25 avr. 2016

Supplément à la "Banalité de Heidegger", par
 Jean-Luc Nancy






(Le volume 97 de la Gesamtausgabe (Anmerkungen I-V des Schwarze Hefte allant de 1942 à 1948) n’a été publié qu’après la parution de mon livre. J’y avais cité un passage rendu public par Donatella di Cesare mais je n’avais pas encore lu le volume. Un passage a retenu mon attention et m’a paru exiger le supplément que voici.)

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Dans les Anmerkungen I du volume 97 les pages 138 et 139 (pp. 90-91 du volume) présentent un ensemble de trois paragraphes dont le thème offre un caractère sinon tout à fait unique du moins ici accentué de manière exceptionnelle. (Je ne prétends pas maîtriser le contenu intégral des Schwarze Hefte mais il me semble que ce thème n’y reçoit pas ailleurs la même frappe.) Il se résume de manière simple : le christianisme aurait dû être capable de résister au déclin de l’Occident.
Avant d’aborder ce passage je donne quelques repères qu’on peut considérer comme orientés par cette pensée dans les volumes précédents des Cahiers (je m’abstiens d’explorer plus largement, en particulier dans les Beiträge, car ce serait un autre travail.)
On peut relever, dans la continuité d’un motif que j’ai déjà signalé, plusieurs passages où Heidegger a insisté sur une différence profonde entre un aspect du christianisme et un autre. Très souvent l’ecclésiastique et l’apologétique ont été distingués d’une foi supposée véritable, aussi bien que la théologie, la « métaphysique hégélienne » ou la pensée de Kierkegaard. Ainsi dans le vol. 94, p. 388, est-il question d’un épuisement croissant de la foi chrétienne, ce qui lui suppose une ancienne vitalité. A la p. 523 on trouve ceci : « le christianisme a éveillé et façonné les forces de l’esprit, de la discipline et de la fermeté d’âme qu’il ne faut pas écarter de l’histoire occidentale, d’autant moins qu’elles agissent encore, fût-ce de manière contournée, et qu’elles donnent encore la « tenue » à des individus. Mais ce n’est pas là que se jouent les grandes décisions. Le christianisme a perdu depuis longtemps toute puissance pour l’originaire ; il a rendu historienne (historisch) sa propre histoire (Geschichte). » Une affirmation comparable se retrouve au vol. 96, p. 261-262.
Il y a donc – sous bénéfice d’inventaire – une indication récurrente de la différence interne entre une dynamique initiale du christianisme et son alourdissement à la fois dans la religion du salut et dans une collusion avec la métaphysique et la culture de l’Occident. Le christianisme aurait perdu sa propre vigueur. Il l’aurait donc d’abord possédée. C’est cette possession d’une propriété insigne disparue « depuis longtemps » que marque avec une force rare le passage du vol. 97 que je veux lire. (Depuis combien de temps cette perte est-elle consommée – y compris lorsque ses effets sont encore sensibles – c’est ce qui n’est pas dit. Tout permet de soupçonner que c’est en quelque sorte une perte originaire. Nous ne serions peut-être pas très loin du  « il n’y a eu qu’un seul chrétien »  de Nietzsche et ainsi d’un thème de pureté initiale abolie dans son surgissement qui pourrait offrir une analogie avec « l’oubli de l’être ».)
Cette propriété s’énonce ici dans le mot Eindeutigkeit : univocité. La dernière phrase du passage dit : « On cite [c’est Jaspers qui est nommément visé] des passages de lettres de Paul comme les vérités fondamentales et on laisse ainsi de côté tout ce qui pouvait favoriser l’univocité chrétienne (des Christlichen, c’est-à-dire de l’élément chrétien plutôt que du christianisme-Christentum). »
Cette univocité donne le mot de la fin d’un passage qui a commencé par le reproche adressé au christianisme de n’avoir rien fait contre « le débordement, la frénésie et l’équivocité de la volonté de volonté. » et d’avoir au contraire « partout soutenu l’épuisement [ou l’évanouissement, Ohnmacht]». La volonté de volonté (ou « pour » - zum – la volonté) est une des façons de désigner la clôture métaphysique par excellence : le détournement complet de toute correspondance au Seyn. En se voulant pour elle-même la volonté veut l’étant et se veut comme étant. Il n’est pas possible ici de remonter dans l’analyse de ce motif. Signalons seulement que dans le même volume Heidegger a écrit : « La volonté est le blocage. Tout ce qui bloque (das Sperrige) vient de la volonté. » Entendons : tout ce qui bloque l’ouverture vers das Seyn.
L’équivocité de cette volonté répond à l’équivocité qui caractérise la métaphysique, c’est-à-dire l’entretien d’une équivoque entre l’être et l’étant, leur confusion par conséquent ou la substitution du second au premier. Pour le dire d’un mot : le sens de l’être est univoque (qu’on prenne ce génitif comme subjectif ou comme objectif). (Ce qui n’empêche pas qu’il existe une autre univocité, celle de la technique, plusieurs fois désignée dans les Cahiers.)
Heidegger précise alors que même là où a pu se manifester un vouloir qui pouvait sembler s’opposer à la volonté de volonté, le christianisme n’a pas « comme tel » vaincu mais il a seulement calculé un pacte pour participer au mouvement qui conduit à détourner « la discorde du Seyn » vers « la discorde à l’intérieur de la volonté de volonté », c’est-à-dire à la guerre mondiale entre les prétendants à la domination de leur propre vouloir. En clair, et en faisant ici l’économie des nombreuses analyses et références à l’intérieur des Cahiers, l’affrontement des volontés métaphysiques, raciales, dominatrices et calculatrices – nommément, les Nazis et les Juifs, mais aussi les Juifs américains ou démocrates et les Juifs bolcheviks – engloutit l’ouverture de l’être, sa tension entre son sens et l’étant dont il donne le sens, dans « le plus extérieur du caractère public et vulgaire de l’humanité ». A ce compte, ajoute-t-il, on peut en même temps traiter cet affrontement comme la « paix mondiale ».
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Le christianisme apparaît ainsi en tant qu’il se conforme à l’historicité historisch : il « objectifie l’historialité en calculation d’un « éternel » qui en vérité ne se révèle et n’ « est » que dans l’unicité d’un envoi (eines Geschickes) et qui pour cela « a » « son » temps, qu’il approprie et apporte lui-même – mais qui ne se laisse pas ranger et porter à son unique dans le cadre étendu d’une séquence temporelle. »
Cette phrase est très remarquable : Heidegger y mobilise des termes chrétiens – éternel, révéler – ainsi que le motif majeur du « temps propre » de l’ « unique ». Il faut relever que le temps propre tel qu’il est ici esquissé correspond assez bien au temps messianique en tant que temps que le Messie décide de lui-même pour lui-même. A ses disciples qui lui demandent quand il reviendra restaurer le Royaume, le Christ réplique que ce n’est pas à eux de connaître les « temps ou les occasions – chronous hè kairous » (Actes des apôtres, I,7 ; l’expression se retrouve ailleurs chez Paul). Entre bien d’autres, cette référence ne peut pas être simplement absente du texte que nous lisons ici…
Ce texte poursuit immédiatement, à l’alinéa suivant, en déclarant : « La peur de l’historial, c-à-d. de l’unicité de l’envoi, le ne-pas-pouvoir-laisser se faire l’appropriation dans l’ancienneté de l’unique, appartient à l’essence de l’histoire-Historie ». « L’ancienneté de l’unique » traduit mal die Einstigkeit des Einzigen (dont en même temps l’assonance doit plaire à Heidegger). L’adverbe einst a le sens de « loin dans le passé » (et parfois aussi dans le futur). Il provient de ein (un) et peut être comparé au « une fois » de "il était une fois ". Il s’agit donc du caractère de survenue unique, immémoriale et aussi bien à venir, de l’Unique lui-même. Dans l’essai de 1938/40 « L’Histoire de l’être » (vol. 69 de la GA) Heidegger écrit que « l’être est le ce-qui-a-lieu-une-fois (das Einstige) » et souligne lui-même la double valeur passée et future du terme.
Le refus du une-fois de l’unique – ou de être en tant qu’événement – caractérise la falsification de l’envoi historial en historicité « privée d’envoi » - de destination, d’aptitude à correspondre à l’événement. Heidegger consacre une douzaine de lignes à pourfendre l’histoire, la psychologie et la philosophie de l’ « absence de pensée » qui finissent par « s’accoupler avec le christianisme et la foi » jusqu’à se dégrader dans un « moralisme » dont Jaspers est nommé comme le représentant devenu incapable de reconnaître sa propre trahison. C’est de lui donc qu’il s’agit dans la dernière phrase : « On cite des passages des passages de lettres de Paul comme les vérités fondamentales et on laisse ainsi de côté tout ce qui pouvait favoriser l’univocité chrétienne. »
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Il y a donc et il aurait dû se manifester une univocité chrétienne qui aurait fait pièce à l’équivocité métaphysique. Univocité, c’est-à-dire aussi clarté, évidence. En somme, une évidence et une certitude chrétiennes à hauteur d’une pensée de l’unicité de l’être ont été perdues par le christianisme lui-même. Cette perte est à la fois l’effet d’une sorte de perversion historique par le calcul des possibilités de domination et pourtant aussi comme entamée dès le début : on ne peut pas bien discerner si Paul est considéré en lui-même ou bien surtout dans son utilisation par le « moralisme ».
S’ouvrent ici des perspectives complexes d’exploration sur les rapports de Heidegger avec le christianisme. Ce qui affleure comme soupçon à cause des signaux déjà repérés auparavant donne  lieu dans ce passage à une déclaration : le christianisme a failli à ce qui aurait dû lui incomber. Qu’il ait failli d’emblée n’empêche pas qu’il aura manqué à une destination propre pour l’ "univocité ".
Ce n’est pas ici le lieu d’avancer plus loin dans ce sens. C’est en revanche celui de se demander comment ce rapport au christianisme se rattache ou non à l’antisémitisme. Plus haut dans les mêmes Anmerkungen I il a été question du rapport du christianisme au judaïsme. A la page 20, Heidegger pose un principe de généalogie à partir de l’axiome que « tout anti- doit provenir du même fond essentiel que cela contre quoi il est anti- ». Ainsi en va-t-il de l’Anti-Christ ou de l’anti-christianisme : il est encore chrétien en quelque façon.  Dans les Cahiers antérieurs il est arrivé que l’anti-christianisme nazi, en particulier sous la forme d’une « affirmation de la vie », soit tourné en dérision. Ici il sert plutôt à remonter dans la généalogie : le christianisme est issu du judaïsme, est-il aussitôt rappelé. On en conclut que le premier participe du second. Celui-ci est aussitôt caractérisé comme « le principe de la destruction dans l’époque de l’Occident chrétien, c’est-à-dire de la métaphysique.» La destruction est ensuite imputée surtout à Marx et à la détermination par « l’économie, c’est-à-dire l’organisation – c’est-à-dire le biologique – c’est-à-dire le ‘peuple’» : on glisse ainsi très vite de communisme en nazisme.
Le prochain alinéa enchaîne sur le combat du « juif » (adjectif) « au sens métaphysique » « contre le juif ». Ce combat – à la fois juif/nazi et bolchevik/américain – détermine « le sommet de l’auto-annihilation dans l’histoire ». Ce motif déjà apparu dans les Cahiers antérieurs est ici lié au motif chrétien et/ou antichrétien d’une manière qui ne laisse pas entrevoir la moindre protestation contre une perte de l’ « univocité » chrétienne. Sans que ce soit précisé, on doit comprendre que le christianisme a pactisé avec la destruction. L’antijudaïsme ou antisémitisme chrétienne ne retient pas l’attention.
En revanche l’alinéa suivant rappelle la pensée du « premier commencement » grec, « resté en dehors du judaïsme c-à-d. du christianisme ». Puis un alinéa d’une seule ligne ajoute : « L’obscurcissement d’un monde n’atteint jamais la lumière silencieuse de l’être (Sein) ».
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Parce que juif, le christianisme n’a rien à faire avec l’envoi de l’être. Il recélait pourtant une univocité qui aurait pu le mettre à la hauteur d’une opposition à la destruction, juive par principe, de cet envoi. Le christianisme est donc juif et non-juif. Or bien avant Heidegger le christianisme s’est contorsionné dans cette espèce de double-bind. Il a voulu assumer et dépasser sa provenance autant qu’il a voulu la désavouer et la rejeter. Paul est le témoin majeur de ce double processus. Il est celui qui déclare qu’il n’y a plus ni Juif, ni Grec. Il faut qu’il y ait une originarité entière du christianisme, mais elle se constitue à partir d’une provenance juive. Ce que Paul emporte dans une assomption qu’on pourrait dire romaine, Heidegger le refuse au nom d’une lumière grecque originaire, intacte en son envoi primordial.
Il ne peut cependant s’empêcher d’indiquer comme la possibilité d’un autre envoi, non moins lumineux peut-être, qui se serait lui-même étouffé comme christianisme. Mais qui aurait pu ou qui aurait dû avoir lieu…
De cela non plus, on ne traitera pas ici. En revanche il faut souligner combien l’antisémitisme se trouve ainsi fondé dans son plus authentique fondement, qui est chrétien (et singulièrement paulinien). Le christianisme s’est défini par le rejet de sa provenance – ou bien, plus largement, peut-être faut-il dire que le monothéisme (le refus des dieux en tant qu’idoles) s’est déterminé comme une sortie de tout régime de fondation, d’autochtonie sacrée et qu’il s’est ainsi engagé dans un processus de provenance, de généalogie interminable (en arrière comme en avant) voire d’errance avec lequel il a voulu lui-même trancher en s’inventant comme autoengendrement.
Quoi qu’il en soit, il lui fallait rejeter sa provenance. A l’intérieur du phénomène de la naissance du monde prémoderne il y a une réjection interne à ce monde, comme s’il devait conjurer sa propre incertitude quant à sa légitimité. Le Juif est très vite chargé de la faute et il la porte d’antijudaïsme en antisémitisme moderne, couvert des oripeaux les plus misérables d’une accusation d’essence : il est le calcul, la machination, la volonté de domination, le principe de destruction puisqu’il n’a pas su ou pas voulu reconnaître la nouvelle origine. Voilà comment l’antisémitisme de Heidegger est banal : il charrie la vulgarité répandue par un discours incessant et cristallisé en dénonciation raciste haineuse lorsque le monde chrétien et postchrétien se met à se déchirer lui-même.
Heidegger voit le désastre de ce monde. Il l’interprète à la fois en Grec et en chrétien. En tant que Grec, il veut être au-dessus de la mêlée et endurer un oubli que l’être lui-même pourrait finir par « retourner » comme il l’écrit en 1946 dans La Parole d’Anaximandre. Mais en tant que chrétien – puisqu’il l’est, en dépit de tout, il l’est même tout banalement, frotté qu’il est de théologie et de spiritualité – il lui faut disqualifier le peuple qui n’a pas reconnu le Christ. Mais si le Christ portait la possibilité d’un autre envoi, celui-ci avait-il affaire avec la provenance juive ? Et sinon, le Christ aurait-il été Grec un instant ? L’absurdité a peut-être tourmenté Heidegger. Mais pas trop, car l’antisémitisme lui offrait à propos un matériau propre à expliquer la catastrophe occidentale. Ce qui suppose d’abord que la perception d’une catastrophe soit la seule possible – encore une question d’univocité – et ensuite qu’on accepte plus ou moins secrètement, dans des carnets privés, de rabattre la métaphysique sur le racisme biologisant de ces mêmes nazis à qui on reproche la misère de leur absence de pensée.
Sur l’antisémitisme, Heidegger ne reviendra pas, on ne le sait que trop bien. En revanche il s’est un peu soucié de ce que son anti-christianisme puisse être mal compris. Dans les Anmerkungen II il précise (p. 199 du volume) qu’il ne faudrait pas le prendre pour encore chrétien (ce qui pourtant serait cohérent avec son principe généalogique !). Il précise qu’il « ne peut pas » l’être et que cette impossibilité tient à ce que « en termes chrétiens, je n’ai pas la grâce. Je ne l’aurai pas aussi longtemps que la pensée reste exigée pour mon chemin. » Il y aurait donc une incompatibilité foncière entre la grâce et la pensée. On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer qu’ « avoir la grâce » n’est justement pas une expression chrétienne très rigoureuse si la grâce n’appartient qu’à Dieu qui la donne. Disons qu’il y a ici au moins une pensée assez courte. De même on peut relever qu’elle survient dans un passage consacré à récuser la « démythologisation  du christianisme » pour cause de maintien à l’intérieur du christianisme théologique. Peut-être aurait-il pu montrer une attention un peu plus déliée… (certes, il essaie de ménager Bultmann, mais pourquoi donc ?).
Plus tard (Anmerkungen IV, p. 409) Heidegger se montre plus simpliste encore en écrivant que « peut-être le dieu des philosophes serait tout de même plus divin que le Dieu d’Abraham qui ne peut en souffrir aucun autre à côté de lui et dont le fils Jésus envoyait rôtir en enfer tous ceux qui ne l’aimaient pas. » Banalité voltairienne, cette fois… Heidegger en homme des Lumières ?
Il existe chez lui un embarras devant ou avec le christianisme. Peut-être est-il au fond traversé de ce mouvement archéophilique dont l’insistance à travers le christianisme est remarquable. De Nietzsche en Kierkegaard et en Dietrich Bonhoeffer ainsi que par bien d’autres insiste une autodéconstruction du christianisme qui se montre hantée par une sorte de promesse à rebours, si on peut dire : celle de soustraire le christianisme à lui-même. Sans pour autant le reconduire au judaïsme, plutôt en remontant plus profond et en allant au-delà des deux (et de l‘islam avec eux, pourrait-on ajouter). Heidegger pourrait avoir partagé confusément un tel souci. Pas assez cependant pour ne pas tenir bon à une origine grecque trop purement éblouissante pour être partageable et du coup à un antisémitisme sordide et à un antichristianisme embourbé.
Dans le même volume on trouve, p. 453, l’affirmation qu’il est essentiel « que dans la pensée nous ayons en propre le manque de la divinité (la mise en réserve), en tant que le fait qu’il y a du manque à approprier dans l’appropriation ». Si cette phrase difficile (inutilement contournée ?) veut bien dire que la ressource du divin doit toujours manquer pour laisser ouverte notre exposition à être – alors il est au moins possible d’affirmer qu’il n’était pas du tout nécessaire d’en passer par cette vulgarité, par cette indignité et par cet embourbement. Au contraire.
Mais peut-être par là Heidegger nous aura-t-il malgré lui rendus plus sensibles à ce que recouvre non pas l’oubli, mais l’inoubliable de l’antisémitisme :  une fêlure et une fermeture, conjointes, de l’Occident.
La phrase que je viens de citer pourrait résonner comme un prolongement surprenant à celle par laquelle Jean-François Lyotard terminait il y a presque trente ans son Heidegger et « les juifs » , évoquant Celan et pensant peut-être au « Loué sois-tu, Personne. » :  « ‘Celan ‘ n’est ni le commencement, ni la fin de Heidegger , c’est son manque : ce qui lui manque, ce qu’il manque, et dont le manque lui manque. »    
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  Jean-Luc Nancy, mars 2016







31 mars 2016

DU LIEN ENTRE INTIME ET POLITIQUE 
DANS L'ŒUVRE DE  W. G. SEBALD

Mandana Covindassamy

UNIVERSITÉ DE NANTES


Nous sommes aujourd'hui, alors que je présente ces notes, le 5 juin 2010. Le même jour exactement, il y a deux cent quatre-vingt-sept ans, l'économiste britannique Adam Smith naissait ; l'armée ottomane, il y a cent quatre-vingt trois ans, prenait Athènes au cours de la guerre d'indépendance grecque ; il y a cent vingt-sept ans, l'économiste britannique John Maynard Keynes venait au monde ; le dernier empereur allemand, Guillaume II, il y a soixante-neuf ans, rendait son dernier souffle ; le général George Marshall exposait, il y a soixante-trois ans, à l'université Harvard le Programme de rétablissement européen conçu pour aider à la reconstruction de l'Europe ; il y a quarante-trois ans, débutait la guerre des Six Jours. Il y a quarante-deux ans jour pour jour, Robert Kennedy était victime des tirs auxquels il succombera le lendemain. Et le 5 juin 1903 fut aussi le jour où naquit mon grand-père à Pondichéry, dans les comptoirs français de l'Inde.

Si j'étais Sebald, peut-être aurais-je commencé ainsi mon intervention. C'est en tout cas par un parallèle historique analogue qu'il ouvre la dernière page des Anneaux de Saturne [1]. Selon une poétique dite « de la coïncidence » [2], Sebald établit des réseaux de significations entre des événements qui ne semblent pas liés objectivement et qui relèvent uniment de ce qu'on distingue d'ordinaire sous les noms de grande et de petite histoire, mêlant la vie dite privée et les événements collectifs.

Quelle est l'actualité de Sebald pour nous, aujourd'hui ? Souvent associée à une forme de mélancolie, à une écriture dont les longues phrases sinueuses rompent avec la cadence brève ou heurtée d'une certaine littérature contemporaine, à un examen lancinant du passé, l'œuvre littéraire de Sebald pourrait sembler se détourner du présent. Seule la présence d'un « je », qui cultive une ressemblance certaine avec l'auteur, marquerait l'ancrage contemporain d'un regard tourné vers le passé, hanté par la question de la représentation historique à travers l'histoire personnelle. On pourrait alors entendre le lien de l'intime et du politique comme celui de l'histoire particulière et de la grande histoire, sans envisager l'œuvre dans son actualité, son efficace politique. Partant d'une définition plus restreinte de l'intime, étymologiquement cet espace « le plus intérieur » à soi, où chacun admet ses intimes, précisément    [3], il s'agit ici de montrer bien plutôt que la façon dont Sebald trace l'intime par son écriture engage une dimension politique par sa capacité à éveiller un regard oblique sur le monde.

Sebald avait bien sûr ses convictions politiques. Des textes rédigés en marge des récits narratifs montrent qu'elles étaient pour le moins critiques à l'égard du monde contemporain. On lit ainsi ces lignes dans une brève analyse consacrée à l'Europe et au destin de la littérature :

Il est illusoire de considérer que les affaires nationales ou interétatiques seraient aujourd'hui encore réglées par des prescriptions politiques. Se profile bien plutôt une dépolitisation continue qui a pour vecteur une politique du centre distincte de tous les partis en ce qu'elle interdit toute polarisation, et qui a pour agents ces hommes et ces femmes de l'administration aux petits privilèges, mutants issus des anciens détenteurs du pouvoir politique. [...] Il me semble [...] remarquable qu'il y ait une corrélation pratiquement indéniable entre le degré de dépolitisation d'un système social et son degré de performance économique, comme on pourrait aisément le montrer en prenant le cas des pays modèles que sont l'Allemagne et le Japon. Les instances de décision politique sont "sublimées" dans l'appareil économique et industriel, même si ce n'est pas, comme on pourrait le croire, en la personne de ce qu'on nomme les dirigeants, mais – c'est du moins mon hypothèse – dans ces points qui n'existent le plus souvent que virtuellement, à partir desquels l'autoprolifération (cette loi fondamentale de tout développement économique) paraît nécessaire.

Le processus d'intégration européenne, identique en cela à celui qui a précédé la fondation de l'empire allemand, est d'emblée et sera promu moins par les objectifs politiques que par la dynamique économique [4] .

Ces quelques phrases paraissent en 1995, comme Les Anneaux de Saturne. L'auteur a déjà publié notamment    Vertiges en 1990 et Les Émigrants en 1992. C'est un écrivain reconnu, et reconnaissable à son écriture sinueuse dont nous avons un exemple ici. On remarque immédiatement que son analyse de l'Europe se fonde sur une lecture générale des processus politiques et économiques. Selon lui, la construction européenne rejoue ainsi l'édification de l'empire allemand. La part allouée à la politique, entendue ici comme enjeu électoral, se réduit comme peau de chagrin.

Une telle prise de position n'intervient pas de but en blanc. Elle s'articule dans le texte cité à la question des conséquences littéraires de l'évolution sociétale européenne. Selon l'auteur, cette évolution entraîne une homogénéisation des temps et des territoires en Europe. De plus en plus, le même « maintenant » règne. Sebald prévoit le moment où le passé n'existera plus que sous la forme d'une rumeur. Il en tire des conclusions quant au tour que prend la littérature : elle ingère les bredouillis de la communication, ce qui explique selon lui que tout un chacun puisse devenir écrivain. Cette analyse s'éclaire si l'on considère la tâche que Sebald assigne à la littérature : «  [elle] est déterminée, comme chacun sait, par le fait qu'elle peut raconter quelque chose qui a été. Son temps est l'imparfait. Si on abolit cela, le fait de raconter s'arrête » [5].

Autrement dit, la littérature est en prise avec le monde et a maille à partir avec la capacité à se remémorer. Mais de quel souvenir nous parle l'auteur ? Sebald est né le 18 mai 1944. Comme il l'explique dans des entretiens, des essais, ou encore dans son grand tryptique poétique D'après nature, il n'a pas de souvenirs des bombardements, lui qui a connu une enfance idyllique dans les Alpes. Son existence est toutefois liée au nazisme et à la guerre : sa mère a connu les attaques aériennes pendant sa grossesse et ses premiers mois étaient encore ponctués par les raids aériens. Tel est le souvenir, qu'on pourrait dire impersonnel (singulier et collectif), d'où il écrit. Dans    De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, qui présente la version écrite de conférences de poétique tenues par Sebald à Zurich en 1997, l'auteur tient à rappeler une fois encore le contexte de sa naissance avant de s'interroger sur la littérature allemande de l'après-guerre [6]. Selon lui, les écrivains allemands n'ont pas su rendre compte de ce que la population (et donc une partie de ces écrivains) avait vécu lors des bombardements alliés. Il enquête pour en comprendre la raison. Reportages d'époque à l'appui, Sebald affirme que la destruction des villes allemandes est restée tabou. Elle n'aurait pas été relatée dans les familles, on aurait fait comme si de rien n'était. Sebald ne se contente pas de livrer son constat et son analyse. Il procède à la longue description à peine soutenable des bombardements et de leur conséquences, en montrant des photographies, sans la moindre trace de pathos, sans recourir à ces effets rhétoriques qu'il dénonce dans la plupart des récits d'après-guerre. Ce faisant, il inscrit en mémoire le secret des cadavres emmurés. Sebald, qui n'est pas un témoin oculaire, fonde ainsi son analyse de la défaillance des écrivains de l'après-guerre, et plus généralement de la mise à l'écart de l'événement par les Allemands, sur une expérience inaugurale antérieure et contemporaine à sa naissance. C'est par la description des bombardements vécus par la population qu'il ouvre l'espace où se nouent l'intime et le politique.

Sebald articule à son analyse une lecture de la reconstruction de l'Allemagne. Certes, les prémisses du miracle économique résident dans les investissements du plan Marshall, dans la naissance de la guerre froide, dans la destruction des usines vieillissantes par les bombardements, dans la discipline d'un peuple issu d'une société totalitaire. Pour Sebald, l'opérateur essentiel est ailleurs :

Mais le catalysateur était une donnée purement immatérielle : c'était ce flot d'énergie psychique intarissable jusqu'à nos jours, dont la source est ce secret gardé par tous, celui des cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique, un secret qui a lié les Allemands dans les années d'après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus fortement que n'a jamais pu le faire aucun objectif positif comme la réalisation de la démocratie. Peut-être n'est-il pas déplacé de rappeler ces circonstances précisément maintenant, alors que le projet de la Grande Europe, qui a déjà échoué par deux fois, entre dans une nouvelle phase et que la zone d'influence du deutsche Mark – l'histoire a une façon de se répéter – s'étend sur un territoire pratiquement exactement aussi vaste que celui qui était occupé en 1941 par la Wehrmacht    [7].

Parce que l'événement n'est pas inscrit comme mémoire, parce que la population ne l'a pas accusé, une énergie se libère qui tendrait à une reconstruction homogène à l'ancienne. On imagine aisément la virulence de la polémique qui a suivi la parution de l'ouvrage [8]. On comprend également mieux pourquoi Sebald se revendique mélancolique tout en précisant qu'il voit dans cette disposition une forme de résistance    [9], loin de l'entendre sur un mode purement élégiaque.

Par bien des aspects, il est malaisé de tracer une frontière stricte entre les essais de Sebald et ses textes narratifs. L'une de leur différence réside toutefois dans leur rapport à la dimension politique. Les récits ne l'abordent guère de manière thématique. Quelques notations éparses indiquent certes l'aversion de Sebald pour la politique de Thatcher ou le pharaonisme de Mitterrand. Mais dans l'ensemble, on n'a guère l'impression d'une littérature engagée. Les récits de Sebald sont largement consacrés à des pans entiers de « l'histoire de la destruction », de la colonisation au nazisme, mais leur évocation se manifeste au gré du cheminement du narrateur : c'est un lieu, un nom, une rencontre qui fera surgir la    présence de la destruction, au lieu qu'elle soit cantonnée au passé.

Tous les récits de Sebald sont conduits par un narrateur à la première personne, un « je » qui ressemble à maints égards à l'auteur alors que d'autres détails tendent à infirmer leur identité. L'enjeu ici est d'établir un espace narratif où il est difficile de démêler la fiction des faits, de permettre une solution de continuité entre le monde du livre et le monde tout court. Ce que nous relatent ces récits, ce sont les pérégrinations du narrateur dans diverses régions du monde, les rencontres qu'il y fait. Ce qui constitue le récit, ce sont les souvenirs de conversations avec des familiers, des connexions personnelles entre lieux, époques, textes, images, selon un principe d'association libre qui induit des récurrences, des phénomènes d'écho dont se nourrit le maillage du récit. Ce principe se substitue à la notion de structure – c'est là le symptôme d'une écriture en ce sens rhizomatique. En fait, il s'agit davantage d'une perception subjective du monde que de l'intériorité du narrateur. Nulle place est faite ici à l'introspection psychologique, aux petits secrets, aux tourments du moi, à ses entrailles. Les personnages ne sont également pratiquement pas décrits physiquement, la place accordée au corps et à sa chair est ténue.

Parce que dans son analyse, Sebald noue le politique à la question de l'écriture, la part du politique trouve son lieu précisément dans l'invention littéraire d'une forme d'intime, comme le montre le cas des Émigrants. L'ouvrage est composé de quatre récits, consacrés chacun à un personnage rencontré par le narrateur. On ne saura jamais bien qui il est, sinon qu'il a grandi dans l'Allgäu, au sud de l'Allemagne, qu'il a lui-même migré en Angleterre pendant ses études et qu'il y vit avec son épouse dans le Norfolk. Chaque histoire est conçue comme une enquête, sur les traces de personnages pour la plupart disparus. Tous, à différents degrés et pour des raisons diverses, ont été touchés par la politique nazie. Dans le deuxième récit, le narrateur relate comment il a appris le suicide de son instituteur, Paul Bereyter, à l'âge de soixante-quatorze ans. La rubrique nécrologique du journal local mentionnait ses mérites. Au détour d'une phrase, on apprenait pourtant sans autres explications que Paul Bereyter avait été empêché d'exercer ses fonctions par le Troisième Reich. Le narrateur s'était alors mis en quête d'informations et avait tout d'abord tenté de se représenter la vie de Paul, comme tout le monde l'appelait, et son suicide, couché sur les rails du chemin de fer. Mais il constate que ces approches d'ordre pathétique sont « blâmables », et c'est contre ce premier élan qu'il entreprend d'écrire ce qu'il a réellement pu apprendre de la vie de son instituteur. On voit s'exprimer ici une critique de l'imposture qui consiste à prétendre se glisser dans la peau d'autrui.

Après ce préambule, le narrateur commence par relater les souvenirs qu'il a gardés de l'enseignement de Paul Bereyter. Il s'en tient là à son expérience propre. Puis il rapporte des conversations qu'il a eues avec Mme Landau, qu'il est allé rencontrer après avoir appris qu'elle avait organisé les obsèques de l'ancien instituteur. La relation de ces échanges occupe toute la fin du récit. Le portrait dressé comporte donc plusieurs points de vue, celui, notoirement tronqué, faussement objectif, du journal, celui du narrateur, où Bereyter est vu dans l'exercice quotidien de son rôle de pédagogue, déterminant à bien des égards la perception du monde du narrateur enfant, et celui de son amie intime.

La relation qu'entretiennent Paul Bereyter et Lucy Landau est décrite avec une grande retenue, constante dans les récits de Sebald. Toutes les relations amoureuses y sont esquissées avec discrétion, laissant deviner l'intimité qui se dérobe à nos regards. Le propos n'est jamais de dévoiler l'intimité, mais de construire l'espace de l'intime, comme le montre la manière par laquelle l'auteur rend compte des conversations du narrateur avec les personnages. Dans le cas de Lucy Landau, Sebald ne recourt jamais au dialogue, qui permet une juxtaposition des voix. Le flot de la narration ne cesse jamais. C'est dans la continuité discursive que place est faite à la voix d'autrui.

Les premières paroles de Lucy Landau relatent son enfance. Elles sont rapportées au discours indirect, avec présence d'un verbe introducteur, de sorte que la hiérarchisation des voix est claire. Dès la quatrième phrase, l'allemand a recours au subjonctif I, mode qui indique la médiation. La présence de Lucy Landau se fait donc sentir à travers l'emploi de ce mode. Elle en devient plus constante. Puis après quelques phrases rapportées de la sorte, nous entendons directement la voix de Lucy Landau, qui raconte un souvenir d'enfance :

Ernest, poursuivit-elle en lui dédiant un sourire franchissant des temps révolus, Ernest savait bien sûr pertinemment que ces feux de joie illuminant l'obscurité environnante n'étaient là que pour célébrer la fête nationale, mais il avait eu le tact suprême de ne pas ternir ma félicité en se lançant dans une quelconque explication. D'ailleurs, la discrétion d'Ernest, qui était le cadet d'une nombreuse et modeste famille d'ouvriers, a pour moi toujours été exemplaire et inégalée, si l'on excepte peut-être celle de Paul, que j'ai malheureusement connu beaucoup trop tard – à l'été 1971, à Salins-les-Bains, dans le Jura [10].

Que s'est-il passé ? En l'absence de guillemets, le « je » du texte a changé de référent. Lucy Landau a pris la parole directement, sans la médiation du narrateur, et pourtant dans une continuité complète avec les phrases précédentes où les positions du discours étaient clairement cernées. L'effet d'un tel dispositif est net : sans nous introduire par effraction dans la parole du personnage, nous nous retrouvons à dire « je » avec lui, au lieu de continuer à suivre le narrateur. Nous sommes décentrés par rapport à notre position habituelle de narration. « Je » s'est déplacé. Et pourtant, il n'y a pas eu rupture, ce qui rend l'effet d'autant plus saisissant. Cette porosité se manifeste alors que Lucy Landau en vient à évoquer sa relation à Paul Bereyter. Elle esquisse l'échange intime par une allusion offerte en confidence au narrateur, et à nous.

Pendant plus de vingt pages, le récit va osciller entre ces différents pôles du discours rapporté. Parfois, le narrateur s'exprime à nouveau à la première personne. Le plus souvent, la troisième personne, employée pour désigner Lucy Landau, prévaut, tandis que l'emploi des modes indicatif et subjonctif I alterne. Par moments, Lucy Landau est le « je ». Quatre pages avant la fin, au détour d'une phrase, elle se substitue quasi définitivement à la voix du narrateur. C'est le moment où le récit relate les derniers temps de la vie de Paul Bereyter. Le narrateur se retire de son rôle directeur, de sorte qu'on aboutit à une situation paradoxale où, l'espace de deux phrases, les rôles sont inversés (la traduction française ne peut pas rendre compte du jeu des modes) :

Nur die Todesart, dieses mir [LL] unvorstellbare Ende, brachte mich zunächst völlig aus der Fassung, wenn sie auch, wie ich bald schon begriff, durchaus folgerichtig gewesen ist. [...] Mir [narrateur]    fielen bei diesen Worten Mme. Landaus die Bahnhöfe, Gleisanlagen, Stellwerke, Güterhallen und Signale ein, die Paul so oft an die Tafel gemalt hatt (dessin) und die wir mit möglichster Genauigkeit in unsere Schulhefte übertragen mußten.    Es sei eben, sagte ich [narrateur] zu Mme. Landau, als ich von diesen Eisenbahnstunden erzählte, letzten Endes schwer zu wissen, woran einer sterbe. Ja, sehr schwer ist das, sagte Mme. Landau, man weiß es wahrhaftig nicht. Die ganzen Jahre, die er hier in Yverdon verbrachte, hatte ich [LL] keine Ahnung, daß Paul im Eisenbahnwesen sein Verhängnis sozusagen systematisiert vorgefunden hatte [11].

Par ce jeu des voix, nous en venons à circuler dans cet espace intime, celui où se fait l'échange entre deux personnes unies par la confidence. Obéissant aux critères qu'il s'était fixé au début du récit, le narrateur n'imagine pas la vie de Paul Bereyter, il ne se projette pas en lui et n'usurpe pas son identité. Le dispositif narratif crée un espace intime commun au narrateur, à ses personnages et au lecteur. Il ouvre un lieu où s'abolit la distinction entre soi et l'autre, non pas au prix d'une confusion, mais par la porosité. Les rôles ne sont pas intervertis. C'est la suprématie du narrateur qui est mise à bas. Les voix ne sont plus ni hiérarchisées, ni juxtaposées. Elles circulent.

Un tel glissement subtil de l'un à l'autre engage la question de la maîtrise du discours, partant de la domination. Sous cet angle, les choix d'écriture de Sebald sont cohérents [12]. Dans les pages du récit de Paul Bereyter que nous avons évoquées, nous découvrons des photographies de l'instituteur tirées d'un album que Lucy Landau montre au narrateur, ainsi que des pages d'un cahier couvertes de l'écriture du personnage principal. Ces images donnent corps à Paul Bereyter à divers moments de sa vie. Elles sont marquées par la patine du temps et nous plongent dans l'instant de sa vie révolue. La trace de sa main montre sa présence fantomatique. Parce que, dans la logique du récit, ces images sont confiées par Lucy Landau, elles donnent corps à leur proximité et nous invitent à la partager, au titre de lecteurs.

Surtout, ces images font irruption sans crier gare dans le texte. Jamais une légende ne viendra ménager un cordon sanitaire entre l'image et le texte, séparant proprement l'ordre du discours et celui de l'icône. Les deux plans coexistent, l'image interrompt la lecture et récuse tout rapport ancillaire au texte. Le procédé répond donc à la façon dont le narrateur cède la parole à Lucy Landau : dans les deux cas, l'ordre narratif est troublé.

Pourquoi instaurer un cadre et le dissoudre par endroits ? Ce que le récit met en acte n'est autre que la subversion d'une situation, en l'occurrence narrative. Elle répond exactement au rôle joué par Paul Bereyter dans le cas qui nous occupe. Nous apprenons de la bouche de son ancien élève que cet instituteur, écarté de ses fonctions sous le nazisme parce qu'il n'était qu'aux trois-quarts aryen (ce qui lui permettait par ailleurs d'être enrôlé dans la Wehrmacht et de partir au front), n'utilisait jamais l'estrade et le pupitre pour faire cours, mais restait au même niveau que ses élèves. Il refuse de convertir sa position de savoir en position de pouvoir, surplombante. Dans l'immédiat après-guerre, une telle attitude relève d'une rupture radicale avec l'autoritarisme de l'ère wilhelminienne, puis national-socialiste. L'entreprise de subversion de l'instituteur se lit tout aussi bien dans la constance avec laquelle il remplit le bénitier avec l'eau d'un arrosoir afin que le préposé au catéchisme ne puisse jamais le remplir d'eau bénite et soit livré aux affres du doute, partagé entre l'hypothèse du miracle et celle du canular. Paul Bereyter refuse que les élèves soient le jouet d'un principe d'autorité. Par ses choix d'écriture si singuliers, Sebald compose un texte qui défait ses propres éléments dominants. C'est ainsi qu'il élabore l'intime. Or par cette subversion souterraine, l'œuvre de Sebald peut conduire le lecteur, touché en son cœur, à porter un regard oblique sur le monde. Là réside l'efficace politique de l'écriture sebaldienne. De la même manière qu'après avoir lu De la destruction, notre regard sur la guerre et ses conséquences est renouvelé, le fait est qu'après avoir lu « Paul Bereyter », on ne voit plus les estrades, les bénitiers et les rails de chemin de fer de la même façon. Les récits de Sebald établissent une continuité entre histoire personnelle et Histoire, entre le je et l'autre, entre la fiction et la réalité : il n'y a qu'un monde. Un monde où cohabitent les vivants et les morts, les personnages et leur lecteur. 









 
[1] W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, trad. B. Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999, pp. 345-346.    Die Ringe des Saturn [1995], Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, pp. 349-350.

[2] Marcel Atze, « Koinzidenz und Intertextualität. Der Einsatz von Prätexten in W.G. Sebalds "All'estero" », in : Franz Loquai (dir.), W.G. Sebald, Eggingen, Isele, 1997, pp. 151-175.

[3] Pour une définition de l'intime, de son lien à la relation à autrui et de son champ politique, voir Michaël Foessel,    La Privation de l'intime, Paris, Le Seuil, 2008, notamment pp. 11-14. Rappelons qu'Augustin inaugure le questionnement de l'intime en y découvrant Dieu (Augustin, Les Confessions, livre III).

[4] W.G. Sebald, « Europäische Peripherien » (notre traduction), in Jürgen Wertheimer (dir.),    Suchbild Europa - künstlerische Konzepte der Moderne, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1995, pp. 65-67, cit. p. 65-66.

[5] Ibid ., p. 67.

[6] W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, trad. P. Charbonneau (trad. revue) Arles, Actes Sud, 2004, p. 9, Luftkrieg und Literatur, Wien, Carl Hanser, 1999, p. 5.

[7] Ibid ., p. 24 de la trad. revue, p. 20-21 de l'original.

[8] Voir sur ce point Irène Kuhn, « "Noch sind sie um uns, die Toten..." W.G. Sebalds Thesen zu Luftkrieg und Literatur », Revue d'Allemagne, 2005, vol. 37, n° 2 (152 p.), p. 233-244.

[9] Hans-Peter Kunisch, « Die Melancholie des Widerstands », Süddeutsche Zeitung, 05/04/2001, p. 20 (entretien avec W.G. Sebald).

[10] W.G. Sebald, Les Émigrants, trad. P. Charbonneau, Arles, Acte Sud, 1999, p. 55 (je souligne).    Die Ausgewanderten (1992), Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, p. 64-65 : « Ernest, sagte Mme. Landau mit einem ihm über die vergangene Zeit hinweg gewidmeten Lächeln, Ernest wußte natürlich sehr wohl, daß der Nationalfeiertag der Grund für die ringsum aus der Finsternis aufleuchtenden Freudenfeuer war, vermied es aber auf das taktvollste, meine Glückseligkeit durch irgendwelche aufklärerischen Bemerkungen zu stören. Überhaupt ist die Diskretion Ernests, der das jüngste Kind in einer vielköpfigen Arbeiterfamilie war, für mein Empfinden immer vorbildlich geblieben, und es hat niemand mehr an sie herangereicht, mit Ausnahme vielleicht des Paul, den ich leider viel zu spät erst kennengelernt habe - im Sommer 1971 in Salins-les-Bains im französischen Jura. »

[11] Ibid ., p. 91-92. Voir la trad. p. 75-77 : « Seule cette manière de mourir, cette fin pour moi inimaginable me fit dans un premier temps perdre toute contenance, même si, comme je ne tardai pas à le comprendre, elle s'inscrivait dans la logique des choses. [...] Quant à moi, les propos de Mme Landau me rappelèrent les gares, les rails, les signalisations, les aiguillages et les entrepôts que Paul nous avait si souvent dessinés au tableau et que nous devions reproduire dans nos cahiers avec la plus grande exactitude possible. En définitive, dis-je à Mme Landau après lui avoir parlé de ces heures de chemin de fer, il est bien difficile de savoir de quoi quelqu'un meurt. Oui, c'est bien difficile, dit Mme Landau, en vérité on n'en sait rien. Pendant toutes les années qu'il a passées ici à Yverdon, je n'ai pas soupçonné que Paul avait trouvé, pour ainsi dire systématisé, son destin dans les trains ».

[12] Pour une étude de la cohérence stylistique et du lien entre l'écriture de Sebald et la littérature mineure (Deleuze/Guattari), voir Mandana Covindassamy, W.G. Sebald. Cartographie d'une écriture en déplacement, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, à paraître en 2011.












Mandana Covindassamy, « Du lien entre intime et politique dans l'œuvre de W. G. Sebald », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, janvier 2011

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politique de la mélancolie 

28 mars 2016

LIBER STUDIORUM 

 J.M.W. TURNER

Joseph Mallord William Turner ‘Frontispiece, engraved by J.C. Easling’, 1812 

Joseph Mallord William Turner ‘Bridge and Cows, engraved by Charles Turner’, 1807 

Joseph Mallord William Turner ‘Woman and Tambourine, engraved by Charles Turner’, 1807 
  
  Joseph Mallord William Turner ‘Scene on the French Coast, engraved by Charles Turner’, 1807 

  Joseph Mallord William Turner ‘Basle, engraved by Charles Turner’, 1807 

  Joseph Mallord William Turner ‘Jason, engraved by Charles Turner’, 1807 

 Joseph Mallord William Turner ‘The Straw Yard, engraved by Charles Turner’, 1808 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Castle above the Meadows, engraved by Charles Turner’, 1808 

Joseph Mallord William Turner ‘Mt St Gothard, engraved by Charles Turner’, 1808 
 
Joseph Mallord William Turner ‘Ships in a Breeze, engraved by Charles Turner’, 1808 

 Joseph Mallord William Turner ‘Holy Island Cathedral, engraved by Charles Turner’, 1808

 Joseph Mallord William Turner ‘Pembury Mill, Kent, engraved by Charles Turner’, 1808 

 Joseph Mallord William Turner ‘The Bridge in Middle Distance, engraved by Charles Turner’, 1808
 
Joseph Mallord William Turner ‘Dunstanborough Castle, engraved by Charles Turner’, 1808 
  
Joseph Mallord William Turner ‘Lake of Thun, engraved by Charles Turner’, 1808 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Fifth Plague of Egypt, engraved by Charles Turner’, 1808 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Farm-yard with the Cock, engraved by Charles Turner’, 1809 
  Joseph Mallord William Turner ‘Drawing of the Clyde, engraved by Charles Turner’, 1809 
  Joseph Mallord William Turner ‘Little Devil’s Bridge, engraved by Charles Turner’, 1809 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Leader Sea Piece, engraved by Charles Turner’, 1809

  Joseph Mallord William Turner ‘Morpeth, engraved by Charles Turner’, 1809
 
Joseph Mallord William Turner ‘Juvenile Tricks, engraved by William Say’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘Temple of Minerva Medica, engraved by Robert Dunkarton’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Coast of Yorkshire, engraved by William Say’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Hind Head Hill, engraved by Robert Dunkarton’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘London from Greenwich, engraved by Charles Turner’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘Windmill and Lock, engraved by William Say’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Junction of the Severn and the Wye’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Marine Dabblers, engraved by William Say’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘Near Blair Athol Scotland, engraved by William Say’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Lauffenburgh on the Rhine, engraved by Thomas Hodgetts’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘Young Anglers, engraved by Robert Dunkarton’, 1811 

 Joseph Mallord William Turner ‘St Catherine’s Hill near Guildford, engraved by J.C. Easling’, 1811 

  Joseph Mallord William Turner ‘Martello Towers near Bexhill, Sussex, engraved by William Say’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Inverary Pier. Loch Fyne. Morning’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘From Spenser’s Fairy Queen, engraved by Thomas Hodgetts’, 1811 
  Joseph Mallord William Turner ‘Water Mill, engraved by Robert Dunkarton’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Scene in the Campagna, engraved by William Say’, 1812 
 
Joseph Mallord William Turner ‘The Crypt of Kirkstall Abbey’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘The Mildmay Sea Piece, engraved by Wiliam Annis and J.C. Easling’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘Procris and Cephalus, engraved by George Clint’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Winchelsea, Sussex, engraved by J.C. Easling’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘Bridge and Goats, engraved by F.C. Lewis’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘Calm’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Peat Bog, Scotland, engraved by George Clint’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Rispah, engraved by Robert Dunkarton’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Hedging and Ditching, engraved by J.C. Easling’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘River Wye, engraved by W. Annis’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘Chain of Alps from Grenoble to Chamberi, engraved by William Say’, 1812 
  Joseph Mallord William Turner ‘Mer de Glace’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Rivaux Abbey, engraved by Henry Dawe’, 1812 

  Joseph Mallord William Turner ‘Solitude, engraved by William Say’, 1814 

  Joseph Mallord William Turner ‘Mill near the Grand Chartreuse, engraved by Henry Dawe’, 1816 

 Joseph Mallord William Turner ‘Entrance of Calais Harbour’, 1816 
 
Joseph Mallord William Turner ‘Dumblain Abbey, Scotland, engraved by Thomas Lupton’, 1816 

  Joseph Mallord William Turner ‘Norham Castle on the Tweed, engraved by Charles Turner’, 1816 
  Joseph Mallord William Turner ‘Berry Pomeroy Castle’, 1816 

 Joseph Mallord William Turner ‘Ville de Thun, engraved by Thomas Hodgetts’, 1816 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Source of the Arveron’, 1816 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Tenth Plague of Egypt, engraved by William Say’, 1816 

  Joseph Mallord William Turner ‘Water Cress Gatherers, engraved by Thomas Lupton’, 1819 

  Joseph Mallord William Turner ‘The Alcove, Isleworth’, 1819 

Joseph Mallord William Turner ‘Bonneville, Savoy’, 1816  

Joseph Mallord William Turner ‘Inverary Castle and Town, Scotland, engraved by Charles Turner’, 1816 

Joseph Mallord William Turner ‘Aesacus and Hesperie’, 1819 
  Joseph Mallord William Turner ‘East Gate, Winchelsea, Sussex, engraved by S.W. Reynolds’, 1819 
  Joseph Mallord William Turner ‘Isis, engraved by William Say’, 1819 
  Joseph Mallord William Turner ‘Ben Arthur, Scotland, engraved by Thomas Lupton’, 1819 

  Joseph Mallord William Turner ‘Interior of a Church’, 1819 
  Joseph Mallord William Turner ‘Christ and the Woman of Samaria’, 1819 
  Joseph Mallord William Turner ‘Glaucus and Scylla’, date not known 
  Joseph Mallord William Turner ‘The Stork and Aqueduct’, date not known 
  Joseph Mallord William Turner ‘Moonlight at Sea’, date not known 
  Joseph Mallord William Turner ‘Flounder Fishing, Battersea’, date not known 

 Joseph Mallord William Turner ‘Sandbank and Gypsies’, date not known
 
Joseph Mallord William Turner ‘Solway Moss, engraved by Thomas Lupton’, 1816