5 mars 2018


Wittgenstein et la vie véritable : 
le Tractatus, les Carnets et l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï






Le 2 septembre 1914[1] Wittgenstein fait mention de sa première lecture de l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï[2]. Il l’emporte avec lui partout où la Guerre le mène. Le philosophe est connu de ses camarades comme « l’homme à l’Évangile », et Wittgenstein lui-même l’affirme : le livre lui aurait « sauvé la vie »[3]. Dans les remarques plutôt intimes de ce carnet, on voit des formules et des prières sans doute inspirées de l’œuvre de Tolstoï, et il est évident que le caractère de Wittgenstein souffre de l’influence de la doctrine chrétienne telle qu’étalée sur les douze chapitres où est enseignée la leçon d’abandon et d’humilité du Christ. Son admiration presque mythique pour Tolstoï, le contexte de la Première Guerre et le fait qu’il recommandait la lecture de l’Abrégé à tous comme s’il s’agissait d’une sorte de remède – comme plus tard plusieurs autres textes littéraires de l’écrivain russe – semblent suggérer à quelques commentateurs une influence fortement, mais simplement, personnelle, et que pourtant j’aimerais appeler ici, « périphérique » – par contraste à la influence reconnue « directe » de, par exemple, Schopenhauer[4].
Mais s’il est vrai que l’Abrégé a pu servir au soldat Wittgenstein à « ne pas se perdre » dans la folie (extérieure et intérieure) du combat, ce que je voudrais montrer dans le présent article est que l’influence de ce livre sur le Tractatus Logico-Philosophicus et les autres œuvres de la même période est beaucoup plus dogmatique que l’on pourrait le croire. Plus qu’une sorte d’« esprit commun », ces œuvres partagent un même but et une même signification morale et moralisante – pour ne pas parler d’un même « contenu »  éthique[5]. L’influence est donc dogmatique dans la mesure où les remarques du Tractatus et des Carnets sur l’éthique et le mystique peuvent être mieux comprises à la lumière de l’Abrégé, en affirmant une attitude « positive » et « définitive » – impérative et catégorique – à l’égard de la bonne manièrede vivre une vie pleine de sens. C’est là la « vision correcte du monde » telle qu’affirmée par Wittgenstein à la fin du Tractatus, ou bien la « vie véritable » de l’Abrégé. En effet, ce qu’il y a de dogmatique chez Tolstoï comme chez Wittgenstein est ce qui précisément constitue la vraie vie de l’esprit, une vie qui n’est heureuse que lorsqu’elle se conforme aux principes d’une vie digne d’être vécue, une vie atemporelle, vouée à la volonté du Père. Le but partagé par les auteurs est donc celui de trouver une réponse au « problème de la vie », de manière telle que cette réponse soit vécue plutôt qu’expliquée.

Le chemin
Le chemin même de la quête amène à la bonne réponse. Les deux œuvres peuvent d’une certaine manière être considérées comme des pièces nécessaires à l’établissement de la pratique de la vie véritable et de la manière correcte de vivre[6]. Si d’une part elles montrent le parcours jusqu’à ce que l’abandon de la volonté à celle du Père ne soit possible, elles enseignent d’autre part cette possibilité elle-même. Et la tâche moralisante qui concerne cet enseignement se rapporte à la fois à l’incapacité de certains domaines à répondre aux besoins de notre esprit ou à faire face à la simplicité même de la réponse.
Il ne s’agit donc pas, pour les œuvres en question, de fournir la solution au problème de la vie comme s’il s’agissait d’un problème de la science ou de la philosophie. Le chemin commun vécu par Tolstoï comme par Wittgenstein ne passe par le langage scientifique ou philosophique que pour prouver son immense insuffisance et son inaptitude à apporter une résolution aux problèmes supposément « les plus profonds ». La science et la philosophie engendrent plutôt l’embarras le plus grand, nous laissant incommensurablement insatisfaits[7]. D’où l’angoisse et la longueur de la quête. Et d’où, aussi, la nécessité que la quête s’arrête ou qu’elle s’accomplisse d’une autre manière.
En effet, pour Wittgenstein il ne s’agit pas d’arriver à une vraie réponse, mais bien de dissoudre toute question. L’insuffisance du langage étant ici étroitement liée à la distinction centrale du Tractatus entre dire et montrer, la séparation des domaines (de la science, de la philosophie, de l’art, du mystique, etc.) suit justement la possibilité d’apporter (ou non) une explication sensée à la fois de la question et de la réponse. Si les réponses de la science n’apaisent pas l’angoisse liée à la quête du sens de la vie, c’est qu’en vérité on cherche depuis toujours au mauvais endroit. Et si une réponse ne peut être donnée, c’est que la question est elle-même illégitime. Ainsi, lorsqu’on parle du « problème de la vie », ce n’est pas un problème de la science de la nature qu’il s’agit de résoudre (6.4312). D’après les critères établis par Wittgenstein, il est clair que le « problème de la vie » doit disparaître en tant que « problème ». Cela devient manifeste dans ce passage du Tractatus :
6.5 – D’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse.
N’est-ce donc pas la raison pour laquelle la science n’est pas en mesure de combler ce besoin de l’esprit humain de comprendre le sens de sa propre existence ? En effet, la science n’explique pas le quoi, mais ne peut rendre compte que du comment[8] :
6.52 – Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, nos problèmes de vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse[9].
6.521 – La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?)
La réponse est de n’avoir alors aucune « réponse ». Et la solution de tout problème est ainsi de le faire disparaître. Ici, l’observation du paragraphe 6.521 entre parenthèses pourrait nous faire croire que la solution est acquise de manière tout à fait inattendue, ou bien que l’arrêt pur et simple de la recherche pourrait nous donner tout d’un coup et intégralement le sens de la vie. Pourtant, comme on verra dans la section suivante, ce n’est pas le cas. L’arrêt de la quête n’entraîne pas forcément la clarté de la solution, puisqu’il ne s’agit pas là d’une conséquence fortuite, ni même à proprement parler d’une « conséquence ». Or, dit Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916, « l’homme ne peut se rendre heureux sans plus » (14.7.16) : il s’agit de comprendre et de considérer la dissolution d’emblée comme la vraie solution, en comprenant par là le « contenu éthique » impliqué dans une telle vision de la vie. Dans ce sens, la dissolution du problème de la vie demande un changement à part entière. Il ne suffit pas ainsi d’arrêter de poser des questions illégitimes, – simplement parce qu’on ne trouve pas des réponses – mais d’accepter cela comme une partie essentielle de la manière de vivre qui est proprement non-problématique.
Ce n’est pas autrement pour le domaine de la philosophie – quoique celle-ci soit distincte de la science[10]. Pour Wittgenstein la philosophie ne peut être dorénavant qu’une activité de clarification du langage – une critique du langage (4.0031)[11]. En fait, le rôle qui lui a toujours été attribué n’était dû qu’à l’incompréhension des limites de notre langage et, on pourrait aussi dire, en suivant déjà la critique faite également par Tolstoï, que cela tient à une prétention vaine et chimérique de vérité et de légitimité (plus que) scientifique. En ce sens, les « problèmes les plus profonds » auxquels la philosophie était supposé répondre – y compris le « problème de la vie » – ne sont pas à proprement parler des « problèmes » :
4.003 – La plupart des propositions et des questions qui on été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont insensées. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du notre langage.
(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?)
Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes. (Traduction modifiée).
Ce ne peut donc pas être une quelconque théorie ou une explication métaphysique qui peut rendre compte du sens de la vie, de la raison de l’existence du monde, de la souffrance de l’âme. Comme dans le cas de la science, la « question philosophique » est mal posée, et ce n’est pas ce genre de conclusion recherchée. D’où le refus et le mépris de Wittgenstein pour toute tentative d’explication de ce qu’est l’éthique. Une dizaine d’années après le Tractatus, c’est encore la même raison qui l’amène à affirmer qu’une « théorie éthique »  ne peut aucunement l’intéresser[12] :
La valeur est-elle un état d’esprit déterminé? Ou une forme, qui s’attache à n’importe quelle donnée de la conscience? Je répondrais : quoi que l’on puisse me dire, je le refuserai, non pas parce que l’explication serait fausse, mais parce que c’est une explication.
Quoi que l’on me dise, du moment que c’est une théorie, je répondrai : non, non! Cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas – elle ne serait en aucun cas ce que je cherche.
Ce qui est l’éthique, on ne peut l’enseigner. Si je ne pouvais expliquer à quelqu’un l’essence de ce qui est éthique que par une théorie, alors ce qui est l’éthique n’aurait absolument aucune valeur. (…) Pour moi la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien[13].
Effectivement, en étant en quête du sens, et plus encore en faisant face à ce qui peut rendre manifeste le manque de sens de la vie, une théorie ne peut apporter aucun apaisement ni réconfort. Outre le refus catégorique de toute « théorie éthique » ou de toute « philosophie morale », Wittgenstein exprime cette impossibilité de manière très personnelle dans les Carnets secrets à propos de l’incident survenu pendant la Première Guerre à son frère Paul, le pianiste qui a perdu sa main droite : « Quelle est la philosophie qui permettra jamais de surmonter un fait de ce genre ? » (CS 28.10.14).
C’est précisément l’absence de réponse à cette question spécifique ce qui amène Tolstoï à la même conclusion : le problème de la vie n’obtient aucune explication sensée, aucune justification théorique possible qui ne soit elle-même d’emblée absurde. Parce que l’absurdité demeure dans le désir de trouver la paix dans « une superstition » quelconque, tel que, par exemple, le progrès. Devant la mort de son frère, Tolstoï semble affirmer la même chose que Wittgenstein, c’est-à-dire qu’une théorie ne lui apporte rien :
Une autre fois, l’insuffisance de cette superstition du progrès me fut révélée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux il tomba malade jeune, souffrit plus d’un an et mourut dans de grands tourments sans comprendre pourquoi il avait vécu. Aucune théorie ne pouvait donner de réponse a ces questions ni a moi, ni a lui, durant sa lente et pénible agonie[14].
Ce sont dans les questions posées par Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916 qu’on trouve le rapprochement le plus manifeste avec le récit de Ma Confession concernant le chemin parcouru par Tolstoï et Wittgenstein jusqu’à la « réponse » souhaitée. Si pour Tolstoï le « problème de la vie » se pose à travers les questions suivantes, pour Wittgenstein la « vie problématique » est elle-même mise en question : « ‘Que sert de vivre, de désirer quelque chose, de faire quelque chose?’ Et l’on pouvait donner a cette question une autre expression encore : ‘Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?’ »[15]; « Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique ? » (6.7.16). Certes, la réponse à cette question, qui entraîne en même temps la réponse au sens de la vie, exige en même temps la compréhension d’autres questions encore : Que sais-je de Dieu et du but de la vie ? (11.6.16); N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes à qui, après de longues périodes de doute, le sens de la vie était devenu clair, ne pouvaient dire alors en quoi consistait ce sens ? (7.7.16) Comment l’homme peut-il seulement être heureux, puisqu’il ne peut se défendre de la misère du monde ? (13.8.16) Quelle sorte de statut a proprement la volonté humaine ? (21.7.16) Peut-on désirer, et cependant ne pas être malheureux si le désir n’est pas exaucé ? (29.7.16) La volonté est-elle une prise de position à l’égard du monde ? (4.11.16)[16]. Peut-on toutefois chercher leurs réponses dans les tentatives d’explication les plus ambitieuses de la raison humaine, ou faut-il penser que leurs réponses suivent plutôt une certaine manière de vivre qui porte déjà en elle-même la pleine signification de la vie?
Or, cette quête amène Tolstoï – de façon apparemment encore plus pénible que pour Wittgenstein – à chercher dans chaque petit coin de la connaissance humaine, pour ne rien y trouver. Ou bien, pour ne trouver qu’encore la même conclusion désespérée, que la vie n’a pas de sens et que ce « problème » n’a pas de solution :
Longtemps, je ne pus croire que la science ne répondait rien d’autre que ce qu’elle répond à la question de la vie. Longtemps, il me sembla, au vu du ton important et sérieux avec lequel la science affirmait ses postulats n’ayant rien à voir avec les questions de la vie humaine, que quelque chose m’échappait. Longtemps, intimidé par la science, je crus que l’absence de correspondance entre ses réponses et mes questions venait non pas d’une défaillance de la science, mais de mon ignorance ; il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, ni d’un amusement, toute ma vie était en jeu, et bon gré mal gré je dus me rendre à l’évidence que mes questions étaient les seules questions légitimes, qui posaient la base de toute science, et que ce n’était pas moi avec mes questions qui étais en cause mais la science, dans la mesure où elle prétendait répondre à ces questions[17].
Ce n’est alors qu’en s’apercevant que la quête elle-même est insensée, ou bien que les domaines de recherche n’apportent rien d’autre chose qu’illusion et vanité, que Tolstoï parvient à comprendre la nature même de sa question et l’exigence faite par là, maintenant, à sa propre attitude :
Aussi, j’aurais beau tourner dans tous les sens les réponses spéculatives de la philosophie, je n’obtiendrais rien qui ressemble à une réponse ; non pas, comme c’est le cas des domaines empiriques, parce que leurs réponses ne concernent pas ma question, mais parce que, bien que tout le travail de l’esprit soit précisément centré sur ma question , il n’y a pas de réponse, et qu’à la place de la réponse, on obtient toujours la même question, mais sous une forme plus complexe[18].
Pour Wittgenstein, une « vraie réponse » se heurte inévitablement contre l’impossibilité définitive de son expression[19] :
De toute évidence, la solution de toutes les questions de la vie possible ne pouvait me satisfaire, car aussi simple que semblât ma question au début, elle impliquait que l’on expliquât le fini par l’infini et inversement.
J’avais demandé quel était le sens non temporel, non causal, non spatial de ma vie ; or j’avais répondu à la question : « Quel est le sens temporel, causal, spatial de ma vie ? »  Il en résulta qu’après un long travail de la pensée je répondis : aucun[20].
Bien sûr, pour Tolstoï le « problème de la vie » se dissipe avec l’affirmation de la foi chrétienne – et c’est là où réside pour lui ce qui pour Wittgenstein est la manière non-problématique de vivre. Pourtant, même là cette réponse ne peut être que la vie elle-même, la vie vécue de manière correcte selon la volonté du Père. Après le parcours de Ma Confession, le sens est trouvé dans la leçon du Christ, laquelle est présentée de façon limpide dans l’Abrégé comme constituant la seule vie véritable. Le statut de ce dernier n’est pas un statut théorique, théologique, métaphysique ou argumentatif. Tolstoï y insiste sur le fait que l’enseignement du Christ tel qu’il est montré tout au long du livre n’est pas identique à la doctrine « chrétienne »  ordinairement conçue par les savants de l’Église, laquelle contiendrait ainsi des erreurs grossières et des éléments superflus. L’auteur l’affirme :
Je cherchais une réponse au problème de la vie, mais non pas une réponse théologique ou historique. (…) Ce qui m’importe, c’est cette lumière qui, voilà 1800 ans, éclaira l’humanité, qui m’a éclairé et m’éclaire encore; quant à savoir quel nom donner à la source de cette lumière, quels en sont les éléments et par qui elle a été allumé, cela m’importe peu[21].
Et en outre :
Il ne s’agit pas de démontrer que Jésus-Christ n’était pas Dieu et que c’est la raison pour laquelle sa doctrine n’est pas d’origine divine; il ne s’agit pas non plus de démontrer qu’il n’était pas catholique, mais il s’agit de comprendre en quoi consiste cette doctrine qui fut si grande et si chère aux hommes qu’ils ont reconnus et reconnaissent comme Dieu l’homme qui a prêché cette doctrine[22].
C’est donc la lumière – dans la vie elle-même – de l’enseignement du Christ que Tolstoï prétend montrer, et non la prétendue clarté ecclésiastique d’un Christianisme qui n’est fait pour personne.

La vie véritable – La vie heureuse I
Mais en quoi une manière correcte de vivre consiste-t-elle?
Dans ce qui suit, je voudrais montrer que pour Wittgenstein la manière non-problématique de vivre peut être comprise à la lumière de certains éléments qui composent aussi chez Tolstoï la vie véritable[23]. Le but même de l’existence humaine est évidemment une telle vie apaisée, et les termes « vie heureuse » (la vie de la tranquillité de l’âme), « vie correcte »  et « vie véritable »  sont en ce sens employés de manière presque synonyme.
Remarquons d’emblée qu’en dépit de l’opposition des auteurs à toute position théorique, métaphysique ou « théologique », l’affirmation de la vie heureuse est une affirmation positive et « dogmatique » d’un point à l’autre : elle est la vraie vie de l’esprit ou la seule vie correcte à vivre. Si la vie heureuse se justifie par elle-même, une vie malheureuse n’a aucune justification possible et ne peut être que mauvaise. C’est en ces termes que Wittgenstein parle dans les Carnets 1914-1916 des « raisons » pour le bonheur :
30.7.16 – J’en reviens toujours à ceci : que, simplement, la vie heureuse est bonne, et mauvaise la vie malheureuse. Et si maintenant je me demande pourquoi je devrais être heureux, la question m’apparaît de soi-même être tautologique; il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu’elle est l’unique vie correcte.
Or, les traits qui caractérisent ici le bonheur et le malheur aboutissent à un contraste incontestablement absolu : on ne peut pas être « plus ou moins » heureux, comme on ne peut pas voir la vie comme « plus ou moins » problématique. Une vraie vie est définitivement libre du malheur ou bien elle est une fausse vie. En des termes tolstoïens par excellence, l’opposition faite ici n’est toutefois pas une simple affirmation des faits tels qu’ils sont, mais porte en elle une valeur normative. Il semble qu’on ne puisse pas être malheureux sans conséquence. Peut-on vraiment choisir d’être malheureux sans blâme ? S’agirait-il réellement là d’un choix indifférent ? Il semble en effet que non : Wittgenstein non seulement qualifie la vie heureuse comme vraie et la vie malheureuse comme fausse, mais aussi respectivement comme bonne et mauvaise[24]. Ces qualificatifs ne sont pas axiologiquement neutres et ne décrivent pas un simple état de choses parmi d’autres, mais expriment eux-mêmes un jugement de valeur. Quoiqu’une expression telle que « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » (8.7.16) pourrait nous suggérer que l’opposition est optionnelle et que rien n’est à faire concernant notre propre disposition d’esprit, « bon » et « mauvais » caractérisent chez Wittgenstein le sujet du vouloir, celui qui est le porteur de la valeur morale (le bien et le mal). Et dans ce sens, « bon » et « mauvais » doivent être compris comme moralement bon ou mauvais[25]. L’opposition engendre par conséquent une rectitude et une obligation morale envers le bonheur : vouloir être heureux ou bien avoir une bonne volonté est dans ce sens moralement obligatoire, et toute infraction tombe alors dans ce que Wittgenstein nomme à plusieurs reprises, dans l’esprit de l’Abrégé, comme le « péché ». C’est donc d’une condamnation et d’un blâme moral dont il s’agit ici :
CS 20.2.15 – Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l’indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre!
CS 7.3.15 – Je me sens, pour ainsi dire, spirituellement las, très las. Qui y faire? Je suis consumé par les circonstances contraires. La vie extérieure toute entière fond sur moi, de toute sa vulgarité. Je suis intérieurement plein de haine, incapable d’accueillir l’esprit en moi.
CS 11.8.16 – Je continue à vivre dans le péché, ce qui veut dire dans le malheur. Je suis las et sans joie. Je vis en discorde avec tous ceux qui m’entourent.
Une vie malheureuse pèche dans ce sens contre la signification (on pourrait aussi dire « justification ») de la vie elle-même : elle est absolument injustifiable vis-à-vis du but de l’existence. Dans les Carnets 1914-1916 ce but est explicité comme suit :
6.7.16 – Et en ce sens Dostoïevski a parfaitement raison, qui dit que l’homme heureux parvient au but de l’existence.
On pourrait encore dire que celui-là parvient au but de l’existence qui n’a plus besoin de buts hors de la vie. C’est-à-dire celui qui est apaisé.
La solution du problème de la vie se marque par la disparition du problème.
Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique?
Si la « définition » ici offerte par Wittgenstein se fait par le biais de Dostoïevski, le « contenu »  de cette existence ainsi accomplie est bien pourtant celui de la vie de l’esprit telle que dessinée dans l’Abrégé : la vraie vie de celui qui suit la leçon du Christ telle que tirée de l’étude (non-théologique et non-historique) des Évangiles. Selon Tolstoï lui-même, cet enseignement peut être condensé de la façon suivante à travers les titres des douze chapitres de son œuvre :
1. L’homme est le fils d’un principe infini, fils de ce Père, non par la chair, mais par l’esprit.
2. Aussi, c’est en esprit que l’homme doit servir ce principe.
3. La vie de tous les hommes a un principe divin, qui seul est saint.
4. C’est pourquoi l’homme doit servir ce principe dans la vie des tous les hommes, car telle est la volonté du Père.
5. Seul le service de la volonté du Père de vie donne la vie authentique, c’est-à-dire raisonnable.
6. Aussi, pour avoir la vie véritable, point n’est besoin de satisfaire à sa propre volonté.
7. La vie temporelle (charnelle), est la nourriture de la vie véritable, le matériau qui permet la vie raisonnable.
8. Aussi la vie authentique est-elle en dehors du temps, elle (n’) est (que) dans l’authentique réel.
9. Le mensonge de la vie est dans le temps ; la vie passée et a venir cache aux hommes la vie véritable du réel authentique.
10. C’est pourquoi l’homme doit tendre à réduire le mensonge de la vie temporelle du passé et du futur.
11. La vie véritable est la vie de l’authentique réel, commune à tous les hommes et se manifeste par l’Amour.
12. Aussi, celui qui vit par l’amour dans le réel authentique, qui vit de la vie commune à tous les hommes, s’unit-il au Père, principe et fondement de la vie[26].
Étant donné que l’Abrégé est le dénouement de la quête de Tolstoï lui-même pour le sens de la vie et que la réponse à toute question demeure uniquement dans la foi de la leçon du Christ, l’interprétation des Évangiles aboutit ainsi à une sorte de doctrine d’apaisement et de conviction à la fois morale et religieuse selon laquelle la seule vie véritable est la vie qui accomplit la volonté du Dieu Père qui nous a donné le monde et la vie telle qu’elle est ; cet accomplissement se trouve à son tour dans l’esprit de celui qui le partage avec l’esprit de Dieu :
Celui qui fait la volonté du Père, il est toujours content et ne connaît ni faim ni soif. L’accomplissement de la volonté de Dieu satisfait toujours, portant sa récompense en lui-même. On ne peut pas dire : je ferai la volonté du Père plus tard. Tant qu’il y a la vie on peut et l’on doit accomplir la volonté du Père. (…) Ce qui est véritable, c’est que nous ne nous donnons pas la vie à nous-mêmes, mais c’est quelqu’un d’autre qui nous la donne[27].
Et pour que les gens ne croient pas que le royaume des cieux est quelque chose de visible mais pour qu’ils comprennent que le royaume de Dieu consiste dans l’accomplissement de la volonté du Père, et que l’accomplissement de la volonté du Père dépend de l’effort de tout homme; pour que les gens comprennent que la vie ne leur est pas donnée pour accomplir leur volonté propre, mais celle du Père, et que le seul accomplissement de la volonté du Père sauve de la mort et donne la vie (…)[28].
Si le but de l’existence est ainsi l’apaisement de la vie de l’esprit telle que déterminée par la volonté du Père, une « fausse conception de la vie » penche pour ce qui Wittgenstein appelle l’« animalité ». Cette vie animale, dit Wittgenstein, est déraisonnable, et c’est précisément en cela que consiste, encore une fois, « le péché » :
CS 29.7.16 – Hier on nous a tiré dessus. J’étais découragé. J’avais peur de la mort. Maintenant, mon seul souhait est de vivre! Et il est difficile de renoncer à la vie lorsqu’on en a goûté le plaisir. C’est en cela, précisément, que consiste le « péché », la vie déraisonnable, la fausse conception de la vie. De temps en temps, je penche vers l’animalité. Dans ces moments-là, je ne peux penser à rien d’autre qu’à manger, boire, dormir. Horrible! Et alors, je souffre aussi comme une bête, sans la possibilité d’une délivrance intérieure. Je suis à la merci de mes désirs et de mes penchants. Une vraie vie devient alors impensable. [Je souligne].
C’est en effet pour ne pas se perdre dans l’« animalité »  que Wittgenstein prie dans les Carnets secrets. Ici, l’accomplissement de la vraie vie en tant que but propre de l’existence humaine est lié à une sorte de dignité personnelle qui ne se distingue pas d’une obligation morale envers soi-même. Et c’est la raison pour laquelle cette obligation est aussi une obligation morale envers le bonheur : tout péché est avant tout un péché contre soi-même. Dans ce sens, une vie « dépourvue de sens »  n’est pas simplement « désagréable » parce que malheureuse, mais malheureuse aussi parce qu’« indigne » :
CS 8.12.14 – Mais qu’advient-il dans l’hypothèse où l’on refuse ce type de bonheur? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s’opposant désespérément au monde extérieur? Mais une telle vie est dépourvue de sens. Pourquoi, cependant, ne pourrait-on pas vivre une vie dépourvue de sens? Est-ce une chose indigne? Comment cela s’accorde-t-il avec le point de vue rigoureusement solipsiste? Mais que faut-il faire pour que ma vie ne soit pas perdue? Je dois toujours être conscient de l’esprit – en être toujours conscient[29].
Or, le « type de bonheur » souligné ici est justement le bonheur offert par le biais du Christianisme : « Il est clair que le Christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur ». C’est la raison pour laquelle la remarque finale de cette citation peut être interprétée depuis un double point de vue : que l’on doive être conscient de l’esprit signifie d’une part que l’on doive « être conscient de son propre esprit », être celui qui s’oppose à la simple « animalité » , c’est-à-dire (en des termes stoïciens) que l’on doive « être conscient » d’être « ni chair ni poils, mais une personne morale »[30] ; cela signifie, d’autre part, qu’on doit « être conscient de l’esprit du Père », dont la volonté est précisément ce qui donne sens et raison à la vie. D’où le fait que les prières de Wittgenstein ne soient pas seulement faites « pour ne pas se perdre », mais aussi pour que la volonté du Père soit faite. C’est donc de l’accord de l’esprit avec l’esprit du Père dont on « doit être conscient » ; et c’est également par là qu’on ne doit pas s’opposer au monde extérieur : ce serait ne pas comprendre qu’il n’y a de liberté que celle donnée par la volonté du Père – ce n’est que Lui qui donne la vie. Voilà pourquoi, selon Wittgenstein, le désaccord avec le monde tel qu’il est « ne rend pas libre » (CS 20.2.15) : puisque la volonté du Père est le principe à partir duquel il y a un monde et il y a la vie, il n’est même pas « nécessaire » à l’être humain d’avoir une volonté propre (conformément au sixième chapitre de l’Abrégé).
C’est donc une chose « indigne » que de vivre une vie dépourvue de sens ou une vie malheureuse. On pourrait ajouter : cela est indigne vis-à-vis de l’existence humaine telle que déterminée par la volonté du Père. Et il est également indigne de se perdre et de ne pas être « conscient de l’esprit ». En refusant ce « type de bonheur » on refuserait cette conscience même, s’égarant par là hors de la sécurité offerte par la volonté du Père, en vivant à la merci du hasard. C’est précisément là la chose indigne : être à la merci du malheur, quand on est libre par la volonté du Père d’être heureux. C’est là aussi où réside la faiblesse et la lâcheté marquées par Wittgenstein : être toujours à la merci de ses désirs et de ses penchants sans possibilité d’autocontrôle. On inverse ainsi la résignation : au lieu de renoncer à toute influence sur les faits du monde (et vice-versa : des faits du monde sur l’âme), on renonce à la paix intérieure en vue d’un accomplissement tout à fait passager et périssable. Et pourtant cela n’est pas effectivement le but de la vie : le but propre à l’homme est de « devenir homme », de « devenir meilleur », de vivre dans la paix intérieure et non dans la simple animalité. Ainsi, dit Wittgenstein encore : « Je ne suis qu’un vers, mais grâce à Dieu, je deviendrai un homme » (CS 4.5.16); « Dieu fasse de moi un homme meilleur »  (CS 21.5.16).
Pour Wittgenstein ce perfectionnement de l’esprit est incontestablement un devoir envers soi-même, et un devoir qui ne prend donc pas une forme simplement abstraite, mais une forme tout à fait personnelle liée à une stricte rectitude morale ; ce n’est pas pour rien qu’on doit devenir « homme », mais parce que c’est un devoir vis-à-vis du but de l’existence humaine, une fonction propre à la vraie vie de l’esprit. Ce perfectionnement moral est somme toute la seule manière de parvenir à la paix intérieure :
CS 7.10.14 – Je ne parviens toujours pas à me convaincre de faire seulement mon devoir parce que c’est mon devoir, tout en préservant toute mon humanité pour la vie de l’esprit. Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c’est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu’à ce que la vie s’arrête d’elle-même.
C’est dans ce sens particulier que Wittgenstein affirme que « seule la mort donne à la vie sa signification » (CS 9.5.16) : mais non pas dans le sens selon lequel la vie n’a de signification qu’« en opposition »  à la mort. La conscience de la mort – plus ou moins imminente – éclaire le fait que la vie est la seule occasion possible vis-à-vis de l’accomplissement de son but[31]. Ainsi, cette remarque des Carnets secrets ne doit pas être prise de manière isolée, mais doit être comprise en accord avec d’autres sur le même sujet :
CS 4.5.16 – Peut-être la proximité de la mort m’apportera-t-elle la lumière de la vie.
CS 13.9.14 – Si mon heure est venue, j’espère que j’aurai une belle mort et que je penserai à moi-même. J’espère ne jamais me perdre.
CS 15.9.14 – Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort. Puisse l’esprit m’illuminer.
CS 28.5.16 – Je pense au but de la vie. C’est encore ce que tu peux faire de mieux. Je devrais être plus heureux. Ah, si mon esprit était plus fort!!!
CS 20.4.16 – Dieu, fais-moi meilleur. Ainsi je serai aussi plus gai.
La manière dont la mort rend signification à la vie se fait donc par rapport à la vie elle-même, lorsque celle-là montre que l’accomplissement de la vie véritable doit se faire dans la vie vécue dans le temps présent ou bien dans l’instant même qui nous est accordé par Dieu. Et parce qu’on est d’une certaine manière toujours « face à face avec la mort »  et qu’on ne sait pas combien de temps il nous reste, « devenir homme »  ou « devenir meilleur »  (et par là devenir heureux) doit être une tâche déjà accomplie en chacun des moments de la vie à travers la manière correcte de vivre. D’où l’importance de la question de Wittgenstein : « Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? » (CS 7.10.14).





[1] Entrée du 2.9.14 des Carnets secrets. Les références à l’œuvre de Wittgenstein seront signalées par le numéro du paragraphe lorsqu’il s’agit du Tractatus, et par la date d’entrée pour ce qui est des Carnets 1914-1916. Dans le cas des Carnets secrets, la date sera précédée des initiales ‘CS’. Pour toute autre citation de Wittgenstein ou d’autres auteurs, les références seront données en notes de bas de page.
[2] Selon le récit de Russell dans une lettre envoyée à Lady Ottoline, Wittgenstein aurait acheté l’œuvre de Tolstoï dans une librairie de Tarnov, tout simplement parce que c’était le seul livre disponible à la vente : « Then during the war a curious thing happened. He went on duty to the town of Tarnov in Galicia, and happened to come upon a bookshop which however seemed to contain nothing but picture postcards. However, he went inside and found that it contained just one book: Tolstoy on The Gospels. He bought it merely because there was no other. He read it and re-read it, and thenceforth had it always with him, under fire and at all times ». (McGuinness, B. (ed.) Wittgenstein in Cambridge, Letters and Documents 1911-1951, Blackwell Publishing, 2008, p.112).
[3] Cf. Monk, R. Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius. New York: Free Press, 1990, p.116.
[4] Cf. Philip Shields pour qui l’« influence » non seulement de Tolstoï, mais aussi d’autres auteurs plus ou moins proches de la philosophie, n’est pas directe, mais d’« esprit »: « While the majority, like St. Augustine, Kierkegaard, Tolstoy and William James, were clearly read by Wittgenstein and in some sense deeply admired by him, there generally appears to be little direct influence. It is usually more the case that Wittgenstein admired these writers because he recognized them as kindred spirits; they each expressed something Wittgenstein had independently come to feel was important. No doubt there are some strands of influence in places, but, with the possible exception of Schopenhauer, Wittgenstein’s view of religious matters seem to be fairly well developed long before we have clear evidence of his having read particular writers. » (Shields, P. R. Logic and Sin in the Writings of Ludwig Wittgenstein. Chicago: University of Chicago Press, 1993, p.07). Une autre affirmation d’influence « périphérique » provident de Walter Kaufman: « Among philosophers, Ludwig Wittgenstein, whose influence on British and American philosophy after World War II far exceeded that of any other thinker, had the profoundest admiration for Tolstoy; and when he inherited his father’s fortune, he gave it away to live simply and austerely. But his philosophy and his academic influence do not reflect Tolstoy’s impact. » (Kaufman. W. Religion from Tolstoy to Camus. New York & Evanston: Harper & Row, 1961, p.07). Selon l’hypothèse de Caleb Thompson ce genre de conclusion de la part des commentateurs pourrait être dû, entre autres choses, au fait que Tolstoï n’est pas un « penseur » ou un philosophe – d’où, par exemple: « Commentators have hesitated, however, to extend Tolstoy’s influence to Wittgenstein’s philosophy. The view may arise out of a sense that Tolstoy is unworthy as a thinker to be an influence on a philosopher so original as Wittgenstein. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98). Thompson lui-même n’est pas favorable à une telle affirmation. Il établit dans son texte une comparaison (structurelle) très intéressante entre le Tractatus et Ma Confession. – Même l’analyse attentive de Cometti ne semble attribuer une teneur personnelle et « spirituelle » à l’influence de l’Abrégé sur Wittgenstein: Cometti, J.-P. La maison de Wittgenstein. Paris: Presses Universitaires de France, 1998. – L’exception parmi les commentateurs est J. D. Woodruff qui établit dans son œuvre une analogie entre ce qu’est la vie hors du temps et ce qu’est la vie de connaissance chez Tolstoï et chez Wittgenstein : Woodruff, J.D. « Tolstoy and Wittgenstein: The Life Outside of Time ». The Southern Journal of Philosophy, 2002, vol. 40, No. 3, p.421-435.
[5] Évidement, il n’est pas unanime que le Tractatus ait un « contenu », et c’est la raison pour laquelle je mets le terme entre guillemets. D’après les critères de l’œuvre, il est manifeste que ce contenu ne peut pas être descriptif, mais qu’il peut certainement être montré.
[6] Dans le cas du Tractatus cela expliquerait le statut même de l’œuvre par rapport à la métaphore de l’échelle (6.54): le livre ne serait nécessaire que pour l’établissement de la manière (logiquement et moralement) correcte de voir de monde, après quoi il devrait être écarté comme n’importe qu’elle œuvre de la philosophie-métaphysique.
[7] C’est la raison pour laquelle, dit Wittgenstein, on se tourne plutôt vers le mystique: 25.5.15 – « La tendance vers le mystique vient de ce que la science laisse nos désirs insatisfaits. Nous sentons que, lors même que toutes les questions scientifiques possibles sont résolues, notre problème n’est pas encore abordé. »
[8] Et pour l’affirmation contraire: 6.44 – « Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit. »
[9] Voir ci-dessus la version des Carnets 1914-1916 pour cet extrait à l’entrée du 25.5.15.
[10] 4.111 – « La philosophie n’est pas une science de la nature. (Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous de sciences de la nature, mais pas à leur côté.) »
[11] Cf. le paragraphe du Tractatus qui « définit » la tâche de la philosophie: 4.112 – « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »
[12] On trouve de nouveau les mêmes raisons dans la Conférence sur l’éthique, également datée d’une dizaine d’années plus tard. Les deux métaphores suivantes montrent bien l’incapacité du langage à contenir une valeur absolue ou bien ce qui est « le plus haut » (6.432): « Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore: si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. » (Wittgenstein, L. « Conférence sur l’éthique ». In Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Éditions Gallimard, 2000. p.147); « Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens – signification et sens naturels. L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. » (Ibid.) – Et on trouve la même teneur critique chez Tolstoï : « Et je compris que ces sciences étaient très intéressantes, très attirantes, mais que leur précision et leur clarté étaient inversement proportionnelles a leur possibilité de s’appliquer aux questions de la vie : moins elles étaient applicables aux questions de la vie, et plus elles étaient précises et claires, plus elles essayaient d’y répondre, et plus elles devenaient floues et dépourvues d’attrait. S’adressait-on aux disciplines qui tentaient de donner des réponses aux questions de la vie : physiologie, psychologie, biologie, sociologie – on y trouvait une indigence de pensée consternante, un total manque de clarté, des prétentions absolument injustifiées a résoudre des questions qui se trouvent hors de leur champ et des contradictions incessantes entre penseurs et dans les propos de chaque penseur ». (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).
[13] Wittgenstein, L. Wittgenstein et le Cercle de Vienne. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1991 p.90-91.
[14] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section III.
[15] Idem, section V.
[16] Je n’ai pas ici la prétention de répondre à chacune de ces questions en détails (ce qui a été fait ailleurs: Sattler, J. Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus, thèse de Doctorat, Université du Québec à Montréal, 2011), mais de ne donner qu’une réponse générale, et donc, brève, à l’ensemble de la discussion.
[17] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[18] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[19] Beaucoup plus que les « thèses positives » à l’égard de l’éthique et de la religion, c’est en effet là le point de contact souligné par certains commentateurs entre Wittgenstein et Tolstoï. Ainsi, pour Jeff Love, Tolstoï aurait inspiré chez Wittgenstein la même méfiance qu’envers la philosophie et le langage: « Tolstoy’s influence on Wittgenstein seems to have been pervasive. Wittgenstein carried Tolstoy’s Gospel in Brief with him everywhere during the First World War and credited it with “saving him.” But the exact contours of that influence are hard to define. Tolstoy’s ethical concerns and praise of simplicity seem to have made a deep impression on the young Wittgenstein, who belonged to a very wealthy Viennese family. Yet it is Tolstoy’s concern with the limits of language, with the possibility of achieving knowledge of the most important things through language, that seems to have had a more durable impact. Indeed, as I noted, Wittgenstein’s formidable mistrust of philosophy as a way of coming to terms with the world has much in common with Tolstoy: both Tolstoy and Wittgenstein cast doubt on the efficacy of philosophy, on the resources available to the latter to effect change, to address questions that may bring about a new orientation to the world. » (Love, J. A Guide for the Perplexed. London, New York: Continuum Publishing, 2008, p.151). – Thompson, pour sa part, met le Tractatus et Ma Confession en correspondence selon les traits communs suivants: « What we see then if we place the Tractatus and A Confession alongside of one another is a cluster of shared ideas. (1) Philosophy is not science. (2) Philosophy is an activity of clarification. (3) That clarification allows us to see what sentences have meaning, what sentences are coherent but contentless uses of symbolism (tautology) and what senses are constructions to which no clear meaning has been given (nonsense). And (4) this clarification does not depend upon any special technical knowledge; it simply engages our native abilities. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98).
[20] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section IX – Cf. dans ce sens le paragraphe 6.4312 du Tractatus: « La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps. »
[21] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969, p.16.
[22] Idem, p.30.
[23] Sans pouvoir ici m’attarder à une approche détaillée de ce qu’est le « stoïcisme », je voudrais seulement souligner que le Christianisme de Tolstoï semble porter aussi une teneur stoïcienne dans sa quête de l’apaisement de l’âme. Cet aspect de la tranquillité de l’âme est ce qui le caractérise essentiellement à travers l’accomplissement d’une vie pleinement vertueuse. Dans ce qui suit une telle approche ne sera pourtant qu’implicite.
[24] Cf. aussi 8.7.16 – « La crainte de la mort est le meilleur signe d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise. »
[25] Bonheur et malheur ne se rapportent alors au bien et au mal qu’en relation à la bonne ou à la mauvaise volonté, et c’est pour cette raison que Wittgenstein ajoute à « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » la phrase: « il n’y a ni bien ni mal » (8.7.16). Certes, il n’y a ni bien ni mal « en soi » ou dans le monde. – Je ne peux pas ici trop m’attarder au concept (sans doute très important) de sujet du vouloir, mais on doit certainement le comprendre sous une influence schopenhauerienne: le sujet ne se trouve pas dans le monde, mais est limite du monde et en tant que tel tout ce qui peut vraiment être changé par l’attitude morale correcte vis-à-vis du monde (contingent) des faits.
[26] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969.
[27] Idem, p.124.
[28] Idem, p.132.
[29] C’est parce que Wittgenstein a une conception très particulière de Dieu et du « Christianisme », par le biais justement de Tolstoï, que le « Dieu Père » n’est pas moins identifié au « Destin » et au « monde en sa totalité ». Il ne s’agit donc pas d’une conception typique et traditionnelle – en conformité avec « les savants de l’Église » – de Dieu. C’est en effet par là que ce « type de bonheur » s’accorde finalement avec le point de vue solipsiste du Tractatus, vu que le sujet est ce point sans extension auquel s’accorde toute la réalité (5.64).
[30] Épictète, 2004, III, 1, 40. – Cela n’est pas sans rappeler la distinction faite par Wittgenstein entre la vie de l’esprit et la vie « physique ou psychologique »: « Le monde et la vie ne font qu’un. La vie physiologique n’est naturellement pas « la vie ». Pas plus que la vie psychologique. La vie est le monde. » (24.7.16). Ici, la « vie » qui s’identifie au monde est assurément la vie du sujet du vouloir en tant que limite; et « monde » ne signifie clairement pas le « monde des faits », mais précisément la « totalité du monde » (6.45).
[31] Une compréhension qui dépasse ainsi la mise en question de sa propre existence: il ne s’agit pas de tout considérer sous la menace de la mort. On dépasse donc la question même pour le sens de la vie telle que posée par Tolstoï: «  Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?  » (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).

  
Janyne Sattler,(Post-doctorante, Université Fédérale de Santa Catarina, Brésil)

Janyne Sattler est D. Phil. en Philosophie (Université du Québec à Montréal) sous la direction du professeur Mathieu Marion. (Titre de la thèse: Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus.) Elle s’intéresse plus particulièrement au «premier» Wittgenstein, à la littérature, l’éthique, le stoïcisme et le cosmopolitisme. Sa recherche porte actuellement sur les possibilités pédagogiques chez Wittgenstein, liées au cosmopolitisme et à la responsabilité morale. Elle a entres autres publié :
“Atividade pedagógica e o Tractatus : Estoicismo, Literatura e Responsabilidade Moral.” Ethic@ (UFSC), vol. 9, n. 3, 2010, p.93-118; http://www.cfh.ufsc.br/ethic@/etesp.art%207%20Janyne.pdf.
“Moral judgments as part of what ethics must show.” Image and Imaging in Philosophy, Science, and the Arts. Papers of the 33rd International Wittgenstein Symposium, vol. xviii, Kirchberg am Wechsel, 2010, p.288-289.
“Kantian Anthropology and the Feminine Task of Morality”. Ethic@ (UFSC), vol.6, 2007, p.189-203; http://www.cfh.ufsc.br/ethic@/et62art3.pdf.
“A tarefa positiva da ética tractariana.” Dissertatio [23] (UFPel), inverno 2006, p.115-135.


24 févr. 2018



Giorgio Agamben
 : 
Pardès. 
L’écriture de la puissance








par Robin Guilloux


 

Cet essai de Giorgio Agamben, dont je présente ici deux  extraits : l'apologue talmudique des quatre rabbis dans la Haggada (Pardès) et le commentaire de Moïse de Leon (Exil),  illustre la manière dont les grandes œuvres de la spiritualité juive, notamment le Talmud et le Zohar peuvent stimuler la réflexion philosophique contemporaine.
Agamben établit un parallèle entre un personnage fictif de la Haggada, rabbi Aher, dit "l'Autre", présenté comme une figure d'Adam, le père de l'humanité, qui échappe à la mort et à la folie, mais "saccage les jeunes plants" et ne parvient pas à sortir du jardin de la connaissance séparée, où il erre interminablement et Jacques Derrida, témoin et penseur de la crise contemporaine du langage.
Comme l'a montré Michel Foucault dans Les mots et les choses, cette crise, en tant que suspicion quant au pouvoir du langage de signifier la vérité, voire de son pouvoir signifiant en général a été préparée dès l'âge classique (XVI-XVIIème siècle) par le passage du règne de la similitude à celui de la représentation. A partir de l'épistémè classique, le langage n'est plus pris dans le monde, mais revêt une dimension autonome ; il n'est plus, si l'on peut dire, que la représentation des choses à travers la dimension binaire d'un signifiant conventionnel et d'un signifié : le "concept". Le signe devient, selon Foucault, "la représentativité de la représentation en tant qu'elle est représentable." La fameuse "déconstruction" derridienne ne ferait qu'achever le processus logique entamé par l'âge classique pour interroger dans tous les domaines (morale, politique, philosophie, littérature, théologie, etc.) et pour dissoudre les vestiges "substantialistes", antérieurs à l'âge de la représentation, retenant des analyses de Ferdinand de Saussure la mise entre parenthèse du référent et l'idée que le langage est avant tout un système de différences.
La conception classique du langage correspond à une nouvelle conception de la science qui se déploie désormais, selon Foucault sous l'aspect de la mathésis, la science universelle de la mesure et de l'ordre et de la taxinomie. La mathesis va permettre de réaliser le mot d'ordre de Descartes : "se rendre comme maître et possesseur de la nature" et entraîner la subordination de la science à la technique, du savoir à la volonté de puissance planétaire sur la nature conçue comme pure étendue géométrique et réservoir inépuisable d'énergie.
Et de même que la dimension ternaire du signe est réduit à sa dimension binaire (signifié/signifiant), la dimension ternaire de l'ontologie, encore présente dans les Méditations métaphysiques de Descartes : l'homme, le monde et Dieu est rabattue sur le face à face du cogito et du monde, ramené chez Kant à la sphère des phénomènes et excluant l'inconditionné (la liberté, l'âme, Dieu...), désormais chassés du domaine de la connaissance et cantonnés dans celui de la morale et de la  foi.
Mais le fait de fonder les conditions de la vérité sur la subjectivité humaine entraînait une remise en question de la notion même de vérité comme "aléthéia" (dévoilement), problème qui avait déjà été entrevu par Platon dans le Protagoras ("L'homme est la mesure de toutes choses, du vrai et du faux, du beau et du laid, du bien et du mal."). La fissure du relativisme devait fatalement s'élargir et entraîner, après l'optimisme de la philosophie des Lumières, une crise du langage  qui a d'abord été ressentie et exprimée dans la littérature et la poésie (Mallarmé, Hölderlin, Artaud), puis dans la philosophie, Jacques Derrida étant celui qui, à la suite de Heidegger auquel il emprunte la notion de "déconstruction" (Abbau) -  a perçu et analysé cette crise avec la plus grande acuité.
Mais tandis qu'un certain courant de la poésie moderne peut être considéré comme un "retour amont" vers un statut antérieur du langage, dans lequel les mots ne faisaient qu'un avec le monde et renvoyaient à une langue première, "adamique", garante in fine des correspondances et des similitudes, les poètes œuvrent dans un monde où le langage ne renvoie plus à autre chose qu'à lui-même - Agamben parle de la conception auto-référentielle d'un langage privé de son pouvoir de dénotation, de sa référence univoque à un objet, mais qui signifie encore en quelque manière lui-même (qui se signifie lui-même) (p.300) -, le langage scientifique ayant détrôné, voire déconsidéré, toutes les autres formes de langage :
"Cette crise (au sens étymologique) * de la terminologie est aujourd'hui la situation même de la pensée et Jacques Derrida est, sans doute, le philosophe qui en a pris conscience le plus radicalement. Sa pensée interroge et remet en cause le moment terminologique même (donc le moment vraiment poétique) de la pensée, il en expose la crise. Cela explique le prestige de la déconstruction dans la philosophie contemporaine, mais aussi les polémiques qui l'entourent. En effet, elle suspend le caractère terminologique du vocabulaire philosophique : indé-terminés, les mots semblent alors interminablement flotter dans l'océan du sens. Il ne s'agit naturellement pas d'une opération que la déconstruction accomplirait par caprice  ou par violence affectée ; au contraire, c'est cette révocation même de la terminologie philosophique qui constitue son indépassable actualité.
* Crise : du latin médiéval crisis (« manifestation grave d’une maladie »), issu du grec κρίσις, krisis (jugement). L'étymologie du mot "crise" renvoie donc à un double sens :  D'abord, crisis, en latin médiéval, signifie manifestation violente, brutale d'une maladie. C'est le moment paroxystique d'une maladie, quand elle s'exprime le plus vivement et qu'elle s'accompagne d'un changement de symptômes : des sueurs, une hémorragie abondante, des tremblements violents, etc. Mais si on remonte plus en amont dans l'étymologie, on retrouve le grec krisis qui signifie jugement, décision. Le rapport le plus généralement admis est que la crise correspond à un moment clé, à un moment charnière, à un moment où, en quelque sorte, "tout doit se décider". D'une certaine façon, la crise c'est 'le moment ou jamais". Autrement dit, la crise renvoie à la fois à l'idée de douleur et d'opportunité. Ou plus précisément à un moment d'opportunité vécu dans la douleur. Comme le dit Hölderlin : "Là où croit la danger, croît aussi ce qui sauve."
La pire méprise du geste derridien serait cependant d'en épuiser l'intention dans cette pratique déconstructrice de la terminologie philosophique, qui la livrerait simplement à une dérive et une interprétation infinie. Même s'il remet en question le moment poético-terminologique de la pensée, Derrida ne renonce pas, de fait, à son pouvoir nominateur, il "appelle" encore par des noms (comme quand Spinoza dit : per causam suam intellego... ou quand Leibniz écrit : la Monade, dont nous parlerons ici...) : il y a pour lui, en un sens, une terminologie philosophique, mais qui a complètement transformé son statut, ou, mieux, a montré l'abîme sur lequel elle reposait depuis toujours. Comme Aher, il entre au paradis du langage, où les mots atteignent leur limite ; mais, comme Aher, il "saccage les jeunes plants", faisant ainsi l'expérience de l'exil de la terminologie, de sa survie paradoxale dans l'isolement de toute dénotation univoque." 
Cependant, conclut Giorgio Agamben, c'est grâce au séjour obstiné d'Aher dans l'exil de la Shekina que rabbi Akiba peut entrer au paradis du langage pour en sortir sain et sauf." (p.308)
En d'autres termes, si l'on comprend bien, c'est grâce au travail de déconstruction de l'univocité dénotative du langage philosophique dont la pensée occidentale était prisonnière, entrepris (entre autres) par Derrida, travail qui ne fait que diagnostiquer la crise du langage, au sens étymologique du mot "crise" (un moment d'opportunité vécu dans la douleur) et contribuer à la mener à son terme, qu'un autre rapport au sens, ni littéral, ni allégorique, ni même talmudique, mais "mystique" devient possible. 
Pardès
Le second chapitre du traité talmudique Hagigah (littéralement : "offrande") traite des matières dont il est licite d'être instruit et de celles qui ne doivent en aucun cas être l'objet d'investigations. La Mishnah qui ouvre le chapitre dit : "Les relations interdites ne doivent pas être examinées en présence de trois (personnes), ni les œuvres de la création en présence de deux, ni le Char céleste (la Merkaba, le Char céleste de la vision d'Ezéchiel, symbole de la connaissance mystique) en présence d'un seul, à moins qu'il ne soit un sage déjà au courant par lui-même. Pour quiconque étudie quatre choses, il vaudrait mieux ne pas être né. Ces quatre choses sont : ce qui est dessus, ce qui dessous, ce qui est avant et ce qui est après (c'est-à-dire, l'objet de la connaissance mystique, mais aussi de la métaphysique qui prétend chercher à connaître l'origine surnaturelle des choses)." Au feuillet 14b on lit cette histoire, qui ouvre un cycle bref de haggadoth qui ont comme protagoniste Aher (littéralement "l'Autre"), nom dont fut appelé Elisha ben Abuya après son péché :
Note : L’Aggada (judéo-araméen : אגדה, « récitation ») ou Aggadata désigne les enseignements non-législatifs de la tradition juive ainsi que le corpus de ces enseignements pris dans son entièreté. Ce corpus de la littérature rabbinique recouvre un ensemble hétéroclite de récits, mythes, homélies, anecdotes historiques, exhortations morales ou encore conseils pratiques dans différents domaines. Il est principalement recueilli dans le Talmud et dans diverses compilations de Midrash Aggada, dont l'une des plus connues est le Midrash Rabba, ainsi que dans des genres non-rabbiniques comme la littérature apocalyptique et judéo-hellénistique. La fonction première de l’Aggada, forme d'exégèse scripturaire visant à tirer de la Bible des enseignements non-législatifs, laisse progressivement la place à celle de capter l'attention de l'auditoire afin de rendre l'enseignement législatif plus intéressant et vivant ; elle peut d'autrefois viser à l'édifier. Outre son rôle primordial dans la formation du folklore juif, l’Aggada devient, du fait de son étendue et de sa relative licence narrative, le terreau de la créativité juive dans ses diverses formes littéraires, de la philosophie à la Kabbale et à la poésie liturgique. (source : wikipedia)
Quatre rabbis entrèrent au Pardès, c'étaient Ben Azzai, Ben Zoma, Aher et rabbi Akiba. Rabbi Akiba dit : "Quand vous parviendrez aux pierres de marbre pur, ne dites pas : de l'eau ! de l'eau ! Car il est dit : celui qui dit le faux ne se tiendra pas devant mes yeux. Ben Azzai jeta un regard et mourut. L'Ecriture dit de lui : la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur. Ben Zoma regarda et devint fou. L'Ecriture dit de lui : tu as trouvé le miel ? Manges-en juste assez ou tu en seras repu et tu vomiras. Aher saccagea les jeunes plants. Rabbi Akiba sortit sain et sauf.
Selon la tradition rabbinique, le Pardès (verger, Paradis) signifie la connaissance suprême. Ainsi dans la kabbale, la Shekinah, la présence de Dieu, est dite Pardès-ha-Torah le paradis de la Torah, c'est-à-dire sa plénitude, sa révélation accomplie. Cette interprétation gnostique du mot "Paradis" est le patrimoine commun de maints courants hérétiques non seulement judaïques, mais aussi chrétiens. Aymeric de Bène, dont les disciples monteront au bûcher le 12 novembre 1210, affirmait que Paradis signifie "connaissance de la vérité, et nous ne devons pas en espérer un autre".
L'entrée des quatre rabbins au Pardès est donc une figure de l'accès à la connaissance suprême, et la Haggadah contient une parabole sur les risques mortels inhérent à cet accès. Dans cette perspective, que signifie alors le "saccage des jeunes plants", que l'histoire attribue à Aher, face à la mort de Ben Azzai et à la folie de Ben Zoma ? Nous n'avons aucune certitude, mais la kabbale identifie le "saccage des jeunes plants" au péché le plus grave dans lequel on puisse tomber sur le chemin de la connaissance. ce péché est défini "isolement de la Shekinah" et consiste dans la séparation de la Shekinah des autres Sephirot, et dans sa compréhension comme un pouvoir autonome. La Shekinah est, pour les kabbalistes, la dernière des dix Sephiroth, c'est-à-dire des attributs ou paroles de Dieu, celle qui exprime la présence divine elle-même, sa manifestation ou son habitation sur la Terre. En saccageant les jeunes plants (c'est-à-dire les autres Sephiroth), Aher a séparé la connaissance et la révélation de Dieu des autres aspects de la divinité.
Ce n'est donc pas un hasard si, dans d'autres textes, le saccage des jeunes plants est identifié au péché d'Adam, qui, au lieu de contempler la totalité des Sephiroth, préféra contempler seulement la dernière, qui semblait représenter à elle seule toutes les autres. De cette façon, il sépara l'arbre de la science de l'arbre de la vie. L'analogie Aher-Adam est significative. Comme Adam, Aher, "l'Autre", représente ici l'humanité en ce que, faisant du savoir son destin et sa puissance spécifique, elle isole la connaissance, qui n'est pas la forme accomplie de la manifestation divine, des autres Sephiroth dans lesquelles la divinité se révèle. Dans cette condition d'"exil", la Shekina perd ses pouvoirs et devient maléfique (avec une imagination enflammée, les kabbalistes disent qu'elle "suce le lait du mal").
Exil
Moïse de Léon, l'auteur du Zohar, nous a transmis une autre interprétation de l'histoire des quatre rabbins. D'après cette lecture, la Haggadah est, en vérité, une parabole sur les exégèses du texte sacré et, plus précisément, sur les quatre sens de l'écriture. Chacune des quatre consonnes du mot Pardès représente un des sens : 
  • P pour Peshat, le sens littéral
  • R pour Remez, le sens allégorique
  • D pour Derasha, l'interprétation talmudique
  • S pour Sod, le sens mystique
En correspondance, dans le Tiqqune Ha-Zohar, chacun des quatre rabbins incarne un niveau de l'interprétation : Ben Azzai, qui entre et meurt, est le sens littéral, Ben Zoma est le sens talmudique, Aher est le sens allégorique et Akiba, qui entre et sort indemne, est le sens mystique.
Dans cette perspective, comment comprendre le péché d'Aher ? Nous pouvons voir dans le saccage des jeunes plants et dans l'isolement de la Shekinah un risque mortel implicite dans tout acte d'interprétation, dans toute confrontation avec un texte ou un discours divin ou humain. Ce risque c'est que la parole, qui n'est autre que la manifestation et la non-latence de quelque chose, se sépare de ce qu'elle révèle, et acquière une consistance autonome. Le Zohar définit ailleurs, et de façon significative, l'isolement de la Shekinah comme une séparation entre la parole et la voix (la Sephira Tipheret). Le saccage des jeunes plants est, alors, un experimentum linguae, une expérience de langage qui consiste à séparer la parole autant de la voix qui la prononce que de sa référence. Une parole pure, sans plus de voix ni de référent, indéfiniment suspendue dans sa valeur sémantique et isolée en elle-même : tel est le séjour d'Aher, de "l'Autre", au Pardes. C'est pourquoi il ne peut ni périr au Paradis du langage, en adhérant au sens comme Ben Zoma et Ben Azzai, ni en sortir sain et sauf comme Akiba. Il accomplit jusqu'à son terme l'expérience de l'exil dans la Shekinah. C'est-à-dire l'expérience du langage humain. Le Talmud dit de lui : "Il ne sera pas jugé, ni n'entrera dans le monde à venir."
Note : Le Sepher ha-Zohar (Livre de la Splendeur), aussi appelé Zohar (זֹהַר), est l'œuvre maîtresse de la Kabbale, rédigée en araméen. La paternité en est discutée : il est traditionnellement attribué à Rabbi Shimon bar Yohaï, Tana du IIème siècle, mais la recherche académique considère aujourd'hui qu'il fut rédigé par Moïse de León ou par son entourage entre 1270 et 1280. Il s'agit d'une exégèse ésotérique de la Torah ou Pentateuque.

Un point de vue légèrement différent et complémentaire : 
"Cette histoire présente, semble-t-il, les dangers de la rencontre avec le paradis, ou de l'expérience directe de Dieu. Ben Azzaï a échoué car il a uniquement fait appel à son intellect. Les rabbins disent que son désir de Dieu était si grand qu'il a abandonné son corps pour que son esprit puisse rester au paradis. Ben Zoma n'a pas eu la force d'esprit de maîtriser ce qu'il avait rencontré. Comme trop de miel incite à vomir, il s'est aussi trouvé submergé. Asher, tellement troublé par cette expérience, tourna le dos au judaïsme et fut ainsi dénommé Asher, signifiant l'Autre, et perdit son véritable nom. Ben Abuya. Seul Akiva fut capable de supporter l'expérience du Jardin parce qu'il était complètement intégré d'un point de vue spirituel, intellectuel et émotionnel." (Janet Berenson-Perkins, Les secrets de la Kabbale, Editions Soline, 2002, p.8)




Giorgio Agamben, Pardès. L'écriture de la puissance : essai publié dans la Revue philosophique, 1990, n°2 traduit par J. Laporte avec la collaboration de M. Picard et P. Lorau
Giogio Agamben, La puissance de la pensée, Essais et conférences, traduit de l'italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, Bibliothèque Payot&Rivages, 2006, p.293 et suivantes.

16 janv. 2018

Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.
Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.
Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit à priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.
L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante des centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son étude sur "Paris et l’agglomération parisienne" (Bibliothèque de sociologie contemporaine, PUF, 1952) note qu’ "un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont " ; et présente dans le même ouvrage - pour montrer "l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit " - le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement : ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’Ecole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.
Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives - dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte - , ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.
Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.
Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote - parce que tout cela participait d’une même libération antidéterministe - quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : "il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ". Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être "aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité ", et, par conséquent, "vraiment indépendants les uns des autres ".
Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : "Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé."
On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou de cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.
La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.
Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même d’avantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.
L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.
Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.
Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il vaut la peine ( à l’extrême limite la dérive statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).
L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier lui-même inconnu, jamais parcouru n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.
La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le "rendez-vous possible". Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce "rendez-vous possible" l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un "autre rendez-vous possible" à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le "rendez-vous possible". De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre "rendez-vous possible" à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque infinies de ce passe-temps.
Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.
Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit les axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser à l’aide de vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.
Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : " Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus."
Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.
Guy-Ernest Debord

Publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958.
&

8 janv. 2018


 

Lorsqu’on découvre l’oeuvre d’Emmanuel Bove, on est frappé par une vision désespérée et désespérante de l’existence. L’homme apparaît comme une marionnette usée et désarticulée qui ne prend forme humaine qu’en s’agitant de façon absurde. Il se débat mais ne parvient jamais à se libérer de ses fils qui sont à la fois sources de vie et causes de souffrances. S’il est une constante chez Bove, c’est bien le refus de la réalité qui n’est qu’une déception permanente, l’anéantissement de tous les espoirs et de tous les possibles. Mais l’homme est obstiné et aspire infailliblement à ce qu’il ne peut être. 
En mélangeant monologue intérieur et narration à la première personne, Bove intègre le courant de conscience à la trame du récit. Il a l’avantage, par ce procédé, de pouvoir mettre en valeur les gestes quotidiens les plus anodins, accentuant ainsi leur côté touchant sans pourtant faire oublier leur médiocrité. Tout se passe chez Bove comme si le monologue intérieur lui offrait une possibilité d’analyse supplémentaire, un recul qui lui permettrait de voir plus loin et plus précisément que le souvenir ou le présent de l’action. C’est de cette manière qu’il construit la plupart de ses romans dont le surprenant Un homme qui savait. Le roman est tout entier centré sur le personnage de Maurice Lesca, ancien médecin, qui mène avec sa soeur une existence misérable et repliée sur elle-même. C’est une victime, le prisonnier d’un quotidien sordide qu’il espère néanmoins changer. Lesca vit dans un minuscule appartement minable. Ne percevant pas de retraite, il se trouve dans la plus grande indigence. Cependant, son désespoir ne l’empêche nullement de dire : « Un homme n’est jamais perdu car quelque avancé que soit son âge, quelque délabrée que soit sa santé, il peut toujours avoir de nombreuses années à vivre, et tant qu’on vit tout est possible. » [1] Lesca souffre de la détresse matérielle dans laquelle il est inextricablement englué mais il cherche à améliorer sa situation, sans pourtant, il est vrai, faire beaucoup d’efforts. Dépité par son triste sort, il exerce son ressentiment sur sa soeur et la manipule comme un chat une souris, cherchant inlassablement le moyen de mieux tenir sa proie, lâchant prise pour mieux la reprendre, soufflant alternativement le chaud et le froid. C’est un être pitoyable, malade, d’une saleté incroyable et sa mise défaite pousse plus au rire qu’ à la pitié : « Il portait un chapeau amolli par le temps, rabattu non seulement sur les yeux, mais sur les oreilles et sur la nuque. Son pardessus gris-vert était ample. (...). Pour qu’on ne s’aperçût pas qu’il n’avait ni col ni cravate, un cache-col était croisé sur sa poitrine. Son pantalon trop long lui cachait les talons. Ses chaussures usées n’avaient plus de forme précise, et ne se ressemblaient même pas exactement. » [2] Mais ce dont souffre atrocement Lesca, c’est d’un manque chronique d’imagination. Comme la majorité des personnages boviens, il ne porte jamais le regard au-delà d’une vie limitée aux petites contrariétés de tous les jours : boire, manger, dormir, respirer, trouver un logement. Il aspire aussi à se blottir contre la douceur d’une femme. Mais tout ceci est malheureusement inaccessible pour lui. C’est alors que l’on note un violent contraste entre la platitude des ambitions de Maurice Lesca (par exemple retenir Emily près de lui en lui faisant miroiter d’hypothétiques rentrées d’argent et acquérir une fortune personnelle) et l’opiniâtreté qu’il met à satisfaire son « projet », sans rougir de recourir à des procédés indélicats ( trahir la confiance de Madame Maze et lui ravir son argent). Ceci montre clairement les abîmes de son insignifiance, dans laquelle il dépense bien inutilement le peu d’énergie dont il est pourvu, et renforce l’impression d’une réalité en décalage constant, en mésintelligence avec l’existence : « Et dire que chaque jour se ressemble, et que je suis là, et qu’il est peut-être trop tard, et que je serais peut-être toujours là. [3] »
L’oeuvre de Bove présente une réalité au ras du quotidien où les plus petits détails prennent sens et ne sont pas sans évoquer l’atmosphère des films de Marcel Carné. Les personnages boviens sont marqués d’une qualité morbide qui les voue à l’indignité, à la déchéance. Souffrance, disgrâce fondamentale, infirmité de constitution, précarité, tel est leur lot. Ils sont atteints d’un défaut d’existence, d’une myopie de perspectives qui les rend incapables de sortir de la réalité qui progressivement les étouffe. Il en est ainsi du personnage du Beau-fils, Jean-Noël Oetlinger, qui est un jeune homme profondément insatisfait. Il cherche à rendre son existence meilleure mais n’y parvient jamais. Il souffre de ne pas savoir vivre. Pourtant, il fait preuve de bonne volonté mais ses efforts n’aboutissent à rien. Bien que l’ouvrage semble placé sous le signe de l’action, on s’aperçoit à la fin que rien n’a été atteint, que l’action n’a mené nulle part. La triste conclusion qui ramène l’antihéros à son point de départ est donnée par sa belle-mère dans une lettre qu’elle adresse à son infortuné beau-fils : « Tu es à un carrefour. Mon cher enfant, je souhaite de toutes mes forces que tu prennes la meilleure route. » [4] Tout comme Lesca, il contemple son échec et reste seul avec son amertume et sa déception. On ne peut s’empêcher ici de rapprocher Le Beau-fils de L’Education sentimentale de Flaubert, où l’on attend pendant tout le roman la réalisation des deux projets de Frédéric Moreau : réussir en amour et en politique. Comme Frédéric, Jean-Noël fait des études de droit et, comme lui, il échoue, aussi bien dans sa vie sentimentale que dans sa vie professionnelle.
 L’action mène donc à l’échec. Les personnages boviens sont humiliés, rejetés et sombrent dans une tristesse radicale. Ils ressentent une profonde douleur d’exister, sombrent dans la mélancolie. Ils n’ont plus d’intérêt pour le monde, ils sont figés, confrontés à un Réel qui les terrifie.
 Emmanuel Bove éprouvait un profond malaise devant l’existence humaine et toute son oeuvre l’atteste. Il décrit sans relâche la situation impossible de l’homme, pris dans le piège d’un monde qui l’asphyxie, emporté dans une vie de souffrance et de turpitudes. L’homme n’est donc libre que de souffrir toute son existence ou d’y mettre fin. L’oeuvre bovienne montre que rien ne peut s’organiser au-delà de ces deux possibilités. Le moindre petit effort rend le personnage bovien à la fois joyeux et très malheureux ; le bonheur d’un moment fragile de volonté lui faisant regretter de n’avoir pas pu, de n’avoir pas su, montrer une plus grande détermination, laquelle aurait été capable de changer le cours de son existence et donc d’échapper à l’absurde. Bove reconnaît l’importance de la volonté dans le malaise existentiel mais il reste persuadé que la volonté n’est pas tout et qu’il faut savoir tenir compte des circonstances de la vie dont l’homme est tributaire. C’est ce qu’il nous démontre dans Journal écrit en hiver où le narrateur, Louis Grandeville, écrit : « Ce qui me terrifie, c’est que je suis tout le temps malheureux et que tout le temps j’agis en homme heureux. Je ne prends jamais un bonheur entièrement. Mes joies, je les méprise au fond de moi-même. (...). Une voix s’élève en moi qui, à chaque pas, à chaque événement, me dit que ce pas et cet événement ne sont dus qu’aux circonstances. Malgré tout l’amour que j’ai pour Madeleine, elle n’est que la femme que j’ai rencontrée, alors que celle que j’aime je ne peux pas la rencontrer, car il est impossible qu’au milieu du monde je la trouve, parce qu’elle n’est peut-être pas née ou qu’elle est morte depuis des siècles. » [5] Vision cruelle et lucide de l’homme, prisonnier d’un monde où il ne peut pas prendre sa place. Les personnages de Bove sont totalement incapables d’agir autrement que d’une manière sordide ou dérisoire. Ils rejoignent en cela le personnage de Gontcharov, Oblomov, devenu le symbole de la velléité. Inquiets ou velléitaires, ils observent froidement la fatalité qui les gouverne et, parfois, s’en étonnent. Ils savent les révoltes vaines et les victoires illusoires, ce sont des héros négatifs dont l’empreinte sur le monde est en creux. Il n’y a donc rien à faire, tout est déjà réglé, programmé, comme le remarque le narrateur du Journal en hiver, cobaye de son existence qui prépare et dissèque à la fois sa déchéance : « Il n’y a donc rien à faire, rien, rien, et c’est cela qui est la cause de tout. C’est de savoir que jamais je ne serais plus heureux qu’à présent, ni plus malheureux, que tout ce qui peut m’arriver me semblera sans intérêt, et que malgré cela je vis, j’aime, et je suis parfois content. » [6] Le caractère machinal de l’existence, ôtant tout autre but à la vie que la mort, rend absurde cette agitation quotidienne. Bove dépeint une humanité fondamentalement incapable de transcender sa faiblesse, un monde où la révolte est une illusion, une faiblesse supplémentaire. C’est ce qu’exprime le personnage de Départ dans la nuit et de Non-lieu. Ce dernier n’est pas moins velléitaire que ne l’étaient les personnages des romans précédents, cependant, alors que les autres étaient des velléitaires à priori, il se situe sur l’autre versant de la velléité. Il a, en effet, commis un acte, en l’occurrence le meurtre, d’ailleurs accidentel, de deux sentinelles allemandes. Or, cet acte, bien loin de le libérer, n’aboutit qu’à décupler son irrésolution, le précipitant dans une terreur existentielle qui ne le quittera plus. Ses doutes et ses peurs sont exacerbées jusqu’à la paranoïa et l’horreur de vivre, de potentielle qu’elle était, devient concrète et définitive. Le monde extérieur n’est plus vécu que comme un cauchemar et l’humanité qui le peuple devient irrémédiablement hostile. C’est une humanité où même le cri, cette parole inarticulée qui devrait être amplifiée par l’amertume et la souffrance, est atténué, étouffé. Il s’agit d’une humanité qui n’a aucune issue, la condition de l’homme étant de se débattre sans espoir dans un désert. Bove sait que cette pulsion négative, qui fait le malheur de l’homme en l’empêchant d’agir de façon gratifiante, lui est fatalement attachée. 
Chez Bove, la liberté humaine est un leurre et ses personnages font preuve d’une résignation qui semble vouloir témoigner de leur impossibilité à se libérer de leurs pulsions destructrices. Le doute, qui constitue l’un des modes de pensée fondamentaux du roman de la conscience malheureuse, fait partie intégrante de son oeuvre. Ses personnages, de la même manière que ceux de la conscience malheureuse, suivent un itinéraire plein « d’hésitations et d’essais infructueux » [7]. C’est bien le cas de Louis Grandeville : « Je ne suis pas neurasthénique, ni sentimental. Je ne suis rien de particulier. D’où vient alors que je ressemble à ce point à une épave ? Si on était entré en coup de vent au moment où je pleurais, je me serais dressé comme si rien n’était et j’eusse fait ce qu’on m’aurait proposé avec la gaieté nécessaire, comme si jamais je n’avais souffert. Ce n’est pourtant pas de la comédie que tout cela. Je ne me trompe pas. Je pleure. Je souffre et je ne peux rien contre moi-même (...). Je suis incapable d’envisager une autre existence. » [8] Le doute entraîne le personnage dans un cercle vicieux dont il ne parvient jamais à s’échapper. Victime de sa propre inertie, il se laisse étouffer, incapable d’une once de réaction : « J’avais le sentiment d’être une misérable loque et, ce qu’il y a d’effrayant, ce sentiment, au lieu de me stimuler, m’accablait encore davantage. J’ai observé que c’est justement à ces moments de désespoir que le monde trouve la force de réagir. Chez moi, c’est le contraire qui se produit. Je sens que je m’enlise. Tout ce que j’ai désiré m’apparaît comme des folies. Je n’ai plus le courage de bouger, encore moins de me défendre. Je deviens une misérable épave. » [9]
 Par conséquent, l’homme n’est rien. Seules comptent les circonstances, pas les intentions. On remarque chez Bove une véritable dialectique de la lâcheté selon laquelle tous les hommes sont finalement interchangeables, puisqu’ils ne peuvent rien faire d’autre que ce qu’ils doivent faire. Le narrateur d’Histoire d’un fou essaie pourtant de prouver le contraire en élaborant le projet suivant : rompre volontairement tous liens avec les êtres qu’il aime (parents, femme, amis). Cependant, il ne réussit pas à nous convaincre qu’il puisse régner en maître sur sa destinée (comme il le prétend !). D’ailleurs, cette Histoire d’un fou, qui revêt l’aspect clos de la nouvelle, ne tourne-t-elle pas en rond ? Et que faut-il penser de cette adresse au lecteur ? : « Ne craignez rien, je ne me perdrai pas. L’histoire que l’on va lire, je la raconterai sans m’écarter du sujet. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vraiment je suis bon. Je vous l’assure. Je vous le jure. Et ce que je jure est vrai. (...). Nous allons procéder par ordre comme je l’ai dit tout à l’heure afin que tout le monde puisse comprendre ce qui s’est passé. Mais voilà. Il ne s’est rien passé au fond. » [10] Incapable de dominer le récit de sa propre histoire qui semble ne jamais vouloir commencer, Fernand Blumenstein n’a guère plus de prise sur sa vie, même s’il veut faire croire qu’il peut en disposer à sa guise en y mettant un terme.
Si les hommes se valent tous dans un monde dont ils ne font que subir l’influence, toute notion de culpabilité est définitivement écartée et la pression de la mécanique du destin peut s’en trouver adoucie. Même si elles demeurent des armes illusoires, le désespoir et la lâcheté peuvent devenir les instruments d’un bonheur particulier, volé, mais d’un bonheur quand même, un bonheur « faute de mieux », seule alternative à l’absurdité de l’existence, une petite consolation, mais qui se vit seul, que l’on cache car l’incommunicabilité entre les êtres est irréversible. 
Les êtres sont cruels envers eux et autrui. Cette absence de communication, que les personnages boviens semblent cultiver pour mieux en souffrir, est inéluctable car le langage est un facteur de troubles, une perpétuelle source de malentendus. Il est toujours inadapté aux circonstances car Victor Bâton et ses avatars ne savent pas le manier et le considèrent comme le plus redoutable de leurs ennemis : « Ses paroles étaient toujours en dessous de sa pensée. Et quand il lui était advenu de s’épancher auprès d’un ami, il voyait en son esprit les causes les plus profondes de sa solitude ou de sa détresse, il voyait le besoin immense d’affection qui débordait de son coeur, (...), cependant que ses paroles balbutiaient les mêmes mots pour des sens divers et qu’il sentait tout à coup qu’il s’éloignait d’eux à mesure qu’il parlait. » [11] Les personnages de Bove vivent avec l’angoisse chevillée au ventre d’être confrontés à l’incompréhension des autres, c’est la raison pour laquelle certains s’abstiennent volontairement de communiquer leurs émotions.
On observe ce phénomène de repli dans un des rares romans de Bove qui aurait pu être positif, Coeurs et visages. L’intrigue est simple : André Poitou s’achemine à pas lents vers l’hôtel Gallia pour fêter sa récente nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur. Un banquet l’y attend. Il traîne sous les enseignes lumineuses. Héros bonasse, Poitou n’est ni piteux, ni culpabilisé, il est absent. Autour de la nappe, les conciliabules sont menés sur un ton badin. Les conversations sont banales, conventionnelles. Il s’agit de ne pas se livrer, de rester humble, afin de ne pas susciter l’incompréhension d’autrui. Et quel est donc l’unique mobile de ces prises de paroles avortées, de ces empêchements maladifs, si ce n’est le désir de durer, d’attendre le lendemain sans s’ébrécher le coeur parce que le langage est l’ennemi qui peut détruire cette si fragile « harmonie » ? Les gens qui passent dans les couloirs boviens ne veulent pas se parler et, lorsqu’ils essaient, ils se heurtent au mieux à l’indifférence, au pire au mépris tout comme Henri Duchemin qui, sur le point de raconter sa triste existence à son interlocutrice, l’entend lui dire dans un grand éclat de rire : « Ne soyez pas ridicule. Si vous êtes malheureux, vous n’avez qu’à vous tuer. » [12] Quoi qu’ils fassent, la parole les fuit et le dialogue ne parvient pas à s’installer. Lorsque Victor Bâton pense avoir enfin trouvé l’ami qu’il cherchait, il ne peut que constater avec tristesse « combien (il) étai(t) peu préparé à lui parler. » [13] Et même entre deux amis de longue date, le dialogue s’essouffle et le langage montre son incapacité : « Il était en proie à un énervement tel que j’étais seul à entendre mes paroles. Je les voyais passer autour de sa tête sans jamais atteindre ses oreilles. Il semblait que les mots fussent des balles que je lançais mal. Et justement au moment où, lassé de sa distraction, je ne prêtais plus attention à ce que je disais, il parut m’écouter. » [14] Les deux protagonistes sont isolés, chacun dans sa sphère, et quand ils se rencontrent enfin, c’est pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas en phase, qu’ils se sont manqués. Ils ressentent des émotions qu’ils sont incapables de faire partager : « Je sentis qu’il cherchait un dernier mot à me dire, un mot qui résumât sa douleur, son espoir et qu’il ne le trouvait pas. » [15] S’il est un roman, dans tout l’oeuvre de Bove, qui illustre parfaitement la solitude, le manque à exister pour d’autres, c’est bien Départ dans la nuit. Roman d’initiation à la solitude et à la mort, il raconte l’évasion d’une douzaine de prisonniers français d’un camp allemand. Or, les évadés, au lieu de faire preuve d’une solidarité confraternelle, s’enferment dans un individualisme primaire. Ils donnent l’impression de s’être enfuis, non pour échapper à leurs bourreaux, mais par refus de toute vie en communauté. Non-lieu, qui semble marquer un retour à une certaine forme d’espoir en présentant l’arrivée du héros en France, montre en fait à quel point la solitude de l’homme est irrémédiable. Une fois revenu dans son pays, auprès de ses parents et amis, ils se sent finalement aussi solitaire que dans le camp de prisonniers allemand, peut-être même davantage : « Je sentis un vide affreux. J’avais vu beaucoup de mes amis. Mais il suffisait que je retournasse chez eux pour qu’ils devinssent plus froids à mon égard. » [16] 
Cet échec manifeste des relations avec autrui conduit l’individu à s’enfermer dans le cachot de sa solitude et à ressentir avec une acuité inégalée l’étrange douleur d’exister. Si adhérer à l’existence suppose de prendre assez de plaisir à son être pour se plaire, voire s’y complaire, la douleur d’exister met le sujet en porte-à-faux à soi. Il fait alors, au sens strict du terme, l’expérience de la solitude, autrement dit : il a lui pour tout autre. La douleur d’exister n’est donc pas simple privation, elle est encombrement de soi par une altérité douloureuse. Celui qui la ressent s’abandonne alors à la douleur. Lui et sa douleur font la paire : « Aujourd’hui, je me suis senti las, triste, abattu comme rarement je l’ai été. C’était quelque chose d’effrayant. Il me répugne de parler de moi, mais quand je pense à tous ces gens que je rencontre chaque jour, cela me fait du bien de les quitter pour rentrer en moi-même. » [17] 
Les ouvrages de Bove sont dominés par une perpétuelle rumination de problèmes insolubles ou supposés tels, laquelle finit par aboutir à une forme de néant logomachique. Il s’ensuit un profond désintéressement de tout passage à la praxis qui entraîne les personnages à se laisser sculpter par l’existence au lieu d’essayer d’y imprimer leur action. La pression exercée par le monde extérieur leur semble si forte qu’ils se sentent persécutés de toute part et sont intimement certains que les êtres vivants se sont tous ligués contre eux pour leur nuire : « La famille Lecoin habite aussi sur le palier. (...). Le mari ne m’aime pas. Pourtant je suis poli avec lui. Il m’en veut de ce que je me lève tard. Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêche de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort. (...). Chaque mardi, Mme Lecoin lave sur le palier. Souvent elle fixe son regard sur moi, mais je me méfie, car il serait très vraisemblable qu’elle me tendît un piège. » [18]
 A force d’être enfermé dans la solitude, on aspire à en sortir au plus vite et par n’importe quel moyen. Le personnage de Non-lieu, après avoir tant cherché à briser le cercle de sa maudite solitude, se sentant persécuté et donc terrorisé, décide d’aller chercher ailleurs paix et sécurité. Et quel endroit choisit-il ? L’Espagne franquiste ! « Je me retournai. Deux gardes espagnols s’approchaient de moi. Je savais qu’ils allaient me conduire en prison mais ça m’était égal : j’étais libre. » [19] La liberté dans la destruction et la mort.
 Dans Un Raskolnikoff, Changarnier se rend compte qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il en vienne à tuer le petit homme, et c’est sa pseudo-innocence qui le rend coupable. Il part donc à la recherche d’un châtiment pour un crime qu’il n’a commis qu’en rêve et se livre à la police en criant : « C’est moi... Je vous cherchais pour me rendre et pour que vous m’infligiez le châtiment que je mérite. » [20] Les sentiments qu’il éprouve lui sont devenus si pénibles qu’ils ont provoqué un changement dans sa perception de la réalité. Ils ont fomenté cette idée délirante de l’auto-accusation d’un crime qu’il n’a pas commis de façon effective, mais qu’il aurait pu commettre. 
Même le suicide, chez les personnages boviens, est involontaire. N’oublions pas que leur caractéristique majeure est l’inertie ! Ce sont les circonstances, encore une fois, qui agissent à leur place et les poussent au suicide. Le jeune Aftalion, au moment de l’acte décisif, n’en finit pas de se poser des questions : « Si je me jetais à l’eau, qu’est-ce qui arriverait ? En réalité, c’est très simple, je n’ai qu’à faire un pas, un seul pas en avant. Qu’est-ce qui m’empêche de faire ce pas ? » [21] C’est donc poussé par la curiosité qu’il ira jusqu’au suicide, entraîné par l’attrait de l’acte qu’il sent soudain en son pouvoir, grisé dans l’instant par cette possibilité qui s’offre à lui. Même sur le point de mourir, il se devine victime des circonstances puisqu’une fois au contact de l’eau « il sentit qu’il n’était déjà plus maître de lui. » [22]
 Le suicide est le fruit du hasard et dans la majeure partie des cas il reste hypothétique comme dans l’Histoire d’un fou où le narrateur laisse entendre qu’il pourrait mettre fin à ses jours. Dans la nouvelle intitulée Rencontre, la détresse du personnage est telle que, lorsque nous lisons : « J’ouvris la fenêtre » [23], nous sommes persuadés qu’il va s’élancer dans le vide par désespoir amoureux, ce que la dernière phrase ne dément pas entièrement mais le doute persiste. Si suicide il y a, ce sont encore les circonstances qui mènent la danse. Mais pour Bove, le suicide n’est pas une solution. Il s’en moque d’ailleurs par la bouche de Victor Bâton, père spirituel de toute une génération de velléitaires : « Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient. La semaine dernière, il s’en est fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère. » [24]
Dans la plupart des romans d’Emmanuel Bove publiés avant la seconde guerre mondiale, la pauvreté matérielle et morale, qui recouvre une indigence plus profonde plongeant ses racines dans le soubassement de l’homme, met à nu les ressorts psychologiques en dévoilant la bassesse pathétique de l’humain. Certes, les conditions économiques et sociales imposées à ses personnages ne sont guère brillantes, mais elles sont la manifestation d’un dénuement tragique où l’on peut apercevoir le plus petit dénominateur commun de l’espèce. Bove, tout au long de cette vie d’écriture, approfondit son autopsie sociale avec un sens étonnant du détail qui n’est pas pour rien dans son humour parfois allénien. Ses personnages apparaissent le plus souvent comme des observateurs neutres de situations qui les concernent pourtant directement. Eternels décalés confrontés malgré eux à l’opacité du Réel.


Notes
[1] Emmanuel Bove, Un homme qui savait, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 13.
[2] Ibid., pp. 7 et 8.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Le Beau-fils, Paris, Grasset, 1934, p. 373.
[5] Journal écrit en hiver, Paris, Flammarion, 1983, p. 44.
[6] Ibid., pp. 44-45.
[7] Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse, Genève, Droz, 1982, p. 295.
[8] Emmanuel Bove, Journal écrit en hiver, op. cit., pp. 43-44.
[9] Ibid., p. 169.
[10] Henri Duchemin et ses ombres, Histoire d’un fou, Paris, Editions Emile-Paul Frères, 1928, pp. 161-162.
[11] Monsieur Thorpe et autres nouvelles, Une illusion, Paris, Le Castor Astral, 1988, pp. 101-102.
[12] Henri Duchemin et ses ombres, op. cit., p. 12.
[13] Ibid., p. 73.
[14] Ibid., p. 96.
[15] Ibid., p. 114.
[16] Non-lieu, Paris, La Table Ronde, 1987, p. 159.
[17] Journal écrit en hiver, op. cit., p. 42.
[18] Mes amis, Paris, Flammarion, 1977, p. 16-17.
[19] Non-lieu, op. cit., p. 350.
[20] Un Raskolnikoff, Paris, Flammarion, 1986, p. 382.
[21] La coalition, Paris, Flammarion, 1986, pp. 324-325.
[22] Idem.
[23] Rencontre, Revue Jungle, n° 9, Paris, Le Castor Astral, 1986, p. 13.
[24] Mes amis, op. cit., p. 108.