vastes, mais infinies en grandeur comme en majesté et en grâce. Ils se nourrissaient en outre de joyeuses espérances, retiraient d’incroyables plaisirs de chacun des sentiments de leur vie, grandissaient dans le contentement, et se croyaient presque possesseurs de la félicité. Ainsi se passèrent fort doucement leur enfance et leur première adolescence. Arrivés à un âge plus mûr, ils commencèrent à éprouver quelque changement. Comme les espérances, que jusqu’alors ils avaient remises de jour en jour, ne se réalisaient point, il leur parut qu’elles méritaient peu de foi. Se contenter des jouissances présentes, sans se promettre aucun accroissement de bonheur, leur paraissait impossible, surtout parce que l’aspect des choses de la nature et chaque partie de la vie journalière, soit habitude, soit que leur âme eût perdu sa vivacité première, ne leur donnaient plus, à beaucoup près, autant d’agrément qu’à l’origine. Ils allaient par la terre, visitant les contrées les plus lointaines, ce qu’ils pouvaient faire sans difficulté puisque ce n’étaient que des plaines, sans mers et sans obstacles. Au bout de quelques années, la plupart d’entre eux s’aperçurent que la terre avait des limites certaines qui n’étaient même pas assez éloignées pour qu’on ne pût les atteindre, et que tous les endroits de cette terre, ainsi que tous les hommes, sauf de très légères différences, étaient semblables les uns aux autres. Ces choses accrurent leur mécontentement de telle sorte qu’avant même d’être sortis de la jeunesse un dégoût marqué de leur existence les avait universellement saisis. Et peu à peu, dans l’âge viril, et surtout au déclin des ans, la satiété se changeant en haine, quelques-uns en vinrent à un tel désespoir que, ne supportant plus la lumière et la vie qu’ils avaient d’abord tant aimées, spontanément, l’un d’une façon, l’autre d’une autre, ils s’en délivrèrent.
Cela parut horrible aux Dieux que des créatures vivantes préférassent la mort à la vie et se détruisissent sans y être forcées par la nécessité ni par aucun événement. On ne peut dire aisément combien ils s’étonnèrent que leurs dons parussent assez vils et assez détestables pour qu’on s’en dépouillât et qu’on les rejetât de toutes ses forces. Il leur semblait avoir mis dans le monde assez de bonté, de beauté, d’ordre et d’harmonie, pour qu’un tel séjour fût non seulement toléré, mais extrêmement aimé de quelque animal que ce fût, principalement de l’homme, qu’ils avaient formé avec un soin particulier et une perfection merveilleuse. Mais dans le même temps, outre qu’ils ressentaient une grande pitié à la vue d’une misère comme celle que les hommes manifestaient, ils se demandaient si ces tristes exemples, en se renouvelant et en se multipliant, n’entraîneraient pas au bout de peu de temps, contre l’ordre des destins, la perte de la race humaine, et si les choses n’allaient pas être privées de cette perfection qui leur venait de notre race, et eux-mêmes de ces honneurs qu’ils recevaient des hommes.
Jupiter résolut d’améliorer la condition humaine, puisqu’il semblait qu’on le réclamât, et de donner aux hommes des moyens plus efficaces pour qu’ils se dirigeassent vers le bonheur. Il les entendait se plaindre surtout de ce que les choses n’étaient pas immenses en grandeur, ni infinies en beauté, en perfection et en variété, comme ils l’avaient jugé d’abord, mais au contraire fort petites, toutes imparfaites et presque de même forme. Ils ne se plaignaient pas seulement de leur vieillesse, mais aussi de leur âge mûr et même de leur jeunesse. Ils regrettaient la douceur de leurs premières années. Ils demandaient avec de ferventes prières de retourner à l’enfance et d’y rester toute leur vie. Là-dessus, Jupiter ne pouvait les satisfaire, car cela était contraire aux lois universelles de la nature, ainsi qu’aux devoirs et aux services auxquels l’homme était destiné, selon les intentions et les décrets divins. Jupiter ne pouvait pas davantage communiquer sa propre infinité aux créatures mortelles, ni rendre infinie la matière pas plus que la perfection et la félicité des choses et des hommes.
Il lui parut à propos de reculer les limites de la création, d’y ajouter des ornements et de la variété. Cette résolution prise, il agrandit la terre de tous les côtés, et y fit couler la mer, créant de la sorte des séparations entre les lieux habités, afin de varier l’aspect des choses, et d’empêcher que les confins en fussent aisément connus des hommes; il leur coupa ainsi les chemins et leur proposa une image vivante de l’immensité. A cette époque, les nouvelles eaux occupèrent la terre Atlantide, ainsi qu’une quantité d’autres régions : il reste de l’Atlantide un souvenir qui a survécu à la multitude des siècles. Jupiter abaissa beaucoup de lieux, en exhaussa beaucoup d’autres, fit surgir des montagnes et des collines, parsema la nuit d’étoiles, subtilisa et épura la nature de l’air, donna au jour plus de clarté et plus de lumière, nuança et distribua plus diversement que par le passé les couleurs du ciel et des campagnes, mêla les générations des hommes de telle sorte que la vieillesse des uns concordât avec la jeunesse des autres. S’étant résolu à multiplier les apparences de cet infini dont les hommes étaient par-dessus tout avides, puis qu’il ne pouvait les satisfaire en réalité, et voulant donner de l’agrément et un aliment à leur imagination, dont il sentait que la force avait été la principale source de cette si grande béatitude de leur enfance, il employa encore beaucoup d’expédients semblables à celui de la mer, créa l’écho, le cacha dans les vallées et dans les cavernes, et mit dans les forêts un bruissement sourd et profond, avec un vaste ondoiement de leurs cimes. Il créa de même le peuple des songes et leur confia le soin de tromper sous plusieurs formes la pensée des hommes, en leur figurant cette plénitude de félicité incompréhensible et impossible à réaliser, et ces images douteuses et indéterminées, dont lui-même n’aurait pu produire aucun exemplaire réel, quand même il l’eût voulu, pour exaucer les soupirs ardents des hommes.
Ces précautions de Jupiter recréèrent et relevèrent l’âme des hommes et rendirent à la vie de chacun son charme et son prix. On sentit, on aima et on admira la beauté et l’immensité des choses terrestres. Cet heureux état dura plus longtemps que le premier, surtout à cause des intervalles que Jupiter avait introduits dans les naissances, si bien que les âmes, refroidies et lassées par l’expérience des choses, furent réconfortées en retrouvant la chaleur et les espérances de l’âge vert. Mais le progrès du temps fit disparaître cette nouveauté. On vit renaître et se relever l’ennui et le mépris de la vie. Les hommes tombèrent dans un tel abattement qu’alors, dit-on, prit naissance cette coutume que l’histoire attribue à quelques peuples anciens : quand il naissait quelqu’un, les parents et les amis de la famille se réunissaient pour pleurer; et quand il mourait, c’était un jour de fête et de félicitations. Enfin tous les peuples en vinrent à l’impiété, soit qu’il leur parût n’être pas écoutés de Jupiter, soit qu’il entre dans la nature du malheur d’endurcir et de corrompre les âmes les mieux nées et de leur ôter l’amour de l’honnêteté et de la droiture. Aussi se trompent-ils tout à fait ceux qui pensent que la première cause des malheurs de l’homme est dans ses iniquités et ses crimes à l’égard des Dieux : au contraire, c’est la perversité de l’homme qui est née de ses malheurs.
Quand les Dieux punirent par le déluge de Deucalion l’insolence des mortels et tirèrent vengeance de leurs injures, les deux seuls survivants du naufrage universel de notre race, Deucalion et Pyrrha, convaincus que le mieux qui pût arriver au genre humain était d’être entièrement anéanti, s’étaient assis sur le sommet d’un rocher, appelant la mort de tous leurs souhaits, bien loin de se plaindre ni de déplorer le destin commun. Jupiter leur enjoignit cependant de remédier au dépeuplement de la terre. Mais, désespérés et dédaigneux de la vie comme ils l’étaient, ils n’eurent pas le courage d’engendrer une nouvelle génération. Ce fut en prenant des pierres sur la montagne, selon les instructions des Dieux, et en les lançant derrière leurs épaules, qu’ils refirent la race humaine. Toutefois, instruit par le passé du caractère des hommes et sachant qu’il ne leur peut suffire comme aux autres animaux de vivre et d’être exempts de toute douleur et de toute incommodité physique, mais que, désirant l’impossible toujours et en tout état, ils se tourmentent eux-mêmes de ce désir d’autant plus qu’ils souffrent moins des autres maux, Jupiter résolut, pour conserver cette misérable espèce, d’employer de nouveaux moyens, dont voici les principaux.
Premièrement il mêla à la vie de véritables maux, et l’embarrassa de mille affaires et de mille fatigues, à l’effet de distraire les hommes et de les détourner le plus possible de s’entretenir avec leur âme ou du moins avec ce désir d’une inconnue et vaine félicité. Il répandit parmi eux une multitude de maladies variées et une infinité d’autres disgrâces; il voulait, en diversifiant les conditions et les fortunes de la vie mortelle, obvier à la satiété, accroître le prix des biens par le contraste des maux, et faire que l’expérience d’un état pire rendit le défaut de jouissances beaucoup plus tolérable que par le passé. Il entendait aussi rompre et apprivoiser la férocité des hommes, les contraindre à courber la tête et à céder à la nécessité, les réduire à se contenter plus facilement de leur sort et émousser la vivacité et la véhémence du désir dans les âmes affaiblies non moins par les infirmités physiques que par les peines morales. En outre, il sentait qu’il arriverait que les hommes, exténués par les maladies et les malheurs, seraient moins prompts que par le passé à tourner leurs mains contre eux-mêmes, parce qu’ils seraient lâches et découragés, comme il advient par l’usage des souffrances. Ces souffrances ont même coutume, en laissant place à des espérances meilleures, d’attacher les âmes à la vie : les infortunés ont la ferme espérance qu’ils seront très heureux quand ils seront délivrés de leurs maux, chose qu’ils ne manquent jamais d’espérer d’une façon ou d’une autre, comme c’est la nature de l’homme. Ensuite Jupiter créa les tempêtes des vents et des nuées, s’arma du tonnerre et de la foudre, donna à Neptune le trident, lança les comètes et régla les éclipses. Avec ces phénomènes et d’autres signes terribles, il résolut d’épouvanter de temps en temps les mortels, sachant que la crainte et la présence des dangers réconcilieraient avec la vie, au moins pour quelques instants, non seulement les malheureux, mais ceux qui l’avaient le plus prise en abomination et qui étaient le plus disposés à la fuir.
Et pour bannir l’oisiveté passée, il donna au genre humain le besoin et l’appétit de nouveaux aliments et de nouvelles boissons, qu’il ne pouvait se procurer sans mille fatigues; tandis que jusqu’au déluge les hommes ne s’étaient désaltérés qu’avec de l’eau et s’étaient nourris des herbes et des fruits que la terre et les arbres fournissaient spontanément et d’autres aliments de peu de prix et faciles à trouver, comme en usent encore aujourd’hui quelques peuples, et particulièrement ceux de Californie. Il assigna aux diverses contrées divers climats, varia semblablement les parties de l’année qui, jusqu’alors, avait été toujours et pour toute la terre si bonne et si favorable que les hommes n’avaient pas pris l’habitude de se vêtir : ils y furent contraints dès lors, et ils durent à force d’industrie remédier aux changements et aux inclémences du ciel. Il invita Mercure à fonder les premières cités, à séparer les hommes par peuples, par nations et par langues, en les faisant se quereller entre eux, et à leur enseigner le chant et les autres arts qui par leur nature et leur origine furent appelés et sont encore appelés divins. Lui-même donna des lois et des réglementations politiques aux nouvelles nations; et enfin, voulant les gratifier d’un incomparable présent, il envoya parmi eux quelques fantômes de figures excellentes et surhumaines qui furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la patrie, et d’autres semblables. Parmi ces fantômes, il y en eut même un nommé Amour, qui à cette époque primitive vint au monde en même temps que les autres : car, avant l’usage des vêtements, ce n’était pas l’amour, mais un élan de désir, semblable à celui qui est de tout temps dans les brutes, qui poussait un sexe vers l’autre, de la façon dont chacun est attiré par des aliments ou des objets semblables, que l’on n’aime pas véritablement, mais que l’on désire.
On ne saurait dire combien furent grands les fruits que la vie mortelle retira de ces divins décrets, et combien la condition des hommes, nonobstant les fatigues, les épouvantes et les douleurs inconnues auparavant à notre race, surpassa en commodité et en douceur l’état de choses antérieur au déluge. Et ce résultat provint en grande partie de ces merveilleuses chimères, dont les hommes firent tantôt des génies, tantôt des dieux, et qu’ils suivirent et honorèrent avec une ardeur indicible et avec les plus grandes et les plus étonnantes fatigues pendant une longue durée de siècles : ils y étaient excités opiniâtrement par les poètes et les artistes célèbres, si bien qu’un très grand nombre de mortels n’hésitèrent pas à faire à l’un ou à l’autre de ces fantômes le sacrifice de leur sang et de leur vie. Loin de s’en offenser, Jupiter en éprouvait un plaisir excessif pour divers motifs, entre autres parce qu’il jugeait que les hommes seraient d’autant moins portés à rejeter volontairement leur vie qu’ils seraient plus prompts à la dépenser pour des causes belles et glorieuses. Ces bonnes dispositions eurent une durée plus grande que les précédentes. Sans doute la suite des siècles les altéra, mais telle fut leur valeur que, jusqu’au commencement d’un âge peu éloigné de l’âge présent, la vie humaine, qui, pendant quelque temps, avait été presque agréable, resta assez facile et assez tolérable.
Les causes et les modes de cette altération furent les nombreux moyens trouvés par les hommes pour subvenir aisément et en peu de temps à leurs propres besoins ; l’accroissement démesuré de l’inégalité entre les conditions et les emplois que Jupiter avait établis quand il fonda et organisa les premières républiques; l’oisiveté et la vanité qui pour ces motifs revinrent après une si longue absence occuper la vie ; l'affaiblissement, dans la réalité et dans l’opinion des hommes, de la grâce qui résultait de la variété de la vie, comme il arrive toujours après une longue habitude ; et enfin d’autres circonstances très graves qui ont été trop souvent décrites pour que nous ayons à en parler ici. Assurément on vit se renouveler parmi les hommes ce dégoût des choses dont ils avaient souffert avant le déluge, et grandir cet amer désir d’une félicité inconnue et étrangère à la nature de l’univers.
Mais la révolution totale de la fortune des hommes et la fin de cet état qu’aujourd’hui nous avons coutume d’appeler antique vinrent principalement d’une cause autre que les précédentes. La voici : Parmi ces fantômes si prisés des anciens, il y en avait un qu’ils appelaient dans leur langue Sagesse ; qui, honoré universellement comme tous les autres, et suivi particulièrement par un grand nombre, avait contribué pour sa part, autant que les autres, à la prospérité des siècles écoulés.
Cette Sagesse plus d’une fois, presque chaque jour, avait promis et juré à ses fidèles qu’elle voulait leur montrer la Vérité : c’était, disait-elle, un génie très grand dont elle était l’esclave; il n’était jamais venu sur la terre ; il siégeait au ciel avec les Dieux. La Sagesse se faisait forte de l’en faire sortir par son autorité et sa grâce propre, et de le décider à se promener pendant quelque temps parmi les hommes. Le commerce et la familiarité de la Vérité devaient élever le genre humain à un si haut point que, par la hauteur de ses connaissances, l’excellence de ses institutions et de ses mœurs, et la félicité de sa vie, il serait dans peu comparable à la divinité. Mais comment une pure ombre, une vaine image pouvait-elle, je ne dis pas amener la Vérité sur la terre, mais seulement la montrer, comme elle l’avait promis? Aussi les hommes, après beaucoup d’années de croyance et de confiance, s’aperçurent-ils de la vanité de ce qu’on leur offrait. Dans le même temps, ayant faim de choses nouvelles, surtout à cause de l’oisiveté où ils vivaient, et excités moitié par l’ambition de s’égaler aux Dieux, moitié par le désir de cette félicité que les paroles du fantôme leur faisaient entrevoir dans le commerce de la Vérité, ils se mirent avec autant d’instance que de présomption à demander à Jupiter qu’il donnât pour quelque temps à la terre ce génie, le plus noble de tous; ils lui reprochaient d’envier à ses créatures l’utilité infinie qu’elles retireraient de la présence de la Vérité, et en même temps ils se plaignaient avec lui de leur sort et renouvelaient les plaintes antiques et odieuses sur la petitesse et la pauvreté des choses humaines. Ces chimères si séductrices, principes de tant de biens dans l’âge passé, étaient tenues maintenant par la plupart en peu d’estime, non qu’on sût déjà ce qu’elles étaient véritablement, mais la bassesse générale des pensées et la lâcheté des mœurs faisaient que presque personne ne s’attachait à elles. Voilà pourquoi les hommes blasphémaient contre le plus grand présent que les Éternels eussent fait et pussent faire aux mortels; ils criaient que la terre n’était jugée digne que des moindres génies; quant aux plus grands, auxquels il serait plus convenable que la race humaine se soumit, ils ne daignaient ni ne pouvaient mettre les pieds sur cette infime partie de l’univers.
Beaucoup de choses avaient déjà depuis longtemps aliéné de nouveau aux hommes la bienveillance de Jupiter, et entre autres les vices et les méfaits incomparables qui pour le nombre et la scélératesse avaient laissé bien loin la perversité que le déluge avait punie. Ce qui le dépitait surtout, c’était, après tant d’expériences faites, l’inquiétude et l’insatiabilité immodérée de la nature humaine. Quant à assurer, sinon le bonheur, du moins la tranquillité des hommes, il voyait désormais qu’aucune précaution, aucun état, aucune contrée ne pourrait le faire. Quand bien même il aurait voulu accroître mille fois plus l’étendue et les plaisirs de la terre et de l’univers, les hommes, aussi désireux de l’infini qu’ils en sont incapables, trouveraient bien vite ces choses petites, désagréables et de peu de prix. Mais, à la fin, ces sottes et orgueilleuses demandes excitèrent tellement la colère du dieu qu’il se résolut, mettant de côté toute pitié, à punir pour toujours l’espèce humaine, en la condamnant pour tous les âges à venir à des misères beaucoup plus graves que les misères passées. Aussi décida-t-il d’envoyer la Vérité sur la terre, non seulement pour qu’elle y restât quelque temps, comme ils le demandaient, mais pour qu’elle y élût domicile à jamais. Chassant d’ici-bas ces beaux fantômes qu’il y avait placés, il fit de la Vérité la perpétuelle modératrice et maîtresse de la race humaine.
Les autres dieux s’étonnèrent de ce dessein. Il leur sembla que de la sorte on élevait trop la race humaine au préjudice de leur grandeur. Jupiter les fit changer d’avis en leur montrant que tous les génies, même les plus grands, ne sont pas naturellement bienfaisants et que tel n’est pas le caractère de la Vérité : elle produirait les mêmes effets chez les hommes que chez les dieux. Aux immortels, elle leur démontrait leur béatitude : aux hommes, elle leur découvrirait entièrement et leur mettrait continuellement sous les yeux leur infélicité, en la leur représentant de plus, non seulement comme l’œuvre de la fortune, mais comme de telle nature qu’aucun accident ni aucun remède ne la pourrait bannir ni interrompre pendant la vie. Et comme la nature de la plupart des maux est qu’ils sont maux en tant qu’ils sont jugés tels par celui qui les supporte, et qu’ils sont plus ou moins graves selon l’opinion qu’on en a, on peut juger combien devra nuire aux hommes la présence de ce génie. Rien ne leur paraîtra plus véritable que la fausseté de tous les biens mortels; et rien ne leur semblera solide si ce n’est la vanité de toutes choses, leurs douleurs exceptées. Pour ces motifs, ils perdront jusqu’à l’espérance qui de tout temps avait soutenu leur vie plus que tout autre secours ou tout autre plaisir. N’espérant rien, ne voyant à leurs travaux et à leurs fatigues aucune fin qui en soit digne, ils en viendront à une telle négligence et à une telle horreur de toute œuvre de grandeur ou même d’activité, que l’attitude des vivants différera peu de celle des morts. Mais, dans ce désespoir et cette langueur, ils ne pourront éviter que le désir d’une immense félicité, inhérent à leurs âmes, ne les pique et ne les tourmente d’autant plus qu’ils seront moins distraits par la variété des soucis et l’effort de l’activité. Et dans le même temps ils se trouveront privés de la faculté naturelle de l’imagination, qui seule pouvait leur procurer quelque chose de cette félicité qui, dit-il, est impossible et incompréhensible pour moi et pour ceux qui la souhaitent. Et toutes ces images de l’infini (continua Jupiter), que j’avais placées dans le monde pour les tromper et les repaître, et qui étaient conformes à leur penchant vers les pensées vastes et indéterminées, deviendront tout à fait insuffisantes à cause des idées et des habitudes qu’ils emprunteront à la Vérité. De cette manière, si la terre et les autres parties de l’univers leur paraissaient jadis petites, elles leur paraîtront désormais minimes : car ils seront instruits et éclairés sur les arcanes de la nature, et ces arcanes, contrairement à l’attente des hommes, paraissent d’autant moins étendues qu’on les connaît davantage. Enfin, quand la terre aura perdu ses fantômes, et que les enseignements de la Vérité, en en faisant connaître aux hommes la nature, auront ôté à la vie humaine toute valeur et toute rectitude de pensées comme d’actions, et éteint partout non seulement le dévouement et l’amour dont les nations étaient l’objet, mais jusqu’au nom de patrie, tous les hommes se réuniront, conformément à leurs théories, en une seule nation et une seule patrie, comme ils étaient réunis à l’origine, et, tout en faisant profession d’un amour universel à l’égard de leur espèce, ils diviseront en réalité la race humaine en autant de peuples qu’il y aura d’hommes. En ne se proposant ni patrie à aimer particulièrement ni étrangers à haïr, chacun haïra tous les autres, n’aimant, dans toute son espèce, que soi-même. Quelles disgrâces naitront de là, ce serait infini à conter. Néanmoins une si grande et si désespérée infortune ne décidera pas les mortels à abandonner spontanément la lumière : car la domination de ce génie ne les rendra pas moins vils que malheureux, et, en ajoutant outre mesure aux amertumes de leur vie, leur ôtera la force de la repousser.
A ces paroles de Jupiter, il parut aux dieux que notre sort serait plus cruel et plus terrible qu’il ne convient à la pitié divine d’y consentir. Mais Jupiter reprit en ces termes : Ils recevront néanmoins quelque consolation de ce fantôme qu’ils appellent Amour ; je suis disposé à le leur laisser, tout en éloignant tous les autres. Et il ne sera pas donné à la Vérité, si puissante qu’elle soit et bien qu’elle le doive combattre sans cesse, de l’exterminer jamais de la terre ni de le vaincre, si ce n’est rarement. Ainsi la vie des hommes, également occupée au culte de l’Amour et de la Vérité, sera divisée en deux parties qui toutes deux auront sur les choses et les âmes des mortels un commun empire. Tous les autres soins, sauf un petit nombre et de peu d’importance, seront négligés par la plupart des hommes. Dans la vieillesse, le manque des consolations de l’Amour sera compensé par le privilège même de la vieillesse, qui est d’être presque contente de vivre, comme il arrive aux autres animaux, et de soigner sa vie avec sollicitude, pour elle-même et non pour le plaisir ou l’avantage qu’on en retire.
Ayant donc éloigné de la terre les fantômes heureux, sauf l’Amour, le moins noble de tous, Jupiter envoya parmi les hommes la Vérité et lui donna sur la terre un séjour et un empire éternels. Les lamentables résultats qu’il avait prévus se produisirent. Et il arriva une chose merveilleuse : c’est que ce génie qui avant de descendre sur la terre, alors qu’il n’avait ni pouvoir ni réalité aucune parmi les hommes, avait été honoré par eux d’un grand nombre de temples et de sacrifices, une fois venu sur la terre avec l’autorité d’un principe, et une fois présent, au contraire de tous les autres immortels qui plus ils se manifestent clairement, plus ils apparaissent vénérables, attrista de telle sorte les esprits des hommes et les émut d’une telle horreur que, bien que forcés de lui obéir, ils refusèrent de l’adorer. Quand les fantômes d’autrefois exerçaient leur influence sur une âme, ils en étaient d’ordinaire révérés et aimés ; ce génie au contraire fut en butte aux plus violentes malédictions et à la haine la plus pesante de la part de ceux qui subirent le plus son empire. Mais ne pouvant pour cela ni se soustraire ni résister à sa tyrannie, les mortels vivaient dans cette misère suprême qu’ils ont supportée jusqu’à maintenant et qu’ils supporteront toujours.

Cependant la pitié, qui n’est jamais éteinte au cœur des Dieux, émut Jupiter (il n’y a pas longtemps) au sujet d’une telle infortune, principalement de celle de quelques hommes singuliers par la finesse de leur intelligence unie à la noblesse de leurs mœurs et à l’intégrité de leur vie, qu’il voyait communément opprimés et accablés plus que les autres par la puissance et la dure domination de ce génie. Aux temps antiques, les Dieux avaient coutume, quand la Justice, la Vertu et les autres fantômes gouvernaient les affaires humaines, de visiter quelquefois leurs propres créatures : ils descendaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la terre, et y signifiaient leur présence de diverses façons : ces apparitions avaient toujours été d’un grand profit à tous les hommes ou à quelqu’un d’eux en particulier. Mais quand la vie fut corrompue de nouveau et submergée dans toutes les scélératesses, ils dédaignèrent pendant longtemps le commerce des hommes. Or Jupiter, compatissant à notre extrême infortune, demanda aux immortels si quelqu’un d’eux se résoudrait, comme par le passé, à visiter et à consoler leurs créatures, surtout celles qui paraissaient ne pas mériter personnellement l’universelle misère. Tous se turent, sauf l’Amour, fils de Vénus Céleste, qui portait le même nom que le fantôme ainsi appelé, mais dont la nature, la force et les actions étaient bien différentes. Comme la pitié de ce Dieu est singulière, il offrit de remplir lui-même la mission proposée par Jupiter et de descendre du ciel qu’il n’avait jamais quitté : car il était si indiciblement cher à l’assemblée des immortels qu’elle n’avait pas souffert qu’il s’éloignât d’elle, même pour un instant. Sans doute, de temps en temps, les anciens hommes, trompés par les métamorphoses et les ruses du fantôme qui portait le même nom, avaient pensé avoir des signes non douteux de la présence de ce grand dieu. Mais l’Amour ne voulut visiter les mortels que quand ils eurent été soumis à l’empire de la Vérité. Et encore, depuis ce temps, ne descend-il que rarement et ne s’arrête-t-il qu’un instant : autant parce que le genre humain est indigne de lui que parce que les Dieux ont beaucoup de peine à supporter son absence. Quand il vient sur la terre, il choisit les cœurs les plus tendres et plus doux des personnes généreuses et magnanimes ; il s’y pose pour un court instant, y répand une si étrange et si merveilleuse suavité et les remplit de passions si nobles, de tant de vertu et de tant de courage, qu’ils éprouvent alors, chose toute nouvelle au genre humain, plutôt la réalité que la ressemblance du bonheur. Il est extrêmement rare qu’il unisse deux cœurs ensemble, en les saisissant l’un et l’autre en même temps et en leur donnant à tous deux une égale ardeur et un égal désir, bien qu’il en soit instamment prié par tous ceux qu’il possède. Mais Jupiter ne lui permet d’en satisfaire qu’un très petit nombre, parce que la félicité qui naît d’un tel bienfait n’est séparée de la félicité divine que par un trop petit intervalle. De toute façon, être plein de sa puissance l’emporte en soi sur les plus fortunées conditions qu’ait eues aucun homme au meilleur temps. Où il se pose, tout autour de lui, se groupent invisibles à autrui les merveilleuses chimères, jadis bannies du commerce des hommes; le dieu les ramène pour cet effet sur la terre : Jupiter le permet, et la Vérité ne s’y peut opposer, bien que très ennemie de ces fantômes et en son âme grandement offensée de leur retour; mais il n’est pas donné aux génies de lutter contre les Dieux. Les destins lui ont donné une enfance éternelle, et, conformément à sa nature, il remplit en quelque sorte ce premier vœu de l’homme, qui fut de retourner à la condition de l’enfance. Aussi, dans les âmes qu’il choisit pour y séjourner, il suscite et il fait reverdir, pendant tout le temps qu’il y reste, l’infinie espérance et les belles et chères imaginations des tendres années. Beaucoup de mortels, n’ayant pas éprouvé ces plaisirs dont ils sont incapables, le méprisent et le déchirent tous les jours, de loin comme de près, avec l’audace la plus effrénée : mais lui n’entend pas leurs outrages, et, quand il les entendrait, il ne tirerait aucun châtiment de ces hommes, tant il est naturellement magnanime et clément. D’ailleurs, les Immortels, contents de la vengeance qu’ils exercent sur toute la race, et de l’incurable misère dont ils la châtient, ne se soucient pas des offenses singulières des hommes, et le seul châtiment que reçoivent les trompeurs, les injustes et les contempteurs des Dieux, c’est d’être étrangers, même en paroles, à la grâce de l’Amour.




5 déc. 2019

3 déc. 2019

Dear Philip José Farmer:
Wars can be ended with sex or religion. Everything seems to indicate that there are no other citizen alternatives; these are dark days, heaven knows. We can set aside religion for now. That leaves sex. Let’s try to put it to good use. First question: what can you in particular and American science fiction writers in general do about it? I propose the immediate creation of a committee to centralize and coordinate all efforts. As a first step—call it preparing the terrain—the committee must select ten or twenty authors for inclusion in an anthology, choosing those who have written most radically and enthusiastically about carnal relations and the future. (The committee should be free to select who they like, but I would presume to suggest the indispensable inclusion of entries by Joanna Russ and Anne McCaffrey; maybe later I’ll explain why, in another letter.) This anthology, to be titled something like American Orgasms in Space or A Radiant Future, should focus the reader’s attention on pleasure and make frequent use of flashbacks—to our times, I mean—to chart the path of hard work and peace that it has been necessary to travel to reach this no-man’s-land of love. In each story, there should be at least one sexual act (or, lacking that, one episode of ardent and devoted camaraderie) between Latin Americans and North Americans. For example: legendary space pilot Jack Higgins, commander of the Fidel Castro, participates in interesting physical and spiritual encounters with Gloria Díaz, a navigation engineer from Colombia. Or: shipwrecked on Asteroid BM101, Demetrio Aguilar and Jennifer Brown spend ten years practicing the Kama Sutra. Stories with a happy ending. Desperate socialist realism in the service of alluring, mind-blowing happiness. Every ship with a mixed crew and every ship with its requisite overdose of amatory activity! At the same time, the committee should establish contact with the rest of American science fiction writers, those who’re left cold by sex or who won’t touch it for reasons of style, ethics, market appeal, personal preference, plot, aesthetics, philosophy, etc. They must be taught to see the importance of writing about the orgies that future citizens of Latin America and the U.S. can take part in if we take action now. If they flatly refuse, they must be convinced, at the very least, to write to the White House to ask for a cease in hostilities. Or to pray along with the bishops of Washington. To pray for peace. But that’s our backup plan, and we’ll keep it in under wraps for now. In closing, let me tell you how much I admire your work. I don’t read your novels; I devour them. I’m seventeen, and maybe someday I’ll write decent science fiction stories. A week ago, I lost my virginity.
Warmly,
Jan Schrella, alias Roberto Bolaño

31 oct. 2019

For Wittgenstein, Philosophy Had to Be as Complicated as the Knots it Unties
Making Sense of Nonsense, From Bertrand Russell to the Existentialists


In Britain, the arrival of existentialism was celebrated mainly in small literary magazines, beginning in 1947 with a radical Catholic quarterly called The Changing World. The editor, Bernard Wall, described it as a response to “a cloud hanging over everything we do in this ‘post-war period’”—not only the atom bomb, and the encroachments of technology, but also the fact that, during the war, British thinkers became “cut off from fellow Europeans.” The intellectual focus would have to be “continental,” he explained, because “to disregard Kierkegaard, Nietzsche and Bergson, was to disregard what really mattered in our age.” For the two years of its existence, Changing World promoted “continental” lines in everything from sociology to contemporary art and poetry (it also published new work by Auden); but its main topic was French existentialism, especially a “theist current” associated with Gabriel Marcel.
By the time Changing World ceased publication in 1949, existentialism had become a talking point throughout the English-speaking world, though it was often ridiculed rather than revered: The Spectator, for example, published a feature on “resistentialism,” whose doctrine that “things are against us” was all the rage in Paris. The satire was well-aimed: existentialism was being promoted in the periodical press less as an occasion for sustained self-examination than as a spectacle in which earnest foreigners said strange things with inexplicable passion; and when Wittgenstein saw the first issue of Changing World he dismissed it as “muck.”
*
He made one exception, however: an article by his friend Yorick Smythies on Bertrand Russell’s History of Western Philosophy, which had appeared in 1946. Russell still regarded himself as a fearless philosophical revolutionary, but in this work he adopted the same assumptions that had informed histories of philosophy for the past three centuries. Like his predecessors, he postulated what he called a “long development, from 600 BC to the present day”—a process in which philosophy had lurched from one metaphysical “system” to another until recent times, when it settled into enlightened equilibrium. He also followed convention in dividing the story into three periods: “ancient philosophy,” where the Greeks discovered logic and mathematics and got into a habit of denigrating empirical knowledge; the “middle ages,” when philosophy was deformed by Christianity; and finally “modern philosophy,” starting with the reassertion of human intellectual independence in the Renaissance.

Descartes had often been called “the founder of modern philosophy”—“rightly,” in Russell’s judgement—but his exaggerated rationalism generated a sequence of “insane forms of subjectivism” culminating in Kant and German idealism. In the meantime, however, the British empiricists had rediscovered “the world of everyday common sense,” and their patience was eventually rewarded by the total defeat of speculative metaphysics.
Philosophy was “not a theory,” but the practice of clarifying thoughts that are otherwise “opaque and blurred.”
Russell had not abandoned an old tradition of sententious wisdom, however: he rhapsodized about “the moment of contemplative insight when, rising above the animal life, we become conscious of the greater ends that redeem man from the life of the brutes,” and he claimed that “love and knowledge and delight in beauty . . . are enough to fill the lives of the greatest men that have ever lived.”
On the other hand he also tried–—like G. H. Lewes, whose still-popular Biographical History had appeared exactly a century before—to enliven his survey with sallies of belittling wit. Pythagoras, for instance, was “a combination of Einstein and Mrs. Eddy,” and founded a religion based on “the sinfulness of eating beans,” and Plato, who was “hardly ever intellectually honest,” simply perpetuated his errors. Russell sustained his pert sense of humor for 800 pages, with Hegel “departing from logic in order to be free to advocate crimes,” while Nietzsche was a “megalomaniac” who was afraid of women and “soothed his wounded vanity with unkind remarks.”
Russell was eccentric in some of his choices—he included a chapter on Byron, for example, and made no mention of Lessing, Kierkegaard or Wittgenstein. Like the other authors of histories that promised to tell a unified story of philosophy from its supposed “origin” to the present, however, he concluded with a chapter arguing that philosophy had recently overcome the problems that had beset it from the beginning. He disagreed, of course, with those who ended the story with eclecticism or Kant or German idealism, and did not go along with Lewes in making it culminate in Comte and Mill. Instead, he presented it as leading up to his own doctrine of “logical analysis,” which seems to have rescued philosophy from the “system builders,” endowing it with “the quality of science” and forcing it to “tackle its problems one at a time.” He commended his theory of descriptions for clearing up “two millennia of muddle-headedness about ‘existence,’” and claimed that his conception of mathematics as “merely verbal knowledge” had liberated philosophy from the “presumption against empiricism” that had hobbled it since Pythagoras and Plato.
*
History of Western Philosophy brought Russell great wealth and helped him win the Nobel Prize for Literature in 1950. When Isaiah Berlin reviewed it in Mind, he praised its “peculiar combination of moral conviction and inexhaustible intellectual fertility” and its “beautiful and luminous prose.” Professionals would value it as the intellectual self-portrait of the world’s most eminent philosopher, rather than a contribution to “historical or philosophical scholarship,” but it was not written for them: it was addressed to the “common reader,” who was indeed fortunate that a “great master,” had condescended to write a popular introduction to philosophy that was “not merely classically clear but scrupulously honest throughout.”
According to Smythies, however, the book embodied all the “worst features” of Russell’s journalism—“shoddiness of thought,” “sleek prose,” and “easy shortcuts to judgements on serious matters.” Russell had simplified his task by playing along with a common misconception about philosophy: that it deals in “theories” designed, as in the natural sciences, to reflect the facts of experience, and that it progresses towards truth by collecting facts and finding better ways of representing them. This assumption allowed Russell to adopt his “lofty manner,” looking down on the “great men” of the past and treating their ideas as “something left behind by ‘modern science.’” The impression he gave was that (thanks to him) all problems had now been solved, but that the solutions were “of too advanced a nature to be presented to the general reader,” who was therefore obliged to conclude that “it would all be quite clear to me if I knew as much about these things as Lord Russell.”
“The older I grow the more I realize how terribly difficult it is for people to understand each other,” Wittgenstein wrote.
Sometimes Russell’s loftiness declined into “facetiousness.” He made fun of the biblical Jews, who were willing to die for the sake of a belief in “circumcision and the wickedness of eating pork”—but, as Smythies observed, he never asked himself the question, “what is it like to believe what a Jew of that time believed?” He also stated that the idea of “self” or “subject” had been “banished” by Hume—an “important advance,” apparently, because it meant “abolishing all supposed knowledge of the ‘soul,’” thus destroying one of the pillars of religion and metaphysics. But he could not explain what the “important advance” consisted in: what had “the idea of the self” meant before it was “banished,” Smythies asked, and in any case “how can one know what the idea of the self is which one can’t have, unless one has that idea?”
The main point was that Russell was incapable of giving weight, depth or color to ideas that differed from his own: his book was a massive monologue, without variety of voices or plurality of points of view. His summaries of the great philosophers made them all look “faintly absurd”—either ridiculous like Pythagoras, or dishonest like Plato, or insane like the German idealists and Nietzsche—and he made no attempt to explain what they might have meant to those who found them life-changingly significant. Philosophical differences were erased, and the resulting narrative was stale, flat, barren and uninteresting. “People’s lives and ideas, served up in this way, become unattractive and insipid,” as Smythies put it; and “the most positive taste one gets . . . is that of Lord Russell’s prose (which has a tinny, flat quality peculiar to itself).” Wittgenstein could not disagree: “have read your review,” he told Smythies, “and it isn’t bad.”
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The review echoed a theme that Wittgenstein had been working with for almost 40 years: that philosophy “gives no pictures of reality” and should therefore be located—as he said to Russell in 1913—“over or under, but not beside, the natural sciences.” Philosophy as he saw it was “not a theory,” but the practice of clarifying thoughts that are otherwise “opaque and blurred.”
Wittgenstein’s Tractatus had been, amongst other things, a response to the problem of making sense of nonsense: its propositions were steps leading to a utopia where the clamor of senselessness would yield to perpetual peace. After a while, however, Wittgenstein had lost interest in a realm where “conditions are ideal,” and when he started teaching in Cambridge he decided to concentrate not on the “crystalline purity of logic” but on the obscurities and confusions of everyday life. “We need friction,” he said: “back to the rough ground!” He advised his students to “pay attention” to their nonsense, and attended to his own in his notebooks and in drafts of what he hoped would be his second book.
He was still impressed by the fact that, as he put it, “something can look like a sentence we understand, and yet yield no sense,” and he still thought of philosophy as “the uncovering of one or another piece of plain nonsense.” But he realized that the task of clarification was complex: “philosophy unties knots in our thinking,” and “the philosophizing has to be as complicated as the knots it unties.” It was also riddled with paradox. “When a sentence is called senseless,” he said, “a combination of words is being excluded from the language, withdrawn from circulation,” and “it is not as it were its sense that is senseless.” But we cannot appreciate what we have achieved unless we find some way to commemorate our lost illusions and “get a clear view of the . . . state of affairs before the contradiction was resolved”—a task that called for imagination, tact and poetic skill rather than quick-witted cleverness.
Early in 1950, Norman Malcolm alerted the Rockefeller Foundation to the fact that Wittgenstein was ill, that he had masses of unpublished manuscripts, and that he was short of money. The official who took charge of the case, Chadbourne Gilpatric, was prepared to give him whatever he needed, but Wittgenstein was uneasy: he knew too many examples of people who, like Russell, did excellent work when young, but “very dull work indeed when they got old,” and he did not want to be one of them. Gilpatric would not be put off, however, and in January 1951 he came to Oxford to press his case. At one point he offered some “patter,” as Wittgenstein called it, about language and philosophy, but after that he “talked sense,” offering to pay for the printing of Wittgenstein’s papers, because “the world needed them badly.” Wittgenstein was not convinced: “but see,” as he said to Gilpatric, “I write one sentence, and then I write another—just the opposite . . . and which shall stand?”
A few days later, Wittgenstein drew up a simple will. He bequeathed a few things he loved (a clock, an edition of Lessing’s religious writings, and a volume of Grimm’s fairy tales) to various close friends, while the “Collection of Nonsense” was entrusted to Rhees. Another paragraph asked that the “unpublished writings” be given to Rhees and two other friends—Anscombe and von Wright—who were to “publish as many . . . as they think fit.” The archive proved to be far larger than they had imagined, and they embarked on a lengthy process of posthumous publication; but it was clear that the starting point had to be the typescript on language games that he had been toying with since before the war, and it appeared (with parallel English translation) as the first part of Philosophical Investigations in 1953.
Wittgenstein once told Con Drury that if the book needed a motto, he would use a quotation from King Lear: “I’ll teach you differences.” He was impressed, as he said to another friend, by the human capacity for incomprehension and dissent, and the improbability of any ultimate resolution.
The older I grow the more I realize how terribly difficult it is for people to understand each other, and I think that what misleads one is the fact that they all look so much like each other. If some people looked like elephants and others like cats, or fish, one wouldn’t expect them to understand each other and things would look much more like what they really are.
In the event the Investigations was published without a motto, though Wittgenstein had another one in reserve, from a song by Irving Berlin: “you’d be surprised.” Alternatively he would resort to one of the oldest proverbs in the English language—“a very beautiful and kindly saying” as he called it—“it takes many sorts to make a world.”


20 oct. 2019

Les Turinoises
(…) Dans un appartement, les sols astiqués jusqu'au sang, témoins d'une rage épique toute vouée à transformer le sourd carreau en cristal de bohème, dénoncent la présence d'une maîtresse de maison turinoise. Après l'astiquage luciférien, l'accès est barré pour tout le monde. Ceux qui ont un sauf-conduit doivent s'adapter à une immobilité humiliante pour ne pas salir. (Elles n'ont pas tort : aucune présence humaine n'est jamais très propre.)
Comme remontants, elles privilégient le marsala à l'oeuf et la viande crue en salade. A tout moment de la journée, dans leurs cuisines, fument les décoctions des herboristes. L'idolâtrie des cheveux bien mis les conduit chez le coiffeur à la fréquence d'un tic nerveux, et quiconque sait manier un peigne et paralyser l'ondulation du crin se fait de l'argent avec elles. Je ne suis pas certain que la conscience qu'elles auraient de l'importance érotique et magique des cheveux y soit pour quoi que ce soit : l'acharnement aux cheveux bien mis relève plutôt de la compulsion maniaque, sans doute d'une honte désespérée pour ces actes toujours illégaux, excessivement intimes, qui les décoiffent. D'astucieux méridionaux ont malheureusement remplacé par de stables antres tricophiles les coiffeuses turinoises à domicile - elles étaient le nerf moral de la ville, admirables protagonistes et réceptrices de récits désespérants tout en réchauffant le fer et fixant le bigoudi.
Mère et fille sont inséparables lorsqu'il s'agit d'achats d'importance ; dans les méandres du shopping, elles ne s'aventurent pas seules, ni ne se fient à d'autres ; devant le chiffon coloré, la complicité du sang se déclenche comme un couteau de poche. Pour une visite médicale, la préparation est méticuleuse : on commence par laver la maison, on fait briller les vitres, le laiton, l'argenterie, on inspecte les armoires, on renouvelle la camphre et la naphtaline ; on change ensuite le linge, on sort acheter une tenue toute neuve, une paire de chaussures, un sac à main. On retourne chez le coiffeur pour une dernière retouche avant la consultation. Avant le rendez-vous, on essaie par tous les moyens d'assainir la maladie ou, à tout le moins, d'éliminer tout ce qui serait désagréable à la vue et à la palpation du médecin afin de lui éviter la mauvaise
surprise de se retrouver face à un désordre physique insuffisamment propre, injurieux pour l'Esculape.
Les Turinoises invitent à déjeuner, mais refusent l'hospitalité nocturne. L'hôte, la nuit, est un pillard de vie privée, un vampire d'intimité et une source d'indécence. Tant qu'il n'a pas l'intention de rester dormir, elles multiplient les attentions diurnes : des déjeuners congestionnants, à base des terribles fritures, le rassasient, lui donnant envie de marcher toute la nuit. Même un amant n'est pas agréé après minuit : s'il dort chez lui, on l'en aimera davantage.
Mariées ou non, ces femmes sont peut-être les plus terrassées par la solitude, et parmi les plus capables de la supporter. Aucune circonstance de la vie ne les trouve dépourvues de méthode ni d'art pour y faire face : c'est là leur force. La fortune ininterrompue de la Salle des Danses, à Turin, repose essentiellement sur leurs solitudes en quête de brèves pauses. Jusqu'à il y a une vingtaine d'années, il y avait, dans la rue San Massimo, une de ces salles que les langues masculines insolentes avaient rebaptisée Le Ménopause à cause du nombre élevé de petits pieds mûrs et non accompagnés qui, avec le même entrain qu'ils avaient mis à astiquer le sol de la maison, venaient frotter la piste. Mais toutes les pistes de danse non vulgaires, où l'on a préservé le culte du bal populaire, surtout l'après-midi à l'heure du thé dansant, sont Le Ménopause. Dans ce type de bals, elles n'ont pas de rivales : même dans la Palerme de Buenos Aires, une Turinoise serait capable de gagner une compétition de tango. (pp. 47-49)
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Divertissement et peine, je me délecte à guetter Psyché. Et chaque fois la perte de lumière chez le type féminin local me serre le coeur, comme si je me penchais sur une lande de mutilations. Même la voix, chez ces femmes, a changé. Et le sourire ? Introuvable. Peut-être y en a-t-il aussi peu à Moscou, à Sarajevo, dans les sordides bistrots à bière du Nord... A l'époque où j'écrivais « Les Turinoises », t'en voyais encore de la beauté, c'était en 1975... je crois. Les porteuses de lumière-du-visage d'alors sont vieilles ou ont disparu, les jeunes que tu rencontres, toutes avec le rictus du téléphone portable, même les chiens n'en mangeraient pas. Dans les autres villes italiennes (mal en point, irrémédiablement), la beauté féminine a mieux tenu le coup ; et tu admires la force qu'ont ces derniers drapeaux pour encore flotter au vent. Mais c'est un enlaidissement qui vient de l'intérieur, d'une âme bouleversée, altérée par l'adaptation. Ces femmes-là se sentent en enfer, se plient à son occulte loi, et elles s'en revêtent comme d'un habit, choisissant précisément, pour l'extérieur, la couleur noire. Le visage, dénonciateur, cruel, ne cache rien de tout cela. (pp. 10-11)
Petit enfer de Turin de Guido Ceronetti, traduit de l’italien par Angela Guidi avec la collaboration de Vera Milan-Primevère, Fario Éditions, 2018.

26 août 2019

Metropolis, un film politique
   Depuis sa sortie en 1927 et jusqu’à nos jours, le film Metropolis de Fritz Lang a suscité de nombreuses interprétations (y compris psychanalytiques) mais c’est sans doute son aspect politique qui a provoqué le plus de polémique. Le cinéaste allemand rappelle lui-même que les nazis auraient été sensibles -à leur façon- à son oeuvre. Quand il rencontre Goebbels en 1933, le ministre de le propagande lui déclare : « le führer a vu Metropolis et a décidé : voilà l’homme qui nous donnera le cinéma nazi ». A la suite de cette entrevue, Lang s’empresse de quitter l’Allemagne…
Ainsi, plusieurs critiques ou historiens de cinéma ont souligné la parenté des thèmes évoqués dans le film de Lang et certaines des idées du régime hitlérien, même si la plupart veut bien accorder au réalisateur allemand le bénéfice du doute (de fait, Metropolis est réalisé plusieurs années avant l’arrivée au pouvoir des nazis). Ainsi Siegfried Kracauer, dans son célèbre ouvrage De Caligari à Hitler publié en 1947, insiste sur le caractère pré-nazi du film: selon lui, « l’appel de Maria pour la médiation du cœur entre la main et le cerveau aurait pu être formulé par Goebbels ». Il rapproche la morale de Metropolis avec un discours du ministre prononcé en 1934 à Nuremberg, « le pouvoir fondé sur le fusil peut être une bonne chose : néanmoins, il est beaucoup mieux et plus agréable de gagner le coeur du peuple et le garder ». Le critique Georges Sadoul reprend cette accusation dans son Histoire du cinéma, en rapportant une anecdote, significative selon lui : en 1943, un déporté qui gravit pour la première fois l’escalier géant de Mathausen demande à l’un de ses compagnons : « connais-tu le film Metropolis? ». Pour conclure sur cette série d’accusations, Michel Ciment relève dans son dernier ouvrage sur Fritz Lang : « cette idéologie de l’alliance du capital et du travail, où les exploités sont montrés passifs et soumis, annoncent le fondement de l’Etat nazi ».
Une société totalitaire
Pour un spectateur d’aujourd’hui, la société que met en scène Lang dans son film présente plusieurs aspects totalitaires indéniables. Ainsi, cette ville-état est structurée comme une pyramide strictement hiérarchisée). En haut (à tous les sens du terme), l’élite de la ville, menée par Fredersen, occupe les étages supérieurs des gratte-ciels, où elle mène une vie agréable (les quelques scènes de Freder gambadant dans les Jardins éternels, ou son père dirigeant ses affaires d’une main de fer depuis son bureau directorial). On peut même évoquer l’aspect physique des membres des classes supérieures, qui présentent toutes les caractéristiques d’un type « racial » que les nazis apprécient particulièrement : l’Aryen, blond aux yeux bleus. Cette classe dirigeante s’appuie sur une haute technologie, qui lui permet de surveiller et réprimer comme il se doit les masses ouvrières (le bureau du maître de la ville est rempli de machines plus ou moins complexes). Fredersen garde jalousement sous la main le savant Rotwang, à qui il a accordé le privilège de conserver sa maison médiévale délabrée au milieu des buildings…
Les classes inférieures sont cantonnées dans les entrailles de la ville, où se trouvent leurs lieux de travail et leurs logements collectifs. Ils semblent abrutis par de terribles journées de travail, habillés de manière uniforme et marchant comme des automates. Sans craindre l’anachronisme, beaucoup de critiques ont relevé que ces hommes-esclaves rappelaient fortement la main d’œuvre concentrationnaire exploitée dans les camps de concentration nazis. De même, la vision de Freder, qui voit les ouvriers jetés dans le brasier de la machine-usine, a pu sembler à certains prémonitoire, comme une anticipation des crématoires où les corps des déportés ont été brûlés au cours de la seconde guerre mondiale.
La collaboration de classe
Mais ce catalogue d’images prémonitoires ne suffit pas à expliquer le malaise de certains critiques : le message politique et social du film pose aussi problème. La morale, annoncée au début et rappelée à la fin du film, est simple -pour certains simpliste- : « le cœur est le médiateur entre les mains et le cerveau ». Et la réconciliation finale, sur le parvis de la cathédrale, signifie clairement que le pouvoir n’a absolument pas changé de mains : comme l’écrit Kracauer, Fredersen reste maître du jeu : « l’industriel ne renonce pas à son pouvoir mais il va l’étendre à un royaume encore non annexé, le royaume de l’âme collective. La rébellion de Freder débouche sur l’établissement de l’autorité totalitaire ». On pourrait multiplier les citations d’auteurs -souvent marqués à gauche- qui estiment que le film est en quelque sorte « pré-nazi » : ainsi Freddy Buache résume son trouble : « rétroactivement, ce schéma qui postule qu’un Chef emprunt de tendres sentiments doit réunir dans un même élan de mutuelle compréhension le Capital et le Travail, fait froid dans le dos. Hitler, Staline et tous les dictateurs sourient paternellement aux petites filles en robes de dentelles qui leur offrent des bouquets ». Même si cette critique peut paraître facile ou excessive, on peut relever quand même que les états fascistes vont justement mettre en place des institutions sociales où étaient rassemblés patrons, ingénieurs et ouvriers ( Les corporations dans l’Italie de Mussolini et le Front du travail dans l’Allemagne hitlérienne).
A l’inverse, beaucoup ont remarqué que, si la dureté des conditions de vie des prolétaires est soulignée, la révolte ouvrière est présentée de manière très négative : C’est bien la créature maléfique créée par Rotwang qui incite les masses à se rebeller. La fausse Maria a un comportement complètement déréglé : elle prononce des discours véhéments, avec des grimaces sardoniques, se livre à des danses lascives devant des bourgeois lubriques. C’est aussi la fureur aveugle des masses ouvrières qui est montrée, lorsque, à l’instigation de la fausse Maria, ils envahissent l’usine souterraine, en saccageant tout sur leur passage et notamment la salle des machines (la partition d’origine prévoyait qu’on entende alors la Marseillaise).
Certains auteurs estiment que Metropolis comporte même des aspects racistes (Francis Courtade pense que le film de Lang « porte en creux toute une charge d’antisémitisme ordinaire »). Et on peut relever quelques éléments troublants. Ainsi, Rotwang serait l’incarnation à l’écran du pouvoir maléfique des Juifs. En donnant vie à la fausse Maria, robot-révolutionnaire, il serait l’avatar du rabbin de la légende, qui crée le Golem, sa créature à partir d’argile. La bicoque biscornue qu’occupe le savant ressemble beaucoup aux maisons médiévales des ghettos d’Europe centrale (et on pense notamment à celles représentées dans le cinéma allemand des années 1920). A la fin du film, l’élimination de Rotwang, cet élément indésirable, permet la réconciliation finale.
D’autres lectures possibles…
Mais il est d’autres lectures possibles du message politique du film. Beaucoup de critiques ont été frappés par l’influence chrétienne qui semble imprégner Metropolis. Ainsi beaucoup des scènes où intervient Maria, sont baignées de religiosité : au début du film, la jeune femme apparaît à Freder, entourée d’enfants, le corps comme irradié par une lumière céleste. Un peu plus tard, Maria prêche dans les souterrains de la ville à la foule des ouvriers rassemblés, comme un rappel des premiers chrétiens réunis dans les catacombes de Rome. La longue séquence qui raconte l’édification de la tour de Babel est aussi une allusion directe à l’épisode biblique. Enfin, la scène finale se déroule sur le parvis de la cathédrale, une fois que les mauvais démons en ont été chassés . On pourrait presque parler d’un « christianisme social », qui instaure entre les classes sociales antagonistes un véritable dialogue fraternel. Les nazis eux-mêmes n’ont pas été unanimes à propos du film de Fritz Lang. Quelques années après les propos admiratifs tenus par Goebbels, le critique Otto Kriegk dénonce en 1943 l’idéologie confuse du film réalisé par deux « juifs libéraux » (Lang et son producteur Pommer), fascinés par les Etats-Unis (par contre, il omet de signaler la participation de Thea Von Harbou). Et de relever que Metropolis a été interdit en Italie et en Turquie pour « tendance bolchevique ».
Un malentendu?
Comme on le voit, le film de Fritz Lang se prête à de nombreuses interprétations et il a beaucoup déconcerté les critiques. L’idée s’est souvent imposée d’une œuvre plastiquement réussie mais avec un discours ambigu ou déplaisant. Luis Bunuel , en 1927, parle ainsi de « deux films collés par le ventre » : s’il est admiratif de ce « merveilleux livre d’images », par contre, il dénonce le scénario de Metropolis : « ce qui nous y est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d’un romantisme suranné ». Ce qui ajoute à la confusion, c’est le jugement ultérieur de Fritz Lang lui-même, très sévère sur certains aspects de son film : « personnellement, je n’aime pas Metropolis parce que le film essaie de résoudre un problème social d’une manière puérile. Je dois d’ailleurs en accepter la responsabilité, bien qu’elle ne soit peut-être pas tout à fait mienne ». le cinéaste allemand fait allusion ici à la mise en cause par la plupart des historiens du cinéma de son épouse et scénariste de l’époque, Thea Von Harbou. Cette jeune femme, militante nazie convaincue et qui a collaboré à la plupart des films allemands de Fritz Lang, s’est défendue d’avoir voulu exposer une quelconque idéologie dans le film. Dans la préface du livre qui a précédé le scénario, elle précise « qu’il ne sert aucune tendance, aucune classe, aucun parti. Il est une aventure qui s’organise autour d’une idée : le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur ». Avec une certaine élégance, Fritz Lang assume d’ailleurs sa propre responsabilité quand certains critiques, comme Lotte Eisner, mettent les aspects les plus déplaisants du film au compte de Von Harbou .
Une prise de conscience progressive
En fait, il semble bien qu’au cours des années 1920, le cinéaste allemand soit encore assez immature au point de vue politique: dans ces films précédents, il montre son goût pour les récits d’aventures et les affaires criminelles. A propos de Metropolis, Lotte Eisner, son amie et critique de cinéma, révèle que Lang aurait sans doute voulu développer davantage un des thèmes récurrents de son œuvre, le pouvoir des forces maléfiques : il avait notamment prévu de tourner plusieurs scènes oniriques montrant le déchaînement de la Mort, mais il y aurait renoncé, craignant l’incompréhension du public. Le réalisateur, qui avait commencé des études d’architecture avant la guerre, semble avoir été aussi fasciné par tous les signes de la ville moderne (une de ses sources d’inspiration pour le film aurait été le voyage qu’il a accompli en 1924 à New York, en compagnie d’Erich Pommer). On sait le soin qu’il a apporté aux décors du film, avec l’aide de toute son équipe technique (en particulier Karl Freund, Otto Hunte, Erich Kettelhut, Karl Vollbrecht) : d’énormes moyens sont mis en œuvre pour réaliser les maquettes, animations, et autres effets spéciaux qui sont l’une des réussites de Metropolis, alors le film plus cher jamais produit par la société UFA. On sait aussi l’intérêt de Fritz Lang pour la science-fiction : dans l’une des versions envisagées, il avait prévu qu’à la fin du film, Freder et Maria s’envolaient vers la lune dans un aéronef.
Au point de vue politique, Fritz Lang se pose encore peu de questions. Il est sans doute un pangermaniste et un patriote sincère. Alors qu’il mène une vie de bohème à Montmartre, il s’engage en août 1914 dans l’armée austro-hongroise et il est blessé au cours du conflit. Il est naturalisé allemand en 1922 et traite dans Die Nibelungen d’une légende chère au cœur des nationalistes, la légende de Siegfried (le jour de la sortie du film, Lang aurait fait fleurir la tombe de l’empereur d’Allemagne). Là encore, certains critiques ont remarqué que l’opposition entre Burgondes et Huns fait irrésistiblement penser à la doctrine raciste des nazis. On peut penser qu’à cette époque, Fritz Lang partage certaines des idées conservatrices de son épouse et qu’il se démarque nettement d’autres artistes de la période de Weimar, nettement plus engagés à gauche. Une de ses œuvres les plus célèbres, M le Maudit réalisé en 1930, a souvent été interprétée par les historiens du cinéma comme une allusion directe à la montée du nazisme dans la république de Weimar (cf notamment les analyses de Freddy Buache ou Marc Ferro). Mais il semble bien que Fritz Lang n’ait pas voulu dans son film dénoncer l’idéologie nazie, en tout cas pas de façon délibérée : son intention première était d’évoquer une affaire criminelle et d’explorer les aspects psychologiques du personnage incarné par Peter Lorre, plutôt que de s’aventurer sur le terrain politique.
En fait, le cinéaste allemand aurait pris conscience de la situation politique de l’Allemagne et du danger que constituait l’idéologie nazie peu de temps après. Selon lui, c’est dans Le testament du docteur Mabuse qu’il prend implicitement parti : pour lui, la bande de gangsters du docteur Mabuse, qui veut profiter du chaos pour s’emparer du pouvoir, est une claire évocation du parti nazi et de ses méthodes (« j’ ai mis dans la bouche de Mabuse des phrases, des slogans du mouvement hitlérien », précise le cinéaste). Le film sera d’ailleurs interdit par la censure du nouveau régime en 1933. La suite de l’histoire, telle qu’a été racontée par le cinéaste lui-même, est connue: Fritz Lang a un entretien avec Goebbels qui lui propose de prendre la tête du cinéma allemand. Alors que le réalisateur rappelle au ministre que sa propre mère est juive, celui-ci réplique que ce sont les Nazis qui décident de l’origine raciale des Allemands ( Michel Ciment pense que cette rencontre est sans doute fictive : par contre, elle ressemble furieusement à une scène de cinéma ). Ce qui n’est pas contestable, c’est qu’à cette époque, Lang quitte l’Allemagne pour Paris et continue, quelque temps après, sa carrière de metteur en scène outre-Atlantique : le réalisateur ne revient en République fédérale d’Allemagne qu’en 1956. Dans les films de sa période américaine ( plus d’une vingtaine de longs métrages, de Furie en 1936 à L’invraisemblable vérité en 1956), le réalisateur approfondit sa réflexion sur la nature humaine et se montre de plus en plus pessimiste, cherchant à débusquer selon son expression, « le fascisme qui est en nous ». En même temps, il réalise plusieurs films dont l’engagement antinazi est incontestable (Michel Ciment parle de « tétralogie antinazie » à propos de Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi, Le ministère de la peur, et Cape et poignard).
   Aussi, au terme de cette présentation rapide des lectures politiques de Metropolis, on est tenté d’avoir une analyse plus nuancée quant aux interprétations possibles du film. Beaucoup de critiques ont fait des procès d’intention à l’égard de Fritz Lang, sans doute injustifiés. Leur sévérité s’explique sans doute par certaines analogies troublantes, une morale sociale simpliste, des rapprochements inévitables. Mais, outre qu’il est souvent anachronique, ce jugement est aussi excessif : Lang n’a jamais repris à son compte les idées les radicales de l’idéologie nazie : il a plutôt témoigné, selon l’expression de Michel Mesnil, d’une « coupable innocence » à propos de l’évolution politique de son pays, en tout cas jusqu’en 1933. Par contre, le cinéaste a été sensible à « l’air du temps », comme il l’avait déjà montré dans certains de ses films précédents (le premier Mabuse est une description assez juste du climat affairiste qui règne dans la bourgeoisie allemande des années 1920). Dans Metropolis, la vision d’une société hiérarchisée, quasi totalitaire mais finalement amendable est sans doute d’une grande naïveté mais elle semble bien correspondre à la confusion idéologique de l’époque, (par la suite, le réalisateur a toujours admis que la morale de son film était -pour le moins-superficielle). Le message politique de Metropolis est au choix confus ou naïf. En cela, il témoigne aussi de son époque.

BIBLIOGRAPHIE :
-Fritz Lang, Les trois lumières, textes réunis par Alfred Eibel, Flammarion, Paris, 1988
-Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Flammarion, Paris, 1987
-Lotte Eisner, Fritz Lang, Cahiers du Cinéma, Paris 1984
-Lotte Eisner, L’écran démoniaque, Ramsay, Paris 1985
-Georges Sturm, Fritz Lang : films/textes/références, Presses Universitaires de Nancy, 1990
-Bernard Eisenschitz, Le cinéma allemand, Nathan, Paris 1999
-Michel Marie, M Le Maudit, Nathan Synopsis, Paris 1996
-Thomas Elsaesser, Metropolis, BFI film classics, London 2000
-Michel Ciment, Fritz Lang, Gallimard Découvertes, Paris 2003
M. Le Maudit, dossier Ciné-club de Wissembourg n°15


5 avr. 2019

Ne pas abandonner la métaphysique aux pensées des « origines » : s’il ne la présente jamais dans ces termes, c’est bien comme telle qu’apparaît l’intention qui guide l’œuvre de Giorgio Agamben, alors qu’il se retourne sur elle dans cette discussion rétrospective de son sens. L’enjeu, c’est que les monothéismes dogmatiques comme les idéologies séculières (nazisme, marxisme, capitalisme…) découlent tous de conceptions du monde qui enracinent la réalité présente et sensible dans une « origine » et un « principe » (archè), eux-mêmes renvoyés dans un au-delà chimérique : Dieu et l’Eden, la race pure, l’état de nature… Tous fantasment, en écho à ces débuts mythiques, des fins individuelles et collectives, toujours reportées car tout aussi irréalisables. Pourtant, l’histoire collective et nos mémoires singulières nous rappellent sans cesse à quel point les efforts déployés en vain pour accomplir malgré tout ces fins se révèlent inexorablement destructeurs de toute politique, et de tout bonheur. A ce titre, les métaphysiques des origines sont les principes d’une « barbarie » aux multiples visages, à laquelle seule la philosophie semble en mesure de s’affronter.
Qu’est-ce, alors, que la philosophie, demande Agamben après Deleuze, Arendt et d’autres ? Affaire des « sophoi » contre les « barbaroi », l’« amour de la sagesse » est d’abord un retour à la sagesse grecque, dont les écrits de Platon semblent être les derniers témoins – puisqu’Aristote et la tradition philosophique postérieure en donneront des lectures toujours plus faussées. Contre la pensée d’un « ailleurs » inaccessible, et dont pourtant proviendrait toute chose, c’est aussi un retour sur le monopole de la métaphysique détenu par la théologie. C’est une régression à travers les textes fondateurs du christianisme pour y retrouver les traces d’une vérité de l’existence, oubliée ou distordue par la spéculation théologico-philosophique postérieure. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de parcourir en sens inverse les sentiers creusés par l’histoire de la pensée, en visant l’amont de toutes les traditions intellectuelles – physique, logique, politique, sciences humaines… – pour reposer la question fondamentale dont toutes dépendent : Qu’est-ce que l’homme ? C’est-à-dire, qu’est-ce que le « propre » de l’homme, mais aussi l’« impropre » que sa singularité lui dissimule ? En somme, pour Agamben, philosopher, c’est rechercher dans l’aube de l’histoire de la pensée une compréhension authentique de l’être (être homme, être dans le monde…) ; c’est exhumer une connaissance renouvelée de l’être (ou « ontologie ») à même de de-stituer des conceptions perverses, in-stituées au gré des altérations en chaîne qui ponctuent l’itinéraire de la tradition – une accumulation d’héritages sur laquelle se déploie la modernité qu’Agamben n’hésite pas à dénoncer comme une nouvelle barbarie.
Homme : animal parlant
Le propre de l’homme, c’est sa parole. C’est dire qu’il se situe dans un entre deux : entre le monde des choses placées derrière les mots du langage, et l’origine tout aussi insaisissable de ce langage qu’il parle. C’est sur cette base, progressivement réfléchie et objectivée, que la tradition occidentale a pensé l’être de l’homme. Or ce faisant, les contradictions et les points de scission qui traversent l’« être parlant » de l’homme se sont multipliées.
Dès le départ, le langage montre la chose tout en la masquant derrière lui-même (et sans jamais se montrer soi-même). Dès le moment où l’homme se perçoit comme être de langage, s’opère une scission entre la parole – le langage en acte que chacun apprend par mimétisme – et la langue – le langage objectivé et reconstruit par la grammaire qu’on apprend en usant les bancs de l’école. A la réalité présente de la parole s’oppose l’absence de ce savoir qu'on ne possèdera jamais totalement, la langue qui gît toujours en surplomb : de là, la scission entre l’acte et la puissance, ou entre l’existence et l’essence, ces pôles qui semblent devoir toujours entretenir entre eux un rapport inscrit dans le temps. L’invention d’une dimension « temporelle » de l’être : voilà l’ennemi, qui nous enracine dans un passé et nous projette dans un avenir aux mépris de la seule réalité tangible, laquelle se vit au présent.
Retrouver un « être parlant » authentique, c’est donc le chercher dans le lieu qui articule la nature et la convention : c’est-à-dire dans la voix. Celle, précisément, qui a été exclue lorsque l’écriture et ses lettres ont « capturé » le langage – car chacun peut observer combien l’écriture est en réalité incapable de saisir la richesse et la vivacité de la parole. Agamben rappelle combien chacun peut observer à quel point la pensée traditionnelle de la langue, fondée sur la réflexion fondatrice d’Aristote – oublieuse des approximations, des fautes et des bruissements du parler quotidien – est réductrice de la puissance de la parole, qui grogne autant qu’elle dit. En d’autres termes, à quel point sont d’argile les bases du savoir occidental, fondé sur une fétichisation du Mot. L’urgence serait alors de repenser un rapport entre la voix et la langue, le corps et la convention, qui ne soit plus médiatisé par l’appauvrissement des lettres.
A cette fin et contre toutes les modes, Agamben suggère alors d’en revenir à Platon et à son concept de « chôra ». Dans la cité grecque, la chôra est l’espace campagnard sur lequel rayonne la ville, celui où la ville n’est pas, mais où l’on perçoit sa trace. C’est un champ de tension entre la nature et la civilisation, de même que la parole est un champ de tension entre la poésie – que notre présent tire du côté de la recherche du pur son – et la philosophie – désormais tirée du côté du pur sens des mots. Que la poésie « philosophise » en cherchant la langue, et que la philosophie « poétise » en cherchant la voix, en somme !
Le retour des Idées
On savait Agamben grand lecteur de Spinoza et de Nietzsche : un tel retour à Platon (ca. 428-348 av. n. è.) prend sans doute à revers tous ceux qui seraient tentés de voir chez l’un et chez les autres des conceptions irréconciliables. Il s’inscrit en tout cas en parfaite cohérence avec la méthode « archéologique » et le postulat d’une inexorable dégradation de la philosophie sur la base des élaborations d’Aristote (384-322). Heidegger était allé tendre l’oreille aux murmures de Parménide (ca. 510-450 ?), Agamben s’arrête au seuil de la rupture décisive. Le résultat en est une tentative de réhabilitation des Idées, aussi déroutante que stimulante.
Reformulée en d’autres termes, la question fondamentale du rapport de l’homme au monde, rendu simultanément possible et impossible par le langage, est celle du « dicible ». S’il n’est de pensée que de la chose, et s’il n’est de chose que pensée, le « dicible » articule la matérialité et la pensée au plan de la « chose même ». Or Agamben rappelle qu’à rebours d’un long malentendu, la théorie de Platon ne place pas l’« Idée », c'est-à-dire la « chose même », dans la connaissance possédée par un sujet : au contraire, elle lui confère une forte charge objective, et elle situe l'« Idée » ou la « chose même » précisément dans l’entre-deux qui est le lieu du dicible.
Depuis Aristote, le malentendu sur le statut de l’« Idée » viendrait de ce qu’elle a été comprise comme se rapportant aux éléments communs à une même catégorie d’êtres sensibles (ce que tous les chevaux ont en commun), alors qu’elle relèverait en réalité des éléments propres à chaque être (ce qui constitue chaque cheval comme cheval). Et ce qui fait tout l’intérêt de l’Idée vis-à-vis de la question de l’être, c’est qu’elle situe le propre et la nature de chaque chose, précisément, dans son « être-dit ». A la suite de Walter Benjamin, Agamben réhabilite ainsi un concept d’« Idée » placé dans le langage, et relevant du pouvoir d’Adam de nommer les choses, sans égard pour un quelconque besoin de produire du « signifié communicatif ».
Loin d’être un concept ou un signifiant, l’« Idée » tire la philosophie du côté de la poésie et du chant. Elle précède les concepts, par lesquels la logique et la psychologie essaieraient en vain de saisir l'essence des choses. Et elle se place au seul lieu où les choses adviennent au monde, c'est-à-dire dans le fait à la fois si simple et si essentiel qu'elles « ont lieu » : l'Idée contemple le monde au niveau de l’événement lors duquel le monde sans « cheval » est devenu un monde avec des chevaux, le monde sans « propriété » un monde avec des propriétés, etc.  Au contraire des interprétations traditionnelles, tout l’intérêt des Idées, c’est ainsi qu'elles fournissent un principe des choses (archè) qui échappe à l’écueil d’être présupposé, placé dans un au-delà de l’être, voire même substantialisé. Le principe des choses sont leur « chôra », leur territoire aménagé au sein du sensible qui donne à voir leur réalité inaccessible, avec laquelle elles ne s’identifient donc pas. Réhabiliter les Idées, c’est ainsi une manière de « sauver les apparences » pour amener la philosophie et la science modernes à renouer avec une vérité logée dans la langue naturelle, dans le fait qu’on dise les choses et qu’on puisse désormais le faire, et non dans les énoncés qui se nouent au dessus du réel.
Politique de la musique
Si le philosophe doit en appeler aux Muses, c’est en définitive que le poète, sujet parlant par excellence, est le plus proche de l’origine problématique de la parole. Dans l’incapacité que nous sommes à nous approprier pleinement notre langue (nous ignorons tous plus ou moins de mots, nous faisons tous des fautes et commettons tous des lapsus), le chant du poète et sa muse-ique ne permettent pas de retrouver l’origine irrémédiablement perdue de ce langage qui nous constitue avec notre monde. Puisque c’est tout ce qu’il reste à faire, ils célèbrent la finitude de notre parole, et la tonalité fondamentalement émotive qui nous ouvre le monde.
S’économiser cette célébration, c’est au contraire creuser la rupture entre le sens et l’affect. C’est entretenir l’apathie et la dépression généralisée, vider la politique de sa substance émotive, et s’en remettre aux musiques brutales qui, elles, savent mettre en ordre les états d’âmes à leurs fins.