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31 mars 2016

DU LIEN ENTRE INTIME ET POLITIQUE 
DANS L'ŒUVRE DE  W. G. SEBALD

Mandana Covindassamy

UNIVERSITÉ DE NANTES


Nous sommes aujourd'hui, alors que je présente ces notes, le 5 juin 2010. Le même jour exactement, il y a deux cent quatre-vingt-sept ans, l'économiste britannique Adam Smith naissait ; l'armée ottomane, il y a cent quatre-vingt trois ans, prenait Athènes au cours de la guerre d'indépendance grecque ; il y a cent vingt-sept ans, l'économiste britannique John Maynard Keynes venait au monde ; le dernier empereur allemand, Guillaume II, il y a soixante-neuf ans, rendait son dernier souffle ; le général George Marshall exposait, il y a soixante-trois ans, à l'université Harvard le Programme de rétablissement européen conçu pour aider à la reconstruction de l'Europe ; il y a quarante-trois ans, débutait la guerre des Six Jours. Il y a quarante-deux ans jour pour jour, Robert Kennedy était victime des tirs auxquels il succombera le lendemain. Et le 5 juin 1903 fut aussi le jour où naquit mon grand-père à Pondichéry, dans les comptoirs français de l'Inde.

Si j'étais Sebald, peut-être aurais-je commencé ainsi mon intervention. C'est en tout cas par un parallèle historique analogue qu'il ouvre la dernière page des Anneaux de Saturne [1]. Selon une poétique dite « de la coïncidence » [2], Sebald établit des réseaux de significations entre des événements qui ne semblent pas liés objectivement et qui relèvent uniment de ce qu'on distingue d'ordinaire sous les noms de grande et de petite histoire, mêlant la vie dite privée et les événements collectifs.

Quelle est l'actualité de Sebald pour nous, aujourd'hui ? Souvent associée à une forme de mélancolie, à une écriture dont les longues phrases sinueuses rompent avec la cadence brève ou heurtée d'une certaine littérature contemporaine, à un examen lancinant du passé, l'œuvre littéraire de Sebald pourrait sembler se détourner du présent. Seule la présence d'un « je », qui cultive une ressemblance certaine avec l'auteur, marquerait l'ancrage contemporain d'un regard tourné vers le passé, hanté par la question de la représentation historique à travers l'histoire personnelle. On pourrait alors entendre le lien de l'intime et du politique comme celui de l'histoire particulière et de la grande histoire, sans envisager l'œuvre dans son actualité, son efficace politique. Partant d'une définition plus restreinte de l'intime, étymologiquement cet espace « le plus intérieur » à soi, où chacun admet ses intimes, précisément    [3], il s'agit ici de montrer bien plutôt que la façon dont Sebald trace l'intime par son écriture engage une dimension politique par sa capacité à éveiller un regard oblique sur le monde.

Sebald avait bien sûr ses convictions politiques. Des textes rédigés en marge des récits narratifs montrent qu'elles étaient pour le moins critiques à l'égard du monde contemporain. On lit ainsi ces lignes dans une brève analyse consacrée à l'Europe et au destin de la littérature :

Il est illusoire de considérer que les affaires nationales ou interétatiques seraient aujourd'hui encore réglées par des prescriptions politiques. Se profile bien plutôt une dépolitisation continue qui a pour vecteur une politique du centre distincte de tous les partis en ce qu'elle interdit toute polarisation, et qui a pour agents ces hommes et ces femmes de l'administration aux petits privilèges, mutants issus des anciens détenteurs du pouvoir politique. [...] Il me semble [...] remarquable qu'il y ait une corrélation pratiquement indéniable entre le degré de dépolitisation d'un système social et son degré de performance économique, comme on pourrait aisément le montrer en prenant le cas des pays modèles que sont l'Allemagne et le Japon. Les instances de décision politique sont "sublimées" dans l'appareil économique et industriel, même si ce n'est pas, comme on pourrait le croire, en la personne de ce qu'on nomme les dirigeants, mais – c'est du moins mon hypothèse – dans ces points qui n'existent le plus souvent que virtuellement, à partir desquels l'autoprolifération (cette loi fondamentale de tout développement économique) paraît nécessaire.

Le processus d'intégration européenne, identique en cela à celui qui a précédé la fondation de l'empire allemand, est d'emblée et sera promu moins par les objectifs politiques que par la dynamique économique [4] .

Ces quelques phrases paraissent en 1995, comme Les Anneaux de Saturne. L'auteur a déjà publié notamment    Vertiges en 1990 et Les Émigrants en 1992. C'est un écrivain reconnu, et reconnaissable à son écriture sinueuse dont nous avons un exemple ici. On remarque immédiatement que son analyse de l'Europe se fonde sur une lecture générale des processus politiques et économiques. Selon lui, la construction européenne rejoue ainsi l'édification de l'empire allemand. La part allouée à la politique, entendue ici comme enjeu électoral, se réduit comme peau de chagrin.

Une telle prise de position n'intervient pas de but en blanc. Elle s'articule dans le texte cité à la question des conséquences littéraires de l'évolution sociétale européenne. Selon l'auteur, cette évolution entraîne une homogénéisation des temps et des territoires en Europe. De plus en plus, le même « maintenant » règne. Sebald prévoit le moment où le passé n'existera plus que sous la forme d'une rumeur. Il en tire des conclusions quant au tour que prend la littérature : elle ingère les bredouillis de la communication, ce qui explique selon lui que tout un chacun puisse devenir écrivain. Cette analyse s'éclaire si l'on considère la tâche que Sebald assigne à la littérature : «  [elle] est déterminée, comme chacun sait, par le fait qu'elle peut raconter quelque chose qui a été. Son temps est l'imparfait. Si on abolit cela, le fait de raconter s'arrête » [5].

Autrement dit, la littérature est en prise avec le monde et a maille à partir avec la capacité à se remémorer. Mais de quel souvenir nous parle l'auteur ? Sebald est né le 18 mai 1944. Comme il l'explique dans des entretiens, des essais, ou encore dans son grand tryptique poétique D'après nature, il n'a pas de souvenirs des bombardements, lui qui a connu une enfance idyllique dans les Alpes. Son existence est toutefois liée au nazisme et à la guerre : sa mère a connu les attaques aériennes pendant sa grossesse et ses premiers mois étaient encore ponctués par les raids aériens. Tel est le souvenir, qu'on pourrait dire impersonnel (singulier et collectif), d'où il écrit. Dans    De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, qui présente la version écrite de conférences de poétique tenues par Sebald à Zurich en 1997, l'auteur tient à rappeler une fois encore le contexte de sa naissance avant de s'interroger sur la littérature allemande de l'après-guerre [6]. Selon lui, les écrivains allemands n'ont pas su rendre compte de ce que la population (et donc une partie de ces écrivains) avait vécu lors des bombardements alliés. Il enquête pour en comprendre la raison. Reportages d'époque à l'appui, Sebald affirme que la destruction des villes allemandes est restée tabou. Elle n'aurait pas été relatée dans les familles, on aurait fait comme si de rien n'était. Sebald ne se contente pas de livrer son constat et son analyse. Il procède à la longue description à peine soutenable des bombardements et de leur conséquences, en montrant des photographies, sans la moindre trace de pathos, sans recourir à ces effets rhétoriques qu'il dénonce dans la plupart des récits d'après-guerre. Ce faisant, il inscrit en mémoire le secret des cadavres emmurés. Sebald, qui n'est pas un témoin oculaire, fonde ainsi son analyse de la défaillance des écrivains de l'après-guerre, et plus généralement de la mise à l'écart de l'événement par les Allemands, sur une expérience inaugurale antérieure et contemporaine à sa naissance. C'est par la description des bombardements vécus par la population qu'il ouvre l'espace où se nouent l'intime et le politique.

Sebald articule à son analyse une lecture de la reconstruction de l'Allemagne. Certes, les prémisses du miracle économique résident dans les investissements du plan Marshall, dans la naissance de la guerre froide, dans la destruction des usines vieillissantes par les bombardements, dans la discipline d'un peuple issu d'une société totalitaire. Pour Sebald, l'opérateur essentiel est ailleurs :

Mais le catalysateur était une donnée purement immatérielle : c'était ce flot d'énergie psychique intarissable jusqu'à nos jours, dont la source est ce secret gardé par tous, celui des cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique, un secret qui a lié les Allemands dans les années d'après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus fortement que n'a jamais pu le faire aucun objectif positif comme la réalisation de la démocratie. Peut-être n'est-il pas déplacé de rappeler ces circonstances précisément maintenant, alors que le projet de la Grande Europe, qui a déjà échoué par deux fois, entre dans une nouvelle phase et que la zone d'influence du deutsche Mark – l'histoire a une façon de se répéter – s'étend sur un territoire pratiquement exactement aussi vaste que celui qui était occupé en 1941 par la Wehrmacht    [7].

Parce que l'événement n'est pas inscrit comme mémoire, parce que la population ne l'a pas accusé, une énergie se libère qui tendrait à une reconstruction homogène à l'ancienne. On imagine aisément la virulence de la polémique qui a suivi la parution de l'ouvrage [8]. On comprend également mieux pourquoi Sebald se revendique mélancolique tout en précisant qu'il voit dans cette disposition une forme de résistance    [9], loin de l'entendre sur un mode purement élégiaque.

Par bien des aspects, il est malaisé de tracer une frontière stricte entre les essais de Sebald et ses textes narratifs. L'une de leur différence réside toutefois dans leur rapport à la dimension politique. Les récits ne l'abordent guère de manière thématique. Quelques notations éparses indiquent certes l'aversion de Sebald pour la politique de Thatcher ou le pharaonisme de Mitterrand. Mais dans l'ensemble, on n'a guère l'impression d'une littérature engagée. Les récits de Sebald sont largement consacrés à des pans entiers de « l'histoire de la destruction », de la colonisation au nazisme, mais leur évocation se manifeste au gré du cheminement du narrateur : c'est un lieu, un nom, une rencontre qui fera surgir la    présence de la destruction, au lieu qu'elle soit cantonnée au passé.

Tous les récits de Sebald sont conduits par un narrateur à la première personne, un « je » qui ressemble à maints égards à l'auteur alors que d'autres détails tendent à infirmer leur identité. L'enjeu ici est d'établir un espace narratif où il est difficile de démêler la fiction des faits, de permettre une solution de continuité entre le monde du livre et le monde tout court. Ce que nous relatent ces récits, ce sont les pérégrinations du narrateur dans diverses régions du monde, les rencontres qu'il y fait. Ce qui constitue le récit, ce sont les souvenirs de conversations avec des familiers, des connexions personnelles entre lieux, époques, textes, images, selon un principe d'association libre qui induit des récurrences, des phénomènes d'écho dont se nourrit le maillage du récit. Ce principe se substitue à la notion de structure – c'est là le symptôme d'une écriture en ce sens rhizomatique. En fait, il s'agit davantage d'une perception subjective du monde que de l'intériorité du narrateur. Nulle place est faite ici à l'introspection psychologique, aux petits secrets, aux tourments du moi, à ses entrailles. Les personnages ne sont également pratiquement pas décrits physiquement, la place accordée au corps et à sa chair est ténue.

Parce que dans son analyse, Sebald noue le politique à la question de l'écriture, la part du politique trouve son lieu précisément dans l'invention littéraire d'une forme d'intime, comme le montre le cas des Émigrants. L'ouvrage est composé de quatre récits, consacrés chacun à un personnage rencontré par le narrateur. On ne saura jamais bien qui il est, sinon qu'il a grandi dans l'Allgäu, au sud de l'Allemagne, qu'il a lui-même migré en Angleterre pendant ses études et qu'il y vit avec son épouse dans le Norfolk. Chaque histoire est conçue comme une enquête, sur les traces de personnages pour la plupart disparus. Tous, à différents degrés et pour des raisons diverses, ont été touchés par la politique nazie. Dans le deuxième récit, le narrateur relate comment il a appris le suicide de son instituteur, Paul Bereyter, à l'âge de soixante-quatorze ans. La rubrique nécrologique du journal local mentionnait ses mérites. Au détour d'une phrase, on apprenait pourtant sans autres explications que Paul Bereyter avait été empêché d'exercer ses fonctions par le Troisième Reich. Le narrateur s'était alors mis en quête d'informations et avait tout d'abord tenté de se représenter la vie de Paul, comme tout le monde l'appelait, et son suicide, couché sur les rails du chemin de fer. Mais il constate que ces approches d'ordre pathétique sont « blâmables », et c'est contre ce premier élan qu'il entreprend d'écrire ce qu'il a réellement pu apprendre de la vie de son instituteur. On voit s'exprimer ici une critique de l'imposture qui consiste à prétendre se glisser dans la peau d'autrui.

Après ce préambule, le narrateur commence par relater les souvenirs qu'il a gardés de l'enseignement de Paul Bereyter. Il s'en tient là à son expérience propre. Puis il rapporte des conversations qu'il a eues avec Mme Landau, qu'il est allé rencontrer après avoir appris qu'elle avait organisé les obsèques de l'ancien instituteur. La relation de ces échanges occupe toute la fin du récit. Le portrait dressé comporte donc plusieurs points de vue, celui, notoirement tronqué, faussement objectif, du journal, celui du narrateur, où Bereyter est vu dans l'exercice quotidien de son rôle de pédagogue, déterminant à bien des égards la perception du monde du narrateur enfant, et celui de son amie intime.

La relation qu'entretiennent Paul Bereyter et Lucy Landau est décrite avec une grande retenue, constante dans les récits de Sebald. Toutes les relations amoureuses y sont esquissées avec discrétion, laissant deviner l'intimité qui se dérobe à nos regards. Le propos n'est jamais de dévoiler l'intimité, mais de construire l'espace de l'intime, comme le montre la manière par laquelle l'auteur rend compte des conversations du narrateur avec les personnages. Dans le cas de Lucy Landau, Sebald ne recourt jamais au dialogue, qui permet une juxtaposition des voix. Le flot de la narration ne cesse jamais. C'est dans la continuité discursive que place est faite à la voix d'autrui.

Les premières paroles de Lucy Landau relatent son enfance. Elles sont rapportées au discours indirect, avec présence d'un verbe introducteur, de sorte que la hiérarchisation des voix est claire. Dès la quatrième phrase, l'allemand a recours au subjonctif I, mode qui indique la médiation. La présence de Lucy Landau se fait donc sentir à travers l'emploi de ce mode. Elle en devient plus constante. Puis après quelques phrases rapportées de la sorte, nous entendons directement la voix de Lucy Landau, qui raconte un souvenir d'enfance :

Ernest, poursuivit-elle en lui dédiant un sourire franchissant des temps révolus, Ernest savait bien sûr pertinemment que ces feux de joie illuminant l'obscurité environnante n'étaient là que pour célébrer la fête nationale, mais il avait eu le tact suprême de ne pas ternir ma félicité en se lançant dans une quelconque explication. D'ailleurs, la discrétion d'Ernest, qui était le cadet d'une nombreuse et modeste famille d'ouvriers, a pour moi toujours été exemplaire et inégalée, si l'on excepte peut-être celle de Paul, que j'ai malheureusement connu beaucoup trop tard – à l'été 1971, à Salins-les-Bains, dans le Jura [10].

Que s'est-il passé ? En l'absence de guillemets, le « je » du texte a changé de référent. Lucy Landau a pris la parole directement, sans la médiation du narrateur, et pourtant dans une continuité complète avec les phrases précédentes où les positions du discours étaient clairement cernées. L'effet d'un tel dispositif est net : sans nous introduire par effraction dans la parole du personnage, nous nous retrouvons à dire « je » avec lui, au lieu de continuer à suivre le narrateur. Nous sommes décentrés par rapport à notre position habituelle de narration. « Je » s'est déplacé. Et pourtant, il n'y a pas eu rupture, ce qui rend l'effet d'autant plus saisissant. Cette porosité se manifeste alors que Lucy Landau en vient à évoquer sa relation à Paul Bereyter. Elle esquisse l'échange intime par une allusion offerte en confidence au narrateur, et à nous.

Pendant plus de vingt pages, le récit va osciller entre ces différents pôles du discours rapporté. Parfois, le narrateur s'exprime à nouveau à la première personne. Le plus souvent, la troisième personne, employée pour désigner Lucy Landau, prévaut, tandis que l'emploi des modes indicatif et subjonctif I alterne. Par moments, Lucy Landau est le « je ». Quatre pages avant la fin, au détour d'une phrase, elle se substitue quasi définitivement à la voix du narrateur. C'est le moment où le récit relate les derniers temps de la vie de Paul Bereyter. Le narrateur se retire de son rôle directeur, de sorte qu'on aboutit à une situation paradoxale où, l'espace de deux phrases, les rôles sont inversés (la traduction française ne peut pas rendre compte du jeu des modes) :

Nur die Todesart, dieses mir [LL] unvorstellbare Ende, brachte mich zunächst völlig aus der Fassung, wenn sie auch, wie ich bald schon begriff, durchaus folgerichtig gewesen ist. [...] Mir [narrateur]    fielen bei diesen Worten Mme. Landaus die Bahnhöfe, Gleisanlagen, Stellwerke, Güterhallen und Signale ein, die Paul so oft an die Tafel gemalt hatt (dessin) und die wir mit möglichster Genauigkeit in unsere Schulhefte übertragen mußten.    Es sei eben, sagte ich [narrateur] zu Mme. Landau, als ich von diesen Eisenbahnstunden erzählte, letzten Endes schwer zu wissen, woran einer sterbe. Ja, sehr schwer ist das, sagte Mme. Landau, man weiß es wahrhaftig nicht. Die ganzen Jahre, die er hier in Yverdon verbrachte, hatte ich [LL] keine Ahnung, daß Paul im Eisenbahnwesen sein Verhängnis sozusagen systematisiert vorgefunden hatte [11].

Par ce jeu des voix, nous en venons à circuler dans cet espace intime, celui où se fait l'échange entre deux personnes unies par la confidence. Obéissant aux critères qu'il s'était fixé au début du récit, le narrateur n'imagine pas la vie de Paul Bereyter, il ne se projette pas en lui et n'usurpe pas son identité. Le dispositif narratif crée un espace intime commun au narrateur, à ses personnages et au lecteur. Il ouvre un lieu où s'abolit la distinction entre soi et l'autre, non pas au prix d'une confusion, mais par la porosité. Les rôles ne sont pas intervertis. C'est la suprématie du narrateur qui est mise à bas. Les voix ne sont plus ni hiérarchisées, ni juxtaposées. Elles circulent.

Un tel glissement subtil de l'un à l'autre engage la question de la maîtrise du discours, partant de la domination. Sous cet angle, les choix d'écriture de Sebald sont cohérents [12]. Dans les pages du récit de Paul Bereyter que nous avons évoquées, nous découvrons des photographies de l'instituteur tirées d'un album que Lucy Landau montre au narrateur, ainsi que des pages d'un cahier couvertes de l'écriture du personnage principal. Ces images donnent corps à Paul Bereyter à divers moments de sa vie. Elles sont marquées par la patine du temps et nous plongent dans l'instant de sa vie révolue. La trace de sa main montre sa présence fantomatique. Parce que, dans la logique du récit, ces images sont confiées par Lucy Landau, elles donnent corps à leur proximité et nous invitent à la partager, au titre de lecteurs.

Surtout, ces images font irruption sans crier gare dans le texte. Jamais une légende ne viendra ménager un cordon sanitaire entre l'image et le texte, séparant proprement l'ordre du discours et celui de l'icône. Les deux plans coexistent, l'image interrompt la lecture et récuse tout rapport ancillaire au texte. Le procédé répond donc à la façon dont le narrateur cède la parole à Lucy Landau : dans les deux cas, l'ordre narratif est troublé.

Pourquoi instaurer un cadre et le dissoudre par endroits ? Ce que le récit met en acte n'est autre que la subversion d'une situation, en l'occurrence narrative. Elle répond exactement au rôle joué par Paul Bereyter dans le cas qui nous occupe. Nous apprenons de la bouche de son ancien élève que cet instituteur, écarté de ses fonctions sous le nazisme parce qu'il n'était qu'aux trois-quarts aryen (ce qui lui permettait par ailleurs d'être enrôlé dans la Wehrmacht et de partir au front), n'utilisait jamais l'estrade et le pupitre pour faire cours, mais restait au même niveau que ses élèves. Il refuse de convertir sa position de savoir en position de pouvoir, surplombante. Dans l'immédiat après-guerre, une telle attitude relève d'une rupture radicale avec l'autoritarisme de l'ère wilhelminienne, puis national-socialiste. L'entreprise de subversion de l'instituteur se lit tout aussi bien dans la constance avec laquelle il remplit le bénitier avec l'eau d'un arrosoir afin que le préposé au catéchisme ne puisse jamais le remplir d'eau bénite et soit livré aux affres du doute, partagé entre l'hypothèse du miracle et celle du canular. Paul Bereyter refuse que les élèves soient le jouet d'un principe d'autorité. Par ses choix d'écriture si singuliers, Sebald compose un texte qui défait ses propres éléments dominants. C'est ainsi qu'il élabore l'intime. Or par cette subversion souterraine, l'œuvre de Sebald peut conduire le lecteur, touché en son cœur, à porter un regard oblique sur le monde. Là réside l'efficace politique de l'écriture sebaldienne. De la même manière qu'après avoir lu De la destruction, notre regard sur la guerre et ses conséquences est renouvelé, le fait est qu'après avoir lu « Paul Bereyter », on ne voit plus les estrades, les bénitiers et les rails de chemin de fer de la même façon. Les récits de Sebald établissent une continuité entre histoire personnelle et Histoire, entre le je et l'autre, entre la fiction et la réalité : il n'y a qu'un monde. Un monde où cohabitent les vivants et les morts, les personnages et leur lecteur. 









 
[1] W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, trad. B. Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999, pp. 345-346.    Die Ringe des Saturn [1995], Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, pp. 349-350.

[2] Marcel Atze, « Koinzidenz und Intertextualität. Der Einsatz von Prätexten in W.G. Sebalds "All'estero" », in : Franz Loquai (dir.), W.G. Sebald, Eggingen, Isele, 1997, pp. 151-175.

[3] Pour une définition de l'intime, de son lien à la relation à autrui et de son champ politique, voir Michaël Foessel,    La Privation de l'intime, Paris, Le Seuil, 2008, notamment pp. 11-14. Rappelons qu'Augustin inaugure le questionnement de l'intime en y découvrant Dieu (Augustin, Les Confessions, livre III).

[4] W.G. Sebald, « Europäische Peripherien » (notre traduction), in Jürgen Wertheimer (dir.),    Suchbild Europa - künstlerische Konzepte der Moderne, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1995, pp. 65-67, cit. p. 65-66.

[5] Ibid ., p. 67.

[6] W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, trad. P. Charbonneau (trad. revue) Arles, Actes Sud, 2004, p. 9, Luftkrieg und Literatur, Wien, Carl Hanser, 1999, p. 5.

[7] Ibid ., p. 24 de la trad. revue, p. 20-21 de l'original.

[8] Voir sur ce point Irène Kuhn, « "Noch sind sie um uns, die Toten..." W.G. Sebalds Thesen zu Luftkrieg und Literatur », Revue d'Allemagne, 2005, vol. 37, n° 2 (152 p.), p. 233-244.

[9] Hans-Peter Kunisch, « Die Melancholie des Widerstands », Süddeutsche Zeitung, 05/04/2001, p. 20 (entretien avec W.G. Sebald).

[10] W.G. Sebald, Les Émigrants, trad. P. Charbonneau, Arles, Acte Sud, 1999, p. 55 (je souligne).    Die Ausgewanderten (1992), Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, p. 64-65 : « Ernest, sagte Mme. Landau mit einem ihm über die vergangene Zeit hinweg gewidmeten Lächeln, Ernest wußte natürlich sehr wohl, daß der Nationalfeiertag der Grund für die ringsum aus der Finsternis aufleuchtenden Freudenfeuer war, vermied es aber auf das taktvollste, meine Glückseligkeit durch irgendwelche aufklärerischen Bemerkungen zu stören. Überhaupt ist die Diskretion Ernests, der das jüngste Kind in einer vielköpfigen Arbeiterfamilie war, für mein Empfinden immer vorbildlich geblieben, und es hat niemand mehr an sie herangereicht, mit Ausnahme vielleicht des Paul, den ich leider viel zu spät erst kennengelernt habe - im Sommer 1971 in Salins-les-Bains im französischen Jura. »

[11] Ibid ., p. 91-92. Voir la trad. p. 75-77 : « Seule cette manière de mourir, cette fin pour moi inimaginable me fit dans un premier temps perdre toute contenance, même si, comme je ne tardai pas à le comprendre, elle s'inscrivait dans la logique des choses. [...] Quant à moi, les propos de Mme Landau me rappelèrent les gares, les rails, les signalisations, les aiguillages et les entrepôts que Paul nous avait si souvent dessinés au tableau et que nous devions reproduire dans nos cahiers avec la plus grande exactitude possible. En définitive, dis-je à Mme Landau après lui avoir parlé de ces heures de chemin de fer, il est bien difficile de savoir de quoi quelqu'un meurt. Oui, c'est bien difficile, dit Mme Landau, en vérité on n'en sait rien. Pendant toutes les années qu'il a passées ici à Yverdon, je n'ai pas soupçonné que Paul avait trouvé, pour ainsi dire systématisé, son destin dans les trains ».

[12] Pour une étude de la cohérence stylistique et du lien entre l'écriture de Sebald et la littérature mineure (Deleuze/Guattari), voir Mandana Covindassamy, W.G. Sebald. Cartographie d'une écriture en déplacement, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, à paraître en 2011.












Mandana Covindassamy, « Du lien entre intime et politique dans l'œuvre de W. G. Sebald », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, janvier 2011

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politique de la mélancolie 

27 déc. 2015


Giorgio Agamben :
 « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité » 


On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés enEurope. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu êtrecommis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France  : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.

Entretenir la peur
Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienterdans une direction qu’on estimait profitable.

Aucun sens juridique
De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).

Incertitude et terreur
C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.

Dépolitisation des citoyens
La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoitroubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.