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15 sept. 2016

Julien Gracq

    Familiarité du livre


Le comportement privé du lecteur, assis en tête-à-tête en face de son livre dans la solitude, peut être considéré comme intermédiaire entre celui du spectateur de théâtre – halé seconde après seconde dans le sillage de l’action sans rupture de tension aucune, jusqu’au dénouement – et celui de l’amateur de peinture, vivant, conversant, déjeunant, rêvassant entre ses tableaux pendus au mur, et entretenant avec eux, en somme, le même genre de commerce qu’avec un mobilier choisi, différent des tableaux surtout en ceci que, ce mobilier choisi, on ne l’interroge jamais comme on interroge un tableau, qu’on n’a pas avec lui d’aparté. En ce sens, la peinture est originellement un art de compagnie – comme il y avait autrefois des demoiselles de compagnie – et le théâtre – fondamentalement — une prestation heureuse en psychologie des foules, comme l’est l’art oratoire : il n’y a pas de théâtre du seul.
     Si l’écrivain avait la possibilité d’assister, invisible, au genre de tête-à-tête qu’entretient dans la solitude un de ses lecteurs, avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du « sans façons », et même de l’extrême incivilité, qui s’y manifeste. Ce tête-à-tête est un mélange déconcertant de distraction et d’attention. La lecture est coupée, le plus souvent à des intervalles inégaux et assez rapprochés, par des pauses de nature diverse où le lecteur allume une cigarette, va boire un verre d’eau à la cuisine, ou replace un livre dans sa bibliothèque, ce qui l’entraîne à en feuilleter un moment un autre, téléphone une commande qu’il avait oubliée, ou s’informe des résultats du tiercé, vérifie l’heure d’un rendez-vous sur son agenda, ou repose un moment le livre sur la table pour une rêvasserie intime, dont le seul lien avec le contenu du livre est souvent celui du coq-à-l’âne. En gros – mobilité en plus – c’est le comportement moyen en classe d’un élève qu’on jugerait plutôt dissipé.
     Qu’est-ce qui permet la bonne entente paradoxale de ce comportement distrait d’un isolé qui semble occupé à « tuer le temps » avec une lecture qui en fin de compte s’achèvera pour lui lisse, rassemblée, sans couture, exempte de toute solution de continuité ?
     Pour tenter d’y répondre, il faudrait prendre en compte les singularités qui marquent les rapports d’un lecteur avec son livre. Il ne s’agit pas ici de la présence passive, entièrement évasive et congédiable, qui est celle d’un tableau accroché à un mur. Ni, non plus, de la parenthèse temporelle, rigoureusement close et même minutée, dans laquelle nous enferme, l’audition d’un morceau de musique. Le lien, qui relie le lecteur à sa lecture est certes inséparable de l’écoulement du temps, mais rien n’en marque la durée, le rythme, ni la fin, ni même la continuité (que de livres lus par tranches successives, que séparent parfois de longues années !) Un livre se perd de vue et se retrouve, tantôt fané, tantôt réarmé de séduction. Sa beauté est journalière, au sens balzacien ; il a ses bons et ses mauvais moments. On connaît avec lui la séduction à laquelle on cède trop vite, tout comme la lente reconquête, par des qualités d’abord voilées. Il se prête à des découvertes successives (tout n’y est pas apparent tout de suite) à l’automatisme de l’accoutumance, à l’usure rapide du premier éblouissement, tout comme à l’entente parfois nouée jusqu’à ce que la mort advienne. Il voyage avec nous, parfois convivial et disert, parfois plus fermé qu’on ne voudrait. Il vieillit près de nous, tantôt comme un vin, tantôt comme une femme, tantôt passivement, tantôt activement ; il ne déserte jamais tout à fait la mémoire ; on vieillit avec lui : commode, présent, familier, logeable. Bref, les rapports qu’on a avec lui sont, plus que pour un autre produit de l’art, proches de ceux qu’on entretient avec un vivant, qui, entré une fois dans votre existence, y reste, en sort, y revient, s’y fait place, s’éloigne, mais avec qui le contact plus familier qui a été une fois celui de l’intimité ne laisse jamais prescrire sa note singulière. Disons-le : rien ne mène le mariage – le hasard de sa rencontre, ses aventures, ses aléas, les nouvelles relatives qu’il fait naître, ses séductions à éclipse, les pouvoirs muets de sa présence toujours disponible – comme les rapports qu’on entretient avec un livre qui compte. On regarde un tableau, on écoute une musique, on prend un livre – locution expressive ! – pour un mariage précaire certes le plus souvent, mais pourtant un peu comme on prend femme : pour un contact d’une intimité plus quotidienne que n’en procure aucun autre art. Quoi d’étonnant à ce que les rapports qu’on a avec lui dès le début revêtent le sans-gêne, assez vite rodé, qui naît de la vie commune ?
     Livres de chevet… Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller. Il n’y a guère de cohabitation en art qu’avec un livre. Il n’est pas sûr que cela ait été dans le passé toujours le cas. Les rapports du lecteur de l’antiquité avec son rouleau manuscrit étaient autres, peut-être à-demi liturgiques : l’attitude, la lenteur des gestes, la station debout. Feuilleter un livre, et dans tous les sens, a été dans son histoire l’épisode dernier qui – autant sensuel que mental – a achevé pour lui la danse des sept voiles, a dévêtu le livre pour le lecteur comme aucune production de l’esprit ne l’avait encore été avant lui.
     Mais le tête-à-tête avec le livre appelle d’autres réflexions. Elles concernent l’insigne faculté de dilution, d’émiettement et de fragmentation – sans perte réelle de présence, ni d’efficacité – qui est la sienne. Disloqué, démembré, par les trous, les distractions, les « absences », brèves ou prolongées qui sont celles du lecteur, on dirait que le livre repousse dans l’esprit (ainsi font les articles endommagés de certains insectes) et tend à reformer opiniâtrement son unité et son intégrité. Il est doué d’une aptitude insolite, à se rassembler dans l’esprit aussitôt autour d’un simple fragment, à recomposer sa figure intégrale à partir de ses éléments isolés. De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite, ne s’exerce pas seulement sur les images et les souvenirs extérieurs à elle, mais s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier : sous ces espèces (comme on dit) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde toujours en puissance d’éclosion. Elle est consultable, et elle est un peu (ce n’est pas la mémoire d’une pièce musicale ou d’un tableau) monnayable, susceptible d’être introduite et de circuler – fragmentée, mais en fragments à son effigie – dans des milieux qui lui sont organiquement étrangers.

     



© Julien Gracq

   
 N.B. Ce texte a d'abord été offert par Julien Gracq à l'Association Amicale des Anciens Élèves de Henri IV qui a publié ce texte dans son bulletin annuel de de février 2001.

2 sept. 2016

LA PONCTUATION DANS
LE RIVAGE DES SYRTES DE JULIEN GRACQ : UNE
POETIQUE DE L' OUVERTURE

 


Résumé

Le Rivage des Syrtes est un roman à forte charge suggestive, une oeuvre où l'imagination
s'épanouit . Cet article tente de montrer que dans cette vaste symphonie de l'imagination, la
ponctuation a joué une partition capitale grâce à l'exploitation, par l'auteur, de ses
ressources cachées . En effet, grâce à la combinaison de certains de ses divers éléments (virgule, point- virgule, deux points, parenthèses, tirets, guillemets, majuscule, italique, points de
suspension...), Julien Gracq réussit le tour de force de non seulement restituer une sorte
d'unité naturelle des choses, de réconcilier le monde à lui-même, mais aussi d'installer
souvent, dans l'instant fugace de sa prononciation (lecture), le foyer sémantique et donc
philosophique de l'histoire au coeur d'une expression ou d'un mot, faisant ainsi du roman
une vaste caisse de résonance.
Mots-clés : virgule, point-virgule, deux points, parenthèses, tirets, guillemets, majuscule,
italique, points de suspension

Summary
 

Le Rivage des Syrtes is a highly suggestive novel, a work in which imagination fulfills itself. This article attempt to show in that hudge imagination on symphony that punctuation plays a
central role through the novelist's exploitation of its hidden resouces . In fact, through an artistic combination of some of its various elements (comma, virgule semi-column, column point, brackets, dash, inverted comma, capital letter, italics, suspension points...), Julien Gracq, brilliantly, achieves a tour de force which consists of
creating a sort of naturel unity of thing, of reconciling the world with itself and also of
displaying during the very short instant it is being read , the semantic and philosophical
dimension of the story at the core of a phrase or word, turning in this way the novel in a big
echoing box.
Keywords: comma, virgule semi-column, column point, brackets, dash, inverted comma,
capital letter, italics, suspension points



INTRODUCTION


Quand parut Le Rivage des Syrtes1
en 1951, André Breton, le sourcilleux pape du surréalisme
auprès de qui le genre romanesque avait trouvé un de ses contempteurs les plus acharnés, s'en
enthousiasma.
C'est qu'il y a, en effet, dans cette oeuvre une singularité, une fraîcheur dans l'écriture que les
critiques ont cherché à débusquer derrière le foisonnement des images et des métaphores, derrière les influences plus ou moins profondes du romantisme ou du surréalisme. Peu ont
subodoré le rôle que la phrase a joué dans cette orchestration. La phrase de Gracq est, certes, un entrelacs subtil de diverses circonvolutions promptes chacune à bander le ressort
multidirectionnel de l'imagination du lecteur . Comment la ponctuation en amplifie-t-elle la caisse de résonance dans l'esprit du
lecteur ?
Par quels biais l'imagination de celui-ci est-elle amenée à la combler ?






 I. OUVERTURE SYNTAXIQUE
 

Le lecteur est d'abord frappé par le déroulement infini de certaines phrases de
Gracq (dont une se déploie sur une quarantaine de lignes dans le dernier chapitre2). L'auteur
fait littéralement exploser les limites de la syntaxe française en la bourrant, ou plutôt en
l'étirant plus qu'elle n'en peut. La volonté de libérer la poésie, qui a abouti chez Baudelaire
à l'éclatement de la limite du vers dans les Petits poèmes en prose, trouve sa continuité chez
Gracq mais sur un plan syntaxique. Au-delà de cette liberté, ce qui est visé, c'est justement
le souci de révéler et de préserver par l'écriture une certaine unité naturelle des choses. Les
surréalistes ont essayé d'exprimer cette unité par l'écriture automatique, mais la totalité qu'ils
n'ont fait que sentir par ce biais, que Freud a approchée par sa méthode psychanalytique et
que la dialectique hégélienne a toujours visée, Gracq essaye de l'atteindre par sa syntaxe
ductile : "[ ] plus que par des combinaisons de rythme ou de mètre, ou par une certaine
qualité mélodique de l'expression, on pourrait définir peut-être la poésie comme la mise en
sommeil momentanée (un véritable sommeil hypnotique) de la syntaxe.3
" Puisque la poésie prend en charge la totalité du monde, l'écrivain atteindra cette
dernière en réalisant la première. Aussi Gracq avoue-t-il dans Lettrines : "[ ] La coulée
unie et sans rupture, le sentiment qu'on mène le lecteur en bateau et non en chemin de fer, m'a fasciné, lorsque je commençais à écrire, au point que dans mon premier livre je l'ai
poursuivie aux dépens presque de toute autre qualité.4
" Cette propension ne s'est
certainement pas estompée après ce premier livre (Au Château d Argol) ; on la retrouve tout
aussi bien dans Le Rivage des Syrtes. Elle se sert de divers procédés pour ne pas tailler l'idée
à la mesure de la syntaxe dite régulière.


1.1 La virgule
C'est d'abord le retardement du "complément qui évite de fermer trop rapidement ce
qui doit rester ouvert5
" comme dans ce syntagme évoquant le tableau de Longhone :
" [ ] mon attention fut aussitôt vivement attirée par un portrait auquel
j'avais tourné le dos à mon entrée dans la chambre, et qui me donnait
maintenant l'impression subite, par sa présence presque indiscrète et une
sensation inattendue et gênante de proximité, d'être venu soudainement
émerger à la faveur de ma distraction sur cette face lunaire." ( p. 644).
 Dans ce passage, le syntagme [ par sa présence presque indiscrète et une
sensation inattendue et gênante de proximité] renvoie plus loin le syntagme complément
[d être venu soudainement émerger à la faveur de ma distraction sur cette face lunaire]. Dans
ce dernier même il y a un enchâssement analogue [à la faveur de la nuit] faisant différer le
dernier complément [sur cette face lunaire ] qui prolonge de façon ultime la vie de la phrase. Celle-ci, dans l'écriture gracquienne, est en lutte permanente avec le point, élément de la
ponctuation qui décrète sans appel la fin d'un déroulement, la mort, même si elle ne coïncide
pas avec la fin de l'idée. Gracq se sert pourtant d'un signe de ponctuation pour repousser ad
libitum le surgissement fatal du point. Dans l'exemple ci-dessus, nous avons signalé des
syntagmes qui entretiennent la vie de la phrase à ses moments critiques ; ce rôle a été facilité, en effet, grâce aux virgules qui ont le pouvoir de suspendre momentanément le cours d'une
idée et de favoriser le développement d'une autre.


 1.2 Le point-virgule et les deux points
Avec le point-virgule, la phrase bénéficie d'un sursis plus long. C'est peut- être parce que ce signe concentre en lui les vertus des deux autres (d'où le nom ?) : la liberté
dont bénéficie une phrase naissante après le point qui met un terme à la précédente et, en
même temps, le privilège que la virgule procure à une idée nouvelle de s'insérer dans une
première. Dans les phrases où ils apparaissent, les points-virgules viennent en appoint le plus
souvent lorsque les autres moyens, telle la virgule, épuisent leur pouvoir comme dans cette
phrase certes étirée, mais que nous avons choisie parce qu'elle est des plus brèves de la série
de phrases longues que nous avons recensées : " Pour un regard plongeant discrètement dans les rues du soir, le mouvement
des petits points noirs qui y fourmillaient eût évoqué maintenant non plus le
bombillement éparpillé et incohérent des insectes dans le crépuscule, mais
plutôt une limaille fine peignée et renouée sans cesse par le passage
d'invisible aimant ; à l'heure plus lourdement chargée du destin qui
approchait, on eût dit parfois que de grandes lignes de forces inscrites dans le
sol d Orsenna par son histoire se rechargeaient d'une électricité active, retrouvaient le pouvoir d'ordonner ces ombres longtemps si détachées, et
maintenant attentives malgré elles à un murmure venu de plus loin que la
zone des idées reçues. " (pp. 812- 813).
 La suture majeure est ici assumée par le point-virgule et une fois la phrase
relancée, rendue à la vie, les virgules réapparaissent pour préserver le plus longtemps
possible ce nouveau souffle. Cette fonction du point-virgule dans la phrase de Julien Gracq est
analogue à maints égards à celle d un autre trait de ponctuation : les deux points. La
différence, parfois difficile à déceler, est que ce dernier signe de ponctuation introduit
souvent une note explicative alors que le premier prépare l'apparition d'une idée plus ou
moins autonome par rapport à une précédente. Mais, comme nous l'avons noté, cette
différence peut s'estomper car la liberté que donne le point-virgule inclut celle d'introduire
une explication comme une phrase peut être une clarification d'une première. On trouvera
aussi, dans la syntaxe de Gracq, l'utilisation d'autres signes qui permettent de prolonger d'une
autre manière la phrase : les parenthèses et les tirets.


 1.3 Les parenthèses et les tirets
Véritables lieux de développement de syntagmes enchâssés, les parenthèses et les
tirets sont cependant distribués de façon déséquilibrée. On note, en effet, une nette
prédominance de l'usage du tiret par rapport à celui des parenthèses dans Le Rivage des
Syrtes. Les deux procédés ont, du point de vue syntaxique, la même fonction : favoriser le
développement plus ou moins long et autonome d'une pensée. La fréquence nettement
dominante du tiret découle d'une préoccupation esthétique dont le sens principalement
sollicité est la vue. Les tirets sont moins incisifs, moins coupants à première vue. Ils ne sont
d'ailleurs pas très différents morphologiquement du trait d'union dont le nom est évocateur. Par leur horizontalité, les tirets préservent l'unité de ce qui les précède et de ce qui les suit
sans que la fluidité de la phrase en soit affectée. Par contre les parenthèses sont plus
enveloppantes, plus discriminantes par ce que leur forme légèrement verticale et bombée
suggère à l'oeil, non pas une coupure définitive, mais au moins une suspension provisoire. Cette impression (purement visuelle, rappelons-le, mais l'esthétique gracquienne
s'adresse aussi à l'oeil) est du reste à l'origine d'une expression dont l'auteur lui-même
convoque la force d'évocation dans le roman : "[ ]Orsenna réagissait avec la myopie entêtée de l'extrême décrépitude :
comme un vieillard, à mesure qu'il avance en âge, réussit de mieux en mieux à
mettre entre parenthèses6
des préoccupations aussi imminentes et aussi
considérables que celle de la mort ou de l'éternité[ ]"

(p.811).
 L'expression "mettre entre parenthèses", métadiscours qui donne de façon
métaphorique la fonction linguistique de la parenthèse rend bien compte de la partie de
cache-cache qui se joue entre l'homme à la fin de la vie et la mort. Les "préoccupations [ ]
imminentes et [ ] considérables [ ] de la mort ou de l'éternité" ne sont nullement
éliminées, ni même suspendues pour une durée indéterminée. Elles existent et continuent à
se manifester à l'homme vieilli, mais sur un autre registre dont on ne comprend le code
qu'en ayant recours à celui de la parenthèse. En effet, la parenthèse invite à une lecture sur un
registre différent. Ce changement peut être lié à la suspension d'une pensée pour l'expression
souvent brève d'une seconde qui se pose en porte-à-faux ou qui introduit une perspective
omise auparavant. Dans le passage ci-dessous, par exemple, le fil de la pensée des dirigeants
d'Orsenna, dont Aldo prend connaissance par la lecture des instructions officielles, est arrêté
pour faire place momentanément à une observation du héros : "La " remise en état de défense" de la forteresse (je fis réflexion en passant
qu'il était au moins curieux qu'on eût mis tant d'empressement à croire sur
parole un témoin si éloigné) " ( p. 674).
On voit là comment la parenthèse suspend une pensée première et évite, en même
temps, la rupture syntaxique péremptoire d'un point. Le changement de registre peut aussi, comme nous l'avons dit, être l'introduction d'une perspective nouvelle, pas nécessairement
opposée à une première mais qui vient comme en appoint : "-[ ] On nous cherche ; on nous trouvera (le geste était tranchant et décidément
noble) " (p 704).
 Apparaît de nouveau la même fonction mise en exergue plus haut et à laquelle est
jointe celle qui permet au narrateur de compléter les paroles de Belsenza par l'expression de
sa gestuelle.
Mais on remarquera que, partout où elle apparaît, la parenthèse gomme une incompatibilité
syntaxique qu'il est facile de mettre en évidence par le test de l'élimination : " "La remise en état de défense" de la forteresse[ ] sur laquelle, paraît-il,
tout Maremma braquait chaque jour ses lorgnettes (l'énorme masse de la
forteresse s'enlevant de très loin au dessus de ces grèves plates) semblait [ ]
avoir accru la fièvre qui faisait bourdonner la ville[ ]"(p.674).
L'équilibre de la phrase est menacée si le syntagme encadré par les parenthèses est libéré. Par contre avec les tirets, cette menace est beaucoup moins présente et la phrase
préserve, pour l'essentiel, sa fluidité :
 "Vanessa m'entraînait maintenant rapidement vers une colline assez raide - la
seule saillie de ce plateau nivelé - qui se profilait devant nous en avant des
falaises, dans la direction de l'est"( p.684).
 Fort de tous ces procédés cités, Julien Gracq peut s'offrir plusieurs possibilités de
combinaisons pour atteindre, par l'écriture, ce que sa thématique s'est toujours fixé comme
fin : restituer l'unité des choses, combattre la tendance fâcheusement inhérente à l'homme de
ramener tout à la mesure de sa raison. La conjugaison de ces différents procédés d'élongation
de la phrase : virgule, point-virgule, compléments retardés, tirets (on notera l'absence de la
parenthèse), a donné lieu à la phrase la plus longue dans Le Rivage des Syrtes. Les
quarante-six lignes 7
sur lesquelles elle s'étale et où les tirets reviennent fréquemment pour
s'offrir en nouveaux réceptacles, suggèrent subtilement, mais impérieusement, l'atmosphère
presque indicible qui baigne les "Instances secrètes". Cette description s'adresse moins à la
raison qu'à l'imagination toujours consentante à tout ce qui s'annonce comme aventure. Et la
prose de Gracq est avant tout une aventure syntaxique. Sa phrase, comme il le dit
lui-même de celle d André Breton, est "déferlante". "Son utilisation consiste - à la manière de
ces "surf-riders" qui se maintiennent portés en équilibre vertigineux sur une planche à la crête
d'une vague jusqu'à l'écroulement final - à se confier les yeux fermés à l'élan de vague
soulevée qui emporte la phrase, à se maintenir coûte que coûte "dans le fil", à se cramponner à
la crinière d'écume avec un sentiment miraculeux de liberté, à la suivre partout où la mène un
dernier sursaut de vie, un influx privilégié de propulsion, en s'en remettant d'avance, et sans
plus y penser , à sa propre souplesse et à son instinct de bon nageur pour émerger le moment
venu, au moindre dommage de la catastrophe finale.8"
Remettre à plus tard et le maximum possible le couperet du point, telle semble être
une des constantes de l'écriture de Gracq. On s'étonnera peut-être que le roman dont toute la
trame tend vertigineusement vers la mort présente du point de vue de l'écriture une certaine
résistance. Le paradoxe n'existe qu'en apparence et c'est toujours le combat contre l'artificiel
qui se prolonge d'une manière inverse à celle de la fiction. Orsenna a vécu trop longtemps et
ne se maintient que grâce à une volonté humaine qui, lorsqu'elle découvrira la vanité de son
entêtement, se mettra au service du naturel en oeuvrant pour le renouvellement. L'écriture, dans Le Rivage des Syrtes, s'oppose, quant à elle, à la mort "accidentelle"
(au sens où le mot s'oppose à "naturelle") de la phrase ; une mort toujours décrétée par la
raison excessivement coercitive. Lorsque l'histoire se charge de faire en sorte qu'Orsenna ne
fasse pas ajourner son heure pour bénéficier d un sursis, l'écriture, elle, se donne la mission
d'amener la phrase indemne à son rendez-vous. Écriture et fiction se complètent, du moins
dans leurs objectifs, pour traduire l'Univers et sa loi : toute chose doit disparaître à son
heure ; pas avant ni après. Mais de ces deux tâches, celle assumée par l'écriture est
naturellement la plus délicate puisqu'au moment où s'ouvre le roman, Orsenna est déjà assez
mûre non pas pour réveiller les forces de destruction, mais pour troubler son sommeil ; elle
est presque au seuil de l' "attente". L'écriture, par contre, est constamment menacée dans sa
mission par l'irruption du point, instrument de la raison coercitive. Cependant la présence de
phrases brèves dont l'une sert justement d'incipit au roman n'induit nullement, loin s'en faut, un échec de l'écriture. Ces victoires ponctuelles seront toutes balayées à la fin du roman où
est déjà localisée la phrase la plus rebelle à la syntaxe "régulière". Et si la dernière qui ferme
l'oeuvre n'est pas aussi étirée, elle n'en constitue pas moins l'épiphanie d'une syntaxe
rebelle : "Je marchais le coeur battant, la gorge sèche, et si parfait était le silence
de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, si intrigants
mes pas qui semblaient poser imperceptiblement au-dessus du sol de la rue, je
croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière
égarantes d'un théâtre vide mais un écho dur éclairait longuement mon
chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de
cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté"(p.839).


 II. OUVERTURE SEMANTIQUE


Cette rébellion se poursuit par ailleurs jusque dans le mouvement de la phrase. La
vitesse de la phrase de Gracq est fondamentalement non uniforme. Elle se caractérise par des
ralentissements qui endorment, comme on pourrait dire la vigilance, et par de brusques
accélérations qui décuplent la tension et la portent à un degré non atteint auparavant. Ces
leviers de vitesse sont situés, pour la plupart, au niveau microcosmique du mot. Mais leur
effet, macrocosmique , affecte toute la phrase qui les porte, et partant, le roman tout entier. Ce sont généralement des procédés de soulignement de mots ou de groupes de mots qui
greffent, sur le sémantisme des éléments ainsi signalés, une note nouvelle. Ces procédés sont
essentiellement constitués dans l'écriture du Rivage des Syrtes, de guillemets, de majuscules
et d'italiques9.
.
2.1 Les guillemets
La fonction primordiale des guillemets est de signaler "typographiquement, les
éléments sur les lesquels ils portent"10.
 Les exemples les plus fréquents dans le roman sont
ceux où le langage officiel du pouvoir affleure dans le récit du narrateur.
Ils signalent donc un certain langage dont le code n'est pas nécessairement le plus
couramment utilisé. Les guillemets, sous la plume de Gracq, trahissent souvent l'ancrage dans
une certaine culture, ou tout au moins l'existence d'un code, tacite ou non, entre deux ou
plusieurs locuteurs. C'est cette espèce de contrat qui existe entre Aldo et son ami Orlando. Et
les propos de ce dernier ne sont rapportés par le premier que lorsqu'ils signifient d'une façon
peu courante. On signalera ainsi le recours au rapport qui lie la feuille à l'arbre pour
expliquer celui qui unit Orsenna à ses "organes de vie". Ou bien cette façon imagée de parler
de la menace qui pèse progressivement sur Orsenna à la faveur de changements importants
qui ont eu lieu à la tête des "Instances secrètes" :
 "[ ]"une ombre s'allongeait sur la ville"" ( p. 670).
 Ce type de discours particulier à Orlando et que son ami qualifie du reste de
romantique ne peut présenter aucune difficulté de compréhension pour un esprit romantique
comme Aldo.
On comprend mieux l'utilité des guillemets, lorsque l'on rencontre au cours de la
lecture des expressions devenues populaires (au sens culturel du mot) comme le
 " " aussitôt dit, aussitôt fait" " ( p. 664).
qui caractérise l'entrain de Fabrizio dirigeant les travaux de réfection de l'Amirauté ou
" "La trahison dans le sang " "( p.775).
que Vanessa brandit comme un étendard pour se justifier aux yeux d'Aldo. Les guillemets
peuvent aussi donner à deviner des convergences littéraires. Ainsi le "( ) surnom très complaisamment ironique de "Venise des Syrtes" qu on
donnait à Maremma" (p.624).
rappelle implicitement selon B. Boie, la Venise de Balzac dans "Massimila Doni, Corti, 1964, p.282, de Maurice Barrès [dans] Amori et dolori sacrum, Plon, 1921, p.51 [et surtout
de] Thomas Mann dans La Mort à Venise (1912)11".
Ils peuvent signaler aussi un ancrage culturel beaucoup plus étendu, surtout lorsqu'ils servent
à identifier les proverbes, comme celui que cite encore Vanessa pour récuser l'exécution
des espions du gouvernement démasqués dans les rangs des rebelles lors d'une insurrection
dirigée par un Aldobrandi : " est-ce qu'un vigneron brise ses futailles sous le prétexte qu'elles ont déjà
servi ?"( p.624).
Il est indéniable que, lorsque ces performances linguistiques ne sont pas au-delà de
la compétence (toujours au sens linguistique) du lecteur, la compréhension en est plus
facilitée et plus enrichie. L'esprit opère un raccourci appréciable pour saisir ce qu'une
explication objective n'aurait peut-être jamais réussi à suggérer avec autant de force. C'est
en ce sens que ce procédé de signalement joue le rôle d'accélérateur. Inversement, lorsque
la puissance de signification des éléments syntagmatiques signalés échappe au lecteur, le
tonus de la phrase s'en trouve considérablement diminué. Dominique Maingueneau note
fort à propos que "pour que les guillemets puissent faire l'objet d'un déchiffrement
approprié, une connivence minimale entre énonciateur et lecteur est donc nécessaire. Et tout
déchiffrement réussi va renforcer ce sentiment de connivence. L'énonciateur qui use de
guillemets, consciemment ou non, doit se construire une certaine représentation de ses
lecteurs pour anticiper leurs capacités de déchiffrement : il placera les guillemets là où il
présume qu'on en attend de lui (ou qu'on en attend pas de lui s'il veut créer un choc, surprendre). Réciproquement le lecteur doit construire une certaine représentation de
l'univers idéologique de l'énonciateur pour réussir le déchiffrement12".
 

2.2 La majuscule
C'est ce même effet qui se manifeste dans l'usage de la majuscule qui relève le
sens du mot qu'il affecte. Sous la plume de Gracq, elle a une incidence essentiellement
sacralisante car elle permet de convoquer régulièrement la médiation des Écritures dans les
propos des personnages et même dans le récit du narrateur. Marie-Claire Bancquart13
 établira sans s'y appesantir la relation de correspondance entre le mot "Signe" dans la
bouche de Danielo et celui de "sens" qu'explicite le prêcheur de Saint-Damase.
Ce n'est là qu'un aspect très limité de l'immense réseau d'appels et de rappels tissé, par la force évocatrice de la majuscule, entre le "Livre"14
et le livre de Julien Gracq. Il est
difficile de rendre compte de toute la richesse de ces relations dans cette étude restreinte.
 De manière très subtile, la fiction du Rivage des Syrtes se confond d'abord à l'histoire
biblique de la Nativité, s'en sépare longuement pour un développement parallèle et la
retrouve à la fin. Tout commence par des "signes" (p.708) qui révèlent l'existence d'un vide
à combler, d'une attente à satisfaire. Ensuite, la narration se développe en se réfléchissant sur
le grand miroir de la Bible. Le "Sommeil" (p.709) des contemporains de la naissance du
Christ devient la "Pesanteur" (p.709) d'Orsenna ; la "Naissance" (p.709) du rédempteur se
mue en "Avènement" (p.710) d'une guerre et la "Lumière" (p.709) apportée par le Fils est
projetée en "Obscur" ( adjectif substantivé par un article défini ) (p.705) ou "Destruction"
(p.710) qui doit fondre sur Orsenna. Tout porte donc à penser que ce jeu de miroirs ne
projette dans la diégèse du Rivage des Syrtes que des images négatives jusqu'au moment où
cette opposition, apparemment irrévocable, cesse brusquement pour faire place à une
convergence inattendue : la "Lumière" et l'"Obscur" aboutissent au "Sens" (p.710). Car le
sens est ici un : c'est la "Mort" (p.707) (du Christ dans la Bible et d'Orsenna dans le roman)
pour la Vie.
L'écriture de Gracq remet ainsi en selle une conviction très romantique : celle
qui affirme la possibilité d'unir les contraires, qui ignore la dichotomie manichéiste, et la
"Mort" d'Orsenna, qu'elle soit appelée Destruction ou catastrophe n'en est pas pour autant
perçue comme une déchéance15. Cette position périlleuse que tout Orsenna fait sienne en
écoutant le discours du prêcheur, séduit progressivement le lecteur grâce à la médiation de la
majuscule (procédé éminemment biblique).


2.3 L'italique
Cette propriété de la majuscule nous rappelle celle d un autre procédé de
soulignement dont la récurrence est beaucoup plus marquée dans le roman : il s'agit de
l'italique dont la position légèrement inclinée se veut ici le compromis ou plutôt la somme de
la verticalité et de l'horizontalité. Chez Julien Gracq, l'italique rappelle le rôle de la brusque pesée de la voix sur un mot dans
un discours oral. C'est peut-être ce qui explique le fait qu'il affleure souvent dans les paroles
des personnages mais aussi dans le récit lui-même qui peut être envisagé comme une
performance orale. Sa spécialisation dans Le Rivage des Syrtes est double : tantôt il balaie
largement le spectre sémantique du mot qu'il signale à l'oeil, tantôt il y procède à un éclairage
beaucoup plus réduit, plus topique. C'est cette deuxième fonction qui est sollicitée dans ce
passage :
 " [Marino] leva la tête d'un geste vif qui passait l'éponge [ ]"( p.656).
Le capitaine venait juste de terminer, pour ses trois officiers subalternes et pour Aldo, le
compte rendu de "l'affaire d'Ortello [où] il n'était plus question des bruits, et [où] les motifs de
la rupture du contrat restèrent dans une ombre vague" 

( p.655).
Passer l'éponge, c'est effacer mais ici il s'agit de dérober à la raison, comme l'éponge
dérobe à l'oeil, les faits dont une analyse objective permet facilement de saisir la signification. Mais c'est dans la première fonction que l'italique est exploité de façon heureuse et trouve sa
véritable place dans l'écriture du roman. Il s'y singularise par sa capacité à signaler le
caractère amphibologique de ce qu'il souligne. Ainsi la devise d Orsenna,
 "In sanguine vivo et mortuorum consilio supersum" (p.609).
sera commentée par le capitaine Marino devant Aldo, double du lecteur virtuel à qui pourrait
échapper le clignotement de l'italique :
" - Le sens n'est pas clair [ ]. Le sens est indifféremment, ou bien que la ville
survit dans son peuple, ou bien qu'elle demande au besoin le sacrifice du
sang" ( p.795).
 Remarquons cependant que le double sens de la devise n'embarrasse que les
esprits raisonnables comme Marino. L'intrépide Danielo saura transcender cette difficulté et
donner à la phrase énigmatique toute sa signification
16. C'est que l'italique, chez Gracq, dénonce une confusion pour mieux signifier ; il ruine un sens pour atteindre un autre plus
profond. Pour Jean Bessière, il "marque le passage d'un mot à la limite, à sa limite : il devient
une manière de superlatif de lui-même, il ne brouille rien, il se veut plus précis que son
inscription en romain et en même temps, il se distingue, désigne le paroxysme de la
distinction. Il dit exactement et singulièrement et il est, dans ce moment, une manière de
pensée."17
C'est justement cette "manière de pensée" que l'on retrouve dans l'italique du
« Redoutable ». Sans doute, à une époque lointaine, le navire de guerre ainsi désigné portait-il
ce nom à juste titre. Mais, au moment où se dessine de plus en plus précisément le spectre de
la deuxième guerre, cette époque est révolue. Le bateau a vieilli, son moteur crache une
épaisse fumée et ses moyens de défense limités sont attaqués par la rouille faute d'entretien. Le Redoutable n'est plus redoutable pour le ennemis d'Orsenna mais bien pour le pays qu'il
ne saurait défendre et dont il est pourtant, sinon le seul, du moins le principal rempart. L'italique entoure ainsi d'un halo ironique la signification du mot "redoutable" car il participe
toujours d'une poétique de l'approche, mais d'une approche éclairante, qui sollicite
activement la sensibilité. Le mot qu'il met en exergue est moins expression qu'impression. Sa
fréquence, dans les dialogues des personnages (Vanessa /Aldo ; Danielo/Aldo ;
l'Envoyé/Aldo ), se justifie principalement par leurs sensibilités très proches. Il aplanit les
obstacles du langage en faisant sentir ce que le mot en caractère romain ne peut exprimer
que difficilement. Cette imperfection du romain, qui est plus dénotatif et donc moins
suggestif que l'italique, fait d'ailleurs que certaines discussions ne sont qu'une querelle de
mots. En effet les coénonciateurs, mus par un besoin de limpidité cognitive, exigent une
circoncision tranchée des mots. Par contre, chez Julien Gracq, l'italique ouvrant des
perspectives nouvelles, parfois même à l'insu du locuteur, donne à la conversation ce
caractère d'adhésion sans condition qui est la marque de la communion de deux esprits. Aussi peut-on affirmer, comme Gracq parlant d'Henri d Ofterdingen, que, dans Le Rivage
des Syrtes, "on [ne] trouve pas une seule discussion [ ]. La conversation se déroule non
comme un choc de répliques, mais comme un système d'échos indéfiniment enrichis et
amplifiés18".
Toutefois, l'italique qui surdétermine19 les mots pour surmonter les difficultés de
langage, cohabite dans le roman avec les trois points de suspension qui, entre autres rôles, signalent ces mêmes difficultés et avouent l'impuissance du langage.


 2.4 Les points de suspension
Les trois points de suspension sont soit dans le roman des révélateurs de pensée
inachevée lorsque, précocement, ils coupent définitivement une phrase ; soit des révélateurs
d'une hésitation quand ils apparaissent en milieu de phrase. Cette hésitation plus ou moins longue est la preuve que le langage (qu'il soit oral ou écrit)
éprouve parfois des difficultés à exprimer nos pensées et sentiments.
Le mot qui vient immédiatement après les trois points de suspension n'est d'ailleurs
jamais une trouvaille. C'est un ersatz dont la parole (ou l'écriture) ne se contente que parce
qu'elle n'a pas mieux. Les trois points de suspension font le procès de l'écriture comme
Vanessa fait celui de la parole dans ce passage : "Quand il [Marino] montre la main qui a perdu deux doigts dans cette
aventure, on pense malgré soi - comment te dire ? - à quelqu'un qui aurait
reçu les stigmates."( p.768).
 Les points de suspension sont, pour la plupart, dans l'écriture du Rivage des
Syrtes, des "comment( )dire ?" Aussi les trouve-t-on dans le propos des personnages. Danielo notamment fera cette mise au point à Aldo qui croit jouir de la "confiance" de la
Seigneurie :
"- Vous n'avez pas "notre"confiance [ ]Vous ne la méritez et ne l'avez
jamais eue. Vous avez notre aveu. C'est tout ce que peut faire un Etat jeté
dans des circonstances troubles, et remises au hasard" (p.824).
 C'est surtout dans les discours extrêmement cauteleux de l'Envoyé qu'on les
recense. Ils y servent à qualifier la brusque et réversible (si la raison prévaut) tension entre les
deux pays après le viol du traité de paix. Le franchissement de la ligne rouge est, selon le
mot de l'ambassadeur farghien, "cette incartade" (p.824),
qui découlerait peut-être du fait "qu'Orsenna a souffert passagèrement d'une espèce d'insomnie." (p.756).
 On sent dans ces propos l'extrême prudence du diplomate conscient du pouvoir des
mots. En effet, une certaine façon péremptoire de qualifier les derniers événements
équivaudrait à une prise de position qui annulerait de facto l'objet de sa mission
officiellement médiatrice. Ainsi les hésitations (qui dans l'écriture se traduisent en points de
suspension renforcés dans le dernier exemple cité par l'imprécision du mot "espèce" ) sont-elles à la fois le signe d'un désengagement total du locuteur et le révélateur d'âmes
momentanément non accordées (Vanessa et Aldo à propos de Marino) ou se voilant leur
impérieuse complicité puisque les circonstances leur imposent de se regarder en ennemis
(Aldo et l'envoyé). Les mots éclairés par les points de suspension nient leur sens ; mais ils
appellent, en même temps, une signification qui comblera leur vacuité sémantique20.
 Cette
dernière fonction appartient ici à Aldo et, par-delà lui, à Orsenna.
Ainsi, dans la poétique du Rivage des Syrtes, comme dans "le vers de Nerval, la prose
théâtrale de Musset, historique de Michelet ( ), la ponctuation même devient un art ( )"21
.

 En posant, dès le seuil du récit, l'aventure d'Orsenna comme une longue
analepse, l'écriture s'aménage subtilement dans le roman une scène d'auto théâtralisation. La
phrase s'y déploie alors librement et longuement sur les ruines des limites de la syntaxe. Un
déroulement où une certaine ponctuation (points de suspension, points-virgules, tirets, parenthèses, italiques ) intervient régulièrement tantôt comme un ralentisseur en découvrant
de multiples virtualités, tantôt comme un accélérateur lorsqu'elle oriente la phrase vers une
perspective unique. Le mot s'épanouit dans ce cadre nouveau et, du fait qu'il "[ ] est avant
tout tangence avec d'autres mots qu'il éveille à demi de proche en proche, [produit] une
forme d'expression à halo"22, épine dorsale de tout l'oeuvre fictif de Julien Gracq.


NOTES
1
Julien Gracq. (1951). Le Rivage des Syrtes. Paris : José Corti.
Toutes les citations de Gracq seront extraites des tomes I (1989) et II (1995) des Oeuvres
Complètes de la Pléiade
2
 Julien Gracq. Le Rivage des Syrtes. Oeuvres complètes I, pp.819-821.
3
Julien Gracq. « André Breton Quelques aspects de l'écrivain ». in Oeuvres Complètes I. p.481.
4
 Julien Gracq.(1967). Lettrines. Paris : José Corti. in O.C. I. p181.
5
J-P Beaumarchais et al.. (1987). « Romantisme ». in Dictionnaire des Littératures de langue
française M-R. Paris : Bordas.
6 C'est l'auteur qui souligne. 7 La fameuse phrase commence à la page 819 : « A cette heure où l'avaient quitté déjà le
menu personnel » et s'éteint à la page 821 : « ( ) engraissait tout seul qui hissait encore
l'énorme masse jusqu à sa flottaison. » Dans l'édition Corti de 1952 elle atteint cinquante
lignes
8
Julien Gracq. « André Breton Quelques aspects de l'écrivain » . art. cit. p. 485. 9 Selon le Groupe , (Rhétorique de la poésie. ( 1977)., réed. (1990). Paris : Seuil :
coll. « Points »), ces « procédés assimilés à des phénomènes métaplastiques qui, en mettant
l'accent sur le signifiant dans le processus de décodage font mieux apparaître la forme »
(p.329), relèvent de « la poétique gestaltiste » (p.332).
10 Dominique Maingueneau . (2000). Analyser les textes de communication. Paris : Nathan. p.138.
11 Bernhild Boie. in Julien Gracq, Oeuvres Complètes I . op. cit.. p.1375.
12 Op., cit.. p.140.
13 Marie-Claire Bancquart.(1983). « Le Rivage des Syrtes roman des signes ? » . in Revue
d'Histoire littéraire de la France. Mars-avril. 83e
 année : no2. p.216.
14 D'ailleurs nommé à la page 709. 15 C'est cette conception qui débouche sur l'extrémisme de Novalis qui doue les armées
d'un certain "esprit romantique, dont le but est d'anéantir les maux inutiles par eux-mêmes.
Elles prennent les armes pour la cause de la poésie, et les deux armées marchent sous un seul
et même drapeau invisible Beaucoup de guerres( ) représentent d'authentiques poèmes." Cité par J. Gracq in « Novalis et Henri d Ofterdingen ».in O.C.I. Op.cit.. p.994
16 Ce sera aux pages 673-674 : « Je vous engage à méditer la devise d'Orsenna. C'était
l'opinion professée des hommes qui ont fait la grandeur de la Seigneurie, qu'un Etat vit dans
la mesure même de son contact invétéré avec certaines vérités cachées, dont la continuité
seule de ses générations est dépositaire, difficiles à rappeler et dangereuses à vivre, et par là
d'autant plus sujettes à l'oubli du peuple. Ils nommaient ces vérités le Pacte d'alliance, et se
réjouissaient, fût-ce dans le danger et les calamités passagères de la ville, de toute
circonstance qui les faisait resplendir comme d une manifestation visible de son élection et de
son éternité. Les circonstances peuvent faire un jour que vous soyez commis à la garde de ce
pacte que la ville ne saurait dénoncer sans périr. Orsenna attend de vous que vous sachiez être
dans les Syrtes la conscience de son péril faute de quoi, votre démission. »
17 (1991). « Julien Gracq. L'autoreprésentation de l'écriture et la parenthèse de la fiction » . in
Revue des Lettres Modernes : Julien Gracq1. Une écriture en abyme. Paris : Lettres
Modernes. p. 179.
18 art., cit. p.993.
19 Patrick Marot dans « Plénitude et effacement de l'écriture gracquienne » note que
« l'italique ( ) condense dans une surdétermination sémantique propre à « faire littéralement
exploser » la puissance du mot » in Julien Gracq :Une écriture en abyme, op.cit., p.140.
20 On remarquera que, dans Le Rivage des Syrtes, tandis que l'italique invite à naviguer entre
l'inflation et la restriction drastique du sens, les points de suspension imposent une
interprétation extrêmement prudente.
21 Jean-Yves Tadié. (1970). Introduction la littérature du XIXe
s. Paris : Bordas. p.106.
22 Julien Gracq, (1970). Lettrines 2. Paris : José Corti. in Oeuvres Complètes I . Op. ,cit. p.299.





REVUE ELECTRONIQUE INTERNATIONALE DE SCIENCES DU LANGAGE
SUDLANGUES
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1 mai 2016

Julien Gracq


POUR GALVANISER L'URBANISME


Gêné que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée des existences, c'est à peine s'il donnerait l'idée de cette fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un océan vert prairie plus réussi que nature.

  
Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers, où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culmina-tions énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied, — ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.

Le souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire, jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la planète pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel. 


Mais, à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes, et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective, un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un bastingage.

Villes ! — trop mollement situées !

Et pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse, balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle dérive sournoise. Des boqueteaux de grues géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et molle de la Touraine.

Par la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope, au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.

Je lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions, de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement, sur le vague boulevard de brumes qui domine le large, entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux.

Mais ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ? Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.

Pourquoi ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux de croire s'y loger. Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire sauter les toits.




[JULIEN GRACQ, Liberté grande
Librairie José Corti, 1946]