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13 janv. 2020

Dans ces méditations, Heidegger interroge les présupposés de la modernité et envisage un autre commencement philosophique, après le dépassement de la métaphysique.
L’entreprise de traduction et d’édition systématique des œuvres du philosophe Martin Heidegger (1889-1976) est loin d’être conduite à son terme, tant en ce qui concerne les œuvres publiées de son vivant en allemand qu’en ce qui concerne les manuscrits répertoriés. Pour l’heure, elle place le lecteur français devant une abondance de traductions différentes des œuvres les plus connues ou devant une absence. Des inconvénients s’ensuivent, même si la pluralité des propositions de traduction n’est pas du tout inutile, et même s’il est difficile de maîtriser tout le corpus. Parfois, on s’est occupé plutôt de débattre autour de la figure du philosophe et de ses prises de position à l’égard du nazisme que de traduire les œuvres, les notes et les discours. Certes, ces débats ont été et sont encore nécessaires. Cette prise de position peut-elle se lire dans l’œuvre ou résulte-t-elle d’autres raisons ? Il convient évidemment d’expliquer autant que possible ce qui ne peut tout de même pas être rangé au titre de simple dérive. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture des ouvrages demeure essentielle, et par conséquent, que leur mise à disposition du public s’impose.
Méditation (Besinnung) est sans doute un livre particulier. Traduit désormais par Alain Boutot, il compose le volume 66 de l’Édition intégrale, décidée en 1973, dont la numérotation et le contenu des volumes sont arrêtés depuis 1997, dans une brochure éditoriale. Les écrits qui le composent ont été rédigés dans les années 1938-39. La postface de l’éditeur allemand ajoute que le manuscrit – dont certaines parties sont dites tantôt « projet », tantôt « insatisfaisant » – comprend 589 feuillets et quelques autres avec numérotation spécifique. Ils sont articulés en 28 parties et 135 sections. L’éditeur détaille encore les difficultés à établir le tapuscrit. Autant d’éléments qu’il n’est pas vain de connaître, dans la mesure où ils éclairent le processus de pensée du philosophe et les affres de la traduction. Heidegger utilise des particularités stylistiques, c’est bien connu, mais aussi des abréviations et autres codes personnels, comme les italiques, cette forme d’accentuation qu’il utilise avec constance.
Dernière précision : Méditation est le premier de quatre traités publiés dans la continuité du volume intitulé Apports de la philosophie. À travers ses questions, il tente d’explorer le domaine entier de la pensée de l’histoire de l’Être, et non plus seulement la notion d’Être. Il s’agit d’une méditation en un sens spécifique, puisque le terme ne renvoie pas au contexte cartésien d’un retour réflexif du sujet sur lui-même. Ici, écrit Heidegger, méditer, ce n’est pas faire retour sur la pensée comprise comme un moyen de connaître, lequel retour transformerait la pensée en un objet, une chose alors posée en face de la pensée. La méditation heideggerienne s’apparente plutôt à un déroulement de pensée qui échappe à la pensée réfléchissante et a fortiori calculante. Elle est la pensée fidèle au sens de l’Être lui-même, qui ne désigne pas un état (une chose) mais un acte ou un avènement, l’avènement de ce qui est. Par conséquent, elle prend ses distances avec l’incapacité de l’homme moderne à entretenir un quelconque rapport avec l’Être, ainsi qu’avec les philosophies réduites à un simple objet culturel, soumises à la réclame, au bavardage et au battage médiatique. Ce qui signifie bien que ce volume compose une pièce essentielle dans la pensée de Heidegger en ce qu’on y lit la manière dont le philosophe appréhende le monde « actuel » (en 1938), un monde entièrement livré à la fabrication (Machenschaft, la suprématie du faire), au cumul d’expériences vécues qui étourdissent et ensorcellent, et à l’arraisonnement du monde dans l’oubli de la vérité de l’Être.

Un autre commencement
Mais cette méditation sur une époque dévastatrice ne scelle pas une nostalgie d’un passé perdu. Ni retour, ni fuite en avant ne sont possibles. La méditation annonce plutôt un autre commencement susceptible de nous écarter de la défiguration moderne ainsi que de celle opérée par la représentation, entendue au sens d’une procédure d’imitation de la réalité. Cet autre commencement qui surmonte le passé sans le détruire, ne saurait alors être un recommencement, il invite par contre à fonder la vérité de l’Être. Il ne peut s’annoncer que dans l’aptitude du penseur à parcourir à nouveau les longues voies silencieuses de la pensée.
Encore cela doit-il s’accomplir dans la langue. Or la langue actuelle est prise dans le système de la représentation. Le texte de ce volume consiste alors à travailler la langue même afin de la rendre propre à dire l’indicible, et à le dire en philosophie pour autant que celle-ci cesse d’être minorée et rabaissée comme c’est le cas dans les analyses qui en réduisent le propos à un jeu de causalité avec les situations, ou dans les histoires de la philosophie.
C’est d’ailleurs ce qui pousse souvent les lecteurs à déclarer que les textes de Heidegger sont incompréhensibles, ou difficiles à lire parce qu’ils replient souvent les phrases sur elles-mêmes. Mais ils ne le sont qu’à raison de leur appliquer les critères de la prose habituelle et descriptive. Il faut donc dépasser ces procédures pour suivre la méditation, et accepter de rencontrer des tournures de phrase étranges au premier abord, des réactivations de significations éteintes de vieux mots de la langue, etc.
On comprend à nouveau, au passage, que la traduction d’un tel ouvrage n’est pas simple. Pour respecter le texte allemand, il faut inventer des mots, insister sur des distinctions fondamentales. Ce qui revient à rester au plus près du vocabulaire spécifique à Heidegger. C’est l’exemple bien connu de Ereignis, ce terme directeur de la pensée de Heidegger, qui est intraduisible d’après Heidegger lui-même. Il désigne le mouvement qui conduit quelque chose à son propre. Il en va de même du terme Dasein, autre mot-clef de Heidegger, signe d’ouverture de l’humain sur l’Être, si on fait attention à distinguer les deux graphies : Dasein et Da-sein.
Mais si le lecteur veut prendre la mesure précise du cheminement du philosophe, deux annexes sont d’un grand secours. En fin de volume, on trouve d’abord un Coup d’œil rétrospectif sur le chemin qui a été le mien jusqu’ici : sans considération psychologiques, Heidegger fait le tour des ouvrages accomplis (pas nécessairement publiés) et explicite les insatisfactions, les concepts construits et les explications avec d’autres pensées (dont le christianisme-protestantisme). Ces pages sont suivies par Complément sur mes vœux et volontés concernant la sauvegarde de ce qui a été tenté : dans ces pages, il opère un tri dans ses propos disponibles entre les cours (pédagogie d’un métier mais tout de même aussi cheminement en direction de la vérité de l’Être), les conférences (procédant de l’avancée du travail), les notes, les travaux préparatoires de l’œuvre (avec repérage des notions centrales), etc. Ces travaux préparatoires font bien signes vers le contenu de ce volume.

Composition
Revenons sur l’introduction au volume. Elle ouvre la méditation par une série de poèmes sous le titre plus précis de Winke (signes), en l’occurrence des signes de cet autre commencement possible appelé par Heidegger de ses vœux. Ce sont plus exactement des mots dont parlent une pensée qui ne peut pourtant pas s’y réduire. Les lire de près revient à saisir des articulations de vocables donnant le ton du volume dans son ensemble. On peut en effet organiser ces termes en déclinaison de perspectives : d’un côté, ceux qui participent de la pensée à récuser (séparation, nombre, succession, fabrication, etc.) et de l’autre les termes qui ouvrent le nouveau cheminement : fonder la vérité de l’Être, etc. Cette double liste fait jouer l’un contre l’autre le refus de l’hégémonie exclusive de l’étant (l’humain fabricant) et la grandeur de la « parole » (fondatrice).
À partir de cette lecture, le lecteur est prêt à affronter le volume entier. La pensée de Heidegger y est très clairement déployée si l’on se livre bien à la lettre du texte, sans projeter immédiatement sur lui la somme des commentaires dont l’écho traverse nécessairement l’esprit. La Section II, « Le saut anticipateur dans ce que l’Être a d’unique », se déroule en donnant elle-même les articulations de la pensée sans requérir une surcharge de données extérieures. Après avoir appris exactement ce qu’il faut entendre par « méditation » (§ 8 et 9), on entre dans la trajectoire d’une pensée tissée d’une opposition : d’un côté, la figure de l’étant vouée à la fabrication, à la technique dévastatrice (§8), à se laisser gouverner par des « visions du monde » (§9), bref, la configuration d’une modernité (§20) qui s’échappe à elle-même et s’anesthésie dans des pleins ou des plénitudes qui sont de vrais « vides » philosophiques ; et de l’autre, ce commencement philosophique, cet « autre » commencement, que Heidegger appelle de ses vœux, un commencement de la pensée susceptible de cheminer en ne cessant d’approfondir la vérité de l’Être.
Ainsi que suggéré ci-dessus, c’est évidemment toute la question de la parole qui se construit. Une parole qui est un dire sans images. Une voix qui donne à l’éclaircie sa tonalité et dont le ton est accordé à ce qu’il en est de l’Être, parce qu’elle cesse de vouloir être efficace comme la technique rhétorique ou la « communication ».

Les arts
L’abondance des propos et la finesse de leur déroulé est telle qu’on ne peut en rendre compte qu’à partir de choix. La notion d’étant et ses répercussions sur la pensée de « l’homme », et cette « inessence » qui est la sienne jusqu’à présent (1930), sont les moments les plus connus de cette pensée. Insistons donc plutôt sur les propos portant, par exemple, sur les arts. Heidegger pense que, dans le monde de la fabrication, l’œuvre d’art a désormais disparu, ce qui ne signifie d’ailleurs pas pour lui que l’art disparaisse. L’art est simplement devenu un mode de la fabrication, il est assimilé au monde public sous la forme d’une volonté de séduction. Le plus souvent même, il se contente d’être décoratif : autoroutes, hangars ou aéroports en bénéficient, certes, mais au détriment des œuvres. Le beau est réduit à ce qui plaît au plus grand nombre. Il n’est plus possible de trouver un sens à cet art, voué au seul affairement, qui ne l’identifie pas à la seule technique. Les genres artistiques disparaissent, l’art n’a plus d’effectivité. Ce que l’art produit, précise Heidegger, ce ne sont pas des œuvres à proprement parler, des œuvres qui instaureraient une éclaircie de l’Être. Il n’y a plus que des « dispositifs » qui proclament ce que tout le monde connaît déjà. Parmi eux, photographie et cinéma, nommément, ne quittent pas le domaine de la fabrication. Le cinéma forge des conduites sociales publiques, prend le pli des modes, et n’est rien que kitsch (défini comme imitation servile). Les « installations » d’art distillées par l’art moderne poussent les humains à se considérer comme des maîtres, puisqu’elles doivent être fabriquées et planifiées.
L’art du passé n’est plus pris au sérieux. Il est ravalé au rang de matériau d’enseignement. Et par conséquent, il rejoint la manière d’organiser la vie publique des masses. À tout cela, Heidegger oppose la dimension du paysage, pays et vallées, montagnes et cours d’eau. Question de goût aussi ? Pas uniquement, si on pense au statut des arts durant la période de rédaction de cet ouvrage. Et surtout, il y oppose la décision requise d’opérer un changement de l’essence de l’art en renonçant à la domination du « fabricatif » au profit de la fondation de la vérité de l’Être.
Le concept d’œuvre, devant ces faits, n’a plus aucun sens. Heidegger le valorise dans son sens ancien. L’œuvre n’est plus rien d’autre qu’une série d’objets. Or, là encore, il convient de reconduire l’œuvre d’art à ce qu’elle doit être, le témoin d’une éclaircie de l’Être, laquelle implique une décision pour une tout autre essence de l’homme.

La philosophie
Dans ces conditions, pourtant, la philosophie demeure centrale. Elle dit l’Être, même si elle parle en mots trop souvent proches d’images, et surtout parce que les mots de sa parole devraient ne jamais se contenter simplement de signifier ou de désigner ce qui est à dire. Cela dit, elle cède aussi trop facilement à l’injonction de devoir s’ériger en « vision du monde », entendons par là en discours bavard qui vise l’efficacité rhétorique sur les auditeurs et non pas son objet. La pensée de l’Être est alors en complet porte-à-faux avec la philosophie à partir du moment où cette dernière endosse le rôle d’une vision du monde. Mais on ne peut se défaire de la philosophie.
Dès lors qu’elle se fait partie intégrante de la pensée de l’Être, elle peut se donner pour une méditation. Elle est méditation de la philosophie sur elle-même. Elle n’a pas besoin de se définir ou de chercher à se commenter, comme nous l’avons écrit ci-dessus. Elle ne doit pas se configurer en réflexion. Son but ne saurait être de mettre en circulation des connaissances ou de bâtir des doctrines.
Elle s’offre plutôt à saisir l’Être dans le déploiement de son essence, uniquement dans l’éclaircie qu’il est lui-même. C’est aussi ce pourquoi l’explication qui seule peut permettre à la philosophie de commencer à nouveaux frais, en tant que philosophie qui n’est pas égarée dans les formules banales et la recherche d’une quelconque efficacité, est une explication avec la métaphysique dans son histoire. Par là, il faut entendre la pensée philosophique qui se voue à la célébration de l’étant (de l’humain fabricateur) et à ruminer les doctrines philosophiques.

L’abîme de l’Être
L’Être n’est donc pas une chose, un objet ou un étant. Il est l’abîme sans-fond, en lequel l’urgence de tout ce qui est privé de fond peut trouver sa profondeur. Il est donc acte, éclaircie et ouverture sur la seule chose qui est à dire : la parole de la vérité de l’Être, celle d’un savoir qui donne son congé à la science, une parole qui n’est jamais une parole de puissance, mais qui ignore aussi l’impuissance.
Et c’est d’ailleurs parce que l’Être est philosophique, que l’homme doit prendre le risque de la philosophie. Ainsi lui sera remis en propre l’assignation à l’Être qui deviendra le fondement de la possibilité de sa propre histoire.
Ces passages de l’ouvrage sont tout à fait centraux pour ceux qui s’intéressent à l’ontologie, ou à la manière heideggerienne de poser le problème de l’Être. Récusant l’opposition être/néant et sa fortune durant le XXe siècle, Heidegger pose d’emblée l’Être comme avènement à l’être propre, le fond sans fond de l’éclaircie. L’Être n’est pas manque et ne renvoie à aucune limite. Ce qui nous vaut une belle page sur la notion de « finitude ». Et plus encore, une exploration des philosophies qui réfèrent à l’être, mais dans des renvois et des couplages que Heidegger condamne parce qu’ils font de l’Être un commencement. Or, « l’Être est l’avènement de la vérité à son essence propre ».
Voilà qui permet à Heidegger d’explorer deux voies qu’il ne quittera plus. Celle de la fuite de l’homme devant son essence (dans les chapitres L’Être et l’homme, Anthropomorphisme, etc.) et celle de la technique (suivie de l’histoire historisante, les dieux, etc.).

Comment espérer en si peu d’éléments donner le goût de lire cet ouvrage ? On peut bien sûr être rebelle à cette pensée, on peut la récuser d’emblée pour les partis pris politiques de Heidegger, on peut encore trouver qu’elle tourne en cercle, ou qu’elle engage une condamnation un peu rapide de la modernité. Sans doute. Mais la fréquenter est décisif au moins pour la comprendre et en saisir les enjeux.



Heidegger : une philosophie pour la Modernité

4 janv. 2020


PHILOSOPHICAL INVESTIGATIONS

Ludwig Wittgenstein

audio

   


Adapted from P.M.S. Hacker’s and Joachim Schulte’s revised fourth edition of the text,
 written by Ludwig Wittgenstein.
 Adapted and narrated by Ben Sanders.

9 déc. 2019



Histoire du Genre humain

Giacomo Leopardi 

On raconte que tous les hommes qui au commencement peuplèrent la terre, furent créés partout en même temps, et tous enfants, et furent nourris par les abeilles, les chèvres et les colombes, comme Jupiter enfant dans les fables des poètes. La terre était beaucoup plus petite qu’elle ne l’est aujourd’hui, presque tous les pays étaient plats, le ciel sans étoiles. La mer n’avait pas été créée, et il apparaissait dans le monde beaucoup moins de variété et de magnificence qu’on n’y en découvre aujourd’hui. Mais néanmoins les hommes se complaisaient, sans que la satiété leur vint, à regarder et à considérer le ciel et la terre, s’émerveillant outre mesure et estimant ces deux choses fort belles et non seulement vastes, mais infinies en grandeur comme en majesté et en grâce. Ils se nourrissaient en outre de joyeuses espérances, retiraient d’incroyables plaisirs de chacun des sentiments de leur vie, grandissaient dans le contentement, et se croyaient presque possesseurs de la félicité. Ainsi se passèrent fort doucement leur enfance et leur première adolescence. Arrivés à un âge plus mûr, ils commencèrent à éprouver quelque changement. Comme les espérances, que jusqu’alors ils avaient remises de jour en jour, ne se réalisaient point, il leur parut qu’elles méritaient peu de foi. Se contenter des jouissances présentes, sans se promettre aucun accroissement de bonheur, leur paraissait impossible, surtout parce que l’aspect des choses de la nature et chaque partie de la vie journalière, soit habitude, soit que leur âme eût perdu sa vivacité première, ne leur donnaient plus, à beaucoup près, autant d’agrément qu’à l’origine. Ils allaient par la terre, visitant les contrées les plus lointaines, ce qu’ils pouvaient faire sans difficulté puisque ce n’étaient que des plaines, sans mers et sans obstacles. Au bout de quelques années, la plupart d’entre eux s’aperçurent que la terre avait des limites certaines qui n’étaient même pas assez éloignées pour qu’on ne pût les atteindre, et que tous les endroits de cette terre, ainsi que tous les hommes, sauf de très légères différences, étaient semblables les uns aux autres. Ces choses accrurent leur mécontentement de telle sorte qu’avant même d’être sortis de la jeunesse un dégoût marqué de leur existence les avait universellement saisis. Et peu à peu, dans l’âge viril, et surtout au déclin des ans, la satiété se changeant en haine, quelques-uns en vinrent à un tel désespoir que, ne supportant plus la lumière et la vie qu’ils avaient d’abord tant aimées, spontanément, l’un d’une façon, l’autre d’une autre, ils s’en délivrèrent.
Cela parut horrible aux Dieux que des créatures vivantes préférassent la mort à la vie et se détruisissent sans y être forcées par la nécessité ni par aucun événement. On ne peut dire aisément combien ils s’étonnèrent que leurs dons parussent assez vils et assez détestables pour qu’on s’en dépouillât et qu’on les rejetât de toutes ses forces. Il leur semblait avoir mis dans le monde assez de bonté, de beauté, d’ordre et d’harmonie, pour qu’un tel séjour fût non seulement toléré, mais extrêmement aimé de quelque animal que ce fût, principalement de l’homme, qu’ils avaient formé avec un soin particulier et une perfection merveilleuse. Mais dans le même temps, outre qu’ils ressentaient une grande pitié à la vue d’une misère comme celle que les hommes manifestaient, ils se demandaient si ces tristes exemples, en se renouvelant et en se multipliant, n’entraîneraient pas au bout de peu de temps, contre l’ordre des destins, la perte de la race humaine, et si les choses n’allaient pas être privées de cette perfection qui leur venait de notre race, et eux-mêmes de ces honneurs qu’ils recevaient des hommes.
Jupiter résolut d’améliorer la condition humaine, puisqu’il semblait qu’on le réclamât, et de donner aux hommes des moyens plus efficaces pour qu’ils se dirigeassent vers le bonheur. Il les entendait se plaindre surtout de ce que les choses n’étaient pas immenses en grandeur, ni infinies en beauté, en perfection et en variété, comme ils l’avaient jugé d’abord, mais au contraire fort petites, toutes imparfaites et presque de même forme. Ils ne se plaignaient pas seulement de leur vieillesse, mais aussi de leur âge mûr et même de leur jeunesse. Ils regrettaient la douceur de leurs premières années. Ils demandaient avec de ferventes prières de retourner à l’enfance et d’y rester toute leur vie. Là-dessus, Jupiter ne pouvait les satisfaire, car cela était contraire aux lois universelles de la nature, ainsi qu’aux devoirs et aux services auxquels l’homme était destiné, selon les intentions et les décrets divins. Jupiter ne pouvait pas davantage communiquer sa propre infinité aux créatures mortelles, ni rendre infinie la matière pas plus que la perfection et la félicité des choses et des hommes.
Il lui parut à propos de reculer les limites de la création, d’y ajouter des ornements et de la variété. Cette résolution prise, il agrandit la terre de tous les côtés, et y fit couler la mer, créant de la sorte des séparations entre les lieux habités, afin de varier l’aspect des choses, et d’empêcher que les confins en fussent aisément connus des hommes; il leur coupa ainsi les chemins et leur proposa une image vivante de l’immensité. A cette époque, les nouvelles eaux occupèrent la terre Atlantide, ainsi qu’une quantité d’autres régions : il reste de l’Atlantide un souvenir qui a survécu à la multitude des siècles. Jupiter abaissa beaucoup de lieux, en exhaussa beaucoup d’autres, fit surgir des montagnes et des collines, parsema la nuit d’étoiles, subtilisa et épura la nature de l’air, donna au jour plus de clarté et plus de lumière, nuança et distribua plus diversement que par le passé les couleurs du ciel et des campagnes, mêla les générations des hommes de telle sorte que la vieillesse des uns concordât avec la jeunesse des autres. S’étant résolu à multiplier les apparences de cet infini dont les hommes étaient par-dessus tout avides, puis qu’il ne pouvait les satisfaire en réalité, et voulant donner de l’agrément et un aliment à leur imagination, dont il sentait que la force avait été la principale source de cette si grande béatitude de leur enfance, il employa encore beaucoup d’expédients semblables à celui de la mer, créa l’écho, le cacha dans les vallées et dans les cavernes, et mit dans les forêts un bruissement sourd et profond, avec un vaste ondoiement de leurs cimes. Il créa de même le peuple des songes et leur confia le soin de tromper sous plusieurs formes la pensée des hommes, en leur figurant cette plénitude de félicité incompréhensible et impossible à réaliser, et ces images douteuses et indéterminées, dont lui-même n’aurait pu produire aucun exemplaire réel, quand même il l’eût voulu, pour exaucer les soupirs ardents des hommes.
Ces précautions de Jupiter recréèrent et relevèrent l’âme des hommes et rendirent à la vie de chacun son charme et son prix. On sentit, on aima et on admira la beauté et l’immensité des choses terrestres. Cet heureux état dura plus longtemps que le premier, surtout à cause des intervalles que Jupiter avait introduits dans les naissances, si bien que les âmes, refroidies et lassées par l’expérience des choses, furent réconfortées en retrouvant la chaleur et les espérances de l’âge vert. Mais le progrès du temps fit disparaître cette nouveauté. On vit renaître et se relever l’ennui et le mépris de la vie. Les hommes tombèrent dans un tel abattement qu’alors, dit-on, prit naissance cette coutume que l’histoire attribue à quelques peuples anciens : quand il naissait quelqu’un, les parents et les amis de la famille se réunissaient pour pleurer; et quand il mourait, c’était un jour de fête et de félicitations. Enfin tous les peuples en vinrent à l’impiété, soit qu’il leur parût n’être pas écoutés de Jupiter, soit qu’il entre dans la nature du malheur d’endurcir et de corrompre les âmes les mieux nées et de leur ôter l’amour de l’honnêteté et de la droiture. Aussi se trompent-ils tout à fait ceux qui pensent que la première cause des malheurs de l’homme est dans ses iniquités et ses crimes à l’égard des Dieux : au contraire, c’est la perversité de l’homme qui est née de ses malheurs.
Quand les Dieux punirent par le déluge de Deucalion l’insolence des mortels et tirèrent vengeance de leurs injures, les deux seuls survivants du naufrage universel de notre race, Deucalion et Pyrrha, convaincus que le mieux qui pût arriver au genre humain était d’être entièrement anéanti, s’étaient assis sur le sommet d’un rocher, appelant la mort de tous leurs souhaits, bien loin de se plaindre ni de déplorer le destin commun. Jupiter leur enjoignit cependant de remédier au dépeuplement de la terre. Mais, désespérés et dédaigneux de la vie comme ils l’étaient, ils n’eurent pas le courage d’engendrer une nouvelle génération. Ce fut en prenant des pierres sur la montagne, selon les instructions des Dieux, et en les lançant derrière leurs épaules, qu’ils refirent la race humaine. Toutefois, instruit par le passé du caractère des hommes et sachant qu’il ne leur peut suffire comme aux autres animaux de vivre et d’être exempts de toute douleur et de toute incommodité physique, mais que, désirant l’impossible toujours et en tout état, ils se tourmentent eux-mêmes de ce désir d’autant plus qu’ils souffrent moins des autres maux, Jupiter résolut, pour conserver cette misérable espèce, d’employer de nouveaux moyens, dont voici les principaux.
Premièrement il mêla à la vie de véritables maux, et l’embarrassa de mille affaires et de mille fatigues, à l’effet de distraire les hommes et de les détourner le plus possible de s’entretenir avec leur âme ou du moins avec ce désir d’une inconnue et vaine félicité. Il répandit parmi eux une multitude de maladies variées et une infinité d’autres disgrâces; il voulait, en diversifiant les conditions et les fortunes de la vie mortelle, obvier à la satiété, accroître le prix des biens par le contraste des maux, et faire que l’expérience d’un état pire rendit le défaut de jouissances beaucoup plus tolérable que par le passé. Il entendait aussi rompre et apprivoiser la férocité des hommes, les contraindre à courber la tête et à céder à la nécessité, les réduire à se contenter plus facilement de leur sort et émousser la vivacité et la véhémence du désir dans les âmes affaiblies non moins par les infirmités physiques que par les peines morales. En outre, il sentait qu’il arriverait que les hommes, exténués par les maladies et les malheurs, seraient moins prompts que par le passé à tourner leurs mains contre eux-mêmes, parce qu’ils seraient lâches et découragés, comme il advient par l’usage des souffrances. Ces souffrances ont même coutume, en laissant place à des espérances meilleures, d’attacher les âmes à la vie : les infortunés ont la ferme espérance qu’ils seront très heureux quand ils seront délivrés de leurs maux, chose qu’ils ne manquent jamais d’espérer d’une façon ou d’une autre, comme c’est la nature de l’homme. Ensuite Jupiter créa les tempêtes des vents et des nuées, s’arma du tonnerre et de la foudre, donna à Neptune le trident, lança les comètes et régla les éclipses. Avec ces phénomènes et d’autres signes terribles, il résolut d’épouvanter de temps en temps les mortels, sachant que la crainte et la présence des dangers réconcilieraient avec la vie, au moins pour quelques instants, non seulement les malheureux, mais ceux qui l’avaient le plus prise en abomination et qui étaient le plus disposés à la fuir.
Et pour bannir l’oisiveté passée, il donna au genre humain le besoin et l’appétit de nouveaux aliments et de nouvelles boissons, qu’il ne pouvait se procurer sans mille fatigues; tandis que jusqu’au déluge les hommes ne s’étaient désaltérés qu’avec de l’eau et s’étaient nourris des herbes et des fruits que la terre et les arbres fournissaient spontanément et d’autres aliments de peu de prix et faciles à trouver, comme en usent encore aujourd’hui quelques peuples, et particulièrement ceux de Californie. Il assigna aux diverses contrées divers climats, varia semblablement les parties de l’année qui, jusqu’alors, avait été toujours et pour toute la terre si bonne et si favorable que les hommes n’avaient pas pris l’habitude de se vêtir : ils y furent contraints dès lors, et ils durent à force d’industrie remédier aux changements et aux inclémences du ciel. Il invita Mercure à fonder les premières cités, à séparer les hommes par peuples, par nations et par langues, en les faisant se quereller entre eux, et à leur enseigner le chant et les autres arts qui par leur nature et leur origine furent appelés et sont encore appelés divins. Lui-même donna des lois et des réglementations politiques aux nouvelles nations; et enfin, voulant les gratifier d’un incomparable présent, il envoya parmi eux quelques fantômes de figures excellentes et surhumaines qui furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la patrie, et d’autres semblables. Parmi ces fantômes, il y en eut même un nommé Amour, qui à cette époque primitive vint au monde en même temps que les autres : car, avant l’usage des vêtements, ce n’était pas l’amour, mais un élan de désir, semblable à celui qui est de tout temps dans les brutes, qui poussait un sexe vers l’autre, de la façon dont chacun est attiré par des aliments ou des objets semblables, que l’on n’aime pas véritablement, mais que l’on désire.
On ne saurait dire combien furent grands les fruits que la vie mortelle retira de ces divins décrets, et combien la condition des hommes, nonobstant les fatigues, les épouvantes et les douleurs inconnues auparavant à notre race, surpassa en commodité et en douceur l’état de choses antérieur au déluge. Et ce résultat provint en grande partie de ces merveilleuses chimères, dont les hommes firent tantôt des génies, tantôt des dieux, et qu’ils suivirent et honorèrent avec une ardeur indicible et avec les plus grandes et les plus étonnantes fatigues pendant une longue durée de siècles : ils y étaient excités opiniâtrement par les poètes et les artistes célèbres, si bien qu’un très grand nombre de mortels n’hésitèrent pas à faire à l’un ou à l’autre de ces fantômes le sacrifice de leur sang et de leur vie. Loin de s’en offenser, Jupiter en éprouvait un plaisir excessif pour divers motifs, entre autres parce qu’il jugeait que les hommes seraient d’autant moins portés à rejeter volontairement leur vie qu’ils seraient plus prompts à la dépenser pour des causes belles et glorieuses. Ces bonnes dispositions eurent une durée plus grande que les précédentes. Sans doute la suite des siècles les altéra, mais telle fut leur valeur que, jusqu’au commencement d’un âge peu éloigné de l’âge présent, la vie humaine, qui, pendant quelque temps, avait été presque agréable, resta assez facile et assez tolérable.
Les causes et les modes de cette altération furent les nombreux moyens trouvés par les hommes pour subvenir aisément et en peu de temps à leurs propres besoins ; l’accroissement démesuré de l’inégalité entre les conditions et les emplois que Jupiter avait établis quand il fonda et organisa les premières républiques; l’oisiveté et la vanité qui pour ces motifs revinrent après une si longue absence occuper la vie ; l'affaiblissement, dans la réalité et dans l’opinion des hommes, de la grâce qui résultait de la variété de la vie, comme il arrive toujours après une longue habitude ; et enfin d’autres circonstances très graves qui ont été trop souvent décrites pour que nous ayons à en parler ici. Assurément on vit se renouveler parmi les hommes ce dégoût des choses dont ils avaient souffert avant le déluge, et grandir cet amer désir d’une félicité inconnue et étrangère à la nature de l’univers.
Mais la révolution totale de la fortune des hommes et la fin de cet état qu’aujourd’hui nous avons coutume d’appeler antique vinrent principalement d’une cause autre que les précédentes. La voici : Parmi ces fantômes si prisés des anciens, il y en avait un qu’ils appelaient dans leur langue Sagesse ; qui, honoré universellement comme tous les autres, et suivi particulièrement par un grand nombre, avait contribué pour sa part, autant que les autres, à la prospérité des siècles écoulés.
Cette Sagesse plus d’une fois, presque chaque jour, avait promis et juré à ses fidèles qu’elle voulait leur montrer la Vérité : c’était, disait-elle, un génie très grand dont elle était l’esclave; il n’était jamais venu sur la terre ; il siégeait au ciel avec les Dieux. La Sagesse se faisait forte de l’en faire sortir par son autorité et sa grâce propre, et de le décider à se promener pendant quelque temps parmi les hommes. Le commerce et la familiarité de la Vérité devaient élever le genre humain à un si haut point que, par la hauteur de ses connaissances, l’excellence de ses institutions et de ses mœurs, et la félicité de sa vie, il serait dans peu comparable à la divinité. Mais comment une pure ombre, une vaine image pouvait-elle, je ne dis pas amener la Vérité sur la terre, mais seulement la montrer, comme elle l’avait promis? Aussi les hommes, après beaucoup d’années de croyance et de confiance, s’aperçurent-ils de la vanité de ce qu’on leur offrait. Dans le même temps, ayant faim de choses nouvelles, surtout à cause de l’oisiveté où ils vivaient, et excités moitié par l’ambition de s’égaler aux Dieux, moitié par le désir de cette félicité que les paroles du fantôme leur faisaient entrevoir dans le commerce de la Vérité, ils se mirent avec autant d’instance que de présomption à demander à Jupiter qu’il donnât pour quelque temps à la terre ce génie, le plus noble de tous; ils lui reprochaient d’envier à ses créatures l’utilité infinie qu’elles retireraient de la présence de la Vérité, et en même temps ils se plaignaient avec lui de leur sort et renouvelaient les plaintes antiques et odieuses sur la petitesse et la pauvreté des choses humaines. Ces chimères si séductrices, principes de tant de biens dans l’âge passé, étaient tenues maintenant par la plupart en peu d’estime, non qu’on sût déjà ce qu’elles étaient véritablement, mais la bassesse générale des pensées et la lâcheté des mœurs faisaient que presque personne ne s’attachait à elles. Voilà pourquoi les hommes blasphémaient contre le plus grand présent que les Éternels eussent fait et pussent faire aux mortels; ils criaient que la terre n’était jugée digne que des moindres génies; quant aux plus grands, auxquels il serait plus convenable que la race humaine se soumit, ils ne daignaient ni ne pouvaient mettre les pieds sur cette infime partie de l’univers.
Beaucoup de choses avaient déjà depuis longtemps aliéné de nouveau aux hommes la bienveillance de Jupiter, et entre autres les vices et les méfaits incomparables qui pour le nombre et la scélératesse avaient laissé bien loin la perversité que le déluge avait punie. Ce qui le dépitait surtout, c’était, après tant d’expériences faites, l’inquiétude et l’insatiabilité immodérée de la nature humaine. Quant à assurer, sinon le bonheur, du moins la tranquillité des hommes, il voyait désormais qu’aucune précaution, aucun état, aucune contrée ne pourrait le faire. Quand bien même il aurait voulu accroître mille fois plus l’étendue et les plaisirs de la terre et de l’univers, les hommes, aussi désireux de l’infini qu’ils en sont incapables, trouveraient bien vite ces choses petites, désagréables et de peu de prix. Mais, à la fin, ces sottes et orgueilleuses demandes excitèrent tellement la colère du dieu qu’il se résolut, mettant de côté toute pitié, à punir pour toujours l’espèce humaine, en la condamnant pour tous les âges à venir à des misères beaucoup plus graves que les misères passées. Aussi décida-t-il d’envoyer la Vérité sur la terre, non seulement pour qu’elle y restât quelque temps, comme ils le demandaient, mais pour qu’elle y élût domicile à jamais. Chassant d’ici-bas ces beaux fantômes qu’il y avait placés, il fit de la Vérité la perpétuelle modératrice et maîtresse de la race humaine.
Les autres dieux s’étonnèrent de ce dessein. Il leur sembla que de la sorte on élevait trop la race humaine au préjudice de leur grandeur. Jupiter les fit changer d’avis en leur montrant que tous les génies, même les plus grands, ne sont pas naturellement bienfaisants et que tel n’est pas le caractère de la Vérité : elle produirait les mêmes effets chez les hommes que chez les dieux. Aux immortels, elle leur démontrait leur béatitude : aux hommes, elle leur découvrirait entièrement et leur mettrait continuellement sous les yeux leur infélicité, en la leur représentant de plus, non seulement comme l’œuvre de la fortune, mais comme de telle nature qu’aucun accident ni aucun remède ne la pourrait bannir ni interrompre pendant la vie. Et comme la nature de la plupart des maux est qu’ils sont maux en tant qu’ils sont jugés tels par celui qui les supporte, et qu’ils sont plus ou moins graves selon l’opinion qu’on en a, on peut juger combien devra nuire aux hommes la présence de ce génie. Rien ne leur paraîtra plus véritable que la fausseté de tous les biens mortels; et rien ne leur semblera solide si ce n’est la vanité de toutes choses, leurs douleurs exceptées. Pour ces motifs, ils perdront jusqu’à l’espérance qui de tout temps avait soutenu leur vie plus que tout autre secours ou tout autre plaisir. N’espérant rien, ne voyant à leurs travaux et à leurs fatigues aucune fin qui en soit digne, ils en viendront à une telle négligence et à une telle horreur de toute œuvre de grandeur ou même d’activité, que l’attitude des vivants différera peu de celle des morts. Mais, dans ce désespoir et cette langueur, ils ne pourront éviter que le désir d’une immense félicité, inhérent à leurs âmes, ne les pique et ne les tourmente d’autant plus qu’ils seront moins distraits par la variété des soucis et l’effort de l’activité. Et dans le même temps ils se trouveront privés de la faculté naturelle de l’imagination, qui seule pouvait leur procurer quelque chose de cette félicité qui, dit-il, est impossible et incompréhensible pour moi et pour ceux qui la souhaitent. Et toutes ces images de l’infini (continua Jupiter), que j’avais placées dans le monde pour les tromper et les repaître, et qui étaient conformes à leur penchant vers les pensées vastes et indéterminées, deviendront tout à fait insuffisantes à cause des idées et des habitudes qu’ils emprunteront à la Vérité. De cette manière, si la terre et les autres parties de l’univers leur paraissaient jadis petites, elles leur paraîtront désormais minimes : car ils seront instruits et éclairés sur les arcanes de la nature, et ces arcanes, contrairement à l’attente des hommes, paraissent d’autant moins étendues qu’on les connaît davantage. Enfin, quand la terre aura perdu ses fantômes, et que les enseignements de la Vérité, en en faisant connaître aux hommes la nature, auront ôté à la vie humaine toute valeur et toute rectitude de pensées comme d’actions, et éteint partout non seulement le dévouement et l’amour dont les nations étaient l’objet, mais jusqu’au nom de patrie, tous les hommes se réuniront, conformément à leurs théories, en une seule nation et une seule patrie, comme ils étaient réunis à l’origine, et, tout en faisant profession d’un amour universel à l’égard de leur espèce, ils diviseront en réalité la race humaine en autant de peuples qu’il y aura d’hommes. En ne se proposant ni patrie à aimer particulièrement ni étrangers à haïr, chacun haïra tous les autres, n’aimant, dans toute son espèce, que soi-même. Quelles disgrâces naitront de là, ce serait infini à conter. Néanmoins une si grande et si désespérée infortune ne décidera pas les mortels à abandonner spontanément la lumière : car la domination de ce génie ne les rendra pas moins vils que malheureux, et, en ajoutant outre mesure aux amertumes de leur vie, leur ôtera la force de la repousser.
A ces paroles de Jupiter, il parut aux dieux que notre sort serait plus cruel et plus terrible qu’il ne convient à la pitié divine d’y consentir. Mais Jupiter reprit en ces termes : Ils recevront néanmoins quelque consolation de ce fantôme qu’ils appellent Amour ; je suis disposé à le leur laisser, tout en éloignant tous les autres. Et il ne sera pas donné à la Vérité, si puissante qu’elle soit et bien qu’elle le doive combattre sans cesse, de l’exterminer jamais de la terre ni de le vaincre, si ce n’est rarement. Ainsi la vie des hommes, également occupée au culte de l’Amour et de la Vérité, sera divisée en deux parties qui toutes deux auront sur les choses et les âmes des mortels un commun empire. Tous les autres soins, sauf un petit nombre et de peu d’importance, seront négligés par la plupart des hommes. Dans la vieillesse, le manque des consolations de l’Amour sera compensé par le privilège même de la vieillesse, qui est d’être presque contente de vivre, comme il arrive aux autres animaux, et de soigner sa vie avec sollicitude, pour elle-même et non pour le plaisir ou l’avantage qu’on en retire.
Ayant donc éloigné de la terre les fantômes heureux, sauf l’Amour, le moins noble de tous, Jupiter envoya parmi les hommes la Vérité et lui donna sur la terre un séjour et un empire éternels. Les lamentables résultats qu’il avait prévus se produisirent. Et il arriva une chose merveilleuse : c’est que ce génie qui avant de descendre sur la terre, alors qu’il n’avait ni pouvoir ni réalité aucune parmi les hommes, avait été honoré par eux d’un grand nombre de temples et de sacrifices, une fois venu sur la terre avec l’autorité d’un principe, et une fois présent, au contraire de tous les autres immortels qui plus ils se manifestent clairement, plus ils apparaissent vénérables, attrista de telle sorte les esprits des hommes et les émut d’une telle horreur que, bien que forcés de lui obéir, ils refusèrent de l’adorer. Quand les fantômes d’autrefois exerçaient leur influence sur une âme, ils en étaient d’ordinaire révérés et aimés ; ce génie au contraire fut en butte aux plus violentes malédictions et à la haine la plus pesante de la part de ceux qui subirent le plus son empire. Mais ne pouvant pour cela ni se soustraire ni résister à sa tyrannie, les mortels vivaient dans cette misère suprême qu’ils ont supportée jusqu’à maintenant et qu’ils supporteront toujours.

Cependant la pitié, qui n’est jamais éteinte au cœur des Dieux, émut Jupiter (il n’y a pas longtemps) au sujet d’une telle infortune, principalement de celle de quelques hommes singuliers par la finesse de leur intelligence unie à la noblesse de leurs mœurs et à l’intégrité de leur vie, qu’il voyait communément opprimés et accablés plus que les autres par la puissance et la dure domination de ce génie. Aux temps antiques, les Dieux avaient coutume, quand la Justice, la Vertu et les autres fantômes gouvernaient les affaires humaines, de visiter quelquefois leurs propres créatures : ils descendaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la terre, et y signifiaient leur présence de diverses façons : ces apparitions avaient toujours été d’un grand profit à tous les hommes ou à quelqu’un d’eux en particulier. Mais quand la vie fut corrompue de nouveau et submergée dans toutes les scélératesses, ils dédaignèrent pendant longtemps le commerce des hommes. Or Jupiter, compatissant à notre extrême infortune, demanda aux immortels si quelqu’un d’eux se résoudrait, comme par le passé, à visiter et à consoler leurs créatures, surtout celles qui paraissaient ne pas mériter personnellement l’universelle misère. Tous se turent, sauf l’Amour, fils de Vénus Céleste, qui portait le même nom que le fantôme ainsi appelé, mais dont la nature, la force et les actions étaient bien différentes. Comme la pitié de ce Dieu est singulière, il offrit de remplir lui-même la mission proposée par Jupiter et de descendre du ciel qu’il n’avait jamais quitté : car il était si indiciblement cher à l’assemblée des immortels qu’elle n’avait pas souffert qu’il s’éloignât d’elle, même pour un instant. Sans doute, de temps en temps, les anciens hommes, trompés par les métamorphoses et les ruses du fantôme qui portait le même nom, avaient pensé avoir des signes non douteux de la présence de ce grand dieu. Mais l’Amour ne voulut visiter les mortels que quand ils eurent été soumis à l’empire de la Vérité. Et encore, depuis ce temps, ne descend-il que rarement et ne s’arrête-t-il qu’un instant : autant parce que le genre humain est indigne de lui que parce que les Dieux ont beaucoup de peine à supporter son absence. Quand il vient sur la terre, il choisit les cœurs les plus tendres et plus doux des personnes généreuses et magnanimes ; il s’y pose pour un court instant, y répand une si étrange et si merveilleuse suavité et les remplit de passions si nobles, de tant de vertu et de tant de courage, qu’ils éprouvent alors, chose toute nouvelle au genre humain, plutôt la réalité que la ressemblance du bonheur. Il est extrêmement rare qu’il unisse deux cœurs ensemble, en les saisissant l’un et l’autre en même temps et en leur donnant à tous deux une égale ardeur et un égal désir, bien qu’il en soit instamment prié par tous ceux qu’il possède. Mais Jupiter ne lui permet d’en satisfaire qu’un très petit nombre, parce que la félicité qui naît d’un tel bienfait n’est séparée de la félicité divine que par un trop petit intervalle. De toute façon, être plein de sa puissance l’emporte en soi sur les plus fortunées conditions qu’ait eues aucun homme au meilleur temps. Où il se pose, tout autour de lui, se groupent invisibles à autrui les merveilleuses chimères, jadis bannies du commerce des hommes; le dieu les ramène pour cet effet sur la terre : Jupiter le permet, et la Vérité ne s’y peut opposer, bien que très ennemie de ces fantômes et en son âme grandement offensée de leur retour; mais il n’est pas donné aux génies de lutter contre les Dieux. Les destins lui ont donné une enfance éternelle, et, conformément à sa nature, il remplit en quelque sorte ce premier vœu de l’homme, qui fut de retourner à la condition de l’enfance. Aussi, dans les âmes qu’il choisit pour y séjourner, il suscite et il fait reverdir, pendant tout le temps qu’il y reste, l’infinie espérance et les belles et chères imaginations des tendres années. Beaucoup de mortels, n’ayant pas éprouvé ces plaisirs dont ils sont incapables, le méprisent et le déchirent tous les jours, de loin comme de près, avec l’audace la plus effrénée : mais lui n’entend pas leurs outrages, et, quand il les entendrait, il ne tirerait aucun châtiment de ces hommes, tant il est naturellement magnanime et clément. D’ailleurs, les Immortels, contents de la vengeance qu’ils exercent sur toute la race, et de l’incurable misère dont ils la châtient, ne se soucient pas des offenses singulières des hommes, et le seul châtiment que reçoivent les trompeurs, les injustes et les contempteurs des Dieux, c’est d’être étrangers, même en paroles, à la grâce de l’Amour.




5 déc. 2019

31 oct. 2019

For Wittgenstein, Philosophy Had to Be as Complicated as the Knots it Unties
Making Sense of Nonsense, From Bertrand Russell to the Existentialists


In Britain, the arrival of existentialism was celebrated mainly in small literary magazines, beginning in 1947 with a radical Catholic quarterly called The Changing World. The editor, Bernard Wall, described it as a response to “a cloud hanging over everything we do in this ‘post-war period’”—not only the atom bomb, and the encroachments of technology, but also the fact that, during the war, British thinkers became “cut off from fellow Europeans.” The intellectual focus would have to be “continental,” he explained, because “to disregard Kierkegaard, Nietzsche and Bergson, was to disregard what really mattered in our age.” For the two years of its existence, Changing World promoted “continental” lines in everything from sociology to contemporary art and poetry (it also published new work by Auden); but its main topic was French existentialism, especially a “theist current” associated with Gabriel Marcel.
By the time Changing World ceased publication in 1949, existentialism had become a talking point throughout the English-speaking world, though it was often ridiculed rather than revered: The Spectator, for example, published a feature on “resistentialism,” whose doctrine that “things are against us” was all the rage in Paris. The satire was well-aimed: existentialism was being promoted in the periodical press less as an occasion for sustained self-examination than as a spectacle in which earnest foreigners said strange things with inexplicable passion; and when Wittgenstein saw the first issue of Changing World he dismissed it as “muck.”
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He made one exception, however: an article by his friend Yorick Smythies on Bertrand Russell’s History of Western Philosophy, which had appeared in 1946. Russell still regarded himself as a fearless philosophical revolutionary, but in this work he adopted the same assumptions that had informed histories of philosophy for the past three centuries. Like his predecessors, he postulated what he called a “long development, from 600 BC to the present day”—a process in which philosophy had lurched from one metaphysical “system” to another until recent times, when it settled into enlightened equilibrium. He also followed convention in dividing the story into three periods: “ancient philosophy,” where the Greeks discovered logic and mathematics and got into a habit of denigrating empirical knowledge; the “middle ages,” when philosophy was deformed by Christianity; and finally “modern philosophy,” starting with the reassertion of human intellectual independence in the Renaissance.

Descartes had often been called “the founder of modern philosophy”—“rightly,” in Russell’s judgement—but his exaggerated rationalism generated a sequence of “insane forms of subjectivism” culminating in Kant and German idealism. In the meantime, however, the British empiricists had rediscovered “the world of everyday common sense,” and their patience was eventually rewarded by the total defeat of speculative metaphysics.
Philosophy was “not a theory,” but the practice of clarifying thoughts that are otherwise “opaque and blurred.”
Russell had not abandoned an old tradition of sententious wisdom, however: he rhapsodized about “the moment of contemplative insight when, rising above the animal life, we become conscious of the greater ends that redeem man from the life of the brutes,” and he claimed that “love and knowledge and delight in beauty . . . are enough to fill the lives of the greatest men that have ever lived.”
On the other hand he also tried–—like G. H. Lewes, whose still-popular Biographical History had appeared exactly a century before—to enliven his survey with sallies of belittling wit. Pythagoras, for instance, was “a combination of Einstein and Mrs. Eddy,” and founded a religion based on “the sinfulness of eating beans,” and Plato, who was “hardly ever intellectually honest,” simply perpetuated his errors. Russell sustained his pert sense of humor for 800 pages, with Hegel “departing from logic in order to be free to advocate crimes,” while Nietzsche was a “megalomaniac” who was afraid of women and “soothed his wounded vanity with unkind remarks.”
Russell was eccentric in some of his choices—he included a chapter on Byron, for example, and made no mention of Lessing, Kierkegaard or Wittgenstein. Like the other authors of histories that promised to tell a unified story of philosophy from its supposed “origin” to the present, however, he concluded with a chapter arguing that philosophy had recently overcome the problems that had beset it from the beginning. He disagreed, of course, with those who ended the story with eclecticism or Kant or German idealism, and did not go along with Lewes in making it culminate in Comte and Mill. Instead, he presented it as leading up to his own doctrine of “logical analysis,” which seems to have rescued philosophy from the “system builders,” endowing it with “the quality of science” and forcing it to “tackle its problems one at a time.” He commended his theory of descriptions for clearing up “two millennia of muddle-headedness about ‘existence,’” and claimed that his conception of mathematics as “merely verbal knowledge” had liberated philosophy from the “presumption against empiricism” that had hobbled it since Pythagoras and Plato.
*
History of Western Philosophy brought Russell great wealth and helped him win the Nobel Prize for Literature in 1950. When Isaiah Berlin reviewed it in Mind, he praised its “peculiar combination of moral conviction and inexhaustible intellectual fertility” and its “beautiful and luminous prose.” Professionals would value it as the intellectual self-portrait of the world’s most eminent philosopher, rather than a contribution to “historical or philosophical scholarship,” but it was not written for them: it was addressed to the “common reader,” who was indeed fortunate that a “great master,” had condescended to write a popular introduction to philosophy that was “not merely classically clear but scrupulously honest throughout.”
According to Smythies, however, the book embodied all the “worst features” of Russell’s journalism—“shoddiness of thought,” “sleek prose,” and “easy shortcuts to judgements on serious matters.” Russell had simplified his task by playing along with a common misconception about philosophy: that it deals in “theories” designed, as in the natural sciences, to reflect the facts of experience, and that it progresses towards truth by collecting facts and finding better ways of representing them. This assumption allowed Russell to adopt his “lofty manner,” looking down on the “great men” of the past and treating their ideas as “something left behind by ‘modern science.’” The impression he gave was that (thanks to him) all problems had now been solved, but that the solutions were “of too advanced a nature to be presented to the general reader,” who was therefore obliged to conclude that “it would all be quite clear to me if I knew as much about these things as Lord Russell.”
“The older I grow the more I realize how terribly difficult it is for people to understand each other,” Wittgenstein wrote.
Sometimes Russell’s loftiness declined into “facetiousness.” He made fun of the biblical Jews, who were willing to die for the sake of a belief in “circumcision and the wickedness of eating pork”—but, as Smythies observed, he never asked himself the question, “what is it like to believe what a Jew of that time believed?” He also stated that the idea of “self” or “subject” had been “banished” by Hume—an “important advance,” apparently, because it meant “abolishing all supposed knowledge of the ‘soul,’” thus destroying one of the pillars of religion and metaphysics. But he could not explain what the “important advance” consisted in: what had “the idea of the self” meant before it was “banished,” Smythies asked, and in any case “how can one know what the idea of the self is which one can’t have, unless one has that idea?”
The main point was that Russell was incapable of giving weight, depth or color to ideas that differed from his own: his book was a massive monologue, without variety of voices or plurality of points of view. His summaries of the great philosophers made them all look “faintly absurd”—either ridiculous like Pythagoras, or dishonest like Plato, or insane like the German idealists and Nietzsche—and he made no attempt to explain what they might have meant to those who found them life-changingly significant. Philosophical differences were erased, and the resulting narrative was stale, flat, barren and uninteresting. “People’s lives and ideas, served up in this way, become unattractive and insipid,” as Smythies put it; and “the most positive taste one gets . . . is that of Lord Russell’s prose (which has a tinny, flat quality peculiar to itself).” Wittgenstein could not disagree: “have read your review,” he told Smythies, “and it isn’t bad.”
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The review echoed a theme that Wittgenstein had been working with for almost 40 years: that philosophy “gives no pictures of reality” and should therefore be located—as he said to Russell in 1913—“over or under, but not beside, the natural sciences.” Philosophy as he saw it was “not a theory,” but the practice of clarifying thoughts that are otherwise “opaque and blurred.”
Wittgenstein’s Tractatus had been, amongst other things, a response to the problem of making sense of nonsense: its propositions were steps leading to a utopia where the clamor of senselessness would yield to perpetual peace. After a while, however, Wittgenstein had lost interest in a realm where “conditions are ideal,” and when he started teaching in Cambridge he decided to concentrate not on the “crystalline purity of logic” but on the obscurities and confusions of everyday life. “We need friction,” he said: “back to the rough ground!” He advised his students to “pay attention” to their nonsense, and attended to his own in his notebooks and in drafts of what he hoped would be his second book.
He was still impressed by the fact that, as he put it, “something can look like a sentence we understand, and yet yield no sense,” and he still thought of philosophy as “the uncovering of one or another piece of plain nonsense.” But he realized that the task of clarification was complex: “philosophy unties knots in our thinking,” and “the philosophizing has to be as complicated as the knots it unties.” It was also riddled with paradox. “When a sentence is called senseless,” he said, “a combination of words is being excluded from the language, withdrawn from circulation,” and “it is not as it were its sense that is senseless.” But we cannot appreciate what we have achieved unless we find some way to commemorate our lost illusions and “get a clear view of the . . . state of affairs before the contradiction was resolved”—a task that called for imagination, tact and poetic skill rather than quick-witted cleverness.
Early in 1950, Norman Malcolm alerted the Rockefeller Foundation to the fact that Wittgenstein was ill, that he had masses of unpublished manuscripts, and that he was short of money. The official who took charge of the case, Chadbourne Gilpatric, was prepared to give him whatever he needed, but Wittgenstein was uneasy: he knew too many examples of people who, like Russell, did excellent work when young, but “very dull work indeed when they got old,” and he did not want to be one of them. Gilpatric would not be put off, however, and in January 1951 he came to Oxford to press his case. At one point he offered some “patter,” as Wittgenstein called it, about language and philosophy, but after that he “talked sense,” offering to pay for the printing of Wittgenstein’s papers, because “the world needed them badly.” Wittgenstein was not convinced: “but see,” as he said to Gilpatric, “I write one sentence, and then I write another—just the opposite . . . and which shall stand?”
A few days later, Wittgenstein drew up a simple will. He bequeathed a few things he loved (a clock, an edition of Lessing’s religious writings, and a volume of Grimm’s fairy tales) to various close friends, while the “Collection of Nonsense” was entrusted to Rhees. Another paragraph asked that the “unpublished writings” be given to Rhees and two other friends—Anscombe and von Wright—who were to “publish as many . . . as they think fit.” The archive proved to be far larger than they had imagined, and they embarked on a lengthy process of posthumous publication; but it was clear that the starting point had to be the typescript on language games that he had been toying with since before the war, and it appeared (with parallel English translation) as the first part of Philosophical Investigations in 1953.
Wittgenstein once told Con Drury that if the book needed a motto, he would use a quotation from King Lear: “I’ll teach you differences.” He was impressed, as he said to another friend, by the human capacity for incomprehension and dissent, and the improbability of any ultimate resolution.
The older I grow the more I realize how terribly difficult it is for people to understand each other, and I think that what misleads one is the fact that they all look so much like each other. If some people looked like elephants and others like cats, or fish, one wouldn’t expect them to understand each other and things would look much more like what they really are.
In the event the Investigations was published without a motto, though Wittgenstein had another one in reserve, from a song by Irving Berlin: “you’d be surprised.” Alternatively he would resort to one of the oldest proverbs in the English language—“a very beautiful and kindly saying” as he called it—“it takes many sorts to make a world.”


5 avr. 2019

Ne pas abandonner la métaphysique aux pensées des « origines » : s’il ne la présente jamais dans ces termes, c’est bien comme telle qu’apparaît l’intention qui guide l’œuvre de Giorgio Agamben, alors qu’il se retourne sur elle dans cette discussion rétrospective de son sens. L’enjeu, c’est que les monothéismes dogmatiques comme les idéologies séculières (nazisme, marxisme, capitalisme…) découlent tous de conceptions du monde qui enracinent la réalité présente et sensible dans une « origine » et un « principe » (archè), eux-mêmes renvoyés dans un au-delà chimérique : Dieu et l’Eden, la race pure, l’état de nature… Tous fantasment, en écho à ces débuts mythiques, des fins individuelles et collectives, toujours reportées car tout aussi irréalisables. Pourtant, l’histoire collective et nos mémoires singulières nous rappellent sans cesse à quel point les efforts déployés en vain pour accomplir malgré tout ces fins se révèlent inexorablement destructeurs de toute politique, et de tout bonheur. A ce titre, les métaphysiques des origines sont les principes d’une « barbarie » aux multiples visages, à laquelle seule la philosophie semble en mesure de s’affronter.
Qu’est-ce, alors, que la philosophie, demande Agamben après Deleuze, Arendt et d’autres ? Affaire des « sophoi » contre les « barbaroi », l’« amour de la sagesse » est d’abord un retour à la sagesse grecque, dont les écrits de Platon semblent être les derniers témoins – puisqu’Aristote et la tradition philosophique postérieure en donneront des lectures toujours plus faussées. Contre la pensée d’un « ailleurs » inaccessible, et dont pourtant proviendrait toute chose, c’est aussi un retour sur le monopole de la métaphysique détenu par la théologie. C’est une régression à travers les textes fondateurs du christianisme pour y retrouver les traces d’une vérité de l’existence, oubliée ou distordue par la spéculation théologico-philosophique postérieure. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de parcourir en sens inverse les sentiers creusés par l’histoire de la pensée, en visant l’amont de toutes les traditions intellectuelles – physique, logique, politique, sciences humaines… – pour reposer la question fondamentale dont toutes dépendent : Qu’est-ce que l’homme ? C’est-à-dire, qu’est-ce que le « propre » de l’homme, mais aussi l’« impropre » que sa singularité lui dissimule ? En somme, pour Agamben, philosopher, c’est rechercher dans l’aube de l’histoire de la pensée une compréhension authentique de l’être (être homme, être dans le monde…) ; c’est exhumer une connaissance renouvelée de l’être (ou « ontologie ») à même de de-stituer des conceptions perverses, in-stituées au gré des altérations en chaîne qui ponctuent l’itinéraire de la tradition – une accumulation d’héritages sur laquelle se déploie la modernité qu’Agamben n’hésite pas à dénoncer comme une nouvelle barbarie.
Homme : animal parlant
Le propre de l’homme, c’est sa parole. C’est dire qu’il se situe dans un entre deux : entre le monde des choses placées derrière les mots du langage, et l’origine tout aussi insaisissable de ce langage qu’il parle. C’est sur cette base, progressivement réfléchie et objectivée, que la tradition occidentale a pensé l’être de l’homme. Or ce faisant, les contradictions et les points de scission qui traversent l’« être parlant » de l’homme se sont multipliées.
Dès le départ, le langage montre la chose tout en la masquant derrière lui-même (et sans jamais se montrer soi-même). Dès le moment où l’homme se perçoit comme être de langage, s’opère une scission entre la parole – le langage en acte que chacun apprend par mimétisme – et la langue – le langage objectivé et reconstruit par la grammaire qu’on apprend en usant les bancs de l’école. A la réalité présente de la parole s’oppose l’absence de ce savoir qu'on ne possèdera jamais totalement, la langue qui gît toujours en surplomb : de là, la scission entre l’acte et la puissance, ou entre l’existence et l’essence, ces pôles qui semblent devoir toujours entretenir entre eux un rapport inscrit dans le temps. L’invention d’une dimension « temporelle » de l’être : voilà l’ennemi, qui nous enracine dans un passé et nous projette dans un avenir aux mépris de la seule réalité tangible, laquelle se vit au présent.
Retrouver un « être parlant » authentique, c’est donc le chercher dans le lieu qui articule la nature et la convention : c’est-à-dire dans la voix. Celle, précisément, qui a été exclue lorsque l’écriture et ses lettres ont « capturé » le langage – car chacun peut observer combien l’écriture est en réalité incapable de saisir la richesse et la vivacité de la parole. Agamben rappelle combien chacun peut observer à quel point la pensée traditionnelle de la langue, fondée sur la réflexion fondatrice d’Aristote – oublieuse des approximations, des fautes et des bruissements du parler quotidien – est réductrice de la puissance de la parole, qui grogne autant qu’elle dit. En d’autres termes, à quel point sont d’argile les bases du savoir occidental, fondé sur une fétichisation du Mot. L’urgence serait alors de repenser un rapport entre la voix et la langue, le corps et la convention, qui ne soit plus médiatisé par l’appauvrissement des lettres.
A cette fin et contre toutes les modes, Agamben suggère alors d’en revenir à Platon et à son concept de « chôra ». Dans la cité grecque, la chôra est l’espace campagnard sur lequel rayonne la ville, celui où la ville n’est pas, mais où l’on perçoit sa trace. C’est un champ de tension entre la nature et la civilisation, de même que la parole est un champ de tension entre la poésie – que notre présent tire du côté de la recherche du pur son – et la philosophie – désormais tirée du côté du pur sens des mots. Que la poésie « philosophise » en cherchant la langue, et que la philosophie « poétise » en cherchant la voix, en somme !
Le retour des Idées
On savait Agamben grand lecteur de Spinoza et de Nietzsche : un tel retour à Platon (ca. 428-348 av. n. è.) prend sans doute à revers tous ceux qui seraient tentés de voir chez l’un et chez les autres des conceptions irréconciliables. Il s’inscrit en tout cas en parfaite cohérence avec la méthode « archéologique » et le postulat d’une inexorable dégradation de la philosophie sur la base des élaborations d’Aristote (384-322). Heidegger était allé tendre l’oreille aux murmures de Parménide (ca. 510-450 ?), Agamben s’arrête au seuil de la rupture décisive. Le résultat en est une tentative de réhabilitation des Idées, aussi déroutante que stimulante.
Reformulée en d’autres termes, la question fondamentale du rapport de l’homme au monde, rendu simultanément possible et impossible par le langage, est celle du « dicible ». S’il n’est de pensée que de la chose, et s’il n’est de chose que pensée, le « dicible » articule la matérialité et la pensée au plan de la « chose même ». Or Agamben rappelle qu’à rebours d’un long malentendu, la théorie de Platon ne place pas l’« Idée », c'est-à-dire la « chose même », dans la connaissance possédée par un sujet : au contraire, elle lui confère une forte charge objective, et elle situe l'« Idée » ou la « chose même » précisément dans l’entre-deux qui est le lieu du dicible.
Depuis Aristote, le malentendu sur le statut de l’« Idée » viendrait de ce qu’elle a été comprise comme se rapportant aux éléments communs à une même catégorie d’êtres sensibles (ce que tous les chevaux ont en commun), alors qu’elle relèverait en réalité des éléments propres à chaque être (ce qui constitue chaque cheval comme cheval). Et ce qui fait tout l’intérêt de l’Idée vis-à-vis de la question de l’être, c’est qu’elle situe le propre et la nature de chaque chose, précisément, dans son « être-dit ». A la suite de Walter Benjamin, Agamben réhabilite ainsi un concept d’« Idée » placé dans le langage, et relevant du pouvoir d’Adam de nommer les choses, sans égard pour un quelconque besoin de produire du « signifié communicatif ».
Loin d’être un concept ou un signifiant, l’« Idée » tire la philosophie du côté de la poésie et du chant. Elle précède les concepts, par lesquels la logique et la psychologie essaieraient en vain de saisir l'essence des choses. Et elle se place au seul lieu où les choses adviennent au monde, c'est-à-dire dans le fait à la fois si simple et si essentiel qu'elles « ont lieu » : l'Idée contemple le monde au niveau de l’événement lors duquel le monde sans « cheval » est devenu un monde avec des chevaux, le monde sans « propriété » un monde avec des propriétés, etc.  Au contraire des interprétations traditionnelles, tout l’intérêt des Idées, c’est ainsi qu'elles fournissent un principe des choses (archè) qui échappe à l’écueil d’être présupposé, placé dans un au-delà de l’être, voire même substantialisé. Le principe des choses sont leur « chôra », leur territoire aménagé au sein du sensible qui donne à voir leur réalité inaccessible, avec laquelle elles ne s’identifient donc pas. Réhabiliter les Idées, c’est ainsi une manière de « sauver les apparences » pour amener la philosophie et la science modernes à renouer avec une vérité logée dans la langue naturelle, dans le fait qu’on dise les choses et qu’on puisse désormais le faire, et non dans les énoncés qui se nouent au dessus du réel.
Politique de la musique
Si le philosophe doit en appeler aux Muses, c’est en définitive que le poète, sujet parlant par excellence, est le plus proche de l’origine problématique de la parole. Dans l’incapacité que nous sommes à nous approprier pleinement notre langue (nous ignorons tous plus ou moins de mots, nous faisons tous des fautes et commettons tous des lapsus), le chant du poète et sa muse-ique ne permettent pas de retrouver l’origine irrémédiablement perdue de ce langage qui nous constitue avec notre monde. Puisque c’est tout ce qu’il reste à faire, ils célèbrent la finitude de notre parole, et la tonalité fondamentalement émotive qui nous ouvre le monde.
S’économiser cette célébration, c’est au contraire creuser la rupture entre le sens et l’affect. C’est entretenir l’apathie et la dépression généralisée, vider la politique de sa substance émotive, et s’en remettre aux musiques brutales qui, elles, savent mettre en ordre les états d’âmes à leurs fins.