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16 juil. 2016


Il est des œuvres musicales qui n’existent pas. Bien sûr, elles sont là, écrites sur la partition, achevées même, parfois avec date et signature. Mais elles n’existent pas. Très peu en ont connaissance ou les reconnaissent comme des chefs-d’œuvre, alors même qu’elles appartiennent parfois aux plus grands compositeurs. Qui met, dans le répertoire qu’on dit « classique », le Concerto pour violon de Schumann au premier plan (celui pour piano et celui pour violoncelle l’écrasent) ?  Qui partage, à part Richter qui ne cessa de l’interpréter et même de l’enregistrer à plusieurs reprises, une admiration pour le Concerto pour piano de Dvorak que celui pour violoncelle pour ainsi dire éteint et fait taire ?  Certes il y a des œuvres plus réussies que d’autres, un grand compositeur n’est pas nécessairement et toujours à son meilleur niveau (songeons au Christ au Mont des Oliviers de Beethoven ou à sa Messe en Ut), mais en l’occurrence il ne s’agit guère de cela. Il s’agit de chefs-d’œuvre ratés, littéralement et incontestablement ratés, et la rumeur à leur sujet ne s’est guère trompée. Curieux destin que celui de ces œuvres – et l’équivalent est naturellement de mise dans les autres arts (Parabole de Faulkner me vient à l’esprit en raison d’une très ancienne admiration mêlée de stupéfaction inquiète à l’égard de l’ambition de l’œuvre et de son fouillis, et surtout, une à une, les œuvres de Robert Walser, tendues vers, comme soutenues par une étrange éthique, le ratage) –, dont tout l’intérêt est de nous instruire sur la musique en général. Et, en forçant le trait, on risquera l’idée que ces œuvres constituent nos préférées, comme on dit, ne serait-ce que parce qu’elles sont les plus en souffrance eu égard à leur peu de reconnaissance, qu’elles sont en vérité la souffrance même de l’œuvre et, à la fin des fins, des œuvres en souffrance. Inutile, donc, de les prendre en compte cas par cas. La catégorie dont elles relèvent est discrète, fragile et de peu d’existence, mais elle se tient, dans une forme instable, sur son bord. Chacun d’entre nous a ainsi à l’esprit ses propres références, quel que soit le genre musical. Il est toutefois possible d’esquisser la caractéristique plus que singulière de ces œuvres, à commencer par les considérations négatives.
De tels chefs-d’œuvre sont ratés, avons-nous dit. Mais comment entendre cet oxymore majeur, et comment serait-il possible d’en soutenir la pertinence ?  Si l’on précise qu’ils ne sont ni simplement originaux (l’originalité ne suffit guère pour accéder au rang et le tenir), ni inachevés (à l’état par exemple d’esquisse ou de brouillon) car il existe de tels chefs-d’œuvre inachevés (la Symphonie de Schubert qui porte même ce nom), ni imparfaits sur le plan formel, ni peu inspirés, alors il devient très délicat de trouver une registration quelconque pour eux. Dans ces conditions, pourquoi peut-on soutenir qu’ils sont « ratés » ?  On allèguera d’une part le peu de reconnaissance dont il font l’objet – ils apparaissent négligeables au regard des autres œuvres d’un même compositeur –, leur défaillance dans la pénétration des esprits, ou encore quelque trait répulsif, qu’il s’agisse d’une banalité ou d’une monotonie réelles ou apparentes, d’une absence de forme identifiable, ou bien de la difficulté d’écoute qu’ils dégagent. D’un autre côté, si l’on reprend les termes négatifs par lesquels on les juge, ceux-ci précisément ne tiennent pas. La Missa solemnis de Beethoven est pour le moins ingrate. Ce « chef-d’œuvre distancié », comme le dénomme Adorno, est pourtant, à l’examen, un sommet absolu de la musique (j’ajouterais pour ma part que quelque chose en lui est précisément raté…). L’absence de reconnaissance publique (rien de cette dernière œuvre ne s’est autonomisé en une cellule identifiable, c’est à peine si on en relève, de manière partagée, une séquence) ne nuit pas à sa reconnaissance réelle. Car des œuvres ratées, rien n’est retenu : l’oreille n’y comprend pas grand-chose et se donne une main pour les rejeter. Leur manifestation est le plus souvent rêche comme l’écriture de Kleist, ou encore brutale, leur écoulement est heurté et abrupt comme un texte mal agencé. Bref, elles ne trouvent pas, de quelque façon que ce soit, leur identité. Mais à leur écoute, un soir, par le hasard des choses ou des fins de disques, que d’habitude on néglige et qui continuent de tourner, une inquiétude naît devant l’inquiétude même de l’œuvre tout comme on se laisse surprendre par un objet méconnaissable et insaisissable. Rien n’est toutefois de l’ordre de la révélation qui élèverait ce qu’on écoute au rang pur et simple de chef-d’œuvre méconnu. Car si chef-d’œuvre il y a, incontestablement, il est néanmoins raté.

Pour aller plus loin, il est nécessaire de se démarquer, autant que faire se peut, de tout critère de goût qui anéantirait la réalité du problème. Il faut donc rechercher quelques caractéristiques plus précises pour déterminer la négativité de ces chefs-d’œuvre ratés. On commencera par l’absence de publicité, au sens très précis non pas de la seule rumeur qui fait ou non la réputation, mais de ce qui se soustrait à toute publicité. Rien de son contenu ne parvient aux oreilles, ni même ne parvient à y accéder. Œuvre détachée, retirée et secrète, le chef-d’œuvre raté éprouve son ratage, aussi bien pour lui-même que pour l’auditeur, dans cette passerelle introuvable. Sans public, elle est inaudible. Quant au chef-d’œuvre reconnu, ce qui est un pléonasme, son bonheur se retourne en malheur, peut-être d’avoir surmonté le ratage…, en ce sens qu’il est pure publicité et n’existe intensément qu’en elle, à tel point qu’il devient à la limite inutile de l’écouter. En vérité, on ne l’écoute plus. Ainsi, qui est encore en mesure d’écouter, au sens le plus fort du terme, la IX° Symphonie de Beethoven, de même qui est capable de regarder Mona Lisa, de lire de près Madame Bovary ? C’est parce qu’on sait, c’est parce qu’on reconnaît que ces chefs-d’œuvre sont livrés à la publicité et dans le même temps à l’incompréhension. Et, plus exactement, il faudrait faire l’histoire du malentendu qui les a frappés. La parole, lorsqu’elle est requise, s’en tire en affirmant que ces œuvres sont inépuisables, par quoi elles sont précisément grandes. Elles peuvent fasciner, mais c’est parce qu’elles sont reconnues au préalable, publiquement, comme les faisceaux vers lesquels le regard et l’oreille se dirigent. Elles sont proches et très lointaines. Elles sont grandes et ne font plus partie que du décor. Elles poursuivent pour ainsi dire leur œuvre en ne cessant de s’œuvrer et de se magnifier, ce qui ne va pas sans un certain éloignement dans les sphères de la transcendance et de l’intimidation. En ce sens, c’est peut-être la pire des choses qui peut leur arriver, tout comme une œuvre quelconque perd de sa puissance en sa glorification même lorsqu’elle est livrée à l’usure et au rognage de la fréquentation publique et de l’enseignement. Au fond et plus largement, c’est ce qui arrivé, socialement, culturellement et civilisationnellement à à peu près toute la musique que l’on dit « classique ».
Par ailleurs, le chef-d’œuvre raté ne se distingue de son rival magnifié pas seulement par sa discrétion, qu’on l’entende comme on veut. En effet, le chef-d’œuvre se lit et se comprend de lui-même, ou bien il s’impose jusque dans son mystère. Il poursuit sa lecture immanente à travers l’histoire de son admiration comme une lecture réservée, comme une présence méditante qui serait celle d’un dieu. Ce fut là, on le comprend bien, le nœud de ce qui confectionna l’art dans ce qu’il eut de plus grand, ainsi que l’avait analysé Hegel et même tel que l’avait reconnu, dans sa tradition cultuelle, Benjamin.  Inversement, le chef-d’œuvre raté se trouve face à son impuissance de creuser une telle transcendance et de poursuivre en lui-même une lecture immanente de cette espèce. Là où les chefs-d’œuvre se lisent d’eux-mêmes, les ratés font la demande extérieure de la lecture. Depuis le fond de leur retrait, de leur silence et de leur nuit, ils formulent une adresse. À peine osent-ils une protestation ou une contestation. En tout cas, ils n’ont ni su ni pu trouver un chemin ou une voix pour venir à nous et se faire entendre.

Le ratage, qu’est-ce qu’un raté ?  Ce n’est pas tout à fait la même chose : on rate quelque chose alors qu’un raté s’est raté lui-même, donc intégralement. Beethoven a connu des ratages, mais on ne peut prétendre qu’il est un raté. Quoi qu’il en soit, ratage ou raté, les vocables sont péjoratifs et même violents en leur dimension irrémédiable de condamnation. Il reste que la question est celle d’un but qui n’a pas été atteint et d’un modèle qui n’a pas été respecté. Un raté se manque lui-même, lorsqu’il s’agit d’une personne, ou il rencontre le vide lorsqu’il s’agit d’un geste. On dira d’un vrai raté qu’il est sans œuvre, ou bien que tout ce qu’il accomplit ne possède aucune valeur – c’est le jugement social ou public –, et encore que toute œuvre, toute action ou production de ce genre est une absence d’œuvre. Le raté a le sentiment que toute réalisation de sa part est une irréalisation, et que même le temps n’a accompli aucune œuvre. Le raté éprouve au plus haut point la fatalité mythique. Il connaît ainsi comme seule reconnaissance de soi une sorte d’intemporalité, et bien davantage : qu’il ne s’est jamais situé et n’a jamais agi que dans une réalité mondaine parallèle dans laquelle les choses et les affaires ne rencontraient pas leur but. En vérité, le raté n’appartient pas au monde, à celui que l’on appelle le nôtre. Non seulement il n’a pas fait ce qu’il aurait fallu faire, avant de même de réussir ce qu’il aura entrepris, mais il aura dû se rendre, coupable et condamné, à une existence dont nul projet n’aura su voir le jour. Rater, c’est rater un projet. Un raté est une existence non pas sans projet, mais dont le seul projet est dirigé vers le passé qui l’a raté. C’est l’existence en son ratage, une action sans véritable faire, une praxis statique et muette, qui tourne en rond, sans poïesis, en réalité une existence qui a la même valeur que toutes les autres, mais qui n’aura pas su ou pu se faire reconnaître (à la limite, le raté n’a pas de figure au sens de modèle, on ne peut en présenter que des cas). C’est pourquoi il existe un petit monde des ratés, dont la seule représentation possible ne contient rien de représentable, que ce soit une ligne, une courbe, une accumulation quelconque. Le capital n’a rien donné, il s’est même dilapidé, sans le moindre intérêt, cela va de soi. Il n’y aura pas de dividendes. Pas davantage de rachat, de grâce ni même de rebond, comme on dit. Un raté est une existence que rien n’a touché, une existence qui ne s’est pas faite, pas même dans le mal. Comme toujours, le jugement social et moral stigmatisera l’échec, l’impuissance et les tares. En revanche, dans son évaluation, il ne prend guère la mesure de l’existence en elle-même lorsqu’elle n’est pas productrice, et oublie, en raison des fausses apparences et des illusions, que toute production abandonne, en définitive, l’existence à elle-même.

Une factualité brute, irrémédiable, caractérise le chef-d’œuvre raté. À l’inverse, l’œuvre seulement ratée possède une mesure, qui n’est pas la sienne ou qu’elle n’a pas su faire sienne pour bon nombre de raisons. Dans l’absolu, on imagine ce qu’elle aurait pu être. Et, de toute façon, on sait qu’elle est ratée, on en connaît la négativité. Mais concernant le chef-d’œuvre raté, qui est fini, achevé, chef-d’œuvre pur en quelque sorte, il faut à présent relever qu’il est à peine œuvre, ou à la limite de l’œuvre. Littéralement œuvre désoeuvrée, elle ne possède effectivement pas de destination, pas même de destin ou quoi que ce soit qui la sauverait ou la sortirait de l’ombre. Mais on dira qu’elle est pleinement œuvre et pleinement désoeuvrement (nulle vie ni survie, aucune reconnaissance ne lui est faite, nulle interprétation n’en montre les potentialités). Elle est pour ainsi dire fermée sur elle-même, comme si elle était son début et sa fin, une sorte de phrasé à part, à la limite du compréhensible et de la réception, limite par laquelle elle se maintient pourtant dans l’œuvre.

On pourrait toujours soutenir, dans le but d’effacer cette catégorie d’œuvres qu’on appelle « chefs-d’œuvre ratés », que le ratage seul serait à retenir et que le qualificatif de chef-d’œuvre serait inadéquat. Au fond, ces œuvres ne seraient que ratées sans autre forme de procès. Et que si on cherche à en maintenir le qualificatif, ce ne serait que par confusion des genres. Il est en effet des œuvres qui intriguent et inquiètent l’interprétation, comme en petit Devant la loi de Kafka, en réalité extrait du Procès, comme en grand le Second Faust de Goethe. La puissance par laquelle ces œuvres appellent l’interprétation et la défient serait en effet le signe à la fois de leur grandeur, sinon de leur perfection (le terme est pourtant très inadéquat), et de leur manque. Car ces œuvres ne sont précisément pas, du point de leur réception, évidentes, comme le sont la Mona Lisa ou la IX° Symphonie. Elles chancèlent dans leur grandeur, elles érigent une transcendance, elles forcent le regard et l’écoute à s’approfondir, autant de traits qui les font vivre.
Mais le caractère intriguant et inquiet des chefs-d’œuvre ratés est d’un autre ordre. Ce n’est plus l’interprétation qui les somme, mais précisément son absence. Par conséquent leur factualité, leur isolement, leur singularité irréductible. Et ce point d’irréductibilité, sur tous les plans, paraît constituer leur dénominateur commun et leur trait définitionnel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent remplir leur intention, précisément parce qu’elle les excède. Certes, c’est originairement et définitivement le trait de tout art par opposition à la technique. Mais ce serait dans l’écart ou la distance, l’impossibilité et l’impuissance par rapport à la forme qui, dans l’art, commande et finit par s’imposer que s’inscriraient les chefs-d’œuvre ratés. Elles seraient l’écriture de cet écart, marques et traces d’un pont entre l’intention et la réalisation, la forme et le résultat que la seule matière de l’œuvre recouvrerait. C’est pourquoi on a dit en commençant que ces œuvres n’existaient pas, ou bien qu’elles se tiennent au bord de l’existence comme la pure existence, sans posséder les attributs communs de l’objectivité et de l’identité. Œuvre en soi, sans sujet – qu’on l’entende comme on veut –, elle est plus mystérieuse encore que le plus grand des chefs-d’œuvre. On y devine un vouloir-dire que la musique elle-même ne parvient pas à proférer. Musique de la musique, non au sens du dépassement, mais à l’inverse musique d’avant la musique, peut-être musique à côté de la musique, les chefs-d’œuvre ratés pourraient à ce compte prétendre à une sorte de supériorité absolue là où en réalité elles se sont recroquevillées dans le mystère. Si la grande œuvre, bien que l’infinité qui la déborde ne se résolve jamais dans une formule, est malgré tout ce qui se livre jusque dans son mystère propre, ce qui en vérité donne dans l’éclat de la manifestation son mystère – on tient là le chef-d’œuvre ! –, le chef-d’œuvre raté ne donne rien, pas la moindre clef pour pénétrer en lui.  On ne sait comment la forme se tient, comment elle est liée, d’où elle provient, quel serait le modèle ou ce qui en tiendrait lieu, à quoi elle nous appelle et dans quel langage. De tout cela, nous n’avons pas l’idée parce que l’œuvre de ce genre l’ignore elle-même tout comme l’interprétation qu’en tente l’histoire rend très vite les armes. On constatera seulement le poids plus puissant du retrait sur l’avancée de la manifestation, ce qui en fait une sorte de double inversé du chef-d’œuvre. On sentira, à l’écoute, le passage d’une ombre plus que d’une réalité, à tel point qu’on se demandera si cette œuvre, en son ratage, n’est pas tout simplement l’ombre d’elle-même, une œuvre dont on n’aurait que l’ombre et que le modèle aurait originairement abandonné.
Faut-il y revenir et préciser ? Faut-il énumérer les caractéristiques du chef-d’œuvre raté ?  Un fort déséquilibre, une forme étonnante de maladresse dans l’adresse, l’absence de destination, quelque chose de gauche, l’irrésolution et la lévitation, une dimension qu’on dirait pathologique, etc. Tout cela suffirait amplement si un charme n’opérait pas, très loin de toute séduction et même de toute beauté, la moins évidente qui soit, si aussi et surtout on ne devait constater qu’elle se soustrait à tout jugement de goût. Il est impossible de se prononcer avec assurance à son sujet et on doit se rendre à l’évidence de sa factualité détachée de toute raison par laquelle on pourrait l’aborder, et ainsi se trouver démuni – c’est effectivement l’opération qu’elle induit en nous – face à sa réalité, comme l’irruption d’un réel indifférent à la réalité commune. Il ne suffit donc pas d’affirmer que c’est en se soustrayant aux catégories qui régissent le régime de l’œuvre qu’on trouvera la consistance propre du chef-d’œuvre raté, il faudrait se demander en revanche quelle est, si positivement il en existe une, la nature de cette consistance. Or c’est bien elle qui expose sa double face, dont l’une ne fait jamais qu’invalider l’autre, tout comme une évidence nous rend muet et anéantit toute raison.
En somme, le chef-d’œuvre raté réussit par là où il a échoué. Échec d’une réussite, réussite d’un échec, telles seraient les formules par le caractériser et qui ne tiennent que parce que l’œuvre a malgré tout vu le jour. Si toute grande œuvre n’est en vérité qu’une catastrophe, comme disait la formule d’Adorno, et qu’on prolongera dans l’idée plus sobre d’échec, cela signifie d’une part qu’il n’existe pas d’œuvre ultime et absolue qui réaliserait dans le monde le rayonnement qu’elle ne possède que sur le mode substitutif de l’apparence, et d’autre part qu’elle doit composer, dans le désastre de sa défaite, avec notre monde en produisant un compromis. Dans le chef-d’œuvre raté, en revanche, il n’existe pas de tel compromis. Peut-être, par conséquent, faut-il soutenir que l’œuvre désire cet échec et qu’elle n’opère aucun compromis. C’est son point d’affirmation pure à même son retrait et sa discrétion propres s’ajoutant à son retrait plus général du monde. Mais le prix à payer est celui de la communicabilité.
Le sérieux exige, en cette affaire, de faire part d’un scrupule : sait-on en réalité de quoi l’on parle s’agissant des chefs-d’œuvre ratés ?  La catégorie que l’on vise à fixer relève-t-elle de la moindre consistance et opérativité dans la réflexion que l’on peut avoir sur la musique et plus largement s’agissant des autres arts ?  Ce scrupule de la pensée est indéfectible, mais inversement il n’annule pas la réalité factuelle de ces œuvres. Leur incommunicabilité et leur isolement à chaque fois particulier proviennent d’une sorte de folie de l’œuvre. La psychose du Concerto pour violon de Schumann est palpable et impénétrable. De même que celle de nombreuses pièces de Scriabine (la Sonate Messe noire). Et celle d’une grande partie de l’œuvre de Hugo Wolf, dont certaines pièces ne ressemblent en vérité à rien. Et considérons avec étonnement les Bagatelles op. 126 de Beethoven, chef-d’œuvre dans le détail de chaque pièce, chef-d’œuvre raté pris comme ensemble qui ne parvient à clore ni à se clore sur un sens comme savent pourtant le faire, dans le péril extrême, les Variations Diabelli. Assurément, concernant seulement ce dernier exemple, on allèguera au contraire le chef-d’œuvre absolu (on en conviendra soi-même avec enthousiasme), mais nul rayonnement comme celui des dernières Sonates, nulle projection publique, mais des pièces détachées et hérissées, éclatées et pointues comme des épines qui défendent et interdisent toute approche comme dans un mouvement inverse, en repli et en profondeur, de renoncement à être statufiées, comme dans un retrait volontaire de la sphère des chefs-d’œuvre. Ainsi la lecture des œuvres s’avère si difficile et heurtée en l’absence de toute continuité que leur discours brisé provoque la rupture de la communicabilité. L’impression est, on ne sait si cela est partagé, que dans son développement, l’œuvre évite, ne serait-ce que par de légers infléchissements qui s’avèrent définitivement majeurs, le moment où elles deviendraient reconnaissables dans la plénitude du chef-d’œuvre. Ce geste, cette volonté, dirons-nous, constituent le plus profond mystère en ce qu’ils ne sont ni des ratages ni des chefs-d’œuvre, mais des chefs-d’œuvre ratés.

Ces œuvres ne sont pas, on l’a compris, de second ordre, comme cela va de soi pour ce qu’on appelle des séries B. Elles ne s’inscrivent justement dans aucune hiérarchie. La série A leur est interdite et elles répugnent manifestement à ce titre (si elles y prétendaient, elles avoueraient leur ratage pur et simple). À la différence des chefs-d’œuvre, elles demeurent inobjectivables. Soucieuses d’elles-mêmes, intouchables et impénétrables, presque muettes en somme, elles possèdent leur propre langage qui défie absolument toute traduction. De l’art elles participent tout en en soulignant a minima par leur déhanchement, leur forme étrange ou leur maladresse l’artifice, la prétention et la grandiloquence, et, plus maximalement la vérité que les chefs-d’œuvre attestés ne peuvent que manquer. Dans l’imaginaire et ombrageux "Salon des Refusés", les chefs-d’œuvre ratés révèlent chacun, un à un, leur dimension de hapax. Tout comme dans un tableau tel détail infléchit l’approche et l’appréciation du chef-d’œuvre en se concentrant sur quelque trivialité obscure et parfois insensée, de même le chef-d’œuvre raté n’est dans son ensemble qu’un de ces détails, escargot ou hérisson qui abritent le secret innommable de leur provenance et de leur intention. Du reste, peut-on trouver un mot ou un nom qui qualifierait le chef-d’œuvre raté ?  C’est que nous ne pouvons percevoir dans une œuvre de ce genre que l’écho d’une autre, non pas celui du chef-d’œuvre qu’elle aurait pu être, mais celui de sa vérité que faute de modestie et de probité, tant la tentation de la volonté artistique et démonstrative est grande, ce dernier n’est pas.

Beethoven, Bagatelles, op. 126 ; Schumann, Concerto pour violon ; Dvorak, Concerto pour piano, 
Carl Orff,Antigone
Scriabine, Sonate Messe noire,  Pfitzner, Palestrina 
Bruckner, Symphonie n° 1 ; 
Mahler, Das klagende Lied ; Zemlinsky, Symphonie lyrique, etc.


André Hirt

19 juin 2016



     Maria Zambrano

    Pourquoi on écrit


     Ecrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve ; c’est une action qui ne surgit que d’un isolement effectif, mais d’un isolement communicable, dans la mesure où, précisément, à cause de l’éloignement de toutes les choses concrètes le dévoilement de leurs relations est rendu possible.
                Mais c’est une solitude qui nécessite d’être défendue, ce qui veut dire qu’elle nécessite une justification. L’écrivain défend sa solitude en montrant ce qu’il trouve en elle et uniquement en elle.
                Mais pourquoi écrire si la parole existe ? C’est que l’immédiat, ce qui jaillit de notre spontanéité, fait partie de ces choses dont nous n’assumons pas intégralement la responsabilité parce que cela ne jaillit pas de la totalité de nous-même ; c’est une réaction toujours urgente, pressante. Nous parlons parce que quelque chose nous presse et que la pression vient du dehors, d’un piège où les circonstances prétendent nous pousser ; et la parole nous en libère. Par la parole nous nous rendons libres, libres à l’égard du moment, de la circonstance assiégeante et immédiate. Mais la parole ne nous recueille pas, pas plus qu’elle ne nous crée ; au contraire, un usage excessif de la parole produit toujours une désagrégation ; grâce à la parole nous remportons une victoire sur le moment mais bientôt nous sommes à notre tour vaincus par lui, par la succession de ceux qui vont soutenir notre attaque sans nous laisser la possibilité de répondre. C’est une victoire continuelle qui, à la fin, se transforme pour nous en déroute.
                Et c’est de cette déroute, déroute intime, humaine - non pas d’un homme en particulier mais de l’être humain, que naît l’exigence d’écrire. On écrit pour regagner du terrain sur la déroute continuelle d’avoir longuement parlé.
                La victoire ne peut se  remporter que sur le lieu de la déroute, dans les mots eux-mêmes. Ces mêmes mots auront, dans l’écriture, une fonction différente; ils ne seront pas au service du moment oppresseur ; ils ne serviront pas à nous justifier devant l’attaque du momentané, mais, partant du centre de notre être, en reconnaissance, ils iront nous défendre devant la totalité des instants, devant la totalité des circonstances, devant la vie entière.
                Il y a dans l’écriture le fait de retenir les mots, comme dans la parole il y a celui de les lâcher, de se détacher d’eux, qui peut être le fait de les laisser se détacher de nous. Au moment de l’écriture, les mots sont retenus, appropriés, assujettis au rythme, marqués au sceau de la domination humaine de celui qui ainsi les manie. Et cela, indépendamment du fait que celui qui écrit se préoccupe des mots, qu’il les choisit et les place consciemment dans un ordre rationnel connu. En dehors de ces préoccupations, il suffit d’être celui qui écrit, d’écrire  à cause de cette intime nécessité de se délivrer des mots, de l’emporter totalement sur la déroute subie, pour que cette rétention des mots ait lieu. Cette volonté de rétention se rencontre dès le début, à la racine même de l’acte d’écrire et constamment elle l’accompagne. Les mots alors entrent, précis, dans le processus d’une réconciliation de l’homme qui les lâche en les retenant, de celui qui les prononce avec une générosité pleine de mesure.
                Toute victoire humaine doit être une réconciliation, les retrouvailles d’une amitié perdue, une réaffirmation après un désastre où l’homme a été la victime ; victoire dans laquelle il ne pourrait y avoir humiliation de l’adversaire, parce qu’elle ne serait alors pas une victoire ; c’est-à-dire une manifestation de la gloire pour l’homme.
                Et c’est ainsi que l’écrivain cherche la gloire, la gloire d’une réconciliation avec les mots, anciens tyrans de sa faculté de communiquer.  C’est la victoire d’un pouvoir de communiquer. Parce que l’écrivain exerce non seulement un droit requis par une tenaillante nécessité, mais également un pouvoir, une puissance de communication qui accroît son humanité, qui porte l’humanité de l’homme jusqu’aux frontières récemment découvertes, aux frontières de l’humain, de l’être de l’homme et de l’inhumain - celles où l’écrivain arrive lorsqu’il est victorieux dans sa glorieuse entreprise de réconciliation avec les mots si souvent trompeurs. Sauver les mots de leur vanité, de leur vacuité, en les durcissant, en les forgeant durablement, c’est ce but que poursuit, même sans le savoir, celui qui véritablement écrit.
                Parce qu’il y a une manière d’écrire en parlant - lorsqu’on écrit “ comme si on parlait ” ; on doit se défier de ce “ comme si ” puisque la raison d’être de quelque chose doit être la raison d’être de cette chose et seulement de celle-là. Et faire une chose “ comme si ” elle était une autre lui enlève et lui sape tout son sens, et jette alors l’interdit sur sa nécessité.
    Ecrire ce n’est ni plus ni moins que le contraire de parler ; on parle dans l’urgence d’une nécessité momentanée, et en parlant nous nous constituons prisonniers de ce que nous avons énoncé tandis que dans l’acte d’écrire résident libération et permanence - la libération ne se trouve que lorsque nous arrivons à quelque chose de permanent.
                Sauver les mots de leur instantanéité, de leur être transitoire et les conduire par notre réconciliation vers le perdurable, c’est la tâche de celui qui écrit.
                Mais les mots disent quelque chose. Qu’est ce que l’écrivain désire dire et pourquoi désire-t-il le dire ? Pourquoi et pour qui ?
                Il désire dire le secret ; ce qui ne peut se dire à haute voix à cause de la trop grande charge de vérité qu’il renferme ; les grandes vérités n’ont pas l’habitude de se dire  en parlant. La vérité de ce qui se passe dans le sein secret du temps, c’est le silence des vies, et il ne peut se dire. “ Il y a des choses qui ne peuvent se dire ”, cela est certain. Mais ce qui ne peut se dire, c’est ce  qu’il faut écrire.
                Découvrir le secret et le communiquer, ce sont les deux stimulants qui meuvent l’écrivain.
                Le secret se révèle à l’écrivain pendant qu’il l’écrit et non pas s’il le dit. La parole ne profère de secrets que dans l’extase, en dehors du temps, dans la poésie. La poésie est le secret parlé, qui exige d’être écrit pour se fixer mais non pas pour se produire. C’est avec sa voix que le poète dit le poème, le poète a toujours une voix, il chante ou il pleure son secret. Le poète parle, retient dans le dire, mesurant et créant dans le dire avec sa voix les mots. Il se délivre d’eux sans les faire taire, sans les réduire au seul monde visible, sans les effacer du son. Mais l’écrivain les grave, les fixe sans voix désormais. Et c’est parce que sa solitude est différente de celle du poète. C’est dans sa solitude que le secret se découvre à l’écrivain, non pas tout d’un coup, mais dans un devenir progressif. Il découvre le secret dans les airs et il lui faut fixer ses traits pour achever, enfin, pour embrasser la totalité de sa figure... Et ce, bien qu’il possède un schéma préalable à la réalisation ultime. Le schéma lui-même dit qu’il fallait le fixer dans une figure ; le recueillir trait après trait.
                Désir de dévoiler, désir irrépressible de communiquer le dévoilé ; double “ aiguillon” qui poursuit un homme faisant de lui un écrivain. Qu’est ce que cette double soif ? Quel être incomplet est-il celui qui produit en lui-même cette soif qui ne s’étanche qu’en écrivant ? Seulement en écrivant ? Non ; seulement dans l’acte d’écrire puisque ce que l’écrivain poursuit, est-ce l’écrit ou bien quelque chose qui s’obtient grâce à l’écrit?
                L’écrivain sort de sa solitude en communiquant le secret. Donc ce n’est plus le secret lui-même, connu de lui, qui le comble puisqu’il est nécessaire de le communiquer.. Serait-ce alors cette communication ? Si c’est elle, l’acte d’écrire est seulement un moyen et l’écrit l’instrument que l’on se forge. Mais ce qui caractérise l’instrument, c’est qu’on le forge en vue de quelque chose, et ce quelque chose est ce qui lui confère sa noblesse et sa splendeur. L’épée est noble parce qu’elle a été faite pour le combat et sa noblesse grandit si elle a été forgée avec raffinement sans que cette beauté formelle ne retire rien à sa vocation première : d’avoir été formée pour le combat.
                L’écrit est également un instrument pour cette soif inextinguible de communiquer, de “ publier ” le secret trouvé et ce qu’il a de beauté formelle ne peut lui ôter sa vocation première : produire un effet, faire que quelqu’un apprenne quelque chose.
                Un livre, tant qu’on ne le lit pas, est seulement un être en puissance,  tout autant en puissance qu’une bombe qui n’a pas explosé. Et chaque livre doit avoir quelque chose d’une bombe, d’un événement qui en se produisant menace et met en évidence, bien que ce soit seulement par son tremblement, la fausseté.
                Comme quelqu’un qui lance une bombe, l’écrivain jette hors de soi, de son monde, et, par conséquent, de son atmosphère contrôlable, le secret découvert. Il ne sait pas l’effet qu’il va produire, ce qui va résulter de sa révélation et il ne peut pas non plus le dominer avec sa volonté. Mais c’est un acte de foi, comme le fait de poser une bombe ou de mettre le feu à une ville ;  c’est un acte de foi comme de lancer quelque chose dont la trajectoire n’est pas pour nous maîtrisable.
                Pur acte de foi donc que l’écriture, et même davantage, dans la mesure où le secret révélé ne cesse pas d’être secret pour celui qui le communique en l’écrivant. Le secret se montre à l’écrivain, mais ce n’est pas pour autant qu’il se rend explicable pour lui ; autrement dit, il ne cesse de demeurer un secret pour lui comme pour quiconque, et peut-être pour lui seulement puisque le sort de celui qui se heurte le premier à une vérité est de la trouver pour la montrer aux autres et que ce sont eux, ceux qui forment son public, qui en démêlent le sens.
                Acte de foi, l’écriture, et comme dès qu’il s’agit de foi, de fidélité. L’écriture demande la fidélité plus que toute autre chose. Etre fidèle à ce qui demande à sortir du silence. Une mauvaise transcription, une interférence des passions de l’écrivain détruiront la fidélité due. Et c’est ainsi qu’existe cet écrivain opaque qui interpose ses passions entre la vérité transcrite et ceux à qui il va la communiquer. 
    C’est que l’écrivain n’a pas à se poser lui-même comme sujet bien que ce soit de lui-même qu’il tire ce qu’il écrit. Extraire quelque chose de soi-même est tout le contraire de se poser soi-même comme sujet. Et si le geste d’extraire de soi avec assurance fait naître l’image juste parce qu’elle est transparente à la vérité de l’écrit, poser avec une inconscience vaine ses propres passions devant la vérité, la ternit et l’obscurcit.
                Fidélité qui, pour être atteinte, exige une totale purification des passions qui doivent être réduites au silence afin de faire place à la vérité. La vérité nécessite un grand vide, un grand silence où elle puisse se loger, sans qu’aucune autre présence ne se mêle à la sienne, qui la défigurerait. Celui qui écrit, pendant qu’il le fait, doit faire taire ses passions et surtout sa vanité. La vanité est un gonflement de quelque chose qui n’est pas parvenu à être et se gonfle pour recouvrir son intériorité vide. L’écrivain vaniteux dira tout ce qu’il doit taire à cause de son défaut d’envergure, tout ce qui, faute d’exister vraiment, ne doit pas être manifeste et, pour le dire, il fera taire ce qui doit être manifesté, le fera taire ou le défigurera par son entremise vaniteuse.
                La fidélité crée en celui qui la garde, la solidité, l’intégrité de son être même. La fidélité exclut la vanité qui consiste à s’appuyer sur ce qui n’est pas, en ce qu’elle est elle-même le vrai. Et la vérité est ce qui ordonne les passions, sans leur arracher leurs racines, les fait servir, les met à leur place, la seule où elles peuvent soutenir l’édifice de la personne morale qui se forme avec elles, par l’œuvre de la fidélité à l’égard de ce qui est véritable.
                Ainsi l’être de l’homme qui écrit se forme dans cette fidélité avec laquelle il transcrit le secret qu’il publie, étant le fidèle miroir de sa figure, sans permettre à la vanité de projeter son ombre, qui la défigure.
                Parce que si l’écrivain révèle le secret, ce n’est pas par l’œuvre de sa volonté, ni par son désir d’apparaître lui, tel qu’il est (c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à être) devant le public. C’est  qu’il existe des secrets qui exigent par eux-mêmes d’être révélés, publiés.
                Ce qui se publie l’est pour quelque chose, pour que quelqu’un d’unique ou au contraire un nombre élevé de personnes, parce qu’ils l’ont su, vivent en le connaissant, pour qu’ils vivent d’une autre façon après l’avoir appris ; pour libérer quelqu’un de la prison du mensonge ou du brouillard de l’ennui qui est un mensonge vital. Mais on ne peut peut-être pas parvenir à ce résultat s’il est désiré pour lui-même, par philanthropie. Seul libère celui qui, indépendamment du fait qu’il le prétende ou non, a le pouvoir de le faire, mais en revanche si l’on n’a pas ce pouvoir, il ne sert à rien de le prétendre. Il y a un amour impuissant qui s’appelle philanthropie. “ Sans la charité, la foi qui transporte les montagnes ne sert à rien ” disait St Paul ; mais aussi : “ La charité est l’amour de Dieu ”.
                Sans la foi, la charité se réduit à un impuissant désir de libérer nos semblables d’une prison dont nous ne pressentons même pas la sortie, à l’issue de laquelle nous ne croyons même pas.
                Seul donne la liberté celui qui est libre. “ La vérité vous rendra libres ” . La vérité, obtenue par le biais de la fidélité purificatrice de l’homme qui écrit.
                Il est des secrets qui demandent à être publiés et ce sont eux qui visitent l’écrivain, profitant de sa solitude, de son isolement effectif qui lui fait éprouver la soif. Un être assoiffé et solitaire, c’est ce dont a besoin le secret pour se poser sur lui, lui demandant, puisqu’il lui donne progressivement sa présence, qu’il le fixe par la parole en traits permanents.
                Solitaire à l’égard de lui-même et des hommes mais aussi des choses puisque ce n’est que dans la solitude que s’éprouve la soif de vérité que comble la vie humaine. Soif également de rachat par une victoire sur les mots qui nous ont échappé en nous trahissant. Soif de vaincre par la parole les instants vides qui ont fui, cet échec incessant de nous laisser aller selon le temps.
                Dans cette solitude assoiffée, la vérité - même occultée - apparaît, et c’est elle, elle-même qui demande à être manifestée. Qui l’a vue progressivement apparaître, ne la connaît pas s’il ne l’a pas écrite, et il l’écrit pour que les autres la connaissent. C’est qu’en réalité, si elle se montre à lui, ce n’est pas à lui en tant qu’individu déterminé mais en tant qu’individu du même genre que ceux qui doivent la connaître ; et elle se montre à lui, profitant de sa solitude et de son désir, du silence dans le vacarme de ses passions. Mais ce n’est pas à lui, à proprement parler, qu’elle se montre puisque si l’écrivain connaît selon qu’il écrit, et qu’il écrit pour communiquer aux autres le secret découvert, ce à quoi elle se montre en vérité c’est à cette communication, cette communauté spirituelle que forment l’écrivain et son public.
                Et cette communication de l’occulte qui se fait à tous grâce à l’écrivain, c’est la gloire, la gloire qui est la manifestation de la vérité cachée jusqu’à présent, qui dilatera les instants en transfigurant les vies. C’est la gloire que l’écrivain espère même s’il ne le dit pas et qu’il atteint lorsque, écoutant plein de foi dans sa solitude assoiffée, il sait transcrire fidèlement le secret dévoilé. Gloire dont il est le sujet récipiendaire après ce martyr actif qui consiste à poursuivre, capturer et retenir les mots pour les ajuster à la vérité. Grâce à cette traque héroïque la gloire rejaillit sur la personne de l’écrivain, elle se reflète sur lui. Mais la gloire est, en réalité, celle de tous ; elle se manifeste dans la communauté spirituelle que forment l’écrivain et son public et elle la traverse.
                La communauté de l’écrivain et de son public, contrairement à ce que de prime abord l’on croit, ne se forme pas après que le public a lu l’œuvre publiée, mais avant, dans l’acte même par lequel l’écrivain écrit son œuvre. C’est alors, en rendant  le secret patent, que se crée cette communauté de l’écrivain et de son public. Le public existe avant que l’œuvre ait été ou non lue, il existe depuis le commencement de l’œuvre, il coexiste avec elle et avec l’écrivain en tant que tel. Et seules parviennent à avoir un public dans la réalité les œuvres qui l’avaient depuis le début. Et ainsi l’écrivain n’a pas à se poser la question de l’existence de ce public puisqu’il existe avec lui dès qu’il commence à écrire.
                Et  cela c’est sa gloire qui toujours arrive en répondant à celui qui ne l’a pas cherchée ni désirée, bien qu’il la propose et l’espère pour transmuer avec elle la multiplicité du temps, consommé, perdu, grâce à un seul instant - unique, compact et éternel.






    Hacia un saber sobre el alma

4 mai 2016


Remarques sur
Le Rameau d’Or de Frazer



 Il faut commencer par l'erreur et lui substituer la vérité.
 C’est-à-dire qu’il faut découvrir la source de l’erreur, sans quoi entendre la vérité ne nous sert à rien. Elle ne peut pénétrer lorsque quelque chose d’autre occupe sa place.
 Pour persuader quelqu’un de la vérité, il ne suffit pas de constater la vérité, il faut trouver le chemin qui mène de l’erreur à la vérité.
 
 Il faut sans cesse que je me plonge dans l’eau du doute.

 La manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante : elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs
 Ainsi donc saint Augustin était dans l’erreur lorsqu’il invoque Dieu à chaque page des Confessions ?
 Mais – peut-on dire – s’il n’était pas dans l’erreur, le saint bouddhiste
ou n’importe quel autre l’était tout de même, lui dont la religion exprime de tout autres conceptions. Mais aucun d’entre eux n’était dans l’erreur, excepté là où il mettait en place une théorie.

 L’idée déjà de vouloir expliquer l’usage – par exemple le meurtre du roi-prêtre – me semble un échec. Tout ce que Frazer fait consiste à le rendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui. Il est très remarquable que tous ces usages soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités.
 Mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent tout cela par pure stupidité.
 Lorsque, par exemple, il nous explique que le roi doit être tué dans la fleur de l’âge parce qu’autrement, d’après les conceptions des sauvages, son âme ne se maintiendrait pas en état de fraîcheur, on ne peut pourtant que dire : là où cet usage et ces conceptions vont ensemble, l’usage ne provient pas de la façon de voir, mais ils se trouvent justement tous les deux là.
 Il peut bien arriver, et il advient fréquemment aujourd’hui, qu’un homme abandonne un usage après avoir reconnu une erreur sur laquelle cet usage s’appuyait. Mais ce cas n’existe précisément que là où il suffit d’attirer l’attention de l’homme sur son erreur pour le détourner de sa pratique. Or ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des usages religieux d’un peuple et c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’une erreur. 

 Frazer dit qu’il est très difficile de découvrir l’erreur dans la magie – et c’est pour cela qu’elle se maintient si longtemps – parce que, par exemple, un sortilège destiné à faire venir la pluie se révèle certainement, tôt ou tard, efficace. Mais alors il est étonnant précisément que les hommes ne s’avisent pas plus tôt que, même sans cela, tôt ou tard, il pleut.
 
 Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même.
 Et ici ce n’est absolument pas l’explication qui satisfait. Lorsque Frazer commence en nous racontant l’histoire du Roi de la Forêt de Némi, il le fait avec un ton qui indique que se passe ici quelque chose de remarquable et d’effrayant. Mais à la question : « Pourquoi cela a-til lieu ? », on a véritablement répondu lorsqu’on dit : « Parce que c’est effrayant ». C’est-à-dire, cela même qui nous apparaît, dans cet acte, effrayant, grandiose, sinistre, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, c’est cela qui a donné naissance à cet acte. 

 On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine.
 
 L’explication, comparée à l’impression que fait sur nous ce qui est décrit, est trop incertaine.

 Toute explication est une hypothèse.
 Or une explication hypothétique n’aidera guère, par exemple, celui que l’amour tourmente. Elle ne l’apaisera pas.
 La cohue des pensées qui ne sortent pas parce qu’elles veulent toutes passer en premier et se bloquent alors à la sortie.
 Lorsqu’on associe à ce récit concernant le roi-prêtre de Némi l’expression « la majesté de la mort », on voit que les deux choses sont une.
 La vie du roi-prêtre illustre ce qu’on veut dire par cette expression.
 Celui qui est saisi par la majesté de la mort peut exprimer cela par une vie de ce genre. – Cela ne constitue naturellement pas non plus une explication, et ne fait, au contraire, que mettre un symbole à la place d’un autre. Ou encore : une cérémonie à la place d’une autre.
 Un symbole religieux ne se fonde sur aucune opinion.
 Et c’est seulement à l’opinion que l’erreur correspond.
 
 On voudrait dire : cet événement et cet autre ont eu lieu ; ris donc si tu peux.
 Les pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prêtre ne sont pas d’une nature différente de celle de n’importe quelle pratique authentiquement religieuse d’aujourd’hui, comme la confession des péchés. Celle-ci peut s’« expliquer » et ne peut pas s’expliquer.
 Brûler en effigie. Embrasser l’image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance qu’on produit un certain effet sur l’objet que l’image représente. Cela vise à procurer une satisfaction et y parvient effectivement. Ou plutôt, cela ne vise rien ; nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction.
On pourrait embrasser aussi le nom de la bien-aimée, et alors apparaîtrait clairement comment le nom remplace celle-ci.
 Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie.
 L’idée qu’on puisse faire signe d’approcher à un objet inanimé, comme on fait signe à un homme. Le principe ici est celui de la personnification.
 Et la magie repose toujours sur l’idée du symbolisme et du langage.
 La représentation d’un souhait est, eo ipso, la représentation de sa réalisation.
 Or la magie présente un souhait : elle exprime un souhait.
 Le baptême comme ablution. Une erreur ne surgit que lorsque la magie est scientifiquement interprétée.
 Lorsque pour adopter un enfant la mère le fait passer dans ses vêtements, il est insensé de croire qu’il y a là une erreur et qu’elle pense avoir accouché de l’enfant.
 Il faut distinguer des opérations magiques les opérations qui reposent sur une représentation fausse, trop simple, des choses et des événements. Lorsqu’on dit par exemple que la maladie passe d’une partie du corps dans l’autre ou qu’on prend des dispositions pour détourner la maladie, comme si elle était un liquide ou un état thermique. On se fait alors une image fausse, c’est-à-dire inadéquate.
 Quelle étroitesse de la vie spirituelle chez Frazer ! Par suite : quelle impuissance à comprendre une autre vie que la vie anglaise de son temps. Frazer ne peut se représenter aucun prêtre qui ne soit pas au fond un parson anglais de notre époque avec toute sa sottise et sa veulerie.
 Pourquoi le nom qu’il porte ne pourrait pas être sacré pour l’homme. C’est pourtant, d’une part, l’instrument le plus important qui lui soit donné, et c’est, d’autre part, comme une parure qu’on a accrochée à son cou lors de sa naissance.
 À quel point les explications de Frazer sont trompeuses, on s’en rend compte – je crois – au fait qu’on pourrait soi-même très bien inventer des usages primitifs et ce serait bien un hasard si on ne les rencontrait pas réellement quelque part. Autrement dit, le principe selon lequel ces usages s’ordonnent est un principe beaucoup plus général que Frazer ne l’explique, et qui se trouve aussi dans notre âme, de sorte que nous pourrions imaginer nous-même toutes les possibilités. 
Que, par exemple, le roi d’une tribu ne soit visible pour personne, nous pouvons bien nous le représenter, comme nous pouvons imaginer que chaque homme de la tribu ait à le voir. Dans ce dernier cas, la chose ne pourra certes pas avoir lieu de n’importe quelle manière plus ou moins accidentelle, le roi sera montré aux gens. Peut-être personne n’aura-t-il le droit de le toucher ; mais peut-être devra-t-on le toucher. Songeons qu’à la mort de Schubert son frère découpa en petits morceaux des partitions de Schubert et donna à ses élèves préférés ces fragments de quelques mesures. Cette façon d’agir, comme marque de piété, nous est tout aussi compréhensible que l’autre, celle qui consisterait à conserver les partitions intactes, à l’abri de tous. Et si le frère de Schubert avait brûlé les partitions, cela aussi serait compréhensible comme marque de piété.
 Le cérémoniel (chaud ou froid), par opposition au contingent (tiède), caractérise la piété.
 En vérité, les explications de Frazer ne seraient en aucune manière des explications, si elles ne faisaient appel en dernière instance à une inclination en nous-mêmes.
 Le fait de manger ou de boire comporte des dangers, non seulement pour le sauvage, mais aussi pour nous ; rien de plus naturel que de vouloir s’en protéger ; et nous pourrions maintenant imaginer nous-même de telles mesures de protection.
Mais d’après quel principe les inventons-nous ? Manifestement d’après le principe selon lequel tous les dangers peuvent se réduire, quant à la forme, à quelques dangers très simples qui sont immédiatement visibles pour l’homme. D’après le même principe, par conséquent, qui fait dire aux gens sans culture parmi nous que la maladie passe de la tête à la poitrine, etc. La personnification jouera naturellement un grand rôle dans ces images simples, car chacun sait que des hommes (et donc des esprits) peuvent être dangereux pour l’homme.
 L’ombre de l’homme, qui a l’apparence d’un homme, ou son reflet, la pluie, l’orage, les phases de la lune, l’alternance des saisons, les ressemblances des animaux et leurs différences, entre eux et par rapport à l’homme, les phénomènes de la mort, de la naissance et de la vie sexuelle, bref toutes les choses que l’homme, année après année, perçoit  autour de lui de multiples façons reliées entre elles, joueront un rôle dans sa pensée (sa philosophie) et ses usages : cela est évident, ou encore, cela est précisément ce que nous savons réellement et ce qui est intéressant.
 Comment le feu, ou la ressemblance du feu avec le soleil auraient-ils pu manquer de produire une impression sur l’esprit humain à son éveil ? Mais non pas peut-être « parce qu’il ne peut pas se l’expliquer » (la sotte superstition de notre époque) – est-ce qu’une « explication », en effet, rend la chose moins impressionnante ?

 La magie dans Alice au pays des merveilles (chapitre III) lorsqu’on se sèche en racontant la chose la plus aride qui soit.
 Lors du traitement magique d’une maladie, on lui signifie qu’elle doit quitter le patient.
 On aimerait toujours dire, après la description d’une cure magique de ce genre : si la maladie ne comprend pas ça, je ne sais comment on doit le lui dire.
 Je ne veux pas dire que précisément le feu doive impressionner tout le monde. Le feu, pas plus que n’importe quel autre phénomène, et tel phénomène cet homme-ci, et tel phénomène cet homme-là. Aucun phénomène, en effet, n’est en soi particulièrement mystérieux, mais n’importe lequel peut le devenir pour nous, et c’est précisément ce qui caractérise l’esprit humain à son éveil, qu’un phénomène devienne pour lui important. On pourrait presque dire que l’homme est un animal cérémoniel. C’est probablement en partie faux, en partie absurde, mais il y a également quelque chose de correct là-dedans.
 C’est-à-dire qu’on pourrait commencer ainsi un livre sur l’anthropologie : quand on considère la vie et le comportement des hommes sur la terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent en dehors des actes qu’on pourrait appeler animaux, comme l’absorption de nourriture, etc., des actes revêtus d’un caractère spécifique qu’on pourrait appeler des actes rituels.
 Mais, cela étant, c’est une absurdité de poursuivre en disant que ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses. (C’est ainsi que procède Frazer, lorsqu’il dit que la magie est essentiellement de la physique fausse, ou, selon le cas, de la médecine fausse, de la technique fausse, etc.).
 Ce qui est caractéristique de l’acte rituel, au contraire, n’est pas du tout une conception, une opinion, qu’elle soit en l’occurrence juste ou fausse, encore qu’une opinion – une croyance – puisse elle-même être également rituelle, puisqu’elle fait partie du rite.
 Si l’on tient pour évident que l’homme tire du plaisir de son imagination, il faut faire attention que cette imagination n’est pas comme une image peinte ou un modèle plastique ; c’est une construction compliquée, composée de parties hétérogènes : des mots et des images. On n’opposera plus alors l’opération qui utilise des signes sonores ou écrits à l’opération qui utilise des « images représentatives » des événements.
 Nous devons sillonner tout le champ du langage.
 Frazer : « Il semble certain que ces coutumes sont dictées par la peur du fantôme des victimes… » Mais pourquoi Frazer utilise-t-il alors le mot « fantôme » ? Il comprend donc très bien cette superstition, puisqu’il nous l’explique avec un mot superstitieux pour lui d’usage courant. Ou plutôt : il aurait pu s’apercevoir par là qu’en nous aussi quelque chose parle en faveur de ces pratiques des sauvages. Lorsque moi qui ne crois pas qu’il y ait quelque part des êtres humains-surhumains, qu’on peut appeler des dieux, je dis : « je crains la vengeance des dieux », cela montre que je peux par là vouloir dire quelque chose, ou exprimer
une sensation qui n’est pas nécessairement liée à cette croyance.
 Frazer serait capable de croire qu’un sauvage meurt par erreur. On trouve dans les livres de lecture des écoles primaires qu’Attila a entrepris ses grandes campagnes guerrières parce qu’il croyait posséder le glaive du dieu du tonnerre.
 Frazer est beaucoup plus « sauvage » que la plupart de ses sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes.
 L’explication historique, l’explication qui prend la forme d’une hypothèse d’évolution, n’est qu’une manière de rassembler les données – d’en donner un tableau synoptique. Il est tout aussi possible de considérer les données dans leurs relations mutuelles et de les grouper dans un tableau général, sans faire une hypothèse concernant leur évolution dans le temps.
 Identifier ses propres dieux avec les dieux d’autres peuples. On se persuade que les noms ont la même signification.
 « Et ainsi le choeur indique une loi secrète » a-t-on envie de dire de la manière dont Frazer groupe les faits. Cette loi, cette idée, je peux la représenter maintenant par une hypothèse d’évolution ou encore, de façon analogue au schéma d’une plante, par le schéma d’une cérémonie religieuse, mais aussi par le groupement du matériau factuel seul, dans une présentation « synoptique ».
Le concept de présentation synoptique est pour nous d’une importance fondamentale. Il désigne notre mode de présentation, la manière dont nous voyons les choses. (Une sorte de Weltanschauung, de conception du monde, apparemment caractéristique de notre époque. Spengler.)
 C’est cette présentation synoptique qui nous permet de comprendre, c’est-à-dire précisément de « voir les corrélations ». De là l’importance de la découverte des termes intermédiaires.
 Mais un terme intermédiaire hypothétique ne doit en pareil cas rien faire qu’orienter l’attention vers la similitude, la connexion des faits. De la même façon qu’on illustre une relation interne entre la forme circulaire et l’ellipse en faisant passer progressivement une ellipse à l’état de cercle ; mais non pour affirmer qu’une certaine ellipse serait, dans les faits, historiquement, provenue d’un cercle (hypothèse d’évolution), mais seulement afin d’affiner la saisie par notre regard d’une corrélation formelle.
 Mais même l’hypothèse d’évolution, je puis la considérer comme n’étant rien de plus que le revêtement d’une corrélation formelle.
[Les remarques suivantes ne sont pas jointes à celles qui précèdent dans le manuscrit dactylographié : ]
 Je voudrais dire ceci : rien ne montre mieux notre parenté avec ces sauvages que le fait que Frazer a sous la main un mot aussi courant pour lui et pour nous que « ghost » (fantôme) ou « shade » (ombre) pour décrire les conceptions de ces gens.
 (Mais c’est à la vérité autre chose que s’il décrivait par exemple que les sauvages s’imaginent que leur tête tombe lorsqu’ils ont abattu un ennemi. Notre description ici ne comporterait rien de superstitieux ou de magique.)
 Cette particularité, il est vrai, ne se rapporte pas seulement aux expressions « ghost » et « shade », et on accorde trop peu d’importance  au fait que nous comptons dans notre vocabulaire cultivé le mot « âme », « esprit » (spirit). Auprès de cela le fait que nous ne croyons pas que notre âme mange et boive est une bagatelle.
 Toute une mythologie est déposée dans notre langage.
 Exorciser la mort ou faire mourir la mort ; mais, d’autre part, elle est présentée comme un squelette, comme étant elle-même, en un certain sens, morte. « As dead as death. » « Rien n’est aussi mort que la mort ; rien n’est aussi beau que la beauté elle-même. » L’image sous laquelle on se représente ici la réalité consiste à penser que la beauté, la mort, etc., sont les substances pures (concentrées), alors qu’elles sont présentes comme ingrédient dans un objet beau.
Et ne reconnais-je pas ici mes propres considérations sur « objet » et « complexe » ? 

 Nous avons dans les vieux rites l’usage d’un langage gestuel extrêmement élaboré.
 Et quand je lis Frazer, j’ai envie de dire à tout instant : tous ces processus, tous ces changements de signification, nous les retrouvons encore dans notre langage verbal. Lorsque ce qui se cache dans la dernière gerbe est appelé le « loup du blé »*, mais aussi la gerbe elle-même, ainsi que l’homme qui la noue, nous reconnaissons là un phénomène linguistique qui nous est bien connu.
 Je pourrais m’imaginer que j’ai eu la possibilité de choisir un être terrestre comme demeure de mon âme et que mon esprit a choisi cette créature de peu d’apparence comme siège et comme point de vue. Par exemple, parce que mon esprit aurait de la répugnance à se singulariser par une belle demeure. Il faudrait certes pour cela que l’esprit soit très sûr de lui.
 On pourrait dire : « Chaque point de vue a son charme » mais ce serait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pour celui qui le considère comme important (mais cela ne veut pas dire qu’il le voit autrement qu’il n’est). Oui, en ce sens, chaque point de vue est d’égale importance.
 Oui, il est important que je doive m’approprier même le mépris que quiconque a pour moi, comme une partie essentielle et importante du monde vu de ma place.

 S’il était loisible à un homme de venir au monde dans un arbre d’une forêt, il y aurait des hommes qui chercheraient l’arbre le plus beau ou le plus élevé, d’autres qui choisiraient le plus petit, et d’autres encore qui choisiraient un arbre moyen ou médiocre, certes pas, veux-je dire, par esprit philosophique, mais précisément pour cette raison, ou cette espèce de raison, qui a fait que l’autre a choisi le plus haut. Que le sentiment que nous avons à l’égard de notre vie soit comparable à celui qu’a un tel être, qui a pu choisir son point de vue dans le monde, est à l’origine, je crois, du mythe – ou de la croyance – selon lequel nous aurions choisi notre corps avant la naissance.
 Je crois que ce qui caractérise l’homme primitif est qu’il n’agit pas d’après des opinions (à l’opposé, Frazer).
 Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la description d’un roi de la pluie en Afrique, à qui les gens viennent demander la pluie lorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire qu’ils ne pensent pas réellement qu’il puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pendant la saison sèche, durant laquelle le pays est « un désert aride et brûlé ». Car si l’on admet que les gens ont par sottise un jour institué cette fonction de roi de la pluie, ils ont déjà eu auparavant l’expérience du fait que la pluie commence en mars, et ils auraient fait fonctionner le roi de la pluie pour le reste de l’année. Ou encore : c’est le matin, lorsque le soleil va se lever, que les hommes célèbrent les rites de l’aurore, et non la nuit : ils se contentent alors de faire brûler les lampes.
 Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefois avec mon bâton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne crois tout de même pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapper puisse avancer à quelque chose. « Je donne libre cours à ma colère ». Et de ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actes des actes instinctifs, – et une explication historique, qui dirait par exemple que j’ai cru autrefois, ou que mes ancêtres ont autrefois cru, que le fait de frapper la terre avançait à quelque chose, ce sont des simulacres, car ce sont des hypothèses superflues qui n’expliquent rien. Ce qui est important, c’est la similitude de cet acte avec un acte de châtiment, mais il n’y a rien de plus à constater que cette similitude.
 Une fois qu’un phénomène de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possède moi-même, c’est précisément cela qui constitue l’explication souhaitée, c’est-à-dire l’explication qui résout cette difficulté particulière. Et une étude plus approfondie de l’histoire de mon instinct emprunte alors d’autres voies.
 Ce ne peut avoir été un motif de peu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.)
 On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation.
 L’éveil de l’intellect en effet s’effectue par une séparation d’avec le sol originaire, d’avec le fondement originel de la vie. (La naissance du choix.) (La forme de l’esprit qui s’éveille est l’adoration.)

 
II

 
Page 168. (À un certain stade de la société archaïque, le roi ou le prêtre se voit souvent attribuer des pouvoirs surnaturels, ou est considéré comme l’incarnation d’une divinité, et, en accord avec cette croyance, on suppose le cours de la nature plus ou moins sous sa domination…)
 Cela ne veut naturellement pas dire que le peuple croit le maître doué de ces pouvoirs et que le maître, lui, sait très bien qu’il ne les a pas, ou ne le sait pas simplement lorsqu’il s’agit d’un fou ou d’un imbécile. La notion de son pouvoir, au contraire, est naturellement établie, de telle manière qu’elle puisse s’accorder avec l’expérience – celle du peuple et la sienne propre. Il est vrai de dire qu’une certaine hypocrisie joue là-dedans un rôle dans la mesure seulement où, d’une manière générale, elle est facile à voir dans presque tout ce que font les hommes.
 Page 169. (Dans les temps anciens, il était obligé de rester assis sur le trône chaque matin pendant plusieurs heures, la couronne impériale sur la tête, comme une statue, sans bouger pieds ou mains, tête ou yeux, ni aucune partie de son corps ; on supposait qu’il pouvait conserver par ce moyen la paix et la tranquillité de son empire…)
 Lorsqu’un homme dans notre (ou du moins dans ma) société rit trop, je pince les lèvres de façon à moitié involontaire, comme si je croyais pouvoir par là tenir les siennes closes.
 Page 170. (On lui attribue le pouvoir de donner ou de retenir la pluie, et il est seigneur des vents…)
 L’absurdité consiste ici en ce que Frazer présente cela comme si ces peuples avaient une représentation complètement fausse (et même insensée) du cours de la nature, alors qu’ils possèdent seulement une interprétation étrange des phénomènes. C’est-à-dire, leur connaissance de la nature, s’ils la mettaient par écrit, ne se distinguerait pas fondamentalement de la nôtre. Seule leur magie est autre.
 Page 171. (… Un réseau d’interdits et d’observances qui ne vise pas à contribuer à sa dignité…) C’est vrai et faux. Certes pas la dignité de la protection de la personne, mais bien la sainteté – pour ainsi dire – naturelle de la divinité qui est en lui.
 Aussi simple que cela puisse paraître : la différence entre magie et science peut s’exprimer dans le fait qu’il y a dans la science un progrès, et pas dans la magie. La magie n’a pas de direction d’évolution qui réside en elle-même.
 Page 179. (Les Malais se représentent l’âme humaine comme un petit homme qui correspond exactement par sa forme, ses proportions et même son teint à l’homme dans le corps duquel il réside…)
 Il y a bien plus de vérité dans l’idée de donner à l’âme la même multiplicité qu’au corps que dans une théorie moderne affadie !
 Frazer ne remarque pas que nous avons là la doctrine de Platon et de Schopenhauer.
 Nous retrouvons toutes les théories enfantines (infantiles) dans la philosophie d’aujourd’hui ; mais avec en moins l’attrait de l’élément enfantin.
 Page 614. (Au chapitre LXII : Les Fêtes du feu en Europe)**
 La chose la plus frappante me semble être, en dehors des ressemblances, la diversité de tous ces rites. C’est une multiplicité de visages avec des traits communs qui, ça et là, réapparaissent sans cesse. Et ce qu’on voudrait faire serait de tracer des lignes qui relient les composantes communes. Il manque alors encore une partie à notre vision des choses et c’est celle qui met ce tableau en liaison avec nos propres sentiments et pensées. C’est cette partie qui donne aux choses leur profondeur.
 Dans tous ces usages, on voit en effet quelque chose qui est semblable à l’association des idées et qui lui est apparenté. On pourrait parler d’une association des usages.
 Page 618. (… Aussitôt qu’une violente friction faisait jaillir des étincelles, ils jetaient une espèce d’agaric, qui pousse sur de vieux bouleaux et qui est très combustible. Le feu semblait être venu du ciel, et multiples étaient les vertus qu’on lui attribuait…)
 Rien ne justifie qu’il ait fallu que le feu fût entouré d’un tel nimbe. Et, chose combien étrange, que veut dire vraiment « semblait être venu du ciel » ? De quel ciel ? Non, il ne va absolument pas de soi que le feu soit considéré de cette manière – mais c’est justement comme cela qu’on le considère.

 Ici, l’hypothèse seule semble donner de la profondeur à la chose. Et on peut se rappeler comment notre poème des Nibelungen explique les relations étranges entre Siegfried et Brunehilde. À savoir que Siegfried semble avoir déjà vu Brunehilde autrefois. Or, il est clair que ce qui donne de la profondeur à cet usage est sa corrélation avec l’acte de brûler un homme. Supposons qu’il soit d’usage lors d’une fête que des
hommes montent à califourchon les uns sur les autres, comme dans le jeu du cheval, nous ne verrons là rien d’autre qu’une manière de porter un homme qui fait penser à un cheval et son cavalier ; mais si nous  savions qu’il fut d’usage jadis chez de nombreux peuples de prendre des esclaves pour montures et de célébrer ainsi montés certaines fêtes, nous verrions alors dans l’usage innocent de notre époque quelque chose de plus profond et de moins innocent. La question est celle-ci : est-ce que ce caractère, disons, funèbre est attaché à cet usage du feu de Beltane en lui-même, tel qu’il était pratiqué il y a cent ans, ou bien seulement dans le cas où l’hypothèse de sa provenance se vérifierait. Je crois que c’est évidemment la nature interne de l’usage moderne lui-même qui nous donne une impression funèbre, et les faits de nous connus à propos des sacrifices humains nous indiquent seulement la direction dans laquelle nous devons considérer l’usage. Lorsque je parle de la nature interne de cet usage, je veux dire toutes les circonstances dans lesquelles il est pratiqué et qui ne sont pas contenues dans le récit d’une telle fête, puisqu’elles ne consistent pas tant dans certaines actions caractéristiques de la fête que dans ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la fête, dont on donnerait la description en décrivant, par exemple, le type de gens qui y participent, leur manière d’agir le reste du temps, c’est-à-dire leur caractère, le type de jeux auxquels ils jouent par ailleurs. Et l’on verrait alors que cet élément funèbre réside dans le caractère de ces hommes eux-mêmes.
 Page 619. (Ils mettent tous les morceaux de gâteau dans un bonnet. Chacun en tire, à l’aveuglette, un morceau. Celui qui tient le bonnet a droit au dernier morceau. Celui qui tire le morceau noir est la personne consacrée qui doit être sacrifiée à Baal…)
Quelque chose ici ressemble aux vestiges d’un tirage au sort. Et cet aspect lui confère une profondeur soudaine. On pourrait imaginer un gâteau contenant un bouton. Si nous apprenions par exemple que ce gâteau a été cuit à une certaine occasion, par exemple, à l’origine pour célébrer l’anniversaire d’un boutonnier, et que l’usage s’est ainsi maintenu dans la région, cet usage perdrait effectivement toute « profondeur », à moins que celle-ci ne réside dans sa forme actuelle. Mais on dit souvent en pareil cas : « cette coutume est évidemment très ancienne ». D’où sait-on cela ? Est-ce seulement parce qu’on possède des témoignages historiques sur ce genre de vieilles coutumes ? Ou bien est-ce pour un autre motif, un motif qu’on trouve par l’interprétation ? Mais, même si l’origine préhistorique de l’usage et l’enracinement dans un usage antérieur sont historiquement prouvés, il est pourtant possible que cet usage n’ait aujourd’hui plus rien du tout de funèbre, qu’il ne retienne rien de l’horreur de l’époque préhistorique. Peut-être n’est-il plus aujourd’hui pratiqué que par des enfants qui se servent de boutons pour rivaliser d’ardeur à cuire et à dévorer des gâteaux. La profondeur réside alors uniquement dans l’idée de cette origine. Mais celle-ci peut être tout à fait incertaine et l’on pourrait dire : « A quoi bon se soucier d’une chose aussi incertaine (comme une Sage Else qui regarderait en arrière)***. Mais ce ne sont pas des soucis de ce genre.
Avant tout : d’où vient la certitude qu’un pareil usage doit être très ancien (quelles sont nos données, quelle est la vérification) ? Mais avons-nous une certitude, ne pourrions-nous pas faire erreur et la recherche historique ne pourrait-elle pas nous convaincre d’une erreur ? Certainement, mais alors demeure toujours quelque chose dont nous sommes sûrs. Nous dirions alors : « Bon. Dans ce cas précis il se peut que l’origine soit autre, mais, de façon générale, l’origine est certainement préhistorique ». Et c’est dans ce qui pour nous est ici évidence que doit résider la profondeur de cette hypothèse. Et cette évidence est, encore une fois, une évidence non hypothétique, psychologique. Supposons en effet que je dise : la profondeur de cet usage réside dans son origine si celle-ci a bien été telle. Ainsi donc, ou bien la profondeur réside dans l’idée d’une origine de ce genre, ou bien la profondeur est elle-même hypothétique, et l’on peut seulement dire : si les choses se sont produites de cette façon, c’est une funèbre et profonde histoire. Je veux dire : le caractère funèbre, profond ne réside pas dans le fait que les choses se sont passées de telle manière pour ce qui est de l’histoire de cet usage, car les choses ne se sont peut-être pas passées ainsi ; ni non plus dans le fait qu’elles se sont peut-être ou probablement passées de cette manière, mais dans ce qui me donne une raison de supposer cela. Oui, d’où vient, d’une façon générale, le caractère profond et funèbre du sacrifice humain ? Est-ce que ce sont uniquement les souffrances de la victime qui nous impressionnent ? Toutes sortes de  maladies qui s’accompagnent d’autant de douleurs ne provoquent pourtant pas cette impression. Non, ce caractère funèbre et profond ne se comprend pas de lui-même si nous nous contentons de connaître l’histoire de l’acte extérieur ; c’est au contraire une connaissance intime en nous-même qui nous permet de réintroduire ce caractère.
 Le fait qu’on tire au sort avec un gâteau a aussi quelque chose de particulièrement terrifiant (presque comme la trahison par un baiser), et que cela fasse sur nous une impression particulièrement terrifiante a, encore une fois, une signification essentielle pour l’étude d’usages de ce genre.
 Lorsque je vois un usage comme celui-là, que j’entends parler de lui, c’est comme lorsque je vois un homme qui parle d’un ton rude à quelqu’un d’autre pour une affaire sans importance, et que je remarque, à son ton de voix et son visage, que cet homme peut être terrible le cas échéant. L’impression que je ressens alors peut être très profonde et extraordinairement sérieuse.
 Le contexte d’une façon d’agir.
 Les hypothèses sur l’origine de la fête de Beltane – par exemple – reposent sur une conviction : celle que de telles fêtes ne sont pas inventées par un seul homme, pour ainsi dire au petit bonheur, et ont besoin d’une base infiniment plus large pour se maintenir. Si je voulais inventer une fête, elle ne tarderait pas à disparaître ou bien serait modifiée de telle manière qu’elle corresponde à une tendance générale des gens.
 Mais qu’est-ce qui interdit de supposer que la fête de Beltane a toujours été célébrée sous sa forme actuelle (ou récemment disparue) ? On pourrait dire : elle est trop absurde pour avoir été inventée ainsi. N’est-ce pas comme lorsque je vois une ruine et que je dis : cela doit avoir été autrefois une maison, car personne n’élèverait un pareil tas de pierres taillées et irrégulières ? Et si l’on me demandait : d’où sais-tu cela ? je pourrais seulement dire : c’est mon expérience des hommes qui me l’enseigne. En vérité, même là où ils construisent vraiment des ruines, ils reprennent les formes des maisons effondrées.
 On pourrait dire encore : celui qui a voulu nous émouvoir par le récit de la fête de Beltane n’a pas eu en tout cas besoin d’exprimer l’hypothèse de son origine ; il n’a eu qu’à me présenter le matériau (qui a conduit à cette hypothèse) et ne rien ajouter. Alors peut-être dirait-on:  « Bien sûr, parce que l’auditeur ou le lecteur tirera de lui-même la conclusion ! » Mais doit-il tirer cette conclusion explicitement ? Et, aussi, d’une façon générale, la tirer ? Et qu’est-ce donc que cette conclusion-là ? Que ceci ou cela est vraisemblable ? Et s’il peut tirer lui-même la conclusion, comment la conclusion doit-elle l’impressionner ? Ce qui l’impressionne doit pourtant être ce que lui n’a pas fait. Est-ce, par conséquent, seulement l’hypothèse exprimée (qu’elle le soit par lui ou par d’autres) qui l’impressionne, ou bien déjà le matériau qui y conduit ? Mais à ce point ne puis-je pas tout aussi bien demander : lorsque je vois quelqu’un assassiné devant moi, ce qui m’impressionne est-ce simplement ce que je vois ou seulement l’hypothèse
qu’un homme est ici assassiné ?
 Mais ce n’est certes pas simplement l’idée de l’origine possible de la fête de Beltane qui entraîne cette impression, mais ce qu’on appelle l’énorme probabilité de cette idée. En tant qu’elle découle du matériau.
 De la manière dont la fête de Beltane nous est parvenue, c’est en vérité un spectacle, et semblable au jeu enfantin du gendarme et du voleur. Mais pourtant il n’en est pas ainsi. Car même s’il est entendu que la partie qui sauve la victime gagne, ce qui se passe, cependant, conserve toujours un surcroît de vivacité que la simple représentation ludique ne possède pas. Quand bien même d’ailleurs il s’agirait d’une représentation tout à fait sans chaleur, nous nous demanderions tout de même, inquiets : que veut dire cette représentation, quel est son sens ? Et elle pourrait alors, abstraction faite de toute interprétation, nous inquiéter par le seul fait de son absurdité propre. (Ce qui montre de quelle nature peut être le motif d’une telle inquiétude.) Si l’on donnait maintenant une interprétation innocente de cette fête : on tire au sort simplement pour avoir le plaisir de pouvoir menacer quelqu’un de le jeter au feu, ce qui n’est pas agréable ; la fête de Beltane ressemblerait alors davantage à un de ces divertissements au cours duquel un membre de la société doit endurer certaines cruautés, et qui, tels qu’ils sont, satisfont un besoin. Et cette explication fait perdre alors à la fête de Beltane tout mystère, même si celui-ci ne s’évanouit pas de lui-même dans la pratique et l’ambiance de ces jeux ordinaires comme les gendarmes et les voleurs.
 De la même manière, le fait que des enfants certains jours brûlent un bonhomme de paille, même si cela ne s’expliquait pas, pourrait nous inquiéter. Étrange, que ce soit un homme qu’ils doivent brûler solennellement ! Je veux dire : la solution n’est pas plus inquiétante que l’énigme.
 Mais pourquoi n’est-ce pas réellement l’idée seule (ou du moins, en partie) qui est censée m’impressionner ? Des représentations ne sont-elles donc point terrifiantes ? L’idée que le gâteau a servi autrefois à désigner la victime du sacrifice ne peut-elle pas me faire frémir ? L’idée n’a-t-elle rien de terrifiant ?
– Il est vrai, mais ce que je vois dans ces récits, ils ne l’acquièrent pourtant que grâce à l’évidence, même celle qui ne semble pas leur être immédiatement liée – grâce à l’idée de l’homme et de son passé, grâce à toute l’étrangeté que je vois, que j’ai vue et entendue en moi et chez les autres.
 Page 640.**** 
 On peut très bien imaginer cela – et on aurait donné comme raison que les saints patrons tireraient sans cela l'un contre l'autre et qu'un seul pouvait diriger l'affaire. Mais cela aussi ne serait qu'une extension après coup de l'instinct.  
 Tous ces usages différents montrent qu’il ne s’agit pas ici de la dérivation d’un usage à partir de l’autre, mais d’un esprit commun. Et on pourrait soi-même inventer (imaginer) toutes ces cérémonies. Et l’esprit qui nous permettrait de les inventer, ce serait précisément leur esprit commun.
 Page 641. (… Dès qu’on avait rallumé le feu du foyer domestique avec le brandon, on y posait un récipient plein d’eau ; puis on aspergeait avec l’eau ainsi chauffée les pestiférés ou le bétail frappé d’épizootie.)
 L’union de la maladie et de la saleté. « Laver d’une maladie. »
 On dispose d’une théorie simple, enfantine, de la maladie quand on dit qu’elle est une saleté qu’on peut enlever en nettoyant.
 De même qu’il y a des « théories sexuelles infantiles », il y a, d’une façon générale, des théories infantiles. Mais cela ne veut pas dire que tout ce que fait un enfant est né d’une théorie infantile qui en serait la raison.
 Ce qui est juste et intéressant n’est pas de dire : cela est né de cela, mais cela pourrait être né de cette façon.
 Page 643. (… Le docteur Westermark a défendu vigoureusement la cause de la théorie purificatoire seule… Cependant l’affaire n’est pas si claire qu’elle nous autorise à rejeter la théorie solaire sans discussion.)
 Il est clair que le feu a été utilisé comme moyen de purification. Mais il est extrêmement vraisemblable que les hommes intelligents ont mis plus tard les cérémonies de purification en corrélation avec le soleil, même là où, originellement, elles n’avaient pas été pensées sous ce rapport. Quand une idée s’impose à un homme (purification-feu) et  une autre à un autre homme (feu-soleil), que peut-il y avoir de plus vraisemblable que le fait que les deux idées s’imposent à un seul homme. Les savants qui voudraient toujours avoir une théorie !!!
 La destruction totale par le feu, distincte de la rupture ou du déchirement, etc., doit avoir frappé l’homme.
 Même si l’on ne savait rien d’une union de ce genre entre la purification et l’idée du soleil, on pourrait supposer qu’elle apparût quelque part.
 Page 680. (… En Nouvelle-Bretagne, il y a une société secrète… Quiconque y entre reçoit une pierre de la forme ou d’un être humain ou d’un animal, et on croit que, de cette manière, son âme est attachée de quelque manière à la pierre.)
 « Soul-stone » ? (l’âme et la pierre). On voit là comment travaille une hypothèse comme celle-ci.
 Page 681. [(680 infra, 681) … On croyait que les pouvoirs maléfiques des sorcières et des enchanteurs logeaient dans la chevelure et que rien ne pouvait impressionner ces mécréants aussi longtemps qu’ils gardaient leurs cheveux. C’est pourquoi il fut d’usage en France de raser totalement les corps des personnes accusées de sorcellerie avant de les confier au bourreau.]
 Cela indiquerait qu’il y a ici au fond une vérité et non une superstition. (Il est facile, il est vrai, de tomber dans l’esprit de contradiction face au savant imbécile.) Mais il peut très bien se faire qu’un corps entièrement rasé nous induise en un sens à perdre le respect de nous-même (Les Frères Karamazov). Il n’y a pas de doute qu’une mutilation qui nous fait paraître à nos propres yeux indigne et ridicule peut nous dépouiller de toute volonté de nous défendre. Quelle gêne ressentons-nous parfois – ou du moins beaucoup d’hommes (moi) – par le fait de notre infériorité physique ou esthétique.


LUDWIG WITTGENSTEIN

* « Le loup du blé » : expression propre à l’Allemagne du Nord (Mecklembourg), qui désignait une sorte d’être mythique, un esprit de la fertilité, qui aurait demeuré dans les champs de blé. Pourchassé à la moisson, il se réfugiait dans la dernière gerbe (voir Frazer, Le Rameau d’Or, «L’esprit du blé comme animal », chapitre XLVIII). (N.d.T.)
** « La fête de Beltane » : dans les Hautes-Terres d’Écosse il était d’usage jusqu’au XVIIIe siècle d’allumer le premier mai des feux de joie appelés feux de Beltane. Ces vieilles cérémonies d’origine druidique évoquaient manifestement des sacrifices humains. On allumait un grand feu sur une éminence avec des moyens très primitifs (en frottant du bois de chêne par exemple). Ce feu était censé chasser les sorcières des champs et préserver gens et bêtes des épidémies. On faisait cuire ensuite un grand gâteau d’avoine, de lait et d’oeufs, qu’on partageait entre tous les participants. Un des morceaux était noirci (au charbon de bois par exemple) et celui qui le tirait au sort était menacé d’être jeté au feu et n’était sauvé qu’au dernier instant, ou bien devait sauter trois fois à travers les flammes. (N.d.T.)

*** « Comme une Sage Else qui regarderait en arrière » : allusion à un conte de Grimm (Kinder-und Hausmärchen, n° 34), dans lequel une jeune fille très sotte (« la Sage Else »), à peine fiancée, imagine de façon précise un malheur qui arrivera un jour à son futur enfant qu’elle pleure sur le champ. Wittgenstein dit « en arrière » car l’événement bien déterminé qui nous impressionne maintenant, bien qu’il soit éloigné et improbable (le sacrifice), se trouve dans le passé et non dans l’avenir. (N.d.T.)

**** « Les saints patrons...» : pour allumer le need-fire, le brandon qui devait à son tour allumer le feu de joie, il fallait être deux, pour tirer la corde enroulée autour de la baguette de bois dur. Or « on disait parfois que les deux personnes qui tiraient la corde du frotteur devaient toujours être frères ou du moins porter le même prénom » (Frazer, The Golden Bough, chapitre LXII, § 8). (N.d.T.)

 
Traduit par Jean Lacoste

© Éditions L’Âge d’homme, 1982